Pour la première fois depuis que le Cinématographe existe, il n’y a pas de séances publiques ce 28 décembre 2020 (dû aux conditions sanitaires) et en plus cela tombe donc pour le 125° anniversaire des salles de cinéma (quelle ironie !).
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Aussi, nous avons souhaité rendre hommage, durant tout le mois de décembre, au Cinématographe Lumière et notamment à cette première séance publique, qui eut lieu le 28 décembre 1895 au Salon indien du Grand Café de Paris, 14, boulevard des Capucines.
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Après avoir rendu hommage à Francis Doublier, qui tourna la manivelle du Cinématographe Lumière ce soir là et qui devint le premier ciné-reporter des frères Lumière, puis à un autre fameux “chasseur d’images” Félix Mesguich, ensuite, à tout seigneur tout honneur, la semaine dernière c’était au tour de Louis Lumière, “le père du cinéma” comme le nommait affectueusement Georges Sadoul.
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Et pour clore cette série, nous avons souhaité rendre à nouveau hommage à l’un des spectateurs de cette fameuse séance du 28 décembre 1895, le plus connu sans doute : Georges Méliès.
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Tout comme pour les frères Lumière, nous avons rendu hommage à Georges Méliès de nombreuses fois ici depuis la naissance de ce blog, ici et là par exemple.
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Nous ne reviendrons pas sur l’importance essentielle qu’a eu ce premier génie du cinéma, nous en avons suffisamment parlé.
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Nous avons donc choisi de reproduire l’article écrit par le grand historien du cinéma, Georges Sadoul, pour le cinquantenaire du cinéma en 1945 et publié dans l’Écran Français à cette occasion.
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Comme Sadoul le remarque très justement, Georges Méliès, fût le premier qui inventa et ce dès les tout débuts du cinéma, entre 1897 et 1902, “tous les éléments de notre moderne syntaxe cinématographique”.
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L’Institut Lumière a mis en ligne ce 28 décembre 2020 : DEMAIN, LE CINÉMA ! avec l’intégralité des films projetés le 28 décembre 1895 pour la première séance publique payante. Le détail sur le site de l’Institut Lumière.
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Bonne lecture et vive le cinéma !
Le Fantôme du passage de l’Opéra par Georges Sadoul
paru dans l’Écran Français du 19 décembre 1945
Les milliers de voyageurs qui fréquentent la station de métro Richelieu-Drouot songent-ils aux fantômes qui hantent ces lieux souterrains, creusés sur remplacement du passage de l’Opéra ? Louis Aragon décrivait ce passage en 1923, à la veille de sa démolition, dans son Paysan de Paris. Il écrivait :
« Le 29 bis est le Théâtre Moderne. Par cet escalier étroit qui contourne un guichet vitré, on accède au bas de ce premier étage, et au même niveau, au bureau du directeur situé à droite du vestiaire… Le bar où il faut consommer, la plupart des spectateurs le regardent pauvrement. C’est un lieu orangé, où l’on danse au piano, avec un petit coin pour boire.. Le Théâtre Moderne eut-il jamais son époque de lustre et de grandeur ?… »
Certes. Le Théâtre Moderne fut le théâtre de Robert Houdin. Et le Théâtre Robert Houdin fut, quarante ans durant, le Théâtre Georges Méliès.
Parce qu’il vendit à l’âge de soixante ans des bonbons et des sucreries dans le hall de la gare Montparnasse, on a tendance à considérer ce grand homme comme un pauvre homme, comme un gagne-petit.
Il n’en fut rien, pendant la majeure partie de sa vie. Cet enfant de Paris était le fils d’un gros industriel en chaussures. Il fit un beau mariage. Quand il acheta en 1888 son théâtre au fils de Robert Houdin, il disposait d’un million et demi. En louis d’or. L’Exposition universelle de 1889 l’enrichit. C’est un homme riche, considéré, un des principaux directeurs de Paris lui offre, le 28 décembre 1895, vingt mille francs à Antoine Lumière pour lui acheter le cinématographe inventé par ses fils. L’industriel lyonnais refusa. Il entendait se conserver les bénéfices de son appareil.
Le mois suivant, Méliès se procurait à Londres, chez (Robert) William Paul, un appareil analogue qu’il transforma pour la prise de vues. En une année il dépensa pour acheter ses pellicules et construire son studio de Montreuil 120.000 francs, soit au moins dix millions de notre monnaie. Il les consacrait à une invention dont on ne pouvait deviner l’avenir.
Cet homme de théâtre, qui avait commencé par copier très fidèlement les succès de Lumière — la première bande est Une Partie d’écarté — comprit vite qu’il fallait adapter au film les moyens du théâtre : scénarios, décors, costumes, machinerie, etc. Méliès a souvent répété : Je fus le premier à lancer le cinéma dans la voie théâtrale. C’est parce qu’il fit du théâtre cinématographié qu’il fit du film un art.
Le studio de Montreuil était, à l’origine, un théâtre fort mal équipé, sans machinerie ni trappes. Les circonstances obligèrent Méliès à découvrir d’ingénieux ersatz photographiques : la substitution, le fondu, la surimpression, l’enchaîné, le travelling, les caches. Ce diable d’homme inventa entre 1897 et 1902 tous les éléments de notre moderne syntaxe cinématographique. Mais il n’en usa jamais comme d’un langage.
Son premier film à trucs est L’Escamotage d’une dame (novembre 1896). Son premier grand film — il a presque trois cents mètres —est L’Affaire Dreyfus réalisée pendant le procès de Rennes durant l’été 1899. Méliès y apparaît comme un réaliste convaincu. Le mot de réalisme revient sans cesse dans ses écrits. Il s’est fidèlement inspiré des photographies de l’Illustration et des gravures en couleurs du Petit Journal illustré.
Malgré les apparences, Méliès restera toujours fidèle à ce réalisme. Lorsqu’il tourne des féeries ce sont Le Royaume des fées (1903) ou les 400 Farces du diable (1905) qui photographient avec beaucoup de fidélité les scènes principales de pièces célèbres du Châtelet (La Biche au bois et Les 400 coups du diable). Ce magicien use peu dans ces grands spectacles de trucs qui ne sont pas théâtraux. Son film le plus justement célèbre : Le Voyage dans la lune, a la fidélité naïve des images qui illustraient alors Jules Verne et Wells, vues à travers les lunettes roses du Châtelet.
S’il s’agit d’un opéra, le souci du réalisme et de la tradition est encore plus évident. Dans son Faust (1904), la scène du jardin est construite selon les règles rigoureuses qui sont encore observées au Capitole de Toulouse, par exemple, quand on y représente l’opéra de Gounod.
Les réalisations du théâtre, quand il ne s’agit pas d’opéras traditionnels, disparaissent définitivement avec leurs décors et leurs costumes au bout de quelques saisons. Notre souvenir les oublie ou les transforme. Méliès nous les restitue telles qu’elles furent. Et il fait ainsi naître une poésie : plus involontaire qu’intentionnelle.
Ces propos ne vont pas sans paradoxe. Si l’imagination de Méliès ne se développe pas sans plonger ses racines dans le théâtre de son temps, elle n’en était pas moins prodigieuse. Cet acteur un peu trop gesticulant, ce dessinateur incomparable, ce scénariste fécond n’est jamais plus à l’aise, que dans le monde enchanté de l’enfance. S’il est comique, il est facilement trivial. S’il est réaliste, il côtoie la platitude. Mais il excelle dans un rêve et une poésie quasi folkloriques. L’exubérance de ses décors de fleurs et de rubans, ses monstres ou ses mécaniques de carton, ses mobiliers où les ombres sont peintes sur la toile pour suppléer aux insuffisances de l’éclairage solaire, ses opulentes et charnelles danseuses, ses imitations de toiles de maîtres ou d’opéra-comique finissent par créer un monde, celui des enfances disparues et des époques mortes. Il a su mieux qu’aucun autre conserver le style de son temps.
On dira bientôt le style Méliès, comme on a dit le style Dufayel, lorsque son époque passera du désuet au musée.
Tandis que le cinéma paraissait agoniser, que Reynaud, ruiné, devait abandonner les Pantomimes lumineuses du musée Grévin, que Clément Maurice tentait de faire naître le parlant avec Sarah Bernhardt à l’Exposition de 1905 que Grimoin-Sanson échouait avec son Cyclorama, véritable cinéma total, Méliès vendait déjà des films non seulement aux forains français, mais aux grandes capitales de trois continents. Le succès est tel qu’il établit en 1903 à New-York une succursale qui prospère. En 1908, il est un des premiers producteurs du monde, il aide à New-York, puis à Paris, Edison à constituer un trust mondial du film, dont la vie sera brève.
Mais les périls entourent cet apparent triomphe. Méliès, artisan fortuné, bricoleur génial, est un homme du XIX° siècle et qui ne veut pas s’incliner devant les lois d’acier du XX° siècle. Il n’accepte pas « d’être mis en société », il ne veut rien devoir aux « actions » ou aux banques qui appuient Pathé et Gaumont. La marche impitoyable de l’industrie écrase le fabricant qui l’a fait naître. Il est bientôt acculé à la faillite.
Pathé lui propose alors de devenir le distributeur de ses films et le commanditaire de ses nouvelles productions. Méliès accepte car ses affaires américaines périclitent.
Il produit avec Pathé une Cendrillon, un Voyage au pôle et un médiocre Baron de Munchausen et quelques autres films.
Qui fut responsable de l’échec commercial de ces films ? « Zecca ! », répond une voix d’outre-tombe. Il faut pourtant reconnaître qu’en 1912 Le Voyage au pôle, ce chef-d’œuvre, est anachronique. Il n’avait pas plus de chances de succès que n’en aurait en 1945 un film fidèle à la technique et l’esthétique du muet.
La Star Film coule à pic. Des hypothèques garantissaient les investissements de Pathé. Le voici propriétaire du Théâtre Robert-Houdin et du Studio de Montreuil, principaux outil d’un rival jadis dangereux. La guerre retarde les saisies, mais la voie qui passe par la boutique de la gare Montparnasse est irrémédiablement tracée. Elle conduit à la maison de retraite d’Orly où meurt en 1938 le créateur du spectacle cinématographique, le génial inventeur d’un, art qui est le plus parfait moyen d’expression créé par notre siècle.
Georges Sadoul
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La couverture du numéro spécial de l’Écran Français daté du 19 décembre 1945 pour le 50° anniversaire de la séance du 28 décembre 1895.
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Source : Collection personnelle Philippe Morisson
Pour en savoir plus :
A ne pas rater, dès que la situation sanitaire le permettra, la Cinémathèque française ouvrira Le Musée Méliès.
Plus de renseignements sur cette page. Nous en reparlerons.
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Une partie de cartes, le premier film de Georges Méliès (1896), une parodie du film Une partie d’écarté des frères Lumière.
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Une partie d’écarté, de Auguste & Louis Lumière (1896).
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Le Royaume des Fées, Georges Méliès (1903).
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La Chrysalide & le Papillon, Georges Méliès (1901).
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Les premiers films des frères Lumière et notamment différentes versions de la célèbre “Sortie de l’usine Lumière à Lyon”.