Lors de ses nombreux hommages, le Festival Lumière vient de célébrer la première femme de Jean Renoir et dernier modèle de son père, Auguste : Catherine Hessling.
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Née Andrée Madeleine Heuschling, elle tourna dans les cinq premiers films de Jean Renoir dont Nana en 1926 qui fait l’objet des deux articles d’entretiens que nous vous proposons aujourd’hui.
Le premier est paru en 1927 dans la célèbre revue éphémère de Jean Dréville, Cinégraphie. L’article est signé par le futur réalisateur de documentaire J.K. Raymond Millet.
Le second date de quelques années plus tard, en août 1933, alors que Catherine Hessling vient de tourner sous la direction de Pabst Du haut en bas, l’un de ses rares films parlants. Elle évoque son film phare, Nana, à l’occasion d’une adaptation hollywoodienne, tournée en 1934, par Dorothy Arzner et George Fitzmaurice avec Anna Sten dans le rôle titre.
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Catherine Hessling “crève l’écran” sur chacun des films muets de Renoir et on ne peut que regretter la brièveté de sa carrière, elle qui, comme beaucoup, vit sa carrière stopper net avec l’avènement du Parlant.
Elle tournera, à l’époque du Muet, également avec Alberto Cavalcanti et Albert Dieudonné, avant de terminer sa carrière en 1935 dans Crime et châtiment, de Pierre Chenal.
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Vous pouvez profiter de la Rétrospective Jean Renoir à la Cinémathèque française, du 7 novembre jusqu’au 26 novembre 2018, pour revoir Catherine Hessling dans ses films muets notamment Nana le vendredi 9 novembre 2018 à 20h30 dans le cadre d’un Ciné-concert avec une musique écrite et interprétée au piano par Jean-François Zygel (suivez ce lien pour tout renseignement).
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A suivre…
Catherine Hessling par J.K. Raymond Millet
paru dans Cinégraphie de septembre 1927
Pour les gens sérieux : Mme Renoir.
Pour les gens moins sérieux : Catherine Hessling.
Pour les gens pas sérieux du tout : Catho.
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Artiste dont les rôles sont discutés ; et dans la vie privée, femme bien attirante et bien décevante.
Elle échappe à toute comparaison, à toute classification : elle n’a pas de commune mesure avec les vedettes auxquelles nous sommes habitués ; elle ne leur emprunte rien, peut-être n’y ajoute-elle rien ; elle est autre… simplement.
Si vous voulez mécontenter Catherine Hessling, dites-lui qu’elle est une femme normale, et selon l’expression populaire “comme tout le monde “. Elle se rebiffera aigrement. Elle ne déteste rien plus que les flatteries et que les compliments. Mais il est des heures où elle chérit les hommages.
« J’aime les hommes qui font la cour aux femmes »,
et :
« Il ne me plaît pas qu’on me dise des choses agréables », m’a-t-elle avoué très sincèrement le même jour à quelques minutes d’intervalle
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Catherine Hessling est un tempérament d’exception. Née dans le Luxembourg, elle se sentit, dès l’adolescence, attirée par le cinéma, dont les joies, plus que celles du théâtre ou des voyages, lui semblaient inégalables. Elle tourna quelques films sous la direction de son mari Jean Renoir, qui la signalèrent à l’attention des cinéastes. Son interprétation du rôle de Nana a suscité bien des polémiques : d’aucuns la trouvent incomparable, affirment qu’elle a fait revivre à merveille cette crapuleuse et légendaire figure ; d’autres lui ont reproché d’avoir été une courtisane trop acide, trop saccadée, et pour tout dire trop intelligente alors que Nana n’était rien de plus qu’une prostituée grasse, bébête, sans envergure dans le vice.
Quoi qu’il en soit, il semble — et Catherine Hessling me l’a confirmé — que cette artiste ait une prédilection particulière pour les rôles de filles dont le corps vaut mieux que le cerveau, et qui savent s’en servir. Catherine Hessling aime au-dessus de tout, dans la vie et sur les visages, le signe de la sensualité. Elle sait qu’il existe une correspondance rigoureuse entre les choses de la chair et les choses de l’esprit. « J’adore, dit volontiers Catherine Hessling, qu’une femme soit provocante, excitante. C’est vous dire que je déteste les ingénues pâles, les madones anémiques. Un beau rôle de catin, là-dedans, il y a de la vie, de la vraie vie saignante à souhait. Au cours de l’exécution de Nana, j’ai choisi d’ailleurs parmi les figurantes les plus belles et les plus excitantes filles ; et je les ai sorties du rang, je les ai aidées dans toute la mesure où j’ai pu le faire.
« Une autre chose que je déteste : les sentimentaux, les romantiques qui lèvent les yeux au ciel et ne déjeunent pas. »
Ah ! les admirations et les haines de Catherine Hessling sont nombreuses. Rien ne lui est indifférent ; et son cœur est plus excessif que nuancé. Elle divise le monde en deux catégories : les gens qu’elle aime, les gens qui l’ennuient. Au milieu, il n’y a rien. Pour les gens qu’elle aime, il n’est pas de service qu’elle ne rendrait : elle sollicite des articles pour eux, les défend quand ils ne sont pas attaqués, fait des démarches pour leur propagande sans qu’ils s’en doutent. Et il ne faut pas qu’on y touche. Sans cela Catherine Hessling sort ses ongles, montre ses dents, et ma foi tant pis pour les imprudents ! Sacha Guitry qui avait eu le malheur de publier un jour un papier un peu trop sévère pour Charlot en sut quelque chose : le soir même il reçut une longue lettre de Catherine Hessling qui lui disait ce qu’elle pensait de lui et de son article, et comme elle le pensait ; et ce n’était guère tendre.
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« Non, je ne m’en vois aucun », m’a répondu Catherine Hessling à qui j’avais demandé si elle avait des vices.
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La grande passion de Catherine Hessling : s’arracher des cheveux. Elle en prend un, le sépare des autres, le caresse, et tac, c’est fait. Un cheveu de moins. Cela dure trente secondes. Après elle recommence. Et ainsi de suite. Je me rappelle qu’un jour, étant resté 2 h. 30 avec Catherine Hessling, je comptai deux cent quatre-vingt-dix-sept cheveux arrachés. Le merveilleux est qu’il en reste.
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Catherine Hessling abhorre la mode actuelle des nuques rasées. Cela l’effraie, l’agace, l’épouvante. C’est son cauchemar, son obsession. La chevelure de Catherine Hessling est par ailleurs extrêmement longue et jolie.
« Mon mari ne veut pas que je coupe mes cheveux, me dit-elle. Mais même si je le faisais, je ne sacrifierais pas au culte de la nuque rasée. Quelle horreur ! »
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Ses occupations ? Ses distractions ? A Paris, elle lit beaucoup, elle barbouille de couleurs et de mots écrits en tous sens quelques feuilles de papier. A la campagne, elle joue au taureau avec Jean Tedesco : elle est le matador et Jean Tedesco à quatre pattes imite le taureau. Il paraît que c’est extrêmement drôle. Tedesco, je vous croyais plus sérieux que ça.
De temps en temps elle a envie de se suicider lorsqu’elle vient de se disputer avec sa cuisinière. La cuisinière, elle, ne veut point mourir pour si peu. Elle se contente de dire :
— Madame n’est jamais contente.
— Eh parbleu ! oui, dit Catherine Hessling, c’est mon caractère et mon tempérament, je rouspète toujours, à n’importe quelle occasion et sans occasion. Il faut que je ronchonne. Ça me fait du bien.
Et la cuisinière partie, elle ajoute, pour moi :
— C’est curieux : je suis bien partout et je rouspète toujours. Où que vous m’emmeniez, à l’étranger, en province, à Paris, je me trouve à mon aise et me voici adaptée.
— Oh ! je n’en veux pas à Madame . .. assure la cuisinière en revenant et, Catherine conclut :
— Est-elle gentille, hein ! Elle ne m’en veut pas ! Elle me pardonne ! Elle est sublime, cette femme. Hurrah ! hurrah ! je suis réconciliée avec ma cuisinière : je n’ai plus envie de mourir !
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Un soir, Catherine Hessling m’a paru vraiment et complètement heureuse, d’une joie sans tache, sans altération. Elle m’expliqua qu’elle venait de recevoir une fort longue lettre de sottises, anonyme naturellement, d’un groupe de personnes qui la qualifiait de tous les adjectifs méchants de notre vocabulaire, la comparant aux animaux les plus hideux et les plus malfaisants, et concluant par des grossièretés innommables.
Etait-ce assez drôle ! Elle fit tirer cette lettre à trente exemplaires et la distribua. Un autre jour, un correspondant — anonyme aussi, celui-là — lui téléphona des injures copieuses. Cela amusa fort Catherine Hessling. Mais les lettres d’approbation, d’enthousiasme, ou de passion l’ennuient.
Par ailleurs, elle ne lit plus toutes les lettres qui lui sont adressées : cela dépend du jour, de l’heure, du caprice, de son état de nervosité. Quelques missives sont rapidement parcourues ; d’autres vont au panier sans être ouvertes.
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Dans un cabaret montmartrois, où elle venait de ressusciter entre deux éclatements de ballons rouges, les danses de Nana et d’entraîner à sa suite les convives dans une ronde infernale, elle aperçut tout à coup Abel Gance.
Elle s’en vint vers lui, s’assit sur ses genoux, et sautillant, mi-câline, mi-moqueuse :
« Le voilà donc, le petit garçon qui fait un film avec dix-huit millions! »
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Elle me regardait, hier, de toute sa lucidité, et parce que la minute était favorable, elle m’expliqua, doucement, doucement…
« Moi, je suis une fanatique. »
J.K. Raymond Millet
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Catherine Hessling nous parle de “Nana”
paru dans Pour Vous du 10 Août 1933
Hollywood semble découvrir la France. Parmi beaucoup de films à atmosphère française, qui entrent ces temps-ci en production, se trouve Nana. On se demande avec un peu d’anxiété, comment George Fitzmaurice, metteur en scène cent pour cent américain, comprendra cette œuvre brutale où Zola a étalé tant de turpitudes avec tant de puissance. On se demande aussi quelle Nana sera Anna Stein (Anna Sten. ndlr), dont c’est le premier rôle en Amérique.
C’est que nous sommes en droit d’être difficiles ! Qui donc a oublié la version muette et si intelligente que nous offrit Jean Renoir, il y a quelques années ? Quelle artiste pourra rivaliser en réalisme et en étrangeté avec sa Nana prostituée superbe, où Catherine Hessling se révéla une grande artiste ?
C’est à elle, à Catherine Hessling, que je suis allée demander de nous parler de Nana .
Un quatrième étage au cœur de Paris. Une porte qui s’ouvre. Un grand appartement plein de blanc, de lumière, de contrastes. De beaux meubles anciens dans de la nudité moderne. Pas de chat, pas de fleurs, pas de chien.
Et voici Catherine Hessling. Une tignasse rousse. Deux yeux bleus perçants, étirés vers les tempes comme des yeux de félin. Une bouche en arc. Des hanches souples dans une robe rayée :
« Je ne donne jamais d’interview… » Catherine Hessling est la femme la plus sauvage qui se puisse imaginer. Tout le monde sait cela. Cependant, n’est-il aucune curiosité qui puisse apprivoiser les fauves ?
« Nana ?… Les Américains vont tourner Nana ?… »
Un sourire a détendu le visage étrange.
« Nana… quel rôle ! Est-il une actrice au monde qui puisse ne pas désirer tourner Nana ? Caractère étonnant, résumé de toutes les possibilités et de toutes les monstruosités du tempérament féminin. Rôle magnifique où une actrice peut « s’exprimer » complètement, un rôle où elle peut donner toute sa puissance, toute son intelligence, où elle peut révéler toutes les nuances de son talent, de son visage, un rôle où elle peut être différente à chaque scène… un rôle magnifique : un rôle de fin de carrière.
« Pour moi, ce fut mon premier rôle. J’étais presque une petite fille. Je l’ai tourné, paraît-il, trop crûment. Sans doute l’âge me donnait-il l’inconscience même de la Nana de Zola, cette fille corrompue, qui ne se refuse à personne, qui ruine et désole tous les hommes qui l’approchent…
« Et qui donc sera Nana ? demande-t-elle d’un air qui se veut indifférent.
— Anna Stein.
— Tiens, j’aurais plutôt imaginé une Mae West en Nana. Grasse, grosse et blonde, elle ferait une Nana étonnante. Car Nana, c’est 1880. Moi, j’avais dû m’habituer à porter un corset, une fausse poitrine, de fausses hanches. C’est une question d’adaptation, On peut être aussi à l’aise dans un corset 1880 que dans un pyjama. C’est une question d’habitude, une question de « déjà porté ».
Catherine Hessling, « la Japonaise aux yeux bleus » comme l’a appelée Albert Flament, se lève, écrase son bout de cigarette, fait craquer ses ongles longs et pointus et, apparemment excédée, s’exclame : « Alors, c’est fini ce supplice de la question ? »
Ce n’était pas tout à fait fini. J’ai su que Mme Hessling adore les rayures, les pois, les carreaux et les nègres, je n’ai pas osé lui demander si elle aimait les chats et les chiens… ni comment elle avait le courage de ne ressembler à aucun type standard de vedette.
Les pieds nus, des souliers à hauts talons lui donnaient une démarche animale et souple, la marche d’un beau félin qui se meut dans de la lumière et du blanc.
« Je n’ai pas de projets. Le futur, c’est dans une heure. J’ai un contrat signé avec Cavalcanti pour Coralie et Cie… Ce que j’aimerais tourner ? Le rôle de Rosy du roman Cakes and Ale, de Somerset Maugham, traduit sous le titre de La Ronde de l’amour. Il y a là un rôle de femme étonnant… Mais à quoi bon dire : « J’aimerais cela » ?… Ne sommes-nous pas, dit Catherine Hessling en se levant, ne sommes-nous pas ici-bas les acteurs inconscients de notre destinée ? »
Claude Gaudin
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Pour finir, nous vous proposons les couvertures de Cinémagazine avec Catherine Hessling tout au long des années vingt.
Cinémagazine du 7 novembre 1924
Cinémagazine du 29 janvier 1926
Cinémagazine du 23 avril 1926
Cinémagazine du 21 mai 1926
Cinémagazine du 25 juin 1926
Cinémagazine du 4 février 1927
Cinémagazine du 30 mars 1928
Source :
Cinégraphie, Cinémagazine = Ciné-Ressources / La Cinémathèque française
Pour Vous = Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Pour en savoir plus :
L’article “Catherine Hessling dans les films de Jean Renoir” sur le site du Festival lumière 2018.
La Rétrospective Jean Renoir à la Cinémathèque française, du 7 novembre jusqu’au 26 novembre 2018.
Une notice biographique sur “CATHERINE HESSLING” sur le blog Cinétom.
Le teaser de l’hommage à Catherine Hessling du Festival Lumière 2018.
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Catherine Hessling dans Sur un Air de Charleston de Jean Renoir (1927)
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Un extrait de Nana de Jean Renoir (1926).
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Extrait de Catherine ou Une vie sans joie, d’Albert Dieudonné (1924) sur un scénario de Jean Renoir.
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La P’tite Lili d’Alberto Cavalcanti (1927) avec Catherine Hessling et Jean Renoir.