“Georges Melies, Inventeur” par Paul Gilson (La Revue du Cinéma 1929)


Nous poursuivons notre série hommage à l’un des plus grands pionniers du cinéma français, avec les Frères Lumière : Georges Méliès. Cette fois-ci, nous avons pris comme prétexte ces deux projections exceptionnelles, les 8 et 15 avril 2017 au Musée Grévin où Georges Méliès fit ses premiers pas de magicien.

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Voici donc l’article écrit par l’écrivain Paul Gilson paru dans la prestigieuse Revue du Cinéma en octobre 1929.

Il fut publié deux mois avant le grand Gala Georges Méliès à la Salle Pleyel au moment où celui-ci ruiné, vendait des jouets à la Gare Montparnasse.

Nous avions déjà publié deux posts sur ce gala ici par exemple.

Paul Gilson était aussi critique de cinéma au journal L’Ami du Peuple, qui co-organisa ce même Gala Georges Méliès, il sympathisa d’ailleurs avec Méliès qui lui écrivit cette lettre du 9 août 1929 (à lire ici sur le site Deslettres.fr).

Signalons que Paul Gilson, avec Nino Frank, publia en 1948, dans la nouvelle version de la Revue du Cinéma, le scénario d’un film non tourné L’Homme aux Cent Mille Images, qui était un documentaire sur Georges Méliès basé sur des extraits de films et diverses reconstitutions.

Bonne lecture !

tous droits réservés pour les reproductions des documents illustrant cet article

 

“Georges Méliès, Inventeur” par Paul Gilson

paru dans La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

L’homme au sable jette sa poudre aux yeux des enfants. Vingt ans après, ils se réveillent effrayés de découvrir sur leur visage les premières tentatives de la mort. Ils souhaitent le magicien qui leur enseigna l’école buissonnière. Tombant de haut, augmentant de poids avec le nombre des années, les souvenirs s’éboulent. C’est la chute d’un grand sommeil.

Nous aimons cette prison où reste enfermée notre enfance, le Châtelet.
Nous regrettons les confidences que nous partagions avec les statues de cire du Musée Grévin, le cimetière des jockeys de Longchamps dont les tombes minuscules ne doivent abriter que les petits vieillards ou des corps d’enfants. Sur les murs des chaumières, le supplément illustré du Petit Journal garde un oeil de cheval, fixe les sourires des reines disparues. D’une page à l’autre, les Habsbourg se poursuivent encore au milieu de dames blanches, de meurtres, d’archiducs emmurés. Comment fuir sans qu’un refrain de préau, le geste d’une jeune fille au rire à claire-voie évoquent les palais qui demeurent toujours de glace et de nuit ?

« C’était un nommé Lesurque, le héros du Courrier de Lyon… » Né parmi les légendes, le caractère légendaire de l’enfant se développe dans un mystère que trahissent un cri, un regard surpris. Peur des couloirs, effroi de Bonnot, pour lui l’imagination et l’actualité se confondent. Avant la guerre, apercevions-nous par la fenêtre un homme ajustant son monocle, la silhouette immobile d’une baraque de tir, nous songions aux espions glacials des magazines qui glissaient dans une maison d’emballage aux colis truqués. Nous pleurions d’impuissance.

« Pleurez, pleurez, petits enfants, vous aurez des moulins à vent », ainsi nous consolèrent des marchandes. Aujourd’hui, mieux que les gravures, les almanachs, les anecdotes d’ivrognes tétant une boule d’escalier, les films de Georges Méliès ramènent le passé au présent ; comme si rien ne s’était passé, ils nous rendent une naïveté, une fraîcheur perdues. Réussites d’un art en enfance, ils ont cet air inimitable qui fait croire à l’enfance de l’art.

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

Les enfants terribles sèment des haricots, attellent des hannetons dans leur case. Georges Méliès découpe des pantins en carton, construit un guignol sous son pupitre, à Louis-le-Grand. La crainte des consignes le pousse à méditer ses tours en cachette, à les jouer sans livrer son secret. II visite la villa des objets en vacances, prés de Blois, la maison où les déplacements s’opèrent seuls. Il reçoit les confidences d’un prestidigitateur, il devient directeur du Théâtre Robert-Houdin. Aussitôt, les meubles bougent, les chapeaux filent, les portraits s’animent, les tables tournent, les instruments de musique donnent le la, les corps humains deviennent plus légers que l’air : c’est déjà le Château de Mesmer. Dans le sous-sol du Grand Café, devant les premières bandes, une sortie d’usine, l’arrivée d’un train en gare, l’arroseur arrosé, Georges Méliès comprend. M. Lumière a inventé le cinéma exprès pour lui.

***

Sur la scène de Robert Houdin, les jouets pleuvent d’une corne d’abondance, de faux musiciens manient la flûte enchantée. Dans sa maison mécanique, « le Petit Pâtissier du Palais-Royal » distribue des brioches, subtilise les bagues, emprunte la monnaie. Or, les brioches dissimulent les bagues, et le Petit Pâtissier rend l’argent. Fabricant d’automates, Georges Méliès vit complice des machines vivantes. Il connait l’ondulation furtive, le déclic révélateur que dissimulent au public une passe, une obsédante réflexion. S’il possède le secret des automates, (le canard de Vaucanson, le joueur d’échecs de Maelzelles androïdes de Robert Houdin), la nature de leur fonctionnement le préoccupe, car il lui suggère de nouveaux stratagèmes, un défilé perpétuel d’inventions. La construction de ces objets, fabriqués pièce a pièce, dépasse le tour d’adresse. Leur aspect humain trompe l’oeil au point de confondre l’esprit.

 

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

Le cinématographe n’est pas un art, c’est un appareil. Dessinateur, peintre, sculpteur, illusionniste, scénariste, décorateur, metteur en scène, acteur, homme à tout faire, Georges Méliès ne se demande pas s’il sera virtuose ou non, il s’empare d’un instrument qui, mieux qu’aucun autre, lui permettra de s’exprimer. Pour qu’une mégère se relève Belle-au-Bois, il faut trouver la fusion il faut trouver la superposition pour que le Christ, une fois de plus, puisse marcher sur les eaux. Le blocage d’un appareil transforme en corbillard l’omnibus Madeleine-Bastille, indique le truc par substitution. En combinant un film et la musique de son répertoire, Paulus compte-t-il, doublé par son image, éterniser le succès du Duelliste Marseillais ? Ce caprice de vieux chanteur à bout de souffle, le secret qu’il exige, donnent à Méliès l’idée d’utiliser la lumière électrique pour la prise de vues. Le hasard lui-même assiste donc cet appariteur qui ne laisse rien au hasard et sait prononcer la phrase terrible des magnétiseurs : Je le veux.

En adaptant son imagination aux images, Méliès révèle un monde surnaturel. C’est dans ses ateliers de Montreuil, le premier studio, que ce monde s’organise. Les anges, les fées réclament un ciel, les démons et les monstres leur enfer. Dans un système de contreforts, de fils d’acier, de mats de fête foraine, Mademoiselle Aurore nage la brasse a travers les airs. Parmi les automobiles, les ballons sphériques, les sous-marins, s’ouvrent des trappillons, des trappes en étoiles, des trappes dites tombeau. Entre les carrousels et les chevaux de bois, un jongleur déniche Dix femmes dans une ombrelle ; soudain jeune grec, il adore les divinités qu’il a lui-même inspirées. Un propriétaire se déguise en Neptune afin d’aborder les Sirènes de son aquarium. Une baie avale un corps de ballet, rend un train de chemin de fer. Du haut d’un portique, l’objectif surveille l’homme-mouche qui tente, à plat-ventre, l’escalade des murs et la marche au plafond. Des tampons ascendants poussent le diable hors d’un puits : Méphisto Méliès. Là, devant ses décors qu’il laisse d’abord en plein vent, qu’il plante ensuite sous verre, Georges Méliès attend que la terre tourne et que le soleil se présente de face pour tourner à son tour.

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

Au studio dès l’aube, Méliès trace sur le sol les limites d’un tableau. Il établît ses maquettes, les remet aux deux peintres, aux trois aides qui l’entourent. Il fabrique ses accessoires, transforme en objets des bouts de bois, des morceaux de toile ou de carton. A cinq heures, il monte ses négatifs, reçoit des acheteurs, vend ses films (16, passage de l’Opera). Edison, les directeurs de la « Vitagraph » rendent visite à ce fou : ils trouvent un placier en boites à surprises qui les salue posément, poliment. Le soir, dans son théâtre, assis sous une lampe des coulisses, il surveille la scène de profil. Écrivant des scénarios, dessinant sur ses genoux, il suit la représentation. D’après le débit de l’illusionniste, la rumeur du public, il sait que le charme opère et, sans lever la tête, il contrôle instinctivement la vitesse des tours. Onze heures. On projette son film, le Cadre étonnant : sur un éventail, le Comte de Cagliostro pose une rose ; non, un page ; non, une marquise. Cette marquise s’installe dans un cadre. L’invité du Comte aperçoit une nymphe. Il approche. Au milieu du cadre, se dresse le Comte de Cagliostro. II va le saisir. Plus rien. II traverse le tableau.
Le cadre est vide, absolument vide.
Au sortir du spectacle, Zecca (de la maison Pathé frères) dit à Méliès :
— J’ai devine le truc. Je le reprendrai.
— Ne vous gênez pas. Rendez-vous dans huit jours.

Plus tard, des enfants, venus du fond des provinces au théâtre Robert Houdin, comprendront en rentrant chez eux que la maison calme était une maison hantée. Apres tant d’apparitions, de disparitions, c’est si simple, n’est-ce pas ? ils entendront pour la première fois la marche invisible dont le martèlement envahit le grenier, ils verront les fantômes d’amis morts et, comme on les voit, les yeux de jeunes filles disparues qu’un jour ils croiront reconnaître et n’auront jamais rencontrées.

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

L’imagination courtisane de Méliès prend son bien où elle le trouve, elle touche à tout, car tout le monde la touche. Un événement, la caricature de cet événement, un spectacle surpris dans la rue, le rappel d’un tableau, un souvenir d’histoire en promenade, les images égarées d’une légende passent, s’évanouissent pèle-mêle, agitant son esprit. Lorsqu’on boucle les Frères Davenport dans l’armoire où, malgré les liens, les noeuds cachetés, lis agitent des sonnettes, brisent des verres, tirent des coups de revolver, et que l’opérateur s’ecrie d’une voix de médium :
« Qui sonne ainsi, messieurs, qui tire maintenant des coups de feu ? ». Georges Méliès présent, mais absent des coulisses, ailleurs en réalité, préside au percement du tunnel sous la Manche, rassemble les lits d’Edouard VII et de Fallières sur le même écran, il dépêche un ramoneur dans une Savoie de rêve, délivre enfin les francs-tireurs des Dernières Cartouches de leur pose pour infirmerie. Le roi Léopold, en bras de chemise, regonfle avec une pompe d’automobile le corps des agents écrasés. A toute Vitesse, du crime de Cain au Congres de la Paix ( 1907), l’Humanité se promène à travers les ages. Vole dans un conte, le trèfle à quatre feuilles de la Fée Carabosse escamote les revenants qui surgissent des tombes. Aux hommes échoués sur la lune, le clair-de-terre apparaît. L’esprit de Méliès, c’est encore le miroir de Cagliostro.

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

Comment choisir parmi tant de suggestions, comment ne rien perdre à l’instant ou, d’un chasse-croisé de mots ou d’images, la trouvaille que l’on ne guettait pas surgit au lieu de la découverte que l’on espérait. Mieux que des notes, le dessin permet à Méliès de résoudre les problèmes visuels que son imagination lui soumet. Trois croquis développent « Le Mélomane » dont les lignes n’attendent qu’un objectif pour se mettre en mouvement et devenir vivantes :
« Un tzigane à brandebourgs porte une clef de sol sous le bras. Il lance cette clef sur des fils télégraphiques qui lui servent de portée, plaque la mesure en accrochant sa canne par le bec. Il enlève sa tête, puis les têtes qui lui poussent, pour les envoyer dans les fils et compose, d’un coup de tête, la première ligne du « God Save The King ». Des baguettes de chef d’orchestre, des pipes forment les croches et les double-croches. Passée la première mesure, les têtes s’arrangent entre elles et, suivies par l’orchestre, elles achèvent, ligne à ligne, l’hymne anglais.

« Apres l’exécution du « God Save The King », le tzigane prend un revolver, tire les têtes : pigeons volent. »

Filer l’invention qui passe et, la fixant sur le papier, dessiner instantanément le décor, les personnages requis par cette invention, ainsi procède souvent Georges Méliès. Ainsi viennent les nains qui montent en graine, la femme à trois têtes, les squelettes magiques, l’homme au visage de caoutchouc.

Caricatures de Robida, compositions de Jules Verne à quoi Méliès fait parfois songer. Or, il ne copie pas. Dessins, romans, scénarios s’inspirent d’une même actualité. La ressemblance de leurs exemples prouve une ressemblance d’esprits également occupés de la vie. Loin de s’en tenir à l’écriture, c’est par des représentations animées, des images réelles que Méliès réduit la difficulté. En créant des rapports surprenants mais vrais entre personnages, objets et décors, ses inventions atteignent une actualité mystérieuse dont, ses films dussent-ils périr, ses scénarios, ses dessins, ses photographies témoigneront toujours.

 

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

Les constructions de Méliès ont l’audace de la naïveté. Un châssis à coulisses, des glissières, des contrepoids gouvernent l’univers où roulent les voitures de comètes et les chevaux en accordéon. A l’époque où les automobiles perdent leurs roues aux virages, quand la Demoiselle de Latham vole en dentelles, lorsque les hommes-oiseaux s’écrasent sur les champs des environs de Paris, Georges Méliès, dieu du ciel de Montreuil, conduit un phaéton d’une montagne à l’autre, courtise Venus sur une branche d’étoile et, défiant la pesanteur, il voyage dans une bulle de savon. En jouant, en se jouant, il illustre le cinéma, il découvre le mouvement perpétuel. Il faut absolument réaliser l’impossible puisqu’on le photographie et qu’on le fait voir.

Les statues, le saviez-vous, sont des femmes vivantes et ces femmes, les fontaines des jardins de Versailles, secouent des chevelures vivantes de dauphins. Il s’agit d’apprivoiser les spectateurs, de les persuader. A défaut de foi le public doit en croire ses yeux. « Scène d’un parfait réalisme », note souvent Méliès en marge d’un tableau. Chez un homme qui ne peut invoquer Saturne sans le voir. Ouvrir sa fenêtre et poser sa cage à moineaux sur l’anneau qui porte son nom, ce gout du réalisme nous plait.

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

Les décors de Méliès, par opposition de masses, distribuent leur propre lumière. Mais relier arbres vrais et toiles peintes oblige à recourir au trompe l’oeil. Dans ses films comiques où les pianos s’installent seuls, où les costumes de mardi-gras battent l’étudiant qui les repousse, où tous les objets participent à l’action, Méliès n’imagine pas qu’un acteur puisse se tromper sur la réalité du décor et prendre un buffet peint pour un meuble en bois. Plaidant le faux, il s’inquiète trop de soutenir le vrai pour compliquer le jeu. Hormis des cavalcades, des promenades en bateau-mouche et des revues de 14 Juillet, sauf les vues panoramiques, les premières, où, plaçant son appareil sur le trottoir roulant, Méliès visite l’Exposition de 1900 et surprend les ménages par les fenêtres, la plupart de ses documentaires sont truqués. Derrière un aquarium en miniature, des scaphandriers de plein air procèdent au sauvetage du « Maine » ; la petite guerre recommence entre les Turcs et les Grecs, le Mont Pelé lave St-Pierre au feu pour la seconde fois. Soucieux de la vérité, Méliès reconstitue l’Affaire Dreyfus d’après les documents de l’« Illustration » ; il se rend à Londres, dessine la Cathédrale de Westminster et couronne Edouard VII à Montreuil. En animant les photographies de reporters qui lui servent d’exemples, sa fidélité d’interprète confère à ses documentaires un caractère indéniable d’authenticité.

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

Cette guérite au bord de la route, que peut cacher sa porte rouge, sinon un crime ? S’il n’a pas eu lieu, il sera fatalement commis. Reproduit-il l’Histoire d’un crime, Méliès rappelle les séries « à la rouge » publiées par les journaux quotidiens. Son application, sa désarmante minutie, touchent la fatalité de l’assassinat : des bandits masqués envahissent une ferme, jettent un garçon dans le puisard, chauffent les pieds du métayer, menacent de brûler son enfant, volent le magot, incendient la maison. Aussitôt, parmi les coups de crosse, les duels au couteau où valsent les ceintures sang-de-boeuf et les fourragères, voici poursuites, batailles, arrestations, l’atmosphère crapuleuse des faits-divers ; des litrons de vin et du sang. Au petit jour, les becs de gaz de la Santé luisent encore et rien ne manque : la guillotine, le panier, le seau, la lampe Carcel, le fourgon, M. Deibler et ses aides en chapeau haut-de-forme, l’aumônier et la croix, Messieurs de la justice, les gendarmes et le public. Le couperet va tomber, un aide empoigne la chevelure du condamne déjà mort. Devant la photographie de l’exécution, une exécution de tir forain, l’épouvante du vrai drame paralyse.

Dans le grand vide d’une seconde, l’on revoit, pourquoi ? cette gravure bouleversante ou Troppmann, le cou coupé par la ligne d’horizon, poursuit une fillette prés d’une voie de chemin de fer. L’on attend, d’une seconde a l’autre, le déclic de la guillotine ou l’éclat de rire délivré de Fantômas. Soudain, on lit sur le fourgon cette pancarte :

la marque que toutes les images de ses films doivent porter, l’étoile noire de Geo Méliès.

Tant de réalisme intrigue pendant deux mois le Chef de la Sûreté et M. Deibler « Comment est-ce fait ? ». Ils posent chaque soir cette question de professionnels. Mais des enfants pleurent, des femmes s’évanouissent. On interdit le film. Pourtant la guillotine fonctionne encore pour de vrai et le public est admis ? Méliès n’a pas d’excuse : les images de ses films ont l’air plus vrai que le vrai.
C’est en vertu de ces opérations secrètes de l’esprit, grâce à quoi le réel et l’irréel se confondent, que Méliès, sortant d’un foulard des oeufs et cassant ces oeufs sur la table ne les brouille pas, mais délivre une poupée minuscule, une ballerine de l’Opéra qui s’allonge, envahit l’écran et fait le grand écart. Les cartes obéissent à son regard, se battent seules, se coupent ; contre toute attente, la Dame de Pique épouse le Roi de Coeur. De jeunes mariés prennent une pose de souvenir, lui en redingote, elle en dentelle Chantilly. Le photographe glisse d’une échelle, culbute la noce, précipite l’appareil par la fenêtre. L’appareil tombe dans la rue, brise les genoux d’un rentier qui succombe, enferme la tête de mort dans sa boite. Le trépied s’en va-t-en guerre, outrage les passants, hé la, hé la. L’agent du coin emmène tout ce joli monde au dépôt. A qui se fier ? Un chirurgien coupe pieds et mains avec une énorme scie, ouvre au couteau l’estomac de son patient, fouille le ventre, découvre des fourchettes, des pendules, des lampes. Le patient hurle. Le chirurgien lui tranche la tête et la pose sur une chaise. Le temps de pomper l’estomac, deux litres d’eau, e’est fini. Il recoud la peau, visse la tête, ajuste les mains aux jambes et les pieds aux bras. L’erreur réparée, le client se lève, paie le docteur et file tout guilleret. Et voila-t-il pas, dans les premières bandes de publicité, le hérissé qui marche sur les cheveux pour encourager la Pilocarpine, le blanc amoureux du cirage Eclipse qui se barbouille de noir, le portrait du gentilhomme qui délaisse la Restauration afin de boire un verre de Dewar’s whisky. Et puis les sergents de ville poissés à leur tour, changés en frères-siamois par la glu, les erreurs de la télévision, les dangers du mariage par correspondance. Des victimes, nous n’avons pas fini de rire. Malheur des uns, bonheur des autres : les inventions de Méliès enrichissent encore, sans qu’ils s’en doutent, les films comiques américains.

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

Le renom des mimes disparaît avec le Boulevard du Crime et Méliès refuse les cabots bouche en coeur. Sa troupe ? Les voisins, ses aides, les excentriques en baudruche, les patineurs à roulettes, Little-Tich, les acrobates des Folies-Bergère, les Ping-Pong Girls, le quadrille du Moulin-Rouge, les ombres portées de la Loïe Fuller, Fragson, Mamzelle Zizi Papillon, les vrais de vrai du café-concert. Des personnages de cinéma. Et soi-même pour vous servir, Georges Méliès.

De tels éléments lui permettent de combiner la prestidigitation, le music-hall et le cinéma. Lui qui, le premier, imagine une séance de lanterne magique dans un film, le premier toujours, arrache un parachutiste de l’écran pour le faire plonger « en chair et en os » du haut des cintres du Chatelet. A mains levées, les excentriques explosent, les acrobates crèvent des cerceaux de lumière, les patineurs glissent entre les vieilles pellicules dont les flammes filent jusqu’au plafond. Au milieu des locomotives bourrées de phosphore et des dragons crachant le magnésium, Méliès aime jouer avec le feu, le créer. Des nerfs de feu au bout des doigts, tels les hommes électriques des foires, c’est drapé, ganté de noir, le diable du Cake-Walk Infernal.

 

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

Une roue part. L’omnibus bascule. Trois nègres sautent de I’impériale, se soufflettent en se relevant. Les voici blancs. A chaque gifle, ils changent de couleur. Car les images de Méliès, peintes à la main comme des jouets, ont des couleurs qui jouent. De celles dont on dit, pour les vitraux, par exemple, qu’« on ne les retrouvera plus ». Pas une absence de noir, le blanc ; pas le noir, le rouge de velours. On constate l’existence du jaune, voir les enseignes « Au Soleil », et du vert pour villas de banlieue. Ces couleurs toutes neuves réveillent les clichés, font les joues fraîches comme des roses et les yeux purs comme vous voudrez.

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

Que se passe-t-il ? Devant l’entrée du Théâtre Robert Houdin, un maître-queux empoisonne un hôtel au vert-de-gris sur l’écran. Les locataires se ruent vers les cabinets, disputent leur tour, se prennent le ventre. Coliques, fusées au cul. On passe une autre bande. Soudain, des gosses crient, réclament : « la merde, la merde ». Petits enfants deviendront grands. On les sert aujourd’hui.

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

Aujourd’hui, Méliès vend des trompettes pour enfants dans une gare ; l‘inventeur est enfin ruiné. Avec la guerre, le monde a pris sa revanche contre un esprit dont la richesse fabuleuse et la pureté le dérangent. Mais, comme les prestidigitateurs ont des jeux de mémoire, le Roi dix-huit ne valait pas ses Dames, seul en France, Georges Méliès peut rendre au cinéma le secret d’une beauté morte, laissée pour morte, qui n’en finit pas de dormir.

Août 1929 

Paul Gilson

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

La Revue du Cinéma du 15 Octobre 1929

Source : Collection personnelle Philippe Morisson

Pour en savoir plus :

Pour tous renseignements sur ces deux soirées exceptionnelles, la page Facebook de l’association Spectacle Cinématographique Georges Méliès.

Le site officiel de l’association « Cinémathèque Méliès – Les Amis de Georges Méliès ».

Le site officiel de Georges Méliès.

La page Facebook Georges Méliès.

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Méliès Technicien : le premier studio de Méliès : Conférence de Jacques Malthête à la Cinémathèque française (8 Décembre 2011).

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Extrait 2 de la version restaurée du Voyage dans la lune (2011)

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