Francis Doublier, premier opérateur d’actualités des Frères Lumière (L’Ecran Français 1945) 3 commentaires


Pour la première fois depuis que le Cinématographe existe, il n’y aura pas de séances publiques le 28 décembre 2020 (dû aux conditions sanitaires) et en plus cela tombe pour son 125° anniversaire (quelle ironie !).

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Aussi, nous avons souhaité rendre hommage, durant tout le mois de décembre, au Cinématographe Lumière et notamment à cette première séance publique, qui eut lieu le 28 décembre 1895 au Salon indien du Grand Café de Paris, 14, boulevard des Capucines.

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Pour commencer, nous nous intéressons à Francis Doublier, qui fut le premier opérateur d’actualités du Cinématographe Lumière, et qui, par un concours de circonstances qu’il nous raconte ci-dessus, se retrouva à manier la manivelle du Cinématographe Lumière lors de cette première projection publique du 28 décembre 1895.

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Vous pouvez lire ci-dessus, un rare entretien, paru dans l’Ecran Français en 1945, que le journaliste Paul Gilson put obtenir lorsqu’il retrouva Francis Doublier à Fort Lee dans le New Jersey en 1945, où furent installés les premiers studios de cinéma américains, notamment ceux de la Solax Company d’Alice Guy-Blaché à la fin des années dix.

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Nous avons rajouté un autre article que Paul Gilson publia, cette fois-ci dans la revue Clartés, quelques mois plus tard, pour rendre hommage une nouvelle fois à Francis Doublier.

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A suivre et Vive le cinéma !

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« J’ai tourné la manivelle le 28 décembre 95 au Grand Café » nous dit Francis DOUBLIER

paru dans L’Ecran Français du 19 décembre 1945

paru dans L’Ecran Français du 19 décembre 1945

De notre envoyé spécial permanent aux Etats-Unis, Paul GILSON

Chaque jour, un homme de soixante-sept ans quitte sa maison de Fort Lee dans le New Jersey, traverse le pont Washington au-dessus de l’Hudson et gagne les laboratoires de « Major Films », à New York.

En manches de chemise, avec ses lunettes aux verres taillés en forme d’octogone et son tablier maculé de taches de révélateur, je l’ai découvert alors qu’il sortait une fois de plus du cabinet noir.

Cet illustre inconnu fut l’un des projectionnistes de la première séance du « Cinématographe Lumière » et l’opérateur qui tourna le premier film d’actualités du monde : il a nom Francis Doublier.

Au quinzième étage de l’usine de tirage dont il est le surintendant, Francis Doublier m’a conté son histoire et les cloches des ferry-boats et les sirènes des remorqueurs ponctuaient un récit fait des mille et mille surprises de la vie.

En l’écoutant, j’évoquais ce type de Français qui jadis n’eussent pas cinglé vers le Pôle Nord sans manchettes en celluloïd et ne se fussent pas aventurés dans la brousse d’Afrique avant d’avoir fait l’acquisition d’un chapeau Cronstadt.

A l’occasion du 50° anniversaire des séances du boulevard des Capucines, il convenait de sortir Francis Doublier de l’oubli même auquel son propre nom semblait le vouer. Ne bougez plus et souriez ! Le petit oiseau va sortir !

Avec son air de Passepartout qui viendrait d’achever le « Tour du monde en 80 jours », Francis Doublier m’enchante. Et puisqu’il se souvient du temps qu’il tournait la manivelle de sa caméra, comme un musicien ambulant celle de l’orgue de Barbarie, écoutez aujourd’hui sa musique de souvenirs !

« — Oui, monsieur, j’ai participé modestement à la première séance du cinématographe Lumière, au grand café de Paris. J’étais assistant du chef mécanicien Charles Moisson et de l’opérateur de projection Ducom. L’un réglait la lumière et l’autre tournait la manivelle. Ils ne s’absentaient qu’à l’heure des repas. C’est ainsi que le 28 décembre 1895, comme Moisson et Ducon déjeunaient, j’ai présenté « Le Maréchal ferrant », « La Partie de Cartes » et « La querelle des Bébés » sur l’écran du salon indien. Mais on m’avait envoyé là surtout pour porter les films !

» Il y avait déjà deux ans que je travaillais pour Auguste et Louis Lumière, à Lyon-Mon-plaisir. J’étais apprenti : du matin au soir, je nettoyais les cuves et rinçais les pots du laboratoire. Au besoin, je donnais un coup de balai sur le plancher. Mais quand Louis commença ses premiers essais, j’appris à manipuler les films, à laver la pellicule et à la sécher. Bref, j’étais le garçon à tout faire. Et voilà comment je me suis initié peu à peu, comment je suis entré dans le secret du cinématographe.

» Un secret bien gardé car nul ne devait voir le mécanisme de l’appareil ! Ni roi ni reine ! Et pourtant que de déplacements ! Quand je pense que je suis né en 1878 avec un pied bot et que j’ai séjourné souvent à l’hôpital jusqu’à l’âge de douze ans, je me demande encore aujourd’hui si je n’ai pas rêvé mes voyages. Eh bien non ! En sortant de la cave du boulevard des Capucines à Paris, j’ai vraiment pris le train pour faire une série de démonstrations de l’appareil Lumière à Bruxelles et à Amsterdam.

» Partout, que ce fût dans les Galeries du Roi, à Bruxelles ou dans le Kalver Straat, d’Amsterdam, le directeur prévenait les spectateurs avant de leur présenter des vues animées pour la première fois. Il les rassurait en attestant que les chevaux ne galoperaient pas follement sur leurs têtes et que la locomotive ne tomberait pas de l’écran pour les écraser dans la salle. Et pourtant, moi Francis Doublier, j’ai bien failli mourir pour le cinéma. C’était à Moscou, lors du couronnement du Tzar de toutes les Russies.

paru dans L’Ecran Français du 19 décembre 1945

» Le sacre du tzar Nicolas II, le premier film d’actualité du monde ! Et j’ai tourné ce film, le 28 mai 1896, à Moscou. C’est seulement deux jours plus tard que j’ai failli briser ma carrière d’opérateur. On avait annoncé que le Tzar et la Tzarine accueilleraient leurs sujets et qu’il y aurait une distribution de souvenirs sur la plaine d’Hodynsky. Le jour dit, cinq cent mille amateurs de souvenirs s’étaient massés sur la plaine afin de recevoir l’écharpe ou la coupe avec les portraits des souverains. Mais il n’y avait guère à répartir que quelques milliers de cadeaux. Soudain, ce fut la ruée. Une panique en résultat qui devait coûter la vie à six mille personnes.

» Oui, oui, je l’avoue, j’ai mordu des gens, je me suis laissé marcher sur la tête. Et pour compléter le tableau, les policiers confisquèrent l’appareil, le film, et nous mirent en prison, Charles Moisson et moi. Le consul de France obtint assez rapidement notre élargissement. Mais les policiers ne me rendirent la caméra que six mois plus tard. Il est vrai que j’en avais une seconde à ma disposition et qu’elle marchait aussi bien que la première. Autant dire que je n’ai pas cessé de tourner.

» Ainsi, je me suis arrêté dans toutes les villes de Russie où il y avait l’électricité. J’ai voyagé de Sébastopol à Arkangelsk et de St-Pétersbourg à Tiflis. Je développais mes rouleaux de pellicule dans les caves des hôtels et j’utilisais la vodka pour activer le séchage des films. Que de souvenirs depuis les pogroms de Kichinev et d’Elisabethgrad, en 1897, parmi les sifflements des balles et les coups de fouet des cosaques ! Et si je vous dis que j’ai donné des séances à Nicolas II au Palais d’Hiver de St-Péterbourg et dans sa résidence d’hiver à Yalta, vous admettrez que mon histoire est liée occasionnellement à l’histoire du cinéma et même à l’histoire du monde.

» Ai-je assez tourné la manivelle de mon appareil ? J’étais déjà parti depuis plusieurs mois lorsque Félix Mesguich fut envoyé par les Lumière à New-York. J’ai fait le Tour du Monde comme Passepartout l’aurait fait s’il avait disposé d’une caméra. Songez que j’ai vu Sofia, Bucarest, Athènes, Constantinople, Le Caire, Bombay, Shanghaï, Pékin, Yokohama et que je suis rentré à Paris pour voir débuter la siècle et découvrir l’Exposition de 1900.

» J’ai parcouru plus de cent soixante mille kilomètres en quatre ans, jusqu’au jour où je dis à Monsieur Louis — c’était en 1900 « Je vous suis reconnaissant de m’avoir permis de voyager. Grâce à vous, j’ai vu des pays et même les plus beaux. Mais je vous rapporte votre matériel. Car il est temps que je songe à mon avenir, que j’apprenne un métier et que je trouve enfin une situation ! » Les Lumière me firent toutefois changer d’avis et me chargèrent d’ouvrir une fabrique de produits photographiques à Burlington dans le Vermont. Depuis lors, je n’ai pas quitté les Etats-Unis.

» Je n’ai pas quitté davantage, le cinéma. De 1911 à 1916, j’ai été directeur technique d’Eclair Film et des laboratoires Solax à Fort Lee, dans le New Jersey; entre 1916 et 1919, j’ai bâti l’usine de Paragon et les laboratoires Eclipse à New York avant de devenir directeur général de Palissades Film, toujours dans le New Jersey. J’ai dirigé également les services techniques d’Hirlagraph Film Corp. jusqu’en 1927 et le département des films de 16 mm. aux laboratoires Pathé à Bound Brook. Aujourd’hui, tel que vous me voyez, je suis surintendant de la Major Films.

» Quand je vous affirmais que je n’avais pas abandonné le cinéma ! Je m’y intéresse encore au point que lorsque vous me rendrez visite à Fort Lee vous verrez la bande que je viens d’achever, et Francis Doublier, le premier en date des opérateurs d’actualités, vous présentera à 67 ans le film des débuts du cinéma et de ses débuts personnels : c’est un documentaire intitulé : « Cinematic beginnings… ».

Paul Gilson

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Francis Doublier invente les “actualités” et tourna en 1896 le sacre du tsar Nicolas II

paru dans Clartés du 15 février 1946

paru dans Clartés du 15 février 1946

Par notre envoyé spécial permanent aux Etats-Unis, Paul GILSON

L’autre soir, j’ai revu Mme Lumière sur le quai de la gare de la Ciotat et Mr Lumière père qui jouait aux cartes en gardant son chapeau de planteur sur la tête. Avec les sacoches de leurs appareils en bandoulière et leurs voiles noirs roulés plans les étuis de cuir, des photographes coiffés de canotiers et de chapeaux melons se rassemblaient en congrès sur l’écran. Une fois de plus, je surveillais le repas de bébé du coin de l’œil, je surprenais l’Arroseur arrosé sur la pelouse de son jardin et j’avais l’impresision d’assister à la première séance du Cinématographe Lumière, qui se déroula le 28 décembre 1895, au Grand Café de Paris.

« CINEMATIC BEGINNINGS »

Je n’avais pourtant pas rajeuni au point de vivre en un temps où je n’étais pas né et je n’étais pas entré rétrospectivement, 14, boulevard des Capucines, au Salon indien. Je venais de franchir le pont suspendu dont le vent fait chanter les câbles au-dessus de l’Hudson : le Washington Bridge, et j’avais quitté New-York à l’heure où la ville est un damier d’ombre et de feu. J’avais accompagné Jean-Benoît Lévy dans le New-Jersey et Francis Doublier présentait un film dont il est l’auteur : Cinematic beginnings…, un documentaire sur l’histoire du cinéma qu’il projetait, à notre intention, dans sa maison de Fort Lee.

LE SACRE DU TSAR

Sans m’en douter, j’avais ainsi pris rendez-vous avec Sarah Bernhardt, avec le président, Mac Kinley et même avec le tsar Nicolas II qui m’attendaient complaisamment sur un écran de salon. Mais il m’arrivait parfois de négliger les belles images qui se succédaient sur l’écran pour observer Francis Doublier. Comment n’aurais-je pas songé que ce pionnier fit les mêmes gestes, il y aura demain cinquante ans ?

Car Francis Doublier tourna la manivelle de l’appareil des frères Lumière, lors de la première Séance de projection dans le sous-sol du Grand Café. Francis Doublier fut aussi l’un des premiers figurants de cinéma du monde — il sort, juché sur son vélo, des usines de Lyon-Monplaisir — et ce contemporain de l’Arroseur arrosé mérite enfin le titre de premier opérateur de films d’actualités.

Mais oui, me confiait-il, et ce film, c’est celui du sacre du tsar Nicolas II que j’ai tourné le 28 mai 1896, à Moscou. En ce temps-là, je développais mes bobines de pellicule dans les caves des hôtels et j’utilisais la vodka pour activer les opérations de séchage.
Ainsi, tel que vous me voyez, quoique étant né à Lyon, le 11 avril 1878, avec un pied bot, j’ai plus voyagé, que Passepartout dans Le Tour du Monde en 80 jours.
Depuis les pogroms de Kichinev et d’Elisabethgrad — j’entends encore les coups de fouet des cosaques ! — jusqu’aux promenades en trottoir roulant, lors de l’Exposition de 1900, je n’ai jamais cessé de faire collection d’images et de souvenirs !

paru dans Clartés du 15 février 1946

UN OUBLIE ?

Il y a déjà quarante-trois ans, les frères Lumière chargèrent Francis Doublier d’ouvrir une fabrique de produits photographiques à Burlington, dans le Vermont. Depuis lors, qu’il ait exercé les fonctions de directeur technique de laboratoire ou de directeur général d’usines de tirage, il n’a pas quitté les Etats-Unis. Mais il n’a pas davantage abandonné le cinéma dont il fut un peu l’apprenti sorcier.

Si les films se sont échappés de ses mains pour s’enrouler sans son aide autour de la terre, il n’en a pas moins gardé l’esprit du pionnier.
C’est dans une maison de bois semblable à celle des pionniers qu’il vit encore à Fort Lee, de l’autre côté de l’Hudson.

Fort LeeMary Pickford, Alice Brady et Clara Kimball Young rayonnèrent jadis ! Fort Lee où Pearl White anima tant d’épisodes des Périls de Pauline, et où Mabel Normand partagea les premières saucisses de Charlot !

Il convenait donc, à l’occasion du 50° anniversaire du Cinématographe Lumière, à Paris, de rendre hommage à Francis Doublier, ce diable boiteux qui sortit un soir du salon indien du Grand Café pour tourner la manivelle de son appareil de prise de vues à Moscou, et, pour ajouter enfin son petit mystère personnel aux Grands Mystères de New-York.

Paul Gilson

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Source :

L’Ecran Français = Collection personnelle Philippe Morisson

Clartés = gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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Pour en savoir plus :

Une page sur Francis Doublier sur le site Le Grimh.

Le film de Francis Doublier, Cinematic Beginning est archivé à Fort Lee Film Commission d’après cette page de Melanie Miller.

Article sur “Le Couronnement du tsar Nicolas II à Moscou” sur le site du Catalogue Lumière.

Le petit-fils de Louis Lumière raconte l’invention du cinématographe “Lumière” avec Max Lefrancq et Thierry Fremeaux.

La bande annonce du documentaire “It’s All in the Plates” sur l’usine des Frères Lumière à Burlington, Vermont (USA) spécialisé sur les autochromes dirigé par Francis Doublier.

L’article (en anglais) de Hugo Martínez Cazón, The Lumière North American Company: Seeing Is Believing, sur cette usine Lumière à Burlington..

 


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