Nous poursuivons notre série d’articles hommage à Georges Méliès avec cet article du journaliste new yorkais et historien du cinéma, Merritt Crawford.
Passionné par les origines du cinéma, Merritt Crawford a publié autour de 1930 plusieurs études dans les revues new yorkaises “Cinema” et “Cine-Mundial” sur les pionniers du cinéma que sont J.-A. Le Roy, E.-A. Lauste, E.-J. Marey, Ed. Muybridge, William Friese Greene et donc Georges Méliès avec qui il entamera une correspondance entre 1930 et 1933 (disponible sur micro-film au MOMA de New York).
La revue de Maurice Noverre, Le Nouvel Art Cinématographique, a publié plusieurs de ces études dans ce numéro daté d’avril 1930. Il écrit d’ailleurs que “Fortement charpentés, complétés par des illustrations ayant date certaine, rédigés de la manière la plus attachante, ces articles ont éveillé brusquement dans l’esprit de milliers de cinégraphistes américains et espagnols une curiosité ardente de connaître la vérité sur les débuts du plus moderne de tous les arts.”
Merritt Crawford était membre du Comité historique de la Société des ingénieurs cinématographiques d’Amérique et secrétaire du Comité Marey de New York.
L’arrière petit-fils de Méliès, Jacques Malthête, a publié plusieurs ouvrages sur son illustre arrière grand-père dont l’article suivant qui nous intéresse plus particulièrement :« Les amis de la vérité historique » Méliès et ses correspondants américains, Lauste, LeRoy, Crawford, 1927-1933, (disponible au format PDF sur le site de la Cinémathèque Suisse).
Ainsi, Jacques Malthête nous en apprend plus sur la provenance de l’article que nous reproduisons sur cette page.
Le plus simple est de le citer :
Il s’agit d’une traduction qui pourrait avoir précédé la parution de l’original anglais, « Georges Méliès, the Jules Verne of the Cinema », Cinema. The Magazine of the Photoplay (New York), octobre 1930 (voir note 6). Mais la date d’avril ne correspond pas à la réalité de la fabrication du numéro et de sa parution, qu’une information en page 6 permet de situer plutôt à l’automne. L’étude de Crawford sera reprise par Ciné-Journal (Paris), en cinq livraisons : n° 1106 (7 novembre 1930, pp. 9-10), n° 1107 (14 novembre 1930, pp. 14-15), n° 1108 (21 novembre 1930, p. 17), n° 1110 (5 décembre 1930, pp. 17-18), n° 1111 (12 décembre 1930, pp. 17-18). La traduction est de Georges Méliès, avec quelques différences entre les deux publications (voir la lettre de Méliès à Crawford, matin du 8 décembre 1930, 13-C2).
Surtout dans cet article, Jacques Malthête reproduit plusieurs correspondances dont l’une daté du 17 novembre 1930 entre Méliès et Merritt Crawford.
Georges Méliès le remercie de sa “magnifique chronique” à son sujet (il parle de l’article que nous reproduisons sur cette page) puis ajoute :
“Vous ne pouvez imaginer le tapage qu’elle a déjà produit dans le milieu du Cinéma, dans la mesure où votre article livre de très sévères constats qu’ils ont beaucoup de mal à « avaler ». Surtout les mots : « Honte à la France et à l’industrie française du Cinéma. » Également quand vous affirmez qu’aucun réalisateur actuel ne serait peut-être capable de reproduire certains de mes « exploits » … Peut-être que le club des Gaumont, Lumière et Pathé finira par comprendre qu’il devrait faire quelque chose pour moi, au lieu d’opposer un silence plus que méprisant à tous ces articles de presse. Tout le monde admet la vérité de votre constat, mais personne n’a la bonne idée de faire quelque chose, bien qu’ils m’aient souvent promis de se manifester. Je ne perds pas courage et je continuerai le combat sans flancher.”
Ces correspondances nous permettent de nous rendre compte qu’en 1930 Méliès était loin d’être reconnu comme il le devrait en France et donc à quel point cet article américain a dû lui faire plaisir même si le titre le présentant comme le Jules Verne du Cinema est un peu réducteur.
Bonne lecture !
Georges MÉLIÈS, le Jules Verne du Cinéma
par Merritt CRAWFORD, Cinéma, octobre 1930
La carrière de Georges Méliès, désigné, à juste titre, dans les années passées, comme le Jules Verne du Cinéma, forme une épopée dans l’histoire de la photographie animée, et elle est à beaucoup de points de vue, plus étonnante et certainement plus tragique qu’aucun des chefs-d’œuvre de cinématographie dramatique et fantastique qui rendirent le nom de Méliès, ainsi que ses productions, pendant près de deux décades, proéminentes sous le nom de Star films, dans les deux hémisphères, partout où des vues animées furent projetées.
Nombre d’inventeurs et de chercheurs ont contribué aux moyens qui ont rendu possible la cinématographie. Ils ont procuré en fait, les instruments pour la réalisation de notre Art ; la toile, les pinceaux et les couleurs pour l’Artiste.
Et Georges Méliès a été l’Artiste de la projection photographique animée, le génie des débuts du Cinéma.
Qu’il soit bien compris que la renommée de Méliès n’enlève rien du crédit qui est dû à d’autres. Ce qui le distingue consiste en ce que son champ opératoire fut entièrement sien. En commençant par l’incomparable génie du grand physicien belge, Dr Joseph A.-F. Plateau, qui, en 1836, définit les lois gouvernant l’analyse et la synthèse du mouvement, presque comme s’il avait vu actuellement des projections animées, et en continuant par cette liste de grands et petits illustres chercheurs qui ont porté, de notre temps, notre Art à son apogée, des personnalités telles que Marey, Muybridge, Reynaud le Prince, Friese Greene, Lauste, Leroy, Edison, Eastman et Lumière, on trouve une belle part de gloire pour chacun d’eux dans la grande industrie que leurs inventions et leur initiative a contribué à créer.
Mais c’est de Georges Méliès seulement, aujourd’hui encore en pleine vigueur, combattant pour un maigre gagne-pain dans un tout petit kiosque situé dans une gare parisienne, dont on peut dire : Il est le créateur du spectacle cinématographique actuel, le pionnier qui, de tous les autres, fut le premier à voir, d’un coup d’oeil, les possibilités infinies de l’Art cinématographique, et qui en fit une réalité.
Quel étrange travestissement du destin qu’un tel homme qui devrait être complètement à l’abri de tout souci, dans son âge avancé, avec de la fortune et, il se pourrait aussi, avec des honneurs, est, au contraire, obligé de travailler, chaque jour, de longues heures, à des travaux obscurs, pour sa simple subsistance. Au soir de sa vie, il se trouve délaissé.
Si d’autres se sont emparés des lauriers qui sont, justement, les siens, et ont refusé à Georges Méliès, dans sa vieillesse peu fortunée, la reconnaissance due à ses grands succès, la honte en est pour la France et pour l’Industrie française du film.
Il apparaît qu’elles ont complètement oublié que c’est sous la conduite et l’inspiration de Georges Méliés que la France put amener la production Standard du monde à son excellence, durant les deux premières décades de l’histoire du film.
Puissent-ils s’en souvenir avant qu’il ne soit trop tard ! (1)
Georges Méliès fut le fondateur de la Chambre syndicale (Chambre de commerce) de l’industrie française du film, dont il fut président de 1897 à 1912, période où la France occupa la première place dans la production des photos animées.
En 1908 et 1909, il présida le premier et second Congrès international des éditeurs de films, qui se rencontrèrent à Paris, à cette époque, pour discuter la standardisation et les méthodes de commerce et de distribution pour leurs produits. Toutes les têtes de ligne de l’Industrie assistèrent à ces séances.
J’ai devant moi, pendant que j’écris ces lignes, une photo des principaux personnages du Congrès de 1909. Méliès est assis, au centre, au premier rang. A sa droite sont Georges Eastman et Charles Pathé ; à sa gauche, Léon Gaumont, et, je crois, Charles Urban, d’Angleterre. Il y en a beaucoup d’autres dans ce groupe dont les noms, si je les mentionnais ici, même en ces jours tardifs, reviendraient à la mémoire, mais je ne prends la peine de parler d’eux que pour que le lecteur puisse estimer la haute place de Georges Méliès dans l’Industrie de cette génération, et le contraste qui existe avec sa situation devant la génération présente.
On peut dire que Méliès a été réellement le premier homme qui a eu une conception réelle de la Cinématographie en tant que spectacle. Il est évident, même par une étude accidentelle des records historiques, que dès le début, il saisit entièrement les merveilleuses possibilités futures du Cinéma. Son étonnante variété, et son imagination, plus surprenante encore, apparaissent à chaque étape de sa carrière, mais particulièrement pendant les années de formation de l’Art cinématographique.
C’est lui qui construisit le premier studio cinématographique, qui employa le premier la lumière artificielle, et qui apporta à l’écran la première pièce théâtrale. Il n’y a aucun truc de multiples expositions, ou d’illusions mécaniques, qui aient été montrés sur l’écran, dans les vingt dernières années, qui ne trouve sa genèse ou sa contrepartie dans l’une ou l’autre des productions de cet homme remarquable.
Alors que les contemporains limitaient encore leurs productions aux minuscules films de 55 pieds, vues à poursuite ou de basse comédie, il photographia de magnifiques compositions scéniques, de centaines de pieds de long, montrant ainsi la voie que les autres devaient suivre, et indiquant l’avenir de l’Art.
L’Originalité, la Variété et la Qualité de ses productions, commençant avec l’automne de 1896, sont stupéfiantes.
Même aujourd’hui, en réunissant tous les talents du monde, je ne puis penser qu’il existe un homme dans l’industrie du film dont les dons approchent du génie Imaginatif et créateur de Georges Méliès. Même aujourd’hui, quoique nos problèmes soient largement, plus complexes (sans être plus difficiles que ceux de cette période du début), je suis convaincu que si l’un de nos grands studios avait Méliès dans une place importante dans l’état-major de ses productions, l’écran verrait bientôt quelque chose de nouveau, au point de vue de l’excellence cinématographique et de l’attraction exercée sur le bureau de location.
Il y a plus de 30 ans, quand le reste de l’Industrie en était encore à la période des films de 50 pieds, sa caméra enregistrait des scènes et épisodes de l’histoire et les délicieux Contes de Perrault, les voyages fantastiques et les prophéties scientifiques imaginatives de Jules Verne, les merveilles de l’ancienne mythologie, et ses propres créations, étranges, étonnantes et fantasmagoriques. Il fut le premier à porter à l’écran les drames classiques, les opéras, les comédies, les opérettes et les opéras-comiques. Il n’y avait pas de limite à l’étendue et à la variété de son activité productive.
Ses films à trucs et à illusions n’ont jamais été surpassés sur l’écran. Il inventa le fondu en 1896 pour éviter le changement brusque d’un décor à l’autre, et pour marquer un temps, et ceci, littéralement des années avant que les autres producteurs n’aient adopté ce procédé.
La même année, il fit le premier « gros plan », environ douze ans avant notre D.W. Griffith, qui est communément réputé l’inventeur de cet effet.
Méliès faisait lui-même ses maquettes, peignait et construisait ses décors, écrivait ses propres scénarios et interprétait les principaux rôles de tous ses films. Il dessinait les costumes de ses acteurs. Il développait, virait, imprimait et assemblait tous ses films.
Et il fit cela de 1896 à 1914, l’année de la guerre, où sa fortune fut balayée. Quel homme ! Dans cette année de grâce 1930, que ne pourrait-il accomplir dans un de nos studios d’Hollywood !
Méliès employait peu de sous-titres. Il pensait que ces sous-titres ne faisaient pas partie, à proprement parler, du cinéma. Sa théorie était que seules les histoires ayant une valeur cinématographique devaient être employées pour l’écran. Ces histoires ne devaient donc être exprimées que cinématographiquement, c’est-à-dire entièrement par l’image. Si une histoire ne pouvait être présentée de cette manière, ce n’était pas, à son avis, un bon sujet de vue animée.
En voyant beaucoup de nos sujets actuels de cinéma, il s’en trouvera beaucoup qui seront de son avis.
Cette qualité, purement cinématographique, fournit, en effet, la formule pour la cinématographie internationale.
Les films de Méliès étant compréhensibles dans toutes les nations et pour toutes les races, sans sous-titres, ont eu une popularité mondiale d’une ampleur qui, pendant longtemps, n’eut pas de rivale.
Dans les dix premières années du siècle, les vues de Méliès furent formidablement populaires en Amérique. Et cependant Méliès lui-même était peu connu du public de cinéma, par la raison que presque toujours ses vues apparaissaient sous la raison sociale d’une autre maison, indignement pillées et données comme les productions originales des producteurs sans scrupule de cette époque.
C’est certainement la raison pour laquelle on a su si peu de chose de Méliès en ce pays ; Eh bien ! lorsque tout le monde, y compris ses contemporains, regardaient le Cinéma comme un jouet, une nouveauté qui lasserait vite la curiosité publique, comme spectacle, ce fut Méliès qui en fit un Art, et un spectacle dont nous n’avons, même aujourd’hui, vu que les débuts de sa future splendeur.
C’est son génie créatif, sa vision au point de vue spectacle et son étonnante ingéniosité technique (quoiqu’il n’eut pas absolument les qualités distinctives des commerçants et exploitants) qui contribuèrent à élever la nouvelle industrie à un plan supérieur comme qualité de spectacle, juste au moment où le cinéma retombait dans les limbes de la désuétude, en raison de son inertie et du manque d’imagination de ceux qui contrôlaient alors ses destinées.
Afin de faire mieux comprendre la signification de cette constatation, retournons en arrière les pages de l’histoire du Cinéma jusqu’à l’année 1896.
Nous sommes, là, tout à fait au début, du développement commercial des vues animées.
L’œuf, aux nombreux pères, qui a été en incubation, depuis un an ou deux, dans le Kinétoscope de M. Edison, est enfin éclos, et il est sorti de sa prison, sans une grande vigueur, un poussin gigotant, ne promettant guère, et décidément vacillant sur ses pattes incertaines.
Cependant, grâce à son apparence grisante et plaisante, c’est cependant quelque chose de nouveau, une nouveauté dont personne n’a encore vu la semblable. Cette caractéristique, la Nouveauté, et rien d’autre, attire déjà la foule à Paris, Londres et New-York.
Bientôt le jeune oiseau va se pavaner, dans sa démarche sautillante, sur un millier d’écrans, dans chaque pays du monde civilisé ; mais ceci est encore l’Avenir.
A New-York, M. Edison exhibe les vues animées, nouvellement écloses, devant des assistances nombreuses, au music-hall de Koster et Bial, dans l’Ouest, 34° rue. Des représentants des grands Français, les frères Lumière, font de même à l’Eden Musée et au théâtre B. F. Keith, Union Square, avec des résultats pécuniaires similaires.
La vue animée fait, en Amérique, son début officiel avec un flot d’articles de presse flamboyants et favorables.
Il est dommage que ces autres pionniers, Jean A. Le Roy et Eugène A. Lauste, qui ont réellement montré des vues animées sur l’écran à un public américain, pour la première fois, un an plus tôt, n’aient pas eu d’agent de publicité. Autrement, avec quelles différences ce chapitre de l’histoire du Cinéma aurait pu être écrit !
Les vues animées du combat Griffo-Barnet, qui eut lieu dans le vieux jardin, de Madison Square et qui fut enregistré et projeté avec le projecteur de Lauste, à film large, pendant le printemps et l’été de 1895, dans le bas de Broadway et à Coney Island, a, il est vrai, reçu de la presse des commentaires décousus ; non suffisants pour créer, cependant, un intérêt général parmi le public, qui était sceptique à l’égard de l’ingéniosité des vues animées. Quant au « cinématographe » de Le Roy, montrant des films Edison sur l’Ecran, il n’avait reçu absolument aucune publicité. Même dans l’année 1895, les vues reproduisant le mouvement de la vie, montrées aux concerts du dimanche, dans les fêtes d’église et dans les villes fermées, avec sa machine primitive, n’arrivèrent pas à intéresser les éditeurs de la City.
C’est ainsi qu’il arriva que les publicistes de M. Edison et l’état-major de la presse de B.-F. Keith, en cet an de grâce 1896, mirent enfin les vues animées au programme des amusements américains.
A Londres et à Paris, il arriva, à peu près, la même chose.
Dans la capitale britannique, M. Félicien Trewey, associé des frères Lumière, essaye d’agrandir l’Empire Théâtre pour doubler ou tripler sa capacité, afin de loger les foules qui veulent voir le spectacle de projection. R.-W. Paul, un mécanicien anglais qui a construit un projecteur d’après l’inestimable « peep box » (Kinétoscope) de M. Edison, et Birt Acres, un habile photographe, essaient de concurrencer ce spectacle à l’Empire et ne réussissent pas trop mal.
En France, Charles Pathé, Léon Gaumont, Louis et Auguste Lumière découvrent que le nouveau poussin, gauche et maladroit, est néanmoins sorti d’un œuf d’or.
C’est ainsi que Georges Méliès, lui aussi, comme je le raconterai ci-dessous, en fait autant à son théâtre Robert-Houdin, sur le boulevard des Italiens.
Les films qu’ils montrent sont approximativement, comme je l’ai déjà dit, seulement de 55 pieds de longueur, à peu près la longueur employée dans le Kinétoscope, dont ils proviennent.
Ils ont tous été photographiés en plein air, au soleil, et cependant beaucoup d’entre eux sont d’une réussite surprenante. En général, ils n’essaient pas, cependant, de raconter une histoire, mais ils ne montrent simplement qu’une série de vues en mouvement, scènes de rue, vues de plein air, poursuites, comiques, l’arrivée ou le départ d’un personnage célèbre, czar, roi ou président, ou bien, dans certains, un danseur, une revue militaire ou parade, un train en mouvement et choses similaires.
Quant à ce que nous connaissons comme « composition », « continuité », costumes ou décors, au sens théâtral, on n’y voit simplement, rien de telles choses. Les tableaux remuent, et c’est tout.
Il s’écoulera plusieurs saisons, avant que les éditeurs, qui prospéraient largement, comprennent qu’il y a beaucoup plus de possibilités spectaculaires dans, les vues animées, que la nouveauté de voir des ombres se mouvoir sur un écran.
Et c’est Georges Méliès qui est appelé à leur montrer la voie. Pendant les neuf premiers mois de 1896, dans sa retraite tranquille, Méliès a beaucoup appris au sujet de cet oiseau d’Edison-Lumière. Il eut à commencer un peu plus tard que ses confrères, parce qu’il eut à se procurer d’abord les moyens et procédés secrets gardés jalousement par les autres constructeurs, avant de produire et projeter ses compositions.
Maintenant, cependant, le voilà presque prêt, et comme je m’efforcerai de le raconter, il va bientôt apporter à l’écran une poule bien pourvue de plumes fantaisistes, pour remplacer le bizarre gallinacé, produit, comme je l’ai dit, par MM. Edison et Lumière.
Depuis l’année 1888, Méliès était propriétaire et directeur du Théâtre Robert Houdin, fondé en 1845 par le grand prestidigitateur et illusionniste de ce nom. Méliès lui-même était un illusionniste expert et prestidigitateur. Il imagina et construisit d’innombrables illusions et nouveautés pour la scène. Inutile de dire qu’il était un directeur entraîné, connaissant à fond les méthodes qui attirent et retiennent le public.
En plus de cela, c’était un homme ayant des moyens substantiels qui le rendirent indépendant, en même temps qu’un fond de culture inaccoutumé pour un homme de sa profession. Je sais qu’il possédait des connaissances profondes littéraires, artistiques, théâtrales et historiques, et des qualités scientifiques de tous genres. Il était passionnément attaché au théâtre.
Je mentionne tout ceci parce que cela aidera le lecteur à comprendre plus complètement le fond et le caractère de cet homme remarquable et ses inventions ultérieures dans le domaine des vues animées. Aucun autre des premiers pionniers ne possédait l’éducation et l’habitude de la scène que Méliès apportait avec lui dans l’industrie.
Méliès avait, antérieurement, vu le Kinétoscope, mais il vit ses premières vues animées à la soirée du 28 décembre 1895, au Grand Café, boulevard des Capucines, à Paris, où Louis Lumière donnait sa première exhibition publique du cinématographe, le projecteur imaginé par son frère Auguste et lui-même, à leur manufacture de Lyon, France. Il assista à la représentation sur l’invitation de Lumière père, qui avait un bureau adjacent ou voisin du théâtre Robert Houdin.
D’après Méliés lui-même, qui l’a déclaré plus tard, il était très sceptique à propos de toute cette affaire, pensant qu’il s’agissait seulement d’une nouvelle forme de Stéréopticon.
Cependant, lorsqu’il vit que les personnages, sur l’écran, semblaient se mouvoir, son étonnement et son enthousiasme ne connurent plus de bornes. Il vit, en imagination, comme il l’a raconté par la suite, ses trucs et illusions de théâtre reproduits par la nouvelle photographie.
Avant que le spectacle fut complètement terminé, il alla trouver Lumière et lui offrit 10, 20, 50, et finalement 70.000 francs, somme énorme, en France, à l’époque, pour son secret et son appareil. D’autres firent de grosses offres similaires. Mais Lumière secoua tranquillement la tête en souriant. Il savait ce qu’il avait en mains et ne pouvait être tenté.
D’autres le suivaient déjà de près, Ch. Pathé et Léon Gaumont étaient depuis des mois en train de perfectionner des appareils similaires au cinématographe Lumière. Pathé avait travaillé avec Henry Joly, un inventeur et technicien brillant, mais un pauvre homme d’affaires, dont la caméra-projecteur (brevetée en France le 26 août 1895, sous le n° 249.875), avait été construite pour les films de Kinétoscope Edison. Gaumont, m’a-t-on dit, travaillait avec Demeny, expert technicien de Marey, et d’autres. Dans peu de temps, l’un et l’autre allaient apparaître comme rivaux de Lumière.
Revenons cependant à Méliès qui était alors, sur le point d’entrer en lice, en qualité de débutant, sans même une connaissance rudimentaire de la mécanique et des procédés de la cinématographie.
Pour ces raisons, un mois après la performance du Grand Café, Méliès montrait des vues animées au théâtre Robert Houdin.
Il avait obtenu de R.-W. Paul, de Londres, un appareil grossier construit pour utiliser les films de Kinétoscope. Il fonctionnait assez bien comme projecteur, quoique détériorant souvent les films. Mais pour prendre des vues, Méliès se rendit compte qu’une autre série d’objectifs était nécessaire. Ses premières vues furent, naturellement, des films de Kinétoscope, avec fond noir, les personnages n’étant que des silhouettes. C’était tout ce qu’il pouvait se procurer, et encore la fourniture en était limitée.
La place me manque, ici, pour raconter les formidables difficultés techniques qui furent surmontées par Méliès durant les neuf premiers mois de 1896. Raconter comment il dessina et bâtit sa propre caméra, fabriquant ou fondant chacune de ses parties (à l’exception des rouleaux dentés qu’il prit à la machine rudimentaire de Paul), dans son atelier du théâtre Robert Houdin, où il construisait les appareils de ses illusions scéniques, demanderait un autre article aussi long que celui-ci ; il en serait de même pour dire les énormes difficultés qu’il rencontra et surmonta pour obtenir ses films, les perforer, les développer et les imprimer quand le matériel fut prêt.
Comme Maurice Noverre, éditeur du Nouvel Art Cinématographique, un éminent historien français des vues animées le dit dans ses articles soigneusement documentés et qui font autorité, dans ses numéros de juillet et octobre 1929, Méliès eut à créer son laboratoire, ses installations et ses procédés, aussi bien que sa caméra et son projecteur, au moment où il n’en existait pas, sauf les appareils, secrets gardés jalousement par Pathé et Lumière.
La manière dont il perfectionna ses procédés, construisit son laboratoire et créa entièrement, en la tirant de son cerveau dans l’espace de quelques mois, une technique complète pour obtenir ce qu’on peut appeler la vue animée moderne, est un tour de force aussi étonnant et prodigieux que tout ce qu’il produisit plus tard. Qu’on n’oublie pas que tout en faisantce qui précède, il faisait aussi des vues pour son théâtre, surpassant en nouveauté, sinon par la photographie, celles de ses compétiteurs.
Comme chez Pathé, Gaumont et Lumière, les premières vues de Méliès furent entièrement prises en plein air.
Il installa les appareils mécaniques dont il se servait au théâtre pour produire des illusions et des trucs dans le potager de sa propriété, à Montreuil-sous-Bois (Seine), et c’est là qu’il fit nombre de films truqués et fantastiques durant le début de 1896.
L’un des plus notables de ces films, probablement parce que c’était le premier film truqué, fut l’Escamotage d’une dame, montré à Robert Houdin en mars et avril de cette année. Naturellement, ces films étaient des films de 50 pieds (17 mètres), usuels à cette époque. Méliès fit un tableau plus long en 1896, le « Château hanté », qui avait 200 pieds de long, mais était exhibé en trois parties.
En septembre 1896, Méliès trouva enfin le temps de bâtir son studio, ayant perfectionné l’équipement de son laboratoire et ses procédés. Il le construisit aussi sur le terrain de sa propriété, à Montreuil-sous-Bois, et de sa construction date la sortie des fantaisies scéniques, des scènes composées, des truquages, des vues extravagantes, productions en tous genres qui valurent à Méliès le nom de « Jules Verne du Cinéma » et dont la série se continua jusqu’à l’explosion de la guerre.
Les dimensions de ce premier studio pour vues animées, ne feraient pas grande impression aujourd’hui. Il était construit sur le plan des ateliers photographiques ordinaires de ce temps, excepté que les côtés étaient en verre dépoli avec un toit en verre clair. Il était orienté pour avoir le maximum de lumière solaire de 11 heures du matin à 3 heures de l’après-midi. Ses dimensions étaient 20 pieds sur 56 (6 mètres sur 17), avec 20 pieds (6 mètres) environ du parquet au sommet du toit, ce qui donnait à Méliès une place suffisante pour installer ses appareils d’illusion. La construction coûta 70.000 francs (4.000 dollars).
Beaucoup d’histoires intéressantes ont été racontées sur la manière dont Méliès fit certaines de ses découvertes pour les mystères de la caméra, qu’il employa par la suite avec si grand effet. Prenant une vue en 1896 sur la place de l’Opéra, à Paris, il eut un arrêt accidentel de sa caméra pour un moment. A la suite, à la projection, quand il vit un omnibus se changer instantanément en corbillard, il découvrit le procédé des trucs à arrêt qu’il fut le premier à employer à l’écran sous des formes multiples.
Dans une de ses vues, il n’y a pas moins de 18 expositions successives sur le même film. On y voit un orchestre complet de 18 exécutants, jouant des instruments variés, et Georges Méliès en personne est chaque musicien de cet orchestre. Je crois que beaucoup de nos opérateurs de 1930 hésiteraient longuement avant d’essayer de renouveler cet exploit. Et ceci fut fait il y a 30 ans, alors que beaucoup d’entre eux étaient encore enfants.
La manière dont Méliès vint à employer la lumière artificielle est intéressante aussi, quoiqu’il faille savoir que pour ses grandes scènes, il se servit toujours aussi de la lumière du jour. Elle lui servait à aider, dans les jours sombres. Il se servit d’abord de quelque 30 lampes à arc et y ajouta, plus tard, 10 tubes au mercure Cooper-Hewitt.
L’idée vint, de ceci : Paulus avait été un chanteur populaire renommé ; mais en 1896, vieilli et ayant cessé de chanter, il était devenu directeur du théâtre Ba-ta-clan. Il désira qu’on le prit en cinéma, dans certaines de ses chansons qui lui avaient valurenommée et popularité. Et alors, quand l’orchestre jouait ces airs, il voulait avoir ces vues projetées a l’écran. Il vint trouver Méliès et insista pour un secret absolu, et Méliès, complaisant, décida de tenter l’expérience de prendre ces films à la lumière. Dans ce but, il se servit de son laboratoire au théâtre Robert Houdin et réussit pleinement. Ainsi les premières vues, jamais prises à la lumière artificielle, furent celles de Paulus, le chanteur parisien.
Méliès fit cinq ou six sujets avec lui, mais je crois que le premier fut : « Le Père la Victoire », et le second, probablement : « Derrière l’omnibus ».
Essayer d’énumérer les films de Méliès, même les plus importants, c’est comme essayer de vider l’Océan Atlantique avec un seau. De 1896 à 1914, il avait produit quelque 4.000 films et, de ce nombre, des centaines sont de qualité notable. Peut-être peu de gens se souviendront-ils d’eux, aujourd’hui, mais j’ai la chance de pouvoir citer, au hasard, quelques-unes de ses premières productions qui comportaient quelques traits intéressants. Dans bien des cas, le titre donnera une idée du caractère du sujet.
Les voici : « Le voyage dans la lune », « La Conquête du Pôle », « Le voyage à travers l’impossible » (productions avec des trucs fantastiques et grands effets de décors), « Le voyage de Gulliver » (première vue avec double exposition sur deux plans, montrant Gulliver et les Lilliputiens), « Le Royaume des fées », « L’Oiseau bleu » (fantaisies féeriques), « L’homme à la tête en caoutchouc », « La danseuse microscopique » (vue à trucs avec multiples expositions), « La civilisation à travers les âges » (série épique de tableaux montrant les progrès de la Civilisation, de Cain et Abel à Armageddon, faite en 1907), « Jeanne d’Arc », « Robinson Crusoé », « Rip Van Winkle », « Robert Macaire », « Faust », « Hamlet ».
Ces sélections sont assez variées, comme sujets, pour démontrer la large étendue de l’activité de Méliès. Cependant, il apparaît que l’on n’a pas fait mention de sa première vue qui doit certainement avoir une place dans cette chronique.
On le voit, dans cette vue, jouant aux cartes avec deux amis. Tous les producteurs du début ont fait un film similaire, parce que Lumière en avait fait un qui avait mis ce sujet à la mode. Ce film est sans valeur, parce qu’il constitue la seule fois où Méliès suivit l’idée d’un autre en matière de production.
M. Michel Coissac. dans son excellente Histoire du Cinématographe, qui, à beaucoup de titres, est un ouvrage très sûr qui a donné beaucoup de peine a son auteur, dit que Méliès vint en Amérique pour organiser l’importation de ses films en ce pays. Je regrette d’avoir à dire qu’il a fait erreur. Georges Méliès n’est jamais venu en Amérique.
S’il y était venu, comme M. Coissac le donne à entendre, pour établir sa succursale ici, il est possible que cet article eut dû être écrit d’une façon différente.
En 1904, Georges Méliès envoya son frère Gaston ici, pour le représenter, et ce fut Gaston qui établit les bureaux et un laboratoire pour la maison, au n°204 East, 38th Street, NewYork City.
L’histoire de la façon dont Gaston fut aveuglé (littéralement encapuchonné) dans un combat avec la Motion Picture Patents C°, par le traquenard d’une franchise qui l’empêchait d’importer aucun des films de son frère, mais laissait certain de ses associés libre de les contrefaire, à son profit, forme un des chapitres les plus désagréables de l’histoire de ce qu’était à ce moment l’époque la plus malfaisante dans le développement commercial du film. Peut-être, un jour, serai-je à même de la raconter.
Il suffit de dire que Gaston, qui n’était pas producteur, fut ainsi obligé de faire, lui-même, ici, des vues américaines. Ces « Indiens de Méliès » devinrent un terme de mépris, parmi les exhibiteurs américains, pour les plus mauvais films de l’Ouest, les plus mauvais du monde, pris par Gaston sur les flancs de la Colline, au Fort Lee, New-Jersey, et au Texas.
C’est ainsi que le nom de Méliès perdit sa réputation en Amérique, pendant que des coproducteurs de Gaston, de la « Patents C° » surcopiaient ouvertement les films de Georges Méliès venus du dehors et lançaient ses chefs-d’œuvre comme étant de leur propre production, mettant le profit dans leur poche, et riaient au nez de Gaston.
J’ai un témoignage de première main, que le vieux Sigmund Lubin, surpris à Philadelphie, dans la salle de projection, par Gaston Méliès, au moment où il exploitait une des dernières productions de Georges Méliès, en la donnant comme le dernier film « Spécial » de Lubin, eut l’audace énorme de dire : « Vous n’avez pas idée, monsieur Méliès, combien j’ai eu de mal dans cette vue, pour faire disparaître la marque de fabrique » !
Pauvre vieux Lubin ! qui mourut plus tard dans la misère, il retira peu de bénéfice de son pillage de Georges Méliès.
D’autres peuvent, ou non, en avoir tiré profit, mails ils ne sont pas morts encore.
Volé et exploité, ainsi, par des pirates américains de films, Georges Méliès n’a cependant aucune amertume contre l’Amérique et les Américains.
Pendant la guerre, beaucoup des blessés de l’Oncle Sam furent soignés à l’hôpital où la fille de Georges Méliès, Mlle Georgette Méliès, était infirmière en chef, et qui était largement entretenu par les fonds produits par les représentations théâtrales données par Méliès, pendant la guerre, au théâtre Robert Houdin (il avait cessé la production des films).
Après la guerre, Méliès vit sa fortune détruite. Il continua à jouer au théâtre Robert Houdin, mais avec des difficultés financières croissantes, jusqu’en 1923. En cette année, il perdit sa propriété de Montreuil-sous-Bois, possédée par sa famille depuis plus de 60 ans, et le reste de son matériel fut vendu par l’huissier pour payer ses obligations.
Depuis ce temps, il vit et fait vivre sa femme, et dernièrement encore sa fille, actuellement invalide, avec le gain insuffisant d’un petit kiosque à la gare Montparnasse, Paris.
Récemment, ce maigre gagne-pain lui a été retiré, à cause de changements survenus dans cette gare, et il a loué une autre boutique, avec un loyer plus élevé, et à une plus mauvaise place.
Telle est l’histoire de Georges Méliès, le Jules Verne du Cinéma à l’heure actuelle.
Sûrement, en France, dans l’Industrie française cinématographique, il y a un homme de bonne volonté qui sera assez grand et influent pour s’occuper de la dette due à Georges Méliès par son pays et l’industrie qu’il a contribué à fonder d’une façon si importante, et veiller à ce que cette dette ne reste pas entièrement impayée.
Merritt Crawford
(1) La même remarque peut être faite au sujet d’Henri Joly.
Source : Ciné-Ressources / La Cinémathèque Française
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Pour en savoir plus :
Le site officiel de l’association « Cinémathèque Méliès – Les Amis de Georges Méliès ».
La page Facebook Georges Méliès.
Le site de la Cinémathèque Méliès.
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Méliès Technicien : le premier studio de Méliès : Conférence de Jacques Malthête à la Cinémathèque française (8 Décembre 2011).
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Extrait de la version restaurée du Voyage dans la lune (2011)
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L’autre grand film de Georges Méliès :Voyage à travers l’impossible, (autre version du Voyage dans la lune dans lequel le soleil remplace la lune).
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Olivier BARROT présente le catalogue de l’exposition “Méliès, magie et cinéma”, réalisé par Jacques Malthête et Laurent Mannoni.
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