Bien sûr, nous avions déjà rendu hommage à Musidora, née Jeanne Roques, depuis la création de ce site, ici et là par exemple.
Mais, comme la Cinémathèque française lui consacre une rétrospective du 3 au 12 janvier, l’occasion est trop belle pour vous proposer de nouveaux articles sur Musidora, la première Vamp, la dixième muse et également l’une des premières réalisatrices du cinéma français.
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Nous ne reviendrons pas sur la carrière de l’héroïne des Vampires de Louis Feuillade qui en a fait une des premières icônes du cinéma et dont l’aura persiste toujours un siècle plus tard. Nous vous renvoyons pour cela à cet article de Rachel Guyon sur le site de la Cinémathèque française, Signé Musidora, ainsi qu’au site internet qui lui est dédié grâce à l’association Les Amis de Musidora : www.musidora.org.
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Pour ce post, nous avons fouillé dans les arcanes de Gallica et avons trouvé les articles suivants.
D’abord ces deux articles consacrés à deux des films qu’elle a réalisé :
VICENTA par Musidora (Comoedia Illustré 1920),
Comment j’ai tourné Pour Don Carlos (Lectures pour tous 1920).
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Puis, nous vous proposons cet article de 1923 où Musidora sans doute l’article le plus intéressant de ce post, avec ces propos féministes avant-gardistes (pour l’époque) :
« Pourquoi refuser à la Femme la place qu’elle réclame dans la vie sociale ? Elle y a droit à tous égards » par Musidora (La Rampe 1923).
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Et pour finir, nous ajoutons ces entretiens parus entre 1927 et 1936 :
Les projets de Musidora (Comoedia 1927),
Pendant que Musidora, actrice peintre et romancière s’occupe de son enfant (…) (Paris-Soir 1932)
Après avoir joué les femmes bandits, Musidora goûte les calmes joies de la vie familiale (Paris-Soir 1936)
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Bonne lecture et tous nos meilleurs voeux pour cette nouvelle année 2020 !
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En 1913, Musidora (au centre de cette photo) dans Le Secret des Mortigny, une pièce de Marcel Blain joué au Théâtre des Arts (maintenant Théâtre Hébertot. ndlr).
VICENTA par Musidora
paru dans Comoedia Illustré du 15 février 1920
Laissez-moi vous parler de Vicenta.
Vicenta c’est mon enfant. Je l’ai élevée pendant une année, je l’ai façonnée, couvée, dorlotée, imaginée. Je n’ai plus fait qu’un avec elle. J’avais créé l’âme de Vicenta, mais pour la faire vivre, je me devais de lui donner mon physique. Les enfants ressemblent si souvent à leur mère…
Je l’ai bien dotée. Je l’ai fait vivre dans le pays basque, parmi les maisons blanches et noires aux toits plats. Et j’ai cherché pour elle un de ces vieux châteaux poudreux de légende. Je lui ai donné des livres, un livre : la Princesse Badourah.
Et puis je l’ai laissée poussé toute seule avec ses instincts du bien et du mal, du beau et du laid. Oserai-je avouer qu’elle a choisi le mal et le beau ? Et laissé le bien et le laid ?
Vicenta est une façon d’héroïne.
Elle n’aime que le plaisir. Elle préfère la civilisation moderne de notre grand Paris à la sécurité saine du pays basque. Elle appréciera la poésie des bords de la Seine pour renier la sauvagerie grandiose du Jaizkibel. Elle vivra avec nous, dévouée à ce qu’elle aime. Mais le jour où notre façon de comprendre l’existence lui meurtrira le cœur, elle demandera à son pays basque le dévouement pur, celui de la vengeance.
Et maintenant, je ne vous parlerai plus ni de Vicenta ni de moi.
Je vous parlerai du petit Basque, farouche, sentimental, fidèle jusqu’à l’abnégation. C’est le sculpteur Guiraud-Rivière qui incarne ce personnage en grand artiste d’un autre grand art. Mais il n’a pas cru devoir considérer le cinéma comme une traduction capable d’exclure le génie. Son idéal esthétique s’est trouvé satisfait. Il a apporté sa collaboration dévouée à Vicenta. Il a deux adversaires dans le film, mais deux collaborateurs aussi.
Le premier est Jean Guitry. (Le frère aîné de Sacha Guitry, ndlr)
Musidora à l’affiche de Judex de Louis Feuillade qui sort au Gaumont-Palace en janvier 1917.
Ici, j’ouvre une parenthèse nécessaire. Jean Guitry a vécu la vie de garçon enviable ou blâmable, comme vous voudrez considérer l’un ou l’autre point de vue. Il a éparpillé ses sentiments et un peu perdu son temps. Mais tout ça ne l’empêche pas d’être un Guitry. Il l’a prouvé de la façon dont il a interprété le rôle délicat de l’homme qui ne s’embarrasse de rien dans l’existence. Il est à la fois prodigieux, louche et sympathique. Il a quelques gestes très particuliers qui font ma joie et qui seront toute une personnalité.
Si Jean Guitry veut, il a tous les moyens de devenir le grand acteur de l’écran. Ses père et frère, d’ailleurs, ne lui disputeront pas cette place et ils auront raison. A côté de Jean Guitry, il y a Marcel de Garcin qui a su jouer d’une façon parfaite un rôle extrêmement ingrat d’homme sans volonté qui a besoin d’argent. Et puis, il y a Mlle Ginette Chrysias, qui incarne une jeune Américaine avec tant de vérité que, lorsqu’elle dit « oui » à l’écran, vous êtes persuadé qu’elle a dit « yes ».
Et puis, il y a le château de la Du Barry, merveille des merveilles. Et des costumes vénitiens dix-huitième avec les masques blancs terrifiants, au nez en bec d’oiseau, aux yeux petits et ronds.
Et puis, il y a un an d’effort et de travail pour faire un film français, tout à fait français. Un film qui vous dira : « Je suis le résultat de beaucoup d’observation, de pensées, de luttes. »
Ai-je réussi à vous contenter ? C’est ce que Vicenta apprendra sous peu avec
MUSIDORA
Comment j’ai tourné Pour Don Carlos
paru dans Lectures pour tous de novembre 1920
DANS QUELQUES JOURS, LE CÉLÈBRE ROMAN DE NOTRE COLLABORATEUR M. PIERRE BENOIT, « POUR DON CARLOS » VA DEVENIR UN FILM SENSATIONNEL.
C’EST L’ARTISTE MÊME CHARGÉE DU PRINCIPAL ROLE QUI VA NOUS CONFIER, ENTRE AUTRES IMPRESSIONS, CELLES DE SES PROPRES FUNÉRAILLES.
La scène représente un restaurant à Montmartre, deux heures de l’après-midi.
PERSONNAGES : UN AMI. — PIERRE BENOIT. — MUSIDORA.
L’ami finit un verre de chartreuse. Pierre Benoit entame un verre de fine en forme de tulipe. Musidora fume en suçant une cigarette darling, ce qui prouve qu’elle ne sait pas fumer. L’ami dit : « Vous voilà en présence, ma tâche est terminée. »
Musidora répond :
« Je sais que l’Atlantide sera adaptée à l’écran. Voyez-vous un inconvenient à me livrer Pour don Carlos ? »
Pierre Benoit parle à son tour :
« Je ne vois que des avantages (Pierre Benoit est essentiellement poli et galant) ; l’héroïne de mon roman semble avoir été conçue pour vous. Il y a notamment une scène d’assassinat, avec un couteau de cuisine, qui vous ira comme un gant. »
Le garçon apporte l’addition.
Et je ne veux pas tarder plus longtemps à dire que j’ai tourné Pour don Carlos, après avoir lu l’adaptation à don Jaime de Bourbon, fils de don Carlos, adaptation qui a eu l’heur de lui plaire.
Pour don Carlos sera un peu comme L’Arlésienne, on ne verra pas don Carlos à l’écran, ou si peu, mais il y aura tout le pays carliste splendide et ignoré, le Jaisquibel (Jaizkibel, ndlr)sauvage. Toute cette guerre essentiellement paysanne au milieu des grandes montagnes et des petites fermes, avec la figuration la plus docile, la plus sincère et la plus émouvante, figuration qui ignore encore le cinéma, et qui défile dans un « exode » de village avec la même âme qu’en 1875. Une vieille attendrissante, soutenue par un jeune enfant, avait préparé elle-même sa charrette. Elle se souvenait si bien de la guerre. Rien ne manquait, ni le vieux bahut basque, ni le chat dans la cage, ni l’âne, ni les piments et les oignons enfouis dans les matelas pliés.
Les chevaux morts, les flaques de sang, les mouches bleues donneront leur part d’émotion à l’écran et joueront avec les « caserio » en feu et tous les grands acteurs, Abel Tarride, Janvier, Daragon, Mauloy, le pauvre Jean Guitry, Jean Signoret, Clérouc, Stéphane Weber, Henri Julien, Reschal.
Je voudrais vous dire l’émotion ressentie à l’exécution de M. de Manoac, au petit jour, le long d’une forteresse haute et noire où ne se détachent que les couvre-nuque blancs des soldats libéraux.
Film superbe, qui représente trois mois de travail en Espagne, avec de grands, de hauts appuis, pour ne citer que celui de la députation de Guipuzcoa, à la fois si moderne et si fortement traditionnelle ; avec des milieux comme il n’en existe qu’au pays basque et une petite tracasserie, le maire de Fontarabie, gros et rond, qui nous envoyait de temps à autre les alguazils, sans doute pour ne pas nous faire oublier que nous étions dans le pays de Gil Blas.
Le cinématographe, aujourd’hui, devrait pouvoir se présenter partout. Les frontières devraient lui être ouvertes. On lui fait souvent mauvaise mine ; un appareil de prise de vues paraît suspect. Pourtant, n’est–il pas avantageux, pour tout pays, de faire connaître au monde entier les merveilles de son architecture et de ses paysages ?
EPILOGUE.
Pierre Benoit vient de recevoir de Fuentarrabia, cette lettre datée du 15 septembre 1920 :
« Grandami. C’est fini. On m’a enterrée ce matin. Je ne veux pas vous laisser ignorer toutes les souffrances physiques que cela m’a values.
« Maintenant, j’ai cessé de souffrir. Au petit jour, six heures du matin, mon régisseur, le fidèle Sanchez, a cogné à la porte de ma chambre en disant : « Il fait beau, mademoiselle, c’est pour aujourd’hui. »
« Je me suis levée, j’ai pris mon tub, peigné mes cheveux, fardé mon visage d’un fond de teint cadavérique, j’ai refait ma blessure (car vous vous souvenez, dans mon film, qu’Allegria meurt frappée d’une balle). Et, en compagnie des opérateurs et du vieux berger, nous sommes montés dans une carriole démantibulée et grinçante.
« Le jour était nacré et présageait une belle journée ; pourtant, derrière les montagnes mauves, quelques petits nuages blancs et allongés m’inquiétaient. Il nous fallait trois heures de diligence pour arriver à ma tombe, trois heures à travers une route enchanteresse, sinueuse et argentée, et si haute qu’on apercevait les vagues blanches à travers les branches et les vagues semblaient immobiles. Il y avait de grandes taches bleues, claires comme des regards d’enfants, des reflets de sable d’or à travers l’eau, et loin, très loin, la nacre de l’eau et du ciel, confondue, unie.
« Au milieu d’un promontoire de rochers sombres; bruns et roux, un talus d’herbe comme une touche de Véronèse, sur une immense palette, attirait nos regards. C’était là.
« La carriole, rude à nos membres cahotés, s’était arrêtée. Il ne restait plus qu’à suivre un sentier de rocs gris et de terre soufre pour retrouver la tombe. Ma tombe, pourrais-je dire. Elle avait été creusée la veille. C’était une tombe comme toutes les tombes, banale, simple et émouvante ! Une croix de bois. Une pelle, un fusil, des fleurs des champs. C’était tout.
« Le berger m’a couchée dans la terre froide. Nous étions tous émus. J’entendais le bruit des vagues et je retenais ma respiration. Quand la mise au point cinématographique fut réalisée, j’avalai une grande bolée d’air et le vieux berger, tremblant, commença de jeter ses pelletées de terre sur moi.
« La terre était lourde, lourde, et froide à mes jambes emprisonnées, à tout mon corps figé, dont la tête seule émergeait.
« Et cette fois il fallut rapprocher les appareils, car j’avais voulu que mon visage fût recouvert comme mon corps, pour que l’impression de mise au tombeau fut réelle.
« Je respirai encore une bonne fois, je cherchai l’immobilité la plus complète. Et j’ai donné moi-même le signal : « Allez. »
« La première pelletée de terre tomba sur le menton et les joues. La deuxième couvrit mes yeux. La troisième ne laissait passer que le bout de mon nez.
« La dernière, pesante et définitive, avait fait disparaître à jamais mon visage.
« Il était temps !. Tout ça avait duré à peine vingt-cinq secondes, mais j’étouffais ; ma bouche mangeait la terre craquante, mes oreilles étaient bouchées de terre humide, mes cils restaient fermés de crainte de sentir mes yeux emplis de graviers cuisants.
« Et c’est sur le mot : « Zut !. » que j’ai retrouvé mes camarades, l’air, le soleil, la chaleur et la vie.
« Me voici en bonne santé. Le film terminé, nous rentrons d’Espagne, joyeux du travail accompli. Mon metteur en scène et mes opérateurs se sont donnés sans compter ; leur conscience peut être satisfaite d’avoir ainsi semé l’argent à pleines mains pour le lien de l’Art.
«A bientôt, mon cher Benoit. Musidora et Allegria vous embrassent. »
MUSIDORA
Les Comédiennes et le Féminisme
” Pourquoi refuser à la Femme la place qu’elle réclame dans la vie sociale ? Elle y a droit à tous égards », nous déclare Mlle Musidora.
paru dans La Rampe du 18 février 1923
Musidora ! Ce nom ne vous semble-t-il pas avoir été cueilli dans un jardin de chimères, dans un Eldorado fabuleux, où les muses gratifient leurs Elus de présents symboliques ? Oui n’est-ce-pas ! Et vous avez lu, sans doute, Fortunio de Théophile Gautier. Relisez-le et vous aurez la clé de l’énigme. Car c’est toujours une énigme que le choix d’un nom pour une femme de théâtre.
Prends ce livre. Princesse, il te fera connaître
A travers les splendeurs que la muse y doraL’histoire de Musidora
Qui mourut soixante ans avant que de renaître.
Ces vers de Pierre Louys sont inscrits sur la page de garde de l’édition originale de Fortunio que l’auteur d’Aphrodite offrit, un jour, à Mlle Musidora. Elle a bien voulu, et je la remercie de tout mon coeur pour son attention délicate et charmante, me permettre de feuilleter ce livre d’une main pieuse. Votre curiosité doit être satisfaite. Sachez, comme moi, que c’est en lisant Théophile Gautier que la jeune et brune Musidora, qui — je cite Pierre Louys encore — « sait tout faire, écrire, dessiner, chanter, jouer, danser, et même, c’est beaucoup plus rare, avoir des amis », eut, sans hésiter, l’idée de cet emprunt. Y a-t-il là une inspiration heureuse, une coïncidence bénie imposée par les Dieux ? Je le croirais sans peine.
Drapée dans un péplum noir lamé d’or, Mlle Musidora m’a accueilli, souriante. Ah ! le coquet, le gracieux intérieur, qu’elle a paré pour sa joie ! j’évoque, en la regardant nonchalamment assise sur les coussins de son divan, la « Belle aux yeux profonds », dont parle Gautier, « l’ovale de son visage d’une pâleur divine et sa pudique mélancolie ». O railleurs désabusés, ce lyrisme n’est pas incongru ! Il est au-dessous, très au-dessous de la vérité.
— Vous faites donc de la peinture ? J’ignorais ce talent, dis-je à Mlle Musidora. Et vous avez quitté vos pinceaux pour me recevoir ?
— Nous avons tous, plus ou moins, notre violon d’Ingres, me répond-elle. J’ai toujours aimé la peinture et je me serais volontiers adonnée à cet art, si j’avais pu. Mes parents me destinaient à l’enseignement. J’ai embrassé cette carrière, pour me servir de l’expression courante. Et puis, le théâtre m’a attirée. J’ai fait du théâtre. Une féerie : Le Petit Chaperon rouge m’avait révolutionnée. Quels rêves n’ai-je pas caressés ! Et lorsque j’ai connu l’envers du décor, en visitant les coulisses de la Porte Saint-Martin, avec Cora Laparcerie à qui ma mère m’avait conduite, j’ai éprouvé une amère déception, je l’avoue. Quel contraste ! Mais le feu sacré l’a emporté.
— Dans quelle pièce avez-vous débuté ?
— Dans le Coup de Jarnac. J’ai joué aux côtés de la gentille Fabris et de Maud Loti à l’Etoile-Palace. Mévisto m’avait donné quelques leçons. C’est au Théâtre Montparnasse que j’ai surtout appris mon métier. J’y ai joué le Vaudeville, le drame, la revue et même la Tour de Nesles. Je suis allée ailleurs, à Ba-Ta-Clan, par exemple, où Polin me fit entrer. Puis j’ai fait du cinéma, vous le savez, beaucoup de cinéma. Et comme ce qui m’amuse c’est de changer de genre, aujourd’hui je fais autre chose. L’art théâtral est multiple.
— Et il est bien loin du Féminisme dont je voudrais vous entendre parler !
— Cela ne m’ennuie pas. Je suis féministe et je vous en dirai les raisons. Je suis de souche universitaire, vous l’ignorez peut-être. Tenez, un souvenir d’enfant est présent à mon esprit. Ma mère, sous le nom de Marie-Clémence, brigua, un jour, il y a longtemps, les suffrages des électeurs du 5e arrondissement. Dans une réunion publique, un électeur — conscient — interrompit la candidate par cette apostrophe, savoureuse à son idée, du moins : « Va donc repriser tes chaussettes. » Et ma mère répondit : « Oui, citoyen, c’est précisément en reprisant des chaussettes que j’ai pensé qu’on ne donnait pas à la femme la place qu’elle méritait dans la Société. » Depuis, j’ai beaucoup réfléchi à la réflexion de ma mère. Je la trouve juste. Et mon féminisme est raisonné, croyez-le.
Une pause — Mlle Musidora ramène son péplum or et noir sur ses babouches. Elle promène ses doigts fuselés dans sa chevelure bouffante épandue sur ses épaules. Le regard est moins rêveur. Il suit une idée que mon interlocutrice va développer avec une logique singulière.
Qu’on juge de son argumentation pertinente et ordonnée :
— Au fond, voyez-vous, la femme est ce qu’on a fait de mieux comme compagnon de l’homme. Je la crois plus résistante que l’homme, au physique et au moral. Elle supporte mieux la douleur, dans tous les détails de la vie. Interrogez mes soeurs, elles seront unanimes à déclarer que l’homme est plus douillet, mais oui, plus douillet. Je n’insiste pas. À cet être, qui a, comme tous les êtres pétris d’argile humaine, ses qualités et ses imperfections, évidemment, j’estime, quant à moi, qu on n’a pas donné dans la Société une place suffisante. Mais elle la prend, elle a toujours gardé son opinion et tait ce qu’elle doit faire dans la vie.
« Dire que je lui reconnais une égalité absolue de droits à ceux qui sont dévolus aux hommes ou qu’ils se sont octroyés, serait, peut-être, m’avancer beaucoup. Pourquoi ? je serai franche jusqu’au bout. La femme, supérieure à certains égards, semble avoir — est-ce là la marque d’une tache originelle ? Je ne sais — quelque infériorité parfois, par exemple, quand il s’agit de prendre une décision. A ce moment, une sorte de fièvre s’empare d’elle, une tendance à l’exagération qui la prive de ses moyens ordinaires. Peut-être, alors, retombe-t-elle, malgré elle, dans l’instinct.
— Cela ne vous empêche pas de croire qu’elle peut prendre dans la vie sociale une place de plus en plus grande ?
— Mais elle l’aura, cette place. Elle peut, depuis longtemps, la justifier. Je sais qu’il y a des catégories : les mères — dont plusieurs sont féministes — et puis d’autres encore, et aussi celles qui se sont écartées de la maternité, par goût personnel, ou bien à cause des cruautés de la vie. Pour ces dernières, le féminisme devient une sorte d’apostolat qui doit profiter à l’ensemble des femmes.
— Par conséquent, le droit de vote qu’elles réclament vous paraît tout naturel ?
— Assurément. La femme a déjà obtenu beaucoup de conquêtes. La comédienne a le devoir de ne pas rester indifférente au mouvement d’idées qui s est développé depuis trente ans avec un merveilleux essor. Les femmes supportent trop de charges, nous a dit, je crois, Marguerite Moreno. En raison même de ces charges, ne mérite-t-elle pas certains droits ? Est-ce qu’elle ne paie pas les impôts ? « J’ai tous les inconvénients, et je n’aurais pas le droit de me défendre ? Je veux ce droit », voilà ce qu elle dit, ce qu’elle répète. De nombreux exemples accourent sur mes lèvres. Je vous en ferai grâce.
« Cependant, quand je pense qu’une Madame Boucicaut n’avait pas le droit de vote ! Et des femmes comme Mme Curie — et tant d’autres — ne seraient-elles pas capables — dites ! — d’exercer ce droit aussi bien que des électeurs « conscients et organisés ? » La Guerre a prouvé que les femmes ont su diriger avec compétence. Elles ont montré des qualités — peu communes — de résistance, de courage, de sang-froid même souvent — malgré « l’infériorité » dont je parlais tout à l’heure — d’ordre et d’organisation.
« Le but de la vie doit être d’arriver à une amélioration de plus en plus certaine. A somme égale de travail, situation égale, n’est-il pas vrai ? Je voudrais pour l’homme et la femme une sorte d’association physique et morale. Nous en sommes loin… Mais il ne faut jamais désespérer. »
Telles sont les raisons solides déduites par Mlle Musidora, avec une éloquence naturelle, une aisance de parole, en vérité peu ordinaires. La culture de son esprit est diverse et étendue. Ne m’exposera-t-elle pas, en un bref raccourci, la théorie matriarcale ! Je n’étais pas trop surpris, car les initiés — rares, peut-être, mais auxquels l’amitié et le commerce cultivé de Musidora sont précieux, m’avaient prévenu. Je ne citerai aucun nom. Je vous ai dit les dédicaces de Pierre Louys.
Etes-vous convaincus, censeurs à la sévérité si facile et dont le « creux » apparaît quand on presse un peu vos raisons « de neige ? »
Musidora s’est levée. Elle range ses pinceaux. « Quelle chose admirable que l’art ! Avez-vous vu Réjane ? Quelle puissance de vérité, quel talent elle avait… »
Je devine le songe intérieur de l’interprète célèbre de tant de films, et qu’attire, aujourd’hui, le prestige d’un Art plus profond. Une ardente volonté luit dans son regard. Et j’ai le sentiment précis des qualités que ses admirateurs lui reconnaissent et dont le témoignage est synthétisé, de fervente et harmonieuse manière dans cette dédicace de Pierre Benoît (Pour Don Carlos).
A Musidora
Grâce à sa soeur vivante, Allegria va vivre.
Vivre, entendre pleurer les gaves dans le vent…
O Soeur d’Allegria, daigne accepter ce livre,
Toi qui d’un livre mort fais un livre vivant ?
Si je me suis écarté du féminisme, pardonne-moi, Lecteur !
André Gayot
Photo Henri Manuel.
Les projets de Musidora par Roger Régent
paru dans Comoedia du 17 juillet 1927
J’ai eu ces jours-ci la bonne fortune de causer sur le cinéma avec Mme Musidora.
Et comme je m’étonnais qu’après ses succès à l’écran, elle l’ait à peu près complètement abandonné, la gracieuse artiste, me répondit :
— Mais je ne l’ai pas du tout délaissé ; et il suffit d’une occasion favorable pour me ramener à lui. Il est vrai que pour l’instant mes occupations dramatiques absorbent mon temps, et il me serait probablement fort difficile de tourner, car je suis précisément en tournée Mais croyez bien que je n’ai nullement dit adieu au cinématographe, et même…
Mme Musidora semblait déjà très loin et je fis tous mes efforts pour la rejoindre.
— Tenez, me confia-t-elle, je vais vous faire part d’un projet, ou plutôt d’une simple idée encore, qui me trotte déjà dans la tête. Je connais à peu près toute la France mais il est une région qui m’est plus particulièrement familière que toutes les autres, et que des êtres qui me sont chers me font aimer encore. Elle est admirable notre Champagne avec ses coteaux d’Epernay, de Reims, d’Avize. Et le caractère champenois ! Ces vieux paysans sur qui la guerre a passé, laissant sa large empreinte, ont aussi modifié leur vie, et maintenant qu’il ne leur reste presque plus de petits enfants, ils essayent de ne pas vieillir trop vite, car ils ont encore beaucoup de tombes à fleurir.
C’est tout le pittoresque de ce coin de France que je voudrais retracer par l’image.
Le pittoresque du sol champenois et du caractère de ses habitants, je voudrais exalter leurs sentiments, les bons et les mauvais ; faire enfin sur cette terre encore meurtrie un documentaire régional.
Tout en félicitant Mme Musidora de sa belle idée, je me permis une légère objection :
— Certes, le public montre une faveur toujours croissante envers les documentaires, mais ne pensez-vous pas que, s’il a été séduit par Nanouk, Moana et quelques autres, l’attrait mystérieux de pays lointains et inconnus de lui n’entrait pas pour une large part dans cet accueil favorable ? Et ne craignez-vous pas que la Champagne exerce sur les Français un attrait moins vif que le Pôle Nord ou la Polynésie ?
— Si l’on sait retirer des images une quintessence psychologique, humaine, me répondit Musidora, on intéressera toujours les spectateurs. Et avec une belle petite histoire autour, je ne crois pas que cela soit ennuyeux.
Au fond, l’idée de Mme Musidora est excellente, et elle mérite d’être creusée. Il serait charmant de constituer une petite encyclopédie des grandes régions françaises, au moyen du cinéma.
Pour réussir, il faudra faire des films artistiquement conçus, joliment parés, dépouillés de la sécheresse habituelle à ces genres de documents, et n’ayant surtout pas l’air d’être un cours de géographie. Car il faut éviter à tout prix d’être ennuyeux.
Et je ne doute pas que Mme Musidora sache y parvenir..
Roger Régent
LEUR SECOND METIER
Pendant que Musidora, actrice peintre et romancière s’occupe de son enfant, le comédien Henry Houry s’intéresse aux objets d’art.
paru dans Paris-Soir du 17 octobre 1932
Coquette ingénument et, fine en son pyjama de soie rouge, Musidora me reçoit en un vaste salon qui lui sert d’atelier lorsqu’elle peint et de cabinet de travail lorsqu’elle écrit. Car, si elle s’occupe de théâtre, elle écrit et elle peint aussi, Musidora.
— Je n’ai pas de premier métier, me dit-elle. Je les préfère tous les trois.
Elle me tend un verre de xérès.
— Peintre ? Je voulais l’être avant de penser au théâtre. J’ai fréquenté les Beaux-Arts. Vous faites la moue ? J’étais élève de Jullian et de Humbert. Heureusement, j’ai connu Frémiet, qui m’a détourné de la rigidité photographique à quoi j’étais enchaînée. Ah ! ces conventions qui vous détruisent la personnalité !
» Je me suis remise à peindre. Par délassement, par goût. Voici le portrait de la fillette de Pierre Blanchar. »
Tableaux d’une facture qui s’impose, où d’habile et le difficile est d’être simple.
Interviewons la femme de lettres.
— C’est beaucoup dire. Il m’a pris la fantaisie d’écrire un premier roman. Il s’est bien vendu, et cela fait toujours plaisir. J’en achève un second où j’entre en lutte contre le suicide chez les gens de théâtre… C’est dur, parfois, la patience… Mais c’est toujours le salut...
Elle parle du fond du cœur, et dans ses yeux des images vont et viennent lorsqu’elle évoque ceux qu’un accès de désespoir a poussés à se détruire. Elle les a connus.
Elle poursuit :
— Les vampires, Judex, les Chacals, tout cela, c’est déjà si vieux…
Mais non, elle est belle. et charmante.
Une tête d’enfant blonde et bouclée s’insinue soudain à là porte :
— Maman !
Le quatrième métier. Hors série, celui-là !
H. A.
VEDETTES DANS L’OMBRE
Après avoir joué les femmes bandits, MUSIDORA goûte les calmes joies de la vie familiale
paru dans Paris-Soir du 25 avril 1936
Parce qu’elle était brune et que ses yeux étaient sombres, parce que nous la voyions muette et mystérieuse sur l’écran, et surtout parce qu’elle se nommait Musidora, nous pensions : « C’est une Italienne ! ».
Nous devions apprendre, peu de temps après, qu’elle était Française et qu’elle avait trouvé son pseudonyme dans un roman de Théophile Gautier intitulé Fortunio. Elle avait joué au théâtre et au music-hall, et en 1914, elle se produirait sur la scène des Folies-Bergère lorsque Louis Feuillade vint la chercher pour tourner dans Severo Torelli. Elle interpréta quelques autres films — dont Le Calvaire — mais ce fut dans Les Vampires quelle s’imposa vraiment à notre attention.
DES « VAMPIRES » A « JUDEX »
Les Américains venaient de nous épater avec Les Mystères de New-York. Les Français se devaient de leur donner la réplique : à Louis Feuillade revint l’honneur de relever le gant. En collaboration avec Georges Meirs, qui avait publié naguère Les Aventures de William Tharps, détective, il échafauda un scénario ténébreux, en plusieurs épisodes, qui portait ce titre à faire frémir : Les Vampires.
Pendant plusieurs semaines, nous assistâmes à la perpétration de crimes effroyables, à la lueur desquels — s’il est permis de s’exprimer ainsi — nous découvrîmes Musidora.
Pearl White nous avait émus dans son personnage d’Elaine, l’ingénue persécutée.
Musidora, elle, nous-révéla la femme fatale, la femme bandit.
Les hommes de mon âge étaient alors de tout jeunes gens : ils furent enthousiasmés, conquis.
Notre femme fatale se nommait, dans l’histoire de Feuillade, Irma Vep. Un nom bizarre, n’est-ce pas. ? Mêlez-en les lettres et placez-les dans un autre ordre et vous lirez « Vampire ». Il y a de quoi vous faire froid dans le dos !
Irma Vep apparaissait à tous les tournants du scénario et dans les travestis les plus divers, mais son grand succès était lorsqu’elle se montrait dans le costume flatteur de la souris d’hôtel. A ces moments-là, les musiciens de cinéma reprenaient avec entrain l’air d’une chanson qui avait fait fureur quelques années plus tôt :
Son maillot de couleur noire,
Moulait ses formes d’ivoire.
Irma Vep était entrée dans notre mythologie.
Musidora était entrée dans nos cœurs.
Nous la retrouvâmes lorsque Judex apparut sur les écrans. Cette fois, elle était Diana Monti, la perfide créature qui avait juré la perte du pauvre René Cresté et qui ahurissait ce bon Marcel Lévesque dit Cocantin.
Comme dans Les Vampires, elle eut une fin tragique car la justice triomphait, en manière de conclusion. Musidora peut se vanter d’avoir connu — sur les toiles de nos cinémas — les trépas les plus affreux : par le fer, par le plomb, par le feu, par la noyade même. Et c’était en somme très moral dans un monde de fiction où l’on punissait les méchants !
DE L’ECRAN AU ROMAN
Par la suite l’ex-Irma Vep interpréta de nombreux films. Rappelons les principaux : Pour Don Carlos, Chacals, Vicenta, la Flamme cachée, la Vagabonde, la Geôle, Mam’zelle Chiffon.
Elle alla en Espagne où elle s’intéressa à la tauromachie et tourna Sol y Sombra (Soleil et ombre).
Tout en faisant du cinéma, elle gardait le contact avec la scène. Au théâtre, elle jouait plusieurs pièces, dont L’Ecole des Cocottes. Au music-hall, elle dansait et chantait. Chansonnière, elle écrivait des couplets et leur donnait de la musique. Puis, tandis qu’elle continuait ses tournées de comédie et de chant, son nom disparut des affiches cinématographiques.
Il y a deux ans, cette artiste aux talents multiples se manifesta d’une façon toute nouvelle : elle écrivit un roman : Paroxysmes (de l’Amour à la Mort).
— Tout ce que j’avais de poésie dans le cœur, je l’ai jeté sur ces pages, dit-elle.
Et Jean Bastia, qui rima la préface, donna cette attestation :
Ce livre est tout votre cœur,
Un des plus beaux que je connaisse.
En effet, on sent que dans ces pages tour à tour voluptueuses, tourmentées, véhémentes, douloureuses, tendres, désespérées, apitoyées, volontaires et confiantes, Musidora a mis toute son âme, toute son expérience de la vie, toute sa générosité de cœur.
Les chapitres de Paroxysmes ne sont pas imaginaires à la façon des Vampires. On mesure la sincérité des sentiments qui s’y trouvent exposés et on devine que la romancière a bien connu des gens, semblables à ceux dont elle parle.
Le personnage du beau, fier et cruel Ramiro lui fut peut-être inspiré par l’élégant torero Antonio Canero, avec lequel elle tourna Sol y Sombra.
L’histoire de Flora, l’héroïne de Paroxysmes, s’achève dans un petit chef-lieu de canton champenois. C’est là que j’ai écrit à Musidora.
Musidora et son mari, Clément Marot, le jour de leur mariage.
ÉPOUSE ET MÈRE
Au nom des nombreux « cinéphiles » qui n’ont pas oublié Irma Vep, je lui ai posé ces questions indiscrètes :
— Que devenez-vous ? Que faites-vous ?
Et voici sa réponse :
« J’ai la joie pure de « faire » ma maison, la maison de mon mari, la maison de mon fils.
« J’ai conçu quelques plans d’architecture afin de transformer une grange en chapelle, en « sanctuaire » plus exactement. Les plans sont achevés. J’ai deux ouvriers avec moi dont l’un est l’entrepreneur, le chef des travaux.
« Je viens de terminer un escalier où les pierres sont sculptées par moi-même. Le mois prochain, j’inaugurerai une énorme cheminée — j’aime le feu de bois durant les nuits de printemps, pour laquelle j’ai sculpté deux bas-reliefs : le Jour et la Nuit.
« Je peins les vitraux de ce sanctuaire, je dessine le jardin : massifs de rosiers, bassin rectangulaire, bancs de briques rose pâle. J’indique l’endroit où devront vivre les œillets, les dahlias, comment tailler les buis en boule afin qu’ils se reflètent dans l’eau de la fontaine qui coule jour et nuit.
« Le soir, tard, j’écris des vers. Quelques eaux-fortes en couleur les accompagneront.
« Je compose quelques chansons et je termine mon prochain livre. »
Comme tout cela est calme et sage pour une ancienne femme-vampire !
Mais tout en travaillant à l’embellissement de son nid familial, Musidora pense encore à ses succès d’actrice.
Elle ajoute :
« Je ne vous mentirai pas en vous disant que j’adore toujours le cinéma, que j’aimerais tourner un film parlant. Mais qui pense à moi sur ma colline ? Qui entendra ma demande ? Metteur en scène ? Mécène ?
« Peut-être vais-je monter une très belle pièce de Thomas Murecey, un jeune auteur de talent.
« Peut-être irai-je faire un tour de chant de chansonnière sur quelque scène parisienne. Projets ! Projets ! »
Soyons donc rassurés : Nous reverrons Musidora.
Marcel Lapierre
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Musidora dans Pour Don Carlos en 1921.
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Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
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Pour en savoir plus :
Le site officiel de Musidora, ainsi que le blog qui l’a précédé.
La rétrospective Musidora à la Cinémathèque française du 3 au 12 janvier 2020.
L’article Musidora, une « artiste totale » sur le site du CNC.
L’article “Musidora, réalisatrice pionnière du cinéma” paru dans L’Humanité en 2015.
L’émission spéciale Autant en emporte l’histoire sur France Inter, “Musidora, star du muet“, disponible en podcast.
La Mort de Musidora, première “Vamp” du muet (Archives INA, actualités françaises du 18 décembre 1957).
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La bande annonce du documentaire “MUSIDORA, LA DIXIEME MUSE” de Patrick Cazals.*
Musidora évoque les tournages avec Louis Feuillade en 1945 dans Les Voix du Siècle.
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Musidora dans Les Vampires de Louis Feuillade (1915).
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Diaporama autour de l’hommage à Musidora au Festival International du Film de La Rochelle juin 2015.
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