Nous poursuivons notre série de posts consacré à Marcel Pagnol et à ses acteurs fétiches à l’occasion de la ressortie de la célèbre trilogie en salles et prochainement en DVD/Blu-ray.
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Voici les souvenirs de Raimu tel qu’il les a raconté pour la revue Pour Vous du 15 décembre 1932 au 19 janvier 1933.
15 décembre 1932 / 22 décembre 1932 / 29 décembre 1932 / 05 janvier 1933 / 12 janvier 1933 / 19 janvier 1933.
Ici commencent les Souvenirs de RAIMU
” Quand j’étais « comique troupier » dans le Midi “
paru dans le n°213 daté du 15 Décembre 1932
Un mauvais élève
DES Mémoires ? Hé là ! comme vous y allez… Des Souvenirs ? Ça, je veux bien essayer.
Si j’en crois mes amis, c’est une récréation. « Jules, me dit Pagnol, imagine-toi que tu es au café. Raconte-leur des anecdotes. »
Parbleu oui, mais il y a l’accent qui n’y sera pas. Et puis, bonne mère ! j’y pense : les gestes ! Comment ferons-nous les gestes ? Enfin, tant pis, du moment que je vous l’ai promis, passez-moi la plume et allons-y…
Donc, je suis né à Toulon, le 17 décembre 1883. Un bel enfant, disait le quartier. A preuve : quand j’ai fait ma première communion, j’étais si développé pour mon âge qu’on a dû me mettre en smoking !
La passion du travesti m’avait pris beaucoup plus tôt. Tout gosse, mon plus grand plaisir était de chiper de vieilles tentures à mon père — tapissier décorateur — et de m’en affubler pour faire la pantomime à mes petits camarades.
Cela, c’était les représentations de gala.
Le plus souvent, nous jouions au guignol. J’avais monté un théâtre de marionnettes dans la cour d’Henri Vidal qui devait beaucoup plus tard devenir rédacteur à Figaro et au Journal.
Les frais de mon établissement ne m’avaient pas contraint de recourir à des commanditaires, et en bon directeur qui ne veut pas se laisser manger tout vif par les droits d’auteur, j’y « montais » des pièces de mon cru. L’inspiration me venait toute seule, j’improvisais… Mais souvent aussi je jouais une parodie, j’adaptais, si vous préférez, la pièce que j’avais applaudie la veille au casino.
Pour 0 fr. 50, nous pouvions nous offrir un promenoir d’où nous suivions la pantomime avec les yeux émerveillés de l’enfance.
Allez donc vous intéresser le lendemain aux rois fainéants, à la preuve par neuf, ou à la culture du caféier, quand on incarne en imagination Lagardère !…
J’étais, j’en ai conscience aujourd’hui, un élève déplorable. Je ne travaillais pas, c’est vrai, mais je ne troublais pas la classe ; un accord tacite s’était, en effet, établi entre mes maîtres et moi. Je les laissais en paix faire leurs cours, en revanche, eux m’abandonnaient à mes méditations dont le théâtre était le tyran adoré.
Je ne vivais que pour lui, et déjà j’étais fermement décidé à devenir comédien.
Mon père, à qui je faisais part un jour de cette ambition, ne s’opposa pas à mon projet. Il se contenta de lever les bras au ciel et s’écria avec un ton de commisération extrême : « Il finira au bagne ! » et, se tournant vers ma mère, il répéta : « Au bagne ! » Le pauvre homme ne survécut pas longtemps à cette noire prédiction. Quelques mois après, il mourait subitement…
Lorsque mon deuil eut pris fin, plus rien ne s’opposait à ma vocation.
Je débute à Toulon
C’est ainsi qu’en 1900, donc à dix-sept ans, je débutai à Toulon dans une revue : Aiglons-nous les uns les autres. Mon emploi ? Figurant.
Quel zèle, quel enthousiasme ! Aussi jugez de ma fierté lorsque Augé, la vedette de la troupe, le même qui s éteignit récemment au terme d’une belle carrière, me demanda, au sortir de la scène, de le suivre dans sa loge pour me parler de mon avenir. J’étais fier comme un soldat du pape en faisant mon entrée chez le grand artiste qui se démaquillait.
« Jeune homme, me dit-il sans détourner la tête, il paraît que chez vous, vous faisiez le tapissier… eh bien ! retournez-y et recommencez ! »
Je sortis de sa loge en détresse et je gagnai la sortie, les tempes bourdonnantes, pâle comme une quenelle.
Par la suite, il me fallut encaisser maintes fois d’aussi gracieux coups de merlin. Nous étions trois amis qui avions débuté ensemble. « Il n’y en a qu’un qui réussira, affirmaient les augures ; mais celui-là, alors, vous pouvez dire qu’il ira loin… Quant aux deux autres, ils sont impossibles, on se demande un peu ce qu’attend le directeur pour les f… à la porte… »
Il n’attendit pas longtemps. C’est ainsi que Tramel (le futur Bicard, dit le Bouif) et Raimu, balayés par le même coup de mistral, se retrouvèrent un beau soir sur le pavé. Motif : « Trop mauvais ! » Au fond, je crois que le verdict était assez justifié. Quant au troisième, le Mounet-Sully en herbe, il abandonna bientôt le théâtre pour l’emploi plus modeste de « fait-diversier », Victor Petit, c’est son nom, rédige aujourd’hui, avec talent, la départementale d’un journal de Toulon.
Après une brève éclipse — le temps de recouvrir quelques fauteuils et de recouvrer un peu d’aplomb—je fis ma rentrée au théâtre à la manière d’une taupe.
Puisqu’il était si périlleux d’affronter les feux de la rampe, je décidai de leur tourner le dos et optai pour une position d’attente. C’est ainsi que je repris du service dans le trou du souffleur.
Je débutai dans mes nouvelles fonctions à l’Alhambra de Marseille, avec une pantomime anglaise relevée de couplets.
La troupe qui tenait alors l’affiche s’appelait les « Lauri-Lauri ».
Trois francs par jour !
Je gagnais trois francs par jour. Non content de « souffler », je vivais le rôle, je le jouais à part moi, avec une telle fougue, un tel enthousiasme que les acteurs s’en amusaient souvent. Mais voici qu’à la veille des fêtes de Noël, l’un des protagonistes prend froid et doit s’aliter.
Que faire ? Comment le remplacer ? Personne ne connaît le rôle… Si, le souffleur !
Pourquoi pas ? Le directeur me propose de doubler le malade. J’eus d’abord la tentation de sauter au cou du patron ; mais, domptant mon émotion : « Soit, lui dis-je sans enthousiasme, seulement je veux toucher les mêmes appointements que lui : quinze francs par jour. »
On finit par me donner satisfaction.
Alors, je redoublai d’audace et demandai une avance. « Soit ! »
Les pistoles dans la main, je courus chez le plus propre fripier où je fis l’acquisition d’un complet mirifique. Hélas ! le soir même, au restaurant, un garçon maladroit le baptisait du contenu d’un pot de moutarde liquide. Mon beau costume neuf et dont j’attendais les succès les plus flatteurs !
Faute de pouvoir le remplacer, je dus me résoudre à être pendant huit mois « le jeune homme avec tache ».
Ici se poursuivent les souvenirs de Raimu
paru le 22 Décembre 1932
Une sinistre farce
De tels mécomptes trop souvent renouvelés compromettaient l’équilibre de mon budget. J’avais le plus souvent le diable en poche et une faim de loup.
Mais quand on est jeune, on se tire toujours d’affaire, quitte à en faire plus tard son mea culpa.
C’est ainsi qu’à Nice, pour obtenir sans bourse délier le linge que me portait la blanchisseuse, j’ai imaginé une macabre mise en scène, une farce où Balzac eût sans doute trouvé le sujet d’un de ses contes drolatiques. Sur mon lit, dont les quatre coins étaient ornés de bougies, j’avais couché un de mes camarades, un certain Bruneau que ma blanchisseuse connaissait bien. Sur la couverture, un crucifix. Sur un guéridon un bol où trempait une branche de buis. Voici qu’apparaît soudain la blanchisseuse, portant sous son bras un gros ballot de linge. « Qu’est-ce qui est arrivé ? » demande-t-elle interloquée sur le seuil de la porte. Je m’approche à pas de loup et, un doigt sur les lèvres, je murmure d’une voix que je fais aussi sinistre que possible : « Bruneau est mort ! » La pauvre femme se signa et battit en retraite, affolée, abandonnant mon ballot de linge dans son trouble et sa précipitation…
Mais rire n’est pas tout, il faut subsister.
Le problème devenait d’autant plus aigu que je ne trouvais pas d’engagement.
Je deviens croupier !…
J’errais dans la ville comme une âme en peine, lorsque je rencontrai un ami qui s’enquit de l’état de mes affaires.
« Alors, ça va la chansonnette ?
— Pas fort…
— Jules, je vois que tu ne veux pas tout me dire. Tu as ta fierté. Je te comprends. Seulement, moi j’estime que tu ne peux pas continuer à faire le pitre sans même gagner ton avoine. Alors voilà, écoute bien mes paroles : tu plaques le métier, tu viens avec moi, tu t’achètes un smoking, même que je t’avancerai l’argent, et tu débutes au casino.
— Je veux bien, mais qu’est-ce que j’y fais ? La revue ou le tour de chant ?
— Il ne s’agit pas de ça. Tu tiens le râteau. Un point, c’est tout. Tu es croupier, voilà. Crois-moi, il te passera plus d’argent dans les mains qu’à raconter des fariboles sur la scène…
— Faites vos jeux, rien ne va plus ! »
Pendant un an, j’ai raflé les mises, j’ai lancé sur le tapis vert des poignées de plaques et de jetons aux heureux gagnants.
Puis négociant !
L’été, j’officiais à Aix-les-Bains. L’hiver, je descendais à Nice.
Le métier a cet avantage qu’il est d’un assez bon rapport, malheureusement à la longue il devient fastidieux. Si bien qu’ayant réalisé quelques économies, je décidai de tenter la fortune dans le jeu, moins hasardeux, du négoce.
Je devins bientôt commerçant marseillais. Quelle fierté lorsque je vis se détacher en lettres orange sur la façade bleu azur de mon magasin : Jules Raimu, sel et en gros.
Non pas un petit Raimu de rien du tout comme sur les programmes, mais un nom magnifique, plus grand, plus rutilant que celui de Panisse, maître-voilier sur le port. Je l’avais cette fois, la vedette !
Eh bien, non, ce n’était pas ma voie. Les clients cette année-là ont dû manger fade, car mon sel et moi nous restions toute la journée à nous faire grise mine… Pensez bien que le soir, quand j’avais baissé le tablier du magasin, j’éprouvais le besoin de me changer les idées…
Aussi, jugez de ma joie lorsqu’un jour de cafard je tombe sur les mimes Séverin et Thalès, des amis de théâtre, des copains de tournées.
« On boit l’apéritif?
— Et comment ! »
Déjà le garçon disposait les chaises.
« Qu’est-ce que ça sera pour ces messieurs ?
— Des mominettes ! »
Nous avons eu la légèreté d’en boire plusieurs… une douzaine vraisemblablement, car du cours Belzunce jusqu’à la Plaine, nous avons fait escale dans tous les bars. Je vous jure qu’à la fin les mimes avaient la langue déliée !… Mais moi par exemple, je n’étais pas bien. J’avais des vapeurs, des éblouissements, des vertiges… Ce qui s’est passé, je n’en sais rien. Comment suis-je rentré chez moi ? Mystère ! Je me suis réveillé à quatre heures de l’après-midi à plat ventre sur mon sel.
Ce fut la perte du commerçant. Car par suite de je ne sais quel maléfice, mon sel dès lors ne cessa de fleurer le pernod, ce qui était en somme plutôt romantique. Mais la clientèle prétendait ne point mélanger la poésie avec le condiment.
Je dus fermer boutique et chercher un autre emploi.
Je rechante
Au cours de mes démarches, le hasard me mit en présence de l’imprésario Goubert.
« Tu tombes bien, me dit-il, j’ai besoin de quelqu’un pour une fête de bienfaisance.
— Qu’est-ce qu’il faut faire ?
— Chanter, parbleu.
— Alors, non.
— Pourquoi ?
— Tout simplement parce que ça ne m’amuse pas de me faire engueuler.
— Mais on ne t’engueulera pas, voyons : tu n’es pas payé !
— Alors, ça va ! »
Ce fut très bien. Pas de trac du tout. Un rappel, deux rappels, des applaudissements même. Enfin le franc succès.
Cette heureuse expérience m’a décidé à reprendre mon tour de chant, de comique troupier.
Je suis engagé à Genève, mais j’apprends à mon arrivée qu’il y a un autre soldat au programme : Montéhus.
D’instinct, je voyais en lui un ennemi. En quoi j’avais le plus grand tort, car Montéhus, qui remportait chaque fois un triomphe, m’empêcha d’être résilié.
« Mais enfin, lui disait le patron, je ne peux tout de même pas garder l’autre, le fantaisiste. Vous voyez bien qu’il est en bois ! »
Montéhus tenant bon eut gain de cause.
« Jeune homme, me dit-il quand je vins le remercier, voici ce que vous allez faire : vous allez prendre mes chansons et vous les direz en comique.
« Je vais vous donner le ton :
Espèce de sale cabot
Tu auras ma graisse
Mais pas ma peau. »
C’était bien vu, car je connus ainsi mes premiers succès. Je fis rire, on m’applaudit.
Mes affaires devinrent assez florissantes.
J’eus bientôt sept cents francs en poche économisés sur mes cachets.
Or, voici que je rencontre un mauvais génie qui m’entraîne au Kursaal.
« Vois-tu, me dit-il, personne ne sait jouer dans ce cercle. Si j’avais seulement un peu d’argent, je ferais fortune en deux soirs… Enfin, entrons toujours pour regarder la partie… »
Je me laisse entraîner et me voici soudain poussé vers le tapis vert par le démon du jeu.
Quelle erreur ! L’ancien croupier se fait étriller de première : victime d’un retour de râteau, il perd ses sept cents francs jusqu’au dernier sou.
Un malheur ne vient jamais seul. Le lendemain je perds ma voix. Une maudite laryngite me prive de mon gagne-pain.
Je cherche partout de l’embauche, mais c’est en vain que je sollicite les chefs d’entreprise, on ne veut pas d’un ouvrier comme moi, j’ai les mains trop blanches.
Enfin, je trouve un emploi dans un restaurant.
« Comme vous n’êtes pas du métier, me dit le patron, vous mettrez le couvert, vous desservirez la table et vous aiderez à la plonge. Si tout va bien, vous passerez garçon au bout de six mois… »
Je n’attendis pas si longtemps, car il me poussa des ailes en même temps que la voix revenait.
Ici se poursuivent les souvenirs de Raimu
paru le 29 décembre 1932
C’est toujours à Marseille, avant la guerre. Raimu, à la suite d’une laryngite, a dû se foire garçon de café. Mais la voix lui revient peu à peu, et son goût pour les planches l’emporte sur ses dispositions pour la limonade. Voici la suite de son récit :
Je reprends mon tour de chant.
On m’applaudit encore au cirque Rancy ; de là, en route pour Narbonne, où je suis engagé dans un café chantant. On m’a prévenu : le patron, un nommé Andréi, est une brute, un casseur d’assiettes, une terreur. Malheur à ceux qui ne lui donnent pas satisfaction !
Laryngite, monologues, tournées
L’avertissement n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Mais voici que pour mon malheur, un maudit courant d’air pendant le voyage me prive presque complètement de l’usage de la voix. En arrivant à Narbonne, l’aphonie persiste, il me semble même que le mal a empiré. Je ne pourrai certainement pas chanter ce soir. Comment expliquer la chose au terrible Andréi qui a fait les frais d’une affiche pour annoncer mes débuts ?
Je me dirigé vers son café chantant d’un pas mal assuré. Je prends au plus long, je flâne. Arrivé devant la porte, impossible de me décider à entrer. Soudain paraît le patron, les poings sur les hanches, le sourcil froncé, la moustache agressive :
« Eh bien ! qu’est-ce que tu fais là ?
— Ah ! Monsieur, lui dis-je sur un ton d’affliction extrême, il m’arrive un bien grand malheur, hum ! hum ! C’est ma laryngite, j’ai perdu ma voix pendant le voyage, ça fait que je ne pourrai pas chanter ce soir. »
Je pensais : « Mon pauvre vieux, tu es fichu, il va t’attraper par la peau du… dos et te secouer comme une carpette. »
Mais Andréi, soudain paternel, me pose la main sur l’épaule :
« Faut pas te frapper comme ça, petit, tu leur diras des monologues, voilà tout ! »
Ouf ! j’avais eu chaud.
De Narbonne, je gagnai Avignon.
Au vrai, je n’étais guère argenté quand j’y fis mon entrée. Mais on pouvait voir ma photographie sur le programme de l’établissement qui s’était assuré mes services. Ce document, témoignage de ma qualité «d’artiste», me fut d’une grande utilité : il incita un restaurateur et un logeur à me faire crédit. Riche de quatre francs en poche, je repoussais ces avantages avec véhémence, mais un coup d’œil à mes chaussures aux talons en biseaux et qui bâillaient de lassitude assurèrent les commerçants que j’étais vraiment « dans mes petits souliers ».
Ces braves gens insistèrent avec tant de chaleur que je finis par me laisser convaincre.
« Eh bien soit ! dis-je d’un air protecteur ; puisque vous préférez ce mode de règlement, je vous paierai à la fin du mois. »
Ainsi se trouvait momentanément écarté de mes préoccupations le problème du vivre et du couvert.
Retour à Marseille.
On m’engage à quinze francs par jour à l’Alcazar. Le public, cette fois, me réserve un accueil chaleureux. Mon contrat était signé pour vingt-huit jours, mais au bas de la feuille, en tous petits caractères, une clause que je n’avais même pas remarquée prescrivait que la Direction se réservait le droit de rengager l’artiste aux mêmes conditions. Or, je venais de signer avec le Palais de Cristal. Il y eut procès.
« Enfin, me dit le juge, pourquoi avez-vous quitté l’établissement où vous étiez engagé ?
— Parce que je ne peux pas chanter à l’Alcazar.
— Et pourquoi, s’il vous plaît ?
— Parce que, Monsieur le Président, ma mère ne veut pas. »
(Notez que j’étais aussi grand et presque aussi étoffé qu’aujourd’hui.)
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Mais la vérité. Monsieur le Président, je suis mineur. »
Stupeur du président, hilarité de l’auditoire.
J’avais gagné mon procès.
Je pourrais écrire un livre entier de semblables anecdotes : elles me reviennent à la mémoire en chapelets d’oignons. Mais le lecteur attend sans doute plus solide pitance et je me propose de ne pas le faire languir…
En conséquence, je ne raconterai pas certain malaise conséquent à une « débauche » de homard à l’américaine, ni les supplices qui s’ensuivirent en scène pour avoir, sur le conseil diabolique de mes camarades, absorbé un paquet entier de bicarbonate de soude quelques minutes avant de faire mon numéro.
Jamais artiste n’éprouva, face au public, pareils tourments…
Mais j’ai promis de ne pas raconter l’incident, et le voudrais-je, il me serait impossible de m’en acquitter avec décence.
Reprenons donc, à vol d’oiseau, le fil de ma capricieuse existence.
Je parcourais le Midi de la France, chantant toujours du Montéhus adapté à mes cordes et jouant à l’occasion des pièces en un acte.
Rencontre avec Esther Lekain et Mayol
Le public, à présent, me réservait un bon accueil. A l’Alcazar d’été notamment, à Avignon, les spectateurs me gratifièrent de plusieurs rappels, mais le succès de la soirée revenait à la vedette Esther Lekain, fêtée partout comme une reine de la chanson.
« Jeune homme, me dit-elle après le spectacle, vous êtes amusant, mais vous n’arriverez à rien avec ce nom-là. Raimu, Raimu, c’est un nom neutre, sans rien qui accroche l’attention ; ça ne se retient pas. Il faut absolument trouver autre chose. »
Le lendemain, j’étais assis à la terrasse d’un café avec Wolf, le pianiste du Chat Noir.
Chacun de nous lisait son journal.. Pour moi, je me délectais d’une nouvelle d’Abel Hermant : Gougeard. Après la dernière ligne, je restai songeur.
« Tu vois, dis-je à Wolf, jusqu’ici j’ai toujours eu le trac de « monter » à Paris. Mais si l’on me proposait de jouer une pièce tirée du conte de ce monsieur Abel Hermant, eh bien, tu m’entends, j’irais tout de suite ! »
Le lendemain matin, je recevais une lettre de Félix Mayol.
« Lis le Journal d’hier, me conseillait-il, tu y trouveras un conte intitulé Gougeard. J’ai demandé à Yves Mirande d’en tirer une pièce en un acte qui sera créée chez moi. C’est toi qui auras le rôle. Viens vite. »
Mayol, en 1910, avait acheté le Concert parisien aujourd’hui Concert Mayol où se sont révélés Vilbert, Dranem, Max Dearly, tant d’autres…
La lettre de mon directeur avait allumé en moi une flambée d’enthousiasme, si bien que deux jours après je débarquai à Paris et m’encourus au faubourg Saint-Martin.
Personne ne m’y connaissait. Aussi m’arrivait-il souvent, à la terrasse du Café du Globe, d’entendre formuler sur mes mérites de singuliers jugements.
« Mayol, disait-on, va ramasser une tape magistrale. Il n’a engagé que des « comiques à l’huile ». Tu vas voir le Raimu : il arrive de son patelin avec un plein panier de fards et de perruques. »
Je me fais raser le crâne
Le propos m’avait piqué au vif. Je me flattais, en effet, de ne pas recourir à l’artifice des crayons gras. Aussi, décidé à confondre mes détracteurs, je pris la résolution de me faire raser le crâne.
Mirande et Abel Hermant n’en revenaient pas.
« Qu’est-ce qui vous est arrivé ? » me demandaient-ils à notre première entrevue.
Et moi un peu gêné : « Mon Dieu, rien, je reviens du bagne. »
Enfin « le comique à l’huile » tint à jouer son rôle sans le moindre maquillage.
Il n’eut pas à s’en repentir, car la pièce qu’on avait baptisée C’est solide remporta un succès éclatant.
La critique me fut très favorable, notamment Brisson qui écrivait dans Le Temps :
« Il est inadmissible qu’on laisse un acteur tel que Raimu végéter au café concert. C’est le boulevard qu’il lui faut. »
Débuts au cinéma muet
Sur ces entrefaites, je débute au cinéma sans éclat. Je tourne trois films : L’Agence Cacouette, avec Roger Lion comme metteur en scène, et deux autres « productions » dont les titres n’ont pas marqué dans mon souvenir.
Le dernier de ces films m’a dégoûté de l’« art muet ». On renversait sur moi un sac de charbon, un sac de farine, puis on me lançait dans une cuve d’eau. Et allez donc ! Les gags de cette époque étaient, comme on le voit, assez épicés. Or, les cachets qu’on nous allouait ne compensaient guère le traitement que nous subissions. Je touchais pour ma part vingt-cinq francs par jour pour la matinée et dix francs par après-midi.
Décidément, j’aimais mieux le théâtre, surtout avec un directeur tel que Mayol dont tout le monde s’accordait à faire l’éloge. Toutefois, des offres de la Cigale bien plus avantageuses que la mensualité de six cents francs qu il m’allouait, me décidèrent à le quitter en payant un dédit de cinq mille francs. Ainsi ma première saison de Paris se soldait par un déficit de mille quatre cents francs ! Je dois avouer que (c’est presque un usage en pareil cas), le directeur de la Cigale m’avait fait l’avance de mon dédit.
Je débutai dans ce nouvel établissement avec une revue : Midi à quatorze heures.
Le clou en était une apparition de la Joconde, dont le rapt au musée du Louvre mettait au désespoir les hauts fonctionnaires de la police et des « Beaux Arts ».
Je deviens la Joconde
Le voleur apparaissait en scène, chargé d’une énorme valise qu’il posait sur le sol. Le couvercle se soulevait soudain et la Joconde se dressait avec une majesté souriante, pour chanter sa petite chanson. La Joconde, vous l’avez deviné, c’était moi.
La scène faisait courir tout Paris. Parmi les personnalités que nous nous désignions à voix basse sur le plateau, figurait très souvent Lucien Guitry, alors à l’apogée de sa gloire.
Un jour, je reçus un mot de son secrétaire qui m’invitait à aller voir le grand artiste dans sa loge avant la matinée Kismet, au théâtre Sarah-Bernhardt.
« Venez de bonne heure, conseillait-on, M. Guitry veut bavarder avec vous. »
Je courus au rendez-vous, le cœur battant.
Les Souvenirs de Raimu
paru le 5 Janvier 1933
Toujours avant la guerre. Raimu, qui vient de débuter à la Cigale, où il joue le rôle de la Joconde, a été convoqué par Lucien Guitry. Il accourt au rendez-vous le cœur battant.
Le maître me reçut avec une cordialité dont je fus très touché.
« Jeune homme, dit-il, je vous suis depuis quelque temps déjà. Ce que vous faites est très intéressant. Seulement, vous ne devez pas persévérer dans cette voie : il faut vous évader. Renoncez au music-hall et abordez hardiment le théâtre. »
Par la suite, Lucien Guitry me témoigna toujours de l’intérêt et voulut bien, à plusieurs reprises, m’honorer de ses conseils qui me furent précieux.
Le théâtre, sans doute, était bien tentant, mais j’étais liéé par des contrats qui me contraignirent d’ajourner mes projets. Je restai une saison et demie à la Cigale, puis j’entrai aux Folies-Bergère et aux Folies Marigny où je jouai des revues.
La guerre… En mars 1915, je fus réformé.
J’errais le soir dans Paris quasi désert et sans lumières à la recherche de mes anciens camarades de plateau.
Un engagement qui vient à point
C’est ainsi que je parvins à dénicher, près de la gare Saint-Lazare, un bar clandestin, le Fox, où se réunissaient les gens de théâtre.
Feydeau y trônait, un cigare aux lèvres, étincelant d’esprit : un mot, une bouffée de fumée, tels étaient à peu près son régime et sa cadence.
Un jour, à trois heures du matin, le fameux vaudevilliste vient s’asseoir à ma table.
« Je suis très embêté, me dit-il; on monte Monsieur chasse à la Renaissance ; il me faudrait un acteur ayant naturellement l’accent marseillais. Connaissez-vous quelqu’un ? »
Je me dressai comme mû par un ressort et me raidis dans un impeccable garde à vous.
« Serviteur ! »
Je fus engagé sur-le-champ.
Fichtre, il était temps… Je n’avais plus le sou en poche et ne possédais qu’un seul costume de ville dans ma garde-robe. Aussi n’avais-je pas la peine de me déshabiller pour entrer en scène. Tel j’arrivais au théâtre, tel j’apparaissais aux spectateurs. Marcel Simon et Louvigny, qui faisaient partie de la distribution, s’en étonnaient d’autant plus que je jouais toujours sans maquillage.
Vint le printemps, et avec les beaux jours, certaine fringale de fugue, de fritures, de guinguettes… Une camarade venait précisément de m’inviter à passer quatre jours chez elle à La Varenne.
Allons-y pour le pieux mensonge !…
« Monsieur le directeur, je suis convoqué à Lyon par le conseil de réforme. Il faut absolument que je parte demain.
— Ah ! c’est embêtant. Enfin, dépêchez-vous, tâchez d’être de retour le plus vite possible… »
Le lendemain, j’étais allongé à la Récamier à l’arrière d’un canot dont mon hôtesse manœuvrait gaillardement les avirons ; je commençais de m’assoupir en parfait sybarite, lorsqu’un appel inattendu vint bousculer ma béatitude.
« Ho ! Raimu, ça va la réforme ? » C’étaient Marcel Simon et Louvigny qui avaient éventé ma ruse…
Je dus acheter leur silence d’une bouteille de Picon, et mon congé ( ?) terminé, rentrer au théâtre sans embarras.
« Maintenu réformé ! » dis-je à la cantonade avec autorité.
Où je deviens Jolibois des Sardines
C’est au cours des représentations de Monsieur chasse que je remarquai une jeune femme affriolante en diable. Une frimousse gavroche, des yeux rieurs, un nez à la parisienne, et habillée de telle sorte que sa robe, comme disent les peintres, faisait « chanter » tous ses avantages.
« Quel est ce phénomène ? demandai-je.
— Spinelly ! »
Des amis nous rapprochèrent et la glace fut bientôt rompue. Dès les premières paroles, nous étions tous deux en sympathie.
Quelques jours après, « Spi » me faisait appeler chez Rip. Celui-ci me demanda si je voulais créer Plus ça change aux côtés de Paul Ardot, Guyon fils, etc..
« Est-ce que le rôle de Jolibois des Sardines vous plaît ? me demanda Rip qui m’avait confié un manuscrit.
— Admirable.
— C’est celui que je vous destine. »
Après la générale, je fus honoré d’une visite de Lucien Guitry qui fut, je le répète, toujours très bon pour moi ainsi que Silvain. Le doyen, dont je vénère au même titre la mémoire, me prodiguait les plus précieux encouragements, soit à Paris, soit dans le Midi, où il aimait à s’entourer de vrais amoureux du théâtre dans sa villa des Lesques.
« Vous voyez, me dit Guitry en pénétrant dans ma loge, vous êtes né pour le théâtre ! »
Il manqua de peu de se rencontrer dans ma loge avec Sacha, ce qui eût été assez piquant, car le père et le fils, alors, se boudaient.
Sacha projetait d’écrire une pièce que nous jouerions tous les deux. Ce fut Faisons un rêve.
Cette comédie a été « enlevée » en tourbillon par Sacha Guitry qui, en cette circonstance, me donna une inoubliable démonstration de sa maîtrise.
Croirait-on qu’il écrivit cette délicieuse comédie en trois jours ?
Comme je m’extasiais sur sa célérité, Sacha Guitry me confia qu’en vérité il mûrissait son oeuvre depuis plusieurs années, de telle sorte qu’il avait pu l’écrire au moment opportun, pour ainsi dire, d’un jet de plume.
Je vois toujours mon auteur lisant sa pièce et se levant parfois pour jouer une scène qui lui plaisait particulièrement.
« Voilà, me dit-il en me tendant son manuscrit, vous avez trois semaines pour apprendre votre rôle. C’est un jeu d’enfant. »
De “Faisons un rêve” à “L’École des cocottes”
Faisons un rêve eut une fort belle carrière, après quoi je partis pour Marseille, où j’avais signé un engagement de 25.000 francs par mois à l’Alcazar, ce même établissement dont le directeur m’avait attaqué, comme je l’ai rapporté précédemment, pour rupture de contrat alors que j’étais mineur.
Ce fut cette fois une navrante « gadiche », comme on dit dans l’argot des coulisses.
Le public s’abstenait de venir nous applaudir, bien que Jean Flor, alors fort en vogue, fût de la distribution, pour aller assister en foule à une revue locale où triomphaient Fortuné cadet, Suzanne Chevalier et Berval.
Je revins à Paris sans auréole. Armont et Gerbidon m’offrirent alors fort à propos un rôle dans L’Ecole des cocottes. Aux répétitions, tout n’allait pas comme on le souhaitait, et les acteurs eux-mêmes étaient divisés, car certains voyaient dans cette comédie satirique une pièce à thèse.
Le succès du spectacle en était compromis.
« Ne désespérez pas. mes enfants, conseillait Trébor, nous tiendrons l’affiche au moins trente jours. C’est moi qui vous le dis… »
En fait, L’Ecole des cocottes fut jouée 300 fois au Théâtre Michel, 200 fois au Palais Royal et 100 fois aux Variétés… Mais Phi-Phi, qu’on jouait à la même époque, était un triomphe. Magnard m’avait confié, un mois avant les répétitions : « Il y a le rôle de domestique épatant. Tu es un Pirée fait sur mesure. »
Je courus trouver Trébor et lui dis : « N’avez-vous rien pour moi dans Phi-Phi ?
— Mon pauvre ami, répondit Trébor, c’est une pièce qui fera sept jours… Je n’ai même pas voulu commander les costumes et les décors, c’est Donastien qui les exécute, à son compte, au pourcentage, à ses risques et périls. »
Deux mois en Roumanie
J’ajoute qu’il n’eut pas à le regretter. Mais laissons-là Phi-Phi et le Pirée et transportons nous en Roumanie, où j’ai signé un contrat très avantageux. On m’a engagé pour deux mois, et j’ai joué trois fois en tout. Par exemple, le confort laissait quelque peu à désirer. Nous couchions à Sinaïa sur un simple sommier plaqué à même le sol. Cette vie de trappiste finit par me lasser : j’éprouvai l’ambition de décorer mon home.
Riche occasion de mettre en pratique ce fameux système D dont le prestige couvrit pendant longtemps toutes les audaces. En furetant dans le palais, je finis par dénicher dans le magasin d’accessoires du théâtre des tentures qui servaient à la décoration de la loge royale. Mettant à profit mes aptitudes et mon expérience de tapissier, j’en confectionnai pour ma chambre de somptueux rideaux, avec l’écusson royal, s’il vous plaît, qui firent l’admiration de mes camarades.
On venait en visite chez Raimu, puis on allait griller une cigarette chez Lurville, qui avait tapissé sa chambre de journaux et s’était confectionné un ciel de lit avec je ne sais quelle toge impériale. De Sinaïa, je passe aux Variétés sur les boulevards, où on me confie le principal rôle de Un homme en habit.
Raimu nous raconte ses souvenirs
paru le 12 Janvier 1933
Au retour d’un séjour en Roumanie, Raimu se voit confier le principal rôle, de « Un homme en habit ». Cet événement ne laisse pas de faire jaser.
Jeanson, qui déjà faisait ses dents et ses griffes, avance qu’on a dû faire erreur sur l’affiche.
« Ne conviendrait-il pas mieux, écrit-il, si Raimu paraît dans la pièce, de l’intituler plus modestement L’Homme en blouse ? »
Hum, hum ! je ne suis pas content, content, d’autant plus que Max Maurey, au cours d’une répétition, après quelques échanges de vues assez vifs, me décoche cette flèche :
« Jeanson a raison : il y a des acteurs à 25 francs qui sont meilleurs que vous.
— Eh bien, lui dis-je sans me fâcher, qu’attendez-vous, cher directeur, pour les engager ? »
Une scène dramatique…
Tout se passa bien cependant. La carrière de la pièce terminée, j’entre tout guilleret au Théâtre de Paris. Nous jouons La Flambée. Attention ! J’ai un rôle où on ne badine pas, il faut de l’assurance, des épaules, du ton et un digne maintien.
Certain soir, le maître de maison Mancini racontait à ses invités, assis autour de lui dans le salon, comment il venait à l’instant de découvrir un cadavre. C’était une des scènes les plus dramatiques de la pièce. Donc ce soir-là, empoigné par l’intensité de l’action, j’eus, au moment où l’émotion était portée à son comble, un « coup au cœur » qui détermina de ma part un sursaut. A cet instant précis m’advint une fâcheuse mésaventure : ma chaise s’écrasa sous moi, et me voici tout éberlué sur le carreau. Aussitôt, une vague d’hilarité déferla sur la salle. Les spectateurs riaient, riaient sans pouvoir reprendre leur souffle. Quant aux acteurs, tournant le dos au public, ils étaient secoués de spasmes et ne pouvaient articuler une syllabe. Je vois très bien encore Vera Sergine réfugiée contre ma poitrine et pleurant… et pleurant… Il fallut baisser le rideau.
Je joue ensuite une revue au Casino de Paris, puis à Marigny, une autre revue écrite par Sacha Guitry, où j’interprétai un rôle de jeûneur qui fit, je crois, rire tout Paris. J’incarnai aussi Clemenceau, le père La Victoire, qui vint se voir paraît-il, mais n’éprouva pas la curiosité de faire la connaissance de son double.
Je le regrette, bien sûr, mais peut-être ai-je échappé ainsi à deux ou trois coups de griffes dont le cuir m’eût brûlé pendant un mois.
Toujours à Marigny, c’est ensuite Coups de roulis. Le rôle avait, paraît-il, été fait pour Dranem, mais c’est à moi qu’il échut finalement par la volonté de Messager. On ne croyait pas que l’opérette aurait une longue carrière et… ce fut la même histoire que Phi-Phi. Au reste, l’histoire du théâtre prouve que neuf fois sur dix, les augures se fourent, comme on dit, le doigt dans l’œil.
Premier contact avec Pagnol
Où donc avais-je la tête ?
Voici que j’allais oublier un fait d’importance et un personnage de grande envergure.
C’était pendant que je jouais Le Diable à Paris avant la revue où j’incarnais Clemenceau. Je reçois dans ma loge la visite d’un jeune homme brun, maigre comme un coucou.
Evidemment, au premier coup d’oeil, je ne l’ai pas pris pour un producer, mais le bougre ne manquait pas d’allure, on devinait en lui un « tempérament », et comme il se présentait gentiment avec un très honorable accent marseillais, je lui offre un escabeau.
« Alors, mon ami, qu’est-ce que c’est ?
— Monsieur Raimu, dit le visiteur, je vous porte une pièce. »
Aussitôt, il tire un manuscrit de la poche de son pardessus…
« Attendez, attendez ! Avant que je vous demande le titre, dites-moi toujours votre nom.
— Je m’appelle Marcel Pagnol, auteur de Marius que j’ai l’honneur de vous présenter, »
il me tend son cahier.
« Vous savez, je n’ai pas le temps de lire ça… Est-ce qu’il y a au moins un rôle pour moi là-dedans ?
— Certainement, monsieur Raimu. Un rôle en or : vous seriez Panisse.
— Bon, laissez-moi la pièce et revenez me voir dans quelques jours… »
Le surlendemain, Pagnol venait aux nouvelles.
« Alors, Monsieur Raimu, vous avez lu le manuscrit ? me demande-t-il avec un regard où je discernais un peu d’angoisse.
— Oui… c’est quelque chose !
— Et vous joueriez ma pièce ?
— De tout cœur. »
Pagnol a un instant l’intention de me sauter au cou… mais voici qui attiédit son enthousiasme.
« Seulement, dis-je, attention : je ne veux pas de Panisse. Mon rôle à moi, c’est César.
— César! »
Le jeune auteur supporte mal le coup. Il pâlit, il s’assoit.
« Monsieur Raimu, Monsieur Raimu, dit-il avec désespoir, vous n’y pensez pas : c’est un rôle épisodique…
— Vous l’étofferez, voilà tout… »
Pagnol cherchait autour de lui quelqu’un pour le réconforter, pour se ranger à son avis. Mais nous étions seuls dans ma loge. Alors, il abandonne la partie.
« Rendez-moi le manuscrit.
— Eh bien, eh bien, jeune homme !…
— Enfin, qu’allez-vous faire ?
— Le porter ce soir même à Volterra. »
On finit par s’entendre
Celui-ci lut la pièce et lui trouva des qualités.
« Je vais la jouer », dit-il.
Pagnol était aux anges, mais le temps passait et on ne mettait pas sa pièce en répétition. Jugez de l’impatience d’un auteur de vingt-cinq ans, méridional par surcroît !
Pour moi, je n’étais guère plus patient, car la pièce m’avait emballé. Alors, un soir que je m’étais disputé avec Volterra (une fois de plus, une fois de moins, entre nous, aucune importance), je fais convoquer Fresnay et Pagnol auxquels je donne rendez-vous chez le patron. Celui-ci fronce le sourcil en voyant apparaître les conjurés.
« Tu as devant toi, dis-je d’une voix de père noble, l’auteur de Marius et deux des principaux interprètes. Alors, je te prie de nous fixer par lettre une date de représentation ou de rendre son manuscrit à ce jeune homme qui n’a pas les moyens d’attendre ». Volterra allume un nouveau havane.
— Mais, je veux la monter.
— On connaît la chanson… Te décideras-tu, à la fin ?
— Bientôt, bientôt.
— Très bien ; en ce cas profite de l’occasion : signe tout de suite son engagement à Fresnay.
—- Voilà une excellente idée. »
Volterra s’exécuta. Il n’eut pas à s’en repentir. Ce « coup de force », j’en suis persuadé, avança de plusieurs mois l’éclosion de Marius.
Voici la fin des souvenirs de Raimu
paru le 19 Janvier 1933
Raimu a présenté Marcel Pagnol à Volterra et l’a incité fortement à monter Marius et à engager Pierre Fresnay. Volterra s’exécuta, et Marius remporta le succès que l’on sait. Quelques mois après, Fanny doit succéder à Marius.
Quand on a parlé de jouer Fanny, on m’a encore présenté l’habit de Panisse. Cette fois encore, j’ai refusé.
Les pourparlers ont duré un an. Le rôle, en définitive, devait revenir à un remarquable artiste, Charpin, dont je dirai quelques mots un peu plus loin.
Finalement, Volterra et moi nous nous sommes jeté des bouts de cigare à la figure, je n’ai pas joué la pièce… Mais tout ça, c’est des histoires, nous avons balayé toutes nos rancœurs : la paix est faite, j’en suis très heureux et nous voici prêts à travailler de nouveau en bonne harmonie.
Notre réconciliation avait été soudaine.
C’était une heure à peine après la présentation de Fanny sur l’écran de Marigny. Je remontais la rue Notre-Dame-de-Lorette, encore tout occupé du film, lorsque soudain Volterra, sortant de la « Boîte à matelots », se dressa devant moi.
« Jules, dit-il, je ne peux pas te laisser passer sans te dire que ce soir tu as été superbe. »
Le coup était ajusté de première : vous pensez bien qu’il a porté : nous voici dans les bras l’un de l’autre, la larme à l’œil, rabâchant des souvenirs de générale, et nous rappelant les maîtresses bouillabaisses tout là-bas dans sa propriété de Camarat, près de SaintTropez…
Où l’on parle de cinéma
Sans doute, chers lecteurs, me reprocherez-vous de parler beaucoup de théâtre et bien peu de cinéma. En vérité, si je n’ai pas évoqué plus tôt mes souvenirs de studio, c’est qu’on ne se pressait guère de me faire tourner. Tous les camarades passaient sous les sunlights, et moi, qu’on me pardonne l’expression, chaque fois « je passais à travers ».
C’est en prenant l’apéritif chez Weber, que j’ai été mis en relation avec Richebé.
« Vous ne me connaissez pas, me dit-il, mais entre Toulonnais et Marseillais, on a tôt fait de sympathiser. Je viens de tourner La Route est belle, les résultats sont très encourageants, aussi avons-nous décidé d élargir notre programme de production. Voulez-vous travailler avec nous ?
— Avec plaisir ; seulement je ne sais pas trop ce que je vais donner au cinéma.
— Je suis sûr que ce sera très bien.
— Alors, topez là ! Affaire conclue. »
J’en étais d’autant plus heureux que je venais de perdre presque toutes mes économies avec la déconfiture d’un coulissier qui « avait fait le saut ».
Lorsque, tout guilleret, j’annonçai mon engagement à mon imprésario Arnaud, celui-ci ne partagea pas mon optimisme.
« Jules, me dit-il, tu as eu tort. Tu as tout à perdre avec le cinéma et tu sais qu’il ne te reste plus grand’chose… »
Ma foi, tant pis ! Pourquoi l’écran serait-il pour moi un linceul ?
Passez-moi la plume, Messieurs Braunberger et Richebé, donnez-moi le contrat… Voilà, c’est signé !
J’avais mon idée : je voulais tourner Chotard et Cie.
La firme qui s’était assuré mon concours acheta les droits d’adaptation à l’auteur, Roger Ferdinand ; ensuite — vous allez voir qu’on était décidé à faire bien les choses — on engagea tout exprès un metteur en scène qu’on fit venir d’Amérique.
Je commence à me mettre en colère
Il arriva par le premier paquebot avec un bagage impressionnant frappé au timbre d’Hollywood.
Après l’avoir fêté comme il convenait, on le pria de lire Chotard, à quoi il daigna consentir. Rendez-vous est fixé pour esquisser un plan de travail. Devant toute la troupe assemblée, le metteur en scène déclara que l’œuvre de Roger Ferdinand l’intéressait et qu’il allait en tirer un drame noir dont frémirait le monde entier.
Un drame ! Ainsi il faisait une sombre histoire de cette comédie charmante ! Mon sang ne fit qu’un tour et je formulai au « cinéaste » américain de vives représentations. Il répondit comme un porc-épic. Alors je m’emportai, et dans ma colère le traitai de… (cherchez un vocable méridional… le plus répandu des Quinconces à la Canebière et qui rimerait assez heureusement avec court-bouillon). Bref, l’affaire tourna en vinaigre. C’est ainsi que le rôle me passa sous le nez. Charpin sera Chotard, et comme j’ai une haute opinion de son talent, je suis persuadé, — se trouverait-il quelqu’un pour en douter ? — que ce sera très bien.
Au reste, il était assez juste que le rôle lui échût puisqu’il avait créé le personnage à l’Odéon. J’avais assisté à la générale de la pièce et Charpin m’était apparu un acteur hors de pair, si bien que mon premier soin fut de courir à la recherche de Pagnol pour lui dire : « J’ai trouvé Panisse : allez voir un peu le dénommé Charpin à l’Odéon, vous m’en direz des nouvelles… »
Je crois pouvoir avancer, sans trop de vantardise, que j’ai quelque connaissance des acteurs. Ainsi toute la troupe de Marius a été engagée sur mon conseil ; on n’a pas eu à le regretter.
Hamlet et l’humour
Je ferais six cents kilomètres et plus pour aller voir un comédien dont on m’aura loué le talent. Par exemple, j’ai vu jouer Hamlet à Londres par une troupe d’humoristes tout à fait remarquables. Le protagoniste tenait un crâne en caoutchouc. « To be, or not to be ? ». Il laissait choir le crâne qui rebondissait jusqu’à sa main. Pour l’humour macabre, les Anglais seront toujours hors classe.
J’ai réalisé en la circonstance qu’un acteur dramatique éprouve beaucoup moins de difficulté pour provoquer le rire qu’un acteur comique à émouvoir les spectateurs. Si celui-ci, en effet, s’efforce de traduire une douleur profonde par le jeu des muscles de son visage, une partie du public, alors que l’artiste sent son regard s’embuer de larmes, ne voit que le grotesque d’une grimace. Quelques rires et l’effet est flambé.
Le métier a comme ça quelques inconvénients, mais, j’en conviens, il a aussi des avantages. Je ne pense pas que la notoriété en soit le plus appréciable. Notre renommée a toujours moins d’écho qu’on se plaît à le croire. De cela j’ai eu la preuve il n’y a pas si longtemps, lorsque je suis allé en Belgique pour assister à la présentation de Fanny, à Bruxelles.
Je suis — mettons un tant soit peu — distrait; alors, comme de juste, je n’avais pas de passeport.
« Hé, mon Dieu, pour quoi faire un passeport ? En Belgique, on n’a pas besoin de tant d’histoires, ce sont tous des amis, ça s’arrangera. »
Eh bien ! j’avais tort de la croire.
Et je me remets en colère
A la frontière, on me fit descendre du train. Un commissaire spécial me demanda mes papiers. Par malheur, j’avais oublié mes « parchemins héraldiques ».
« Enfin, qui êtes-vous ? me demanda-t-il.
— Raimu.
— Ce nom ne me dit rien.
— Allons, vous plaisantez : Raimu, vous entendez bien ? Raimu, Jules si vous préférez.
— Tout cela ne me dit rien. »
Alors, je me mis en colère et je commençai d’élever la voix que j’ai assez forte, nasale et claironnante comme chacun sait. « Baissez le ton, m’ordonne le commissaire, ou je vous refoule en France.
— Me refouler, moi ! Comme un indésirable, comme un pestiféré, ah ! par exemple ! »
J’étais furieux et je vociférai de plus belle.
Fort heureusement, un rédacteur de La Meuse téléphona au préfet de police, lequel par le même moyen ordonna à son subordonné de remettre immédiatement M. Raimu en liberté et de lui présenter des excuses.
Je ne les acceptai pas tout d’abord.
« Ah, ah ! Monsieur, dis-je à mon adversaire, vous vouliez me refouler. Eh bien, c’est bon : je vous prends au mot, je n’entrerai pas en Belgique !
— Monsieur, vous ne ferez pas cela.
— Mais si, mais si, je me refoule volontairement.
— Monsieur, vous êtes un homme de cœur : vous ne me ferez pas cet affront. »
C’était une véritable situation de théâtre.
L’adversaire à présent me suppliait d’entrer dans la place.
Jamais le Capitole ne fut si près de la roche Tarpéienne.
Quelques heures avant d’être admis à l’honneur de prendre place dans la loge royale, j’étais détenu comme un condamné de droit commun au poste frontière…
L’aventure dont j’enrageai sur le coup ne fait aujourd’hui que m’amuser. Au reste, l’accueil si cordial des Bruxellois dissipa en un instant toute l’amertume de ce « malentendu ».
Voici terminé mon petit « devoir de loisirs ».
Laissons maintenant retomber la poussière du passé et que dorment en paix nos souvenirs. Je ne veux plus rêver que de demain.
Jouerai-je en 1933 le rôle à quoi depuis Fanny postule toute mon ambition ? Dès que je suis seul, je le sens, je le vis à chaque seconde.
J’en ai des insomnies, des cauchemars. « Hé Costecalde ! Hé Bézuquet !… »
Mon dernier vœu
Bonne mère, exaucez le vœu de César, votre enfant, le père de Marius, l’ami de Panisse, le maître-voilier, et celui de ce petit Pagnol, qui vous donne bien de la satisfaction…
Raimu, vous y êtes ?… Vous n’allez pas faire comme le douanier belge, vous me connaissez, vous savez bien, Raimu…
Alors, dites, soyez mignonne, faites-moi jouer Tartarin !
Pour 1933, je n’en demande pas plus.
(Fin.)
Raimu
NDLR Raimu tournera l’année d’après (1934) sous la direction de Raymond Bernard,Tartarin de Tarascon, avec Fernand Charpin (le Panisse de la trilogie).
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Pour en savoir plus :
Le site officiel du Musée Raimu.
La page biographique sur Raimu sur le site de l’Encinémathèque.
Le documentaire vidéo “MONSIEUR RAIMU EST UN GÉNIE” à voir sur Vimeo.