Thérèse Raquin de Jacques Feyder (1928) 2 commentaires


Au moment où ressort en version restaurée le Thérèse Raquin de Marcel Carné avec Simone Signoret datant de 1953 (par Studio Canal), il nous a semblé judicieux d’évoquer la version réalisée par son mentor Jacques Feyder en 1928.
D’autant plus ce film est considéré comme disparu.
Il ne nous reste donc de Thérèse Raquin version Jacques Feyder que ces quelques articles et les photographies qui les illustrent.
 
Difficile d’être exhaustif mais néanmoins voici une grande partie des divers articles et comptes-rendus paru dans la presse de l’époque (Cinémagazine, Pour Vous, Le Petit Parisien, L’Humanité, ComoediaLes Nouvelles LitterairesCinéaL’Homme LibreLe Populaire) signés par des grands critiques comme Léon Moussinac, Alexandre Arnoux et même Marcel L’Herbier !
Nous mettrons en ligne très prochainement des photographies rare du film…
 
à suivre…

 

Cinémagazine du 09 mars 1928

Cinémagazine du 09 mars 1928

La première de “Thérèse  Raquin” à Berlin

paru dans le n°994 Cinémagazine daté du 9 mars 1928

Il n’est pas exagéré de dire que la présentation de Thérèse Raquin au Tanentzien-Palast a été un triomphe pour Jacques Feyder en qui la presse berlinoise est unanime à reconnaître un des maîtres, si ce n’est le maître du cinéma européen.

Il y a quelques mois — le nombre importe peu — la « Defu » maison de production née d’une combinaison germano-américaine acquit les droits d’adaptation de Thérèse Raquin. Pour réaliser ce film les dirigeants de la « Defu » pensèrent qu’ils devaient s’adresser à un metteur en scène français. Ce n’est peut-être pas très original, mais quand on pense qu’en France… mais ceci est une autre histoire. On laissa même à Jacques Feyder le choix complet de ses interprètes, ce qui fait que sur cinq artistes principaux, trois sont Français. Cela non plus n’est pas très original, et pourtant…

Cinémagazine du 09 mars 1928

Cinémagazine du 09 mars 1928

C’est ainsi que Jacques Feyder entreprit Thérèse Raquin, et le réalisa en neuf semaines. Et si vous lui demandez son opinion sur les méthodes de travail en Allemagne il vous répondra certainement : « J’ai pu en neuf semaines mettre en scène un film avec le soin que j’aime à apporter à tout ce que je fais, peut-être en Amérique aurais-je pu le terminer en sept semaines car tout n’est pas encore parfait dans l’organisation allemande ; en France ? mais en France on devrait pouvoir actuellement faire aussi bien qu’en Allemagne, à la condition toutefois que chaque film ne soit pas une affaire unique demandant une « combinaison » et une « organisation spéciale ».

Jacques Feyder vous dira sans doute tout le bien possible de ses interprètes français : Gina Manès, Jeanne Marie-Laurent, Barrois, et allemands : Zilzer et Schlettow.
Mais il omettra certainement de vous révéler que toute la presse berlinoise est unanime à louer son travail et à déclarer que Thérèse Raquin est la première collaboration franco-allemande qui promet d’être fructueuse, que Thérèse Raquin est « le plus grand événement cinématographique de l’année malgré Le Cirque et Dix jours d’Eisenstein ; que du succès de ce film unique dans son genre dépendra pour longtemps le destin du film allemand… et occidental » (Der Montag Morgen), que « ce film extraordinaire fait souhaiter une plus active collaboration franco-allemande » (Vossische Zeitung), que « de tous les essais d’échange, voyages d’études et représentations étrangères c’est l’unique entreprise ayant de l’importance et de la valeur » (Borsen Courrier), qu’il revient à Jacques Feyder l’honneur d’avoir tiré d’un artiste allemand jusqu’alors assez incolore le maximum d’extériorisation.

Cinémagazine du 09 mars 1928

Cinémagazine du 09 mars 1928

Tout cela, les privilégiés qui étaient à la première du Tanentzien-Palast le pensaient et leurs applaudissements le prouvèrent amplement. Les Français qui eurent le grand bonheur d’assister à cette solennité qui groupait le Tout Berlin cinématographique et mondain et aussi l’ambassade de France furent particulièrement heureux de fêter un des leurs dont le talent ne fut jamais aussi applaudi que sur cette terre étrangère. Mais puis-je avouer qu’ils ne surent que répondre aux personnalités allemandes qui leur demandèrent comment les producteurs français avaient laissé partir un homme de la valeur de Feyder et une artiste comme Gina Manès ?

Il est vrai que Murnau et plusieurs autres sont en Californie. Mais les Allemands savent combler leurs vides. Les Français, s’ils ne peuvent retenir leurs maîtres, sauront-ils en faire autant ?

M. P

Cinémagazine du 27 avril 1928

Cinémagazine du 27 avril 1928

Critique de Thérèse Raquin

parue dans le n°17 de Cinémagazine du 27 avril 1928

L’œuvre la plus dure, la plus réaliste, la plus effroyable de Zola : Thérèse Raquin.
Ce roman, âpre, féroce, d’une force psychologique peu commune, pouvait tenter des cinéastes, puis les décourager.
Un seul a tenté, et il a réussi. Et, chose étonnante, c’est l’un des plus délicats, l’un des plus raffinés parmi nos cinéastes : Jacques Feyder.

Nous avons vu Thérèse Raquin. La vision de cette œuvre est infiniment consolante, en dépit de sa dure, de sa poignante vérité. Elle est consolante parce qu’elle nous fait croire à nouveau au cinéma psychologique. Feyder a composé sa transposition dans une forme si sobre, si dépouillée, d’une si belle simplicité qu’on est éperdu devant un tel tour de force. On sait que le réalisateur de Gribiche aime peu les effets faciles. Dans Thérèse Raquin, il n’y a que le minimum, et tout est simple, vrai et tellement humain que l’on est bien en pleine vie, forte et drue, traitée néanmoins par les éclairages dans une tonalité uniformément grise et dans un rythme lent. D’aucuns reprocheront à Feyder ces éclairages en clair-obscurs. D’abord, ils auront tort du point de vue artistique parce que les images sont, constamment, belles comme des toiles mouvantes, des toiles d’un Dürer moderne. Et puis, du point de vue subjectif, il faut bien avouer que l’histoire elle-même aurait perdu en intensité, en justesse d’expression, d’être traitée avec même de rares éclaircies.

Dans l’œuvre de Feyder, il n’y a pas une éclaircie. C’est atrocement étouffant.
Le film débute magistralement par la nuit de noces de Thérèse Raquin, avec la crise du chétif Camille, scène qui, tout de suite, situe les personnages et fait bien comprendre la répulsion de Thérèse, créature forte et passionnée, pour son époux malingre et grossier…
Feyder a fini son film plus vite que ne l’avait indiqué Zola. Il a mis, outre une intention morale, une certaine grandeur horrifiante en faisant s’empoisonner les deux criminels qui tombent, cadavres, aux pieds de la paralytique enfin vengée.

La technique de Feyder est remarquable par son intelligente expressivité. Et le grand metteur en scène a été servi par une interprétation extraordinaire qui comprend Wolfgang Zilzer, Camille exaspérant, odieux et pitoyable, Jeanne Marie-Laurent, qui eut dans le rôle de la paralytique une force expressive très émouvante ; Adalbert Von Schlettow, excellent Laurent, et Barrois, dont la composition de Michaud est très bonne.
Mais, surtout, il a trouvé en Gina Manès, grande artiste, une des meilleures tragédiennes mondiales, un masque, un talent et une sensibilité irremplaçables.

Jan Star

Cinémagazine le 22 février 1929

Cinémagazine le 22 février 1929

Critique de Thérèse Raquin

parue dans le n°8 de Cinémagazine le 22 février 1929

C’est un chef-d’œuvre de l’art réaliste, supérieur encore à la Rue sans Joie, dont il a l’atmosphère pesante de tristesse et de crime, symbolisée déjà par le jour terne et morne d’un éclairage constamment nocturne.

Interprétation hors de pair.

Zilzer a campé un Raquin étonnant de vérité et de vie. Personnage étriqué au physique comme au moral, chétif, gringalet aux membres débiles, au souffle court, à l’air borné et têtu. Et ce rire ! trouvaille de génie ! Rire d’admiration obséquieuse devant le chef de bureau, joueur de dominos émérite, rire aguiché et égrillard à l’évocation des modèles féminins du peintre Laurent, rire de puérile fanfaronnade lorsqu’il se balance fièrement dans la barque pour montrer qu’il n’a pas peur, mais toujours rire de crétin, rire d’arriéré, « haï, haï ! » Cette figure falote ne parvient pas à nous toucher : tout l’intérêt dramatique se concentre sur le personnage de Thérèse.

Gina Manès a créé là le meilleur rôle de sa carrière. Que de rancœurs accumulées derrière ce masque qui se sent impassible, ces lèvres hermétiquement closes, ces yeux de fauve mal dompté. Marie-Laurent, admirable dans la seconde partie, a su faire passer dans son seul regard toute l’horreur, toute l’épouvante, toute l’atroce joie de vengeance que ne pouvaient exprimer les traits figés de la vieille paralytique, la mère Raquin. Schlettow tenait honorablement le rôle de Laurent. Ce solide gaillard, un peu lourd, mais moins vulgaire que le « paysan » de Zola, était bien fait pour séduire la femme du déplorable Camille. Quand je parle de vulgarité, j’entends la vulgarité morale autant que la vulgarité physique. Feyder, en effet, a voulu effacer ce qu’il y avait de trop odieux chez les deux héros de Zola, et, en supprimant le motif de la cupidité de Laurent, déduire tout le drame de l’union disproportionnée conclue par Thérèse.

Y est-il parvenu ? On peut objecter qu’il était fort simple pour la jeune femme de quitter son triste époux et d’aller vivre avec le peintre.
Je ne crois pas que cette objection se présente au spectateur, pas plus qu’il ne demandera ce qui s’est passé entre les amants dans l’année qui a suivi le crime. Le remords les a-t-il ou non empêchés de s’unir à nouveau ? La tâche du réalisateur est parfois plus facile que celle du romancier et Feyder a su sauter à pieds joints par dessus la difficulté dont Zola s’était tiré… plutôt mal que bien.
Marie Nimsgern, 64, rue du Lycée, Roanne (Loire).

Critique écrite par cette lectrice de Cinémagazine dans le cadre du concours des meilleurs critiques de films. Concours remporté par Marcel Carné et qui lança sa carrière de critique (avant de devenir le cinéaste que l’on connait).

Source : Ciné-Ressources / La Cinémathèque Française

Pour Vous le 6 décembre 1928

Pour Vous le 6 décembre 1928

Critique de Thérèse Raquin

parue dans le n°3 de Pour Vous le 6 décembre 1928

Tout le monde connaît le roman d’Emile Zola d’où le film est tiré. Une épaisse atmosphère de drame pèse sur tous les personnages, la haine grandissante de ces deux amants s’exaspère jusqu’à la tragédie finale, et toute cette dernière partie de Thérèse Raquin est peut-être l’un des plus beaux moments du cinéma tout court.

La force de l’interprétation ajoute à la puissance de ce drame. Gina Manès, qui a certainement trouvé là son meilleur rôle, est admirable d’un bout à l’autre. Von Schlettow (Laurent) est d’une vérité étonnante dans ce rôle de petit employé de province. Zilzer (Camille Raquin) paraît un peu moins saisissant que ses camarades et Jeanne-Marie Laurent est une mère d’une grande vérité. — A.

Thérèse Raquin (Pour Vous 6 décembre 1928)

Thérèse Raquin (Pour Vous 6 décembre 1928)

Critique de Thérèse Raquin

parue dans le n°6 de Pour Vous le 27 décembre 1928

Pour Vous du 27 décembre 1928

Pour Vous du 27 décembre 1928

Feyder a su créer autour de cette intrigue tragique une ambiance exacte, justement dosée, dans laquelle évoluent les personnages du drame : le mari, comptable à la Compagnie du Nord — vie terne, vide, monotone ; la jeune femme, le cœur et les sens insatisfaits, a l’esprit ailleurs.
Un jour, le mari ramène un ami de régiment rencontré par hasard. Il fait de la peinture et offre de faire le portrait du comptable. Séances de pose où s’échangent les premiers regards.
Et, quelques mois après la soirée de canotage où l’on se débarrasse du mari dont la présence est devenue une hantise.
Mais la mort ne l’éloigne pas, et un an plus tard, les deux jeunes gens, mariés, sentent peser sur eux la présence de celui qu’ils ont tué. La peur les envahit l’un et l’autre.
Nuits farouches, meublées d’hallucinations accablantes dont la répétition les transforme peu à peu.
L’homme et la femme, rongés par le remords, déchoient peu à peu dans la misère morale et physique ; et puis, un jour, un dernier sursaut d’énergie pour avaler le poison qui met fin à deux tristes existences, sous les yeux mêmes de la mère de l’ex-mari.

Interprétation de premier ordre de Gina Manès, Jeanne-Marie Laurent, Charles Barrois, Zilzer et M.-A. von Schlettow.

(DENAIN)

Pour Vous du 27 décembre 1928

Pour Vous du 27 décembre 1928

Critique de Thérèse Raquin

parue dans le n°35 de Pour Vous le 18 juillet 1929

Pour Vous du 18 juillet 1929

Pour Vous du 18 juillet 1929

Feyder l’a dit lui-même : toute œuvre peut être adaptée. Il suffit de la «voir» et de lui donner une forme propre au cinéma.

Mais il y a aussi des conséquences imprévues. Après avoir vu le film de Feyder, relisez le roman de Zola. Il vous apparaîtra transformé et d’une lecture supportable uniquement à cause des détails élagués dans le film. A d’aucuns, au nombre desquels je me range, il apparaîtra même comme n’étant plus lisible. Le film nous hante. Il est dense, il apporte le malaise que provoque la préparation d’un drame, le travail lent d’une flamme qui court le long d’une mèche aboutissant à un explosif.
Feyder l’a réalisé à Berlin : il lui a donné quelques tons dans le goût germanique : éclairages sombres, rues sombres, intérieurs sombres. Cette constatation n’enlève rien au mérite général de son œuvre qui est grande, qui est peut-être même la plus achevée et la plus significative de toutes celles que nous lui devons.
C’est dur. C’est impitoyable et triste.

Mais comme c’est réussi et comme les héros de l’histoire ont été admirablement composés ! Wolfgang Zilzer, dans le rôle de Camille Raquin, a fait une création de tout premier ordre. On ne pouvait pas mieux rendre le personnage. De même l’incarnation de Thérèse Raquin ne pouvait être mieux rendue par Mlle Gina Manès. C’est le grand rôle de sa carrière, qui doit être très grande. Pas une seule de ses attitudes n’est indifférente. Von Schlettow, dans le rôle de l’amant, est bien, mais paraît cependant le moins assuré, à côté de Gina Manès et de Zilzer.

J. V.-B.

Thérèse Raquin (Pour Vous 18 juillet 1929)

Thérèse Raquin (Pour Vous 18 juillet 1929)

Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse

Le Petit Parisien daté du 27 avril 1928

Le Petit Parisien daté du 27 avril 1928

 Critique de Thérèse Raquin

parue dans Le Petit Parisien daté du 27 avril 1928

Sous le titre de Un mariage d’amour, Emile Zola donna en 1866, au Figaro, une courte nouvelle. C’était, en germe, Thérèse Raquin. Zola avait alors vingt-six ans.
Il lui sembla qu’il y avait dans le thème de la nouvelle la matière d’un roman.
« Je suis certain, écrivait-il, qu’il y a, dans ce canevas, une œuvre de maître à faire je voudrais tenter d’écrire cette oeuvre, de l’écrire avec mon coeur et ma chair, d’en faire une chose vivante et poignante. » Le roman fut d’abord publié dans l’Artiste, que dirigeait Arsène Houssaye, puis il parut en librairie en décembre 1867. Les idées ont fait du chemin.

A cette époque, Thérèse Raquin souleva les protestations des critiques, qui faisaient autorité. Louis Ulbach, notamment, voulut, dans un article véhément, flétrir la « littérature putride » il qualifia Thérèse Raquin de « flaque de boue et de sang », de « résidu de toutes les horreurs ». Sainte-Beuve se refusa à parler du livre et se borna à écrire à son auteur une lettre où tout en lui reconnaissant son talent, il lui disait qu’il était « hors de la vérité ».
Zola répondit d’ailleurs, dans le Figaro même, à Louis Ulbach, et avec fougue, opposant une oeuvre sérieuse « aux niaiseries folles des parades modernes ». La page était écrite de verve. Elle date beaucoup aujourd’hui. Il y a eu place pour des genres très divers.

Louis Ulbach, comme argument contre la brutalité du nouveau, mettait Zola au défi de le porter jamais à la scène. Sept ans plus tard, Zola répondait à ce défi, et Thérèse Raquin devenait un drame en quatre actes. On avait déjà bien évolué : le drame fut discuté, mais non honni comme l’avait été le livre. Il avait, d’ailleurs, une belle et solide interprétation.
Une fière et intransigeante préface accompagna la pièce publiée. « Les charpentes pourries du drame d’hier tombent d’elles-mêmes. les recettes connues pour nouer et dénouer une intrigue ont fait leur temps. Il faut, à cette heure, une large et simple peinture des hommes et des choses. Thérèse Raquin, au théâtre, réussit surtout aux reprises qui en furent données. A Marie Laurent, qui avait été inoubliable dans le rôle de Mme Raquin, la paralytique, dardant des yeux terribles sur les meurtriers de son fils, succéda Aimée Tessandier.

Il n’y a, dans la pièce, qu’une modification au roman. Avec la complicité de Thérèse, Laurent, son amant, a feint un accident et a noyé le mari de la jeune femme. Thérèse et Laurent s’épousent, mais le souvenir de leur crime les poursuit. Le mort est entre eux. De ce crime, ils s’accusent mutuellement, avec une frénésie de haine, devant la vieille Mme Raquin, incapable du moindre mouvement, mais qui voit et entend. Elle les regarde implacablement elle sait qu’elle sera témoin de leur châtiment, et quand, ne pouvant plus supporter leur existence de remords et d’épouvante, ils s’empoisonnent, elle se repaît du spectacle de leur fin. Son fils est vengé.

Dans le drame, Mme Raquin retrouve soudain la force de se lever et de parler.
Elle est l’effrayante accusatrice « Non, dit-elle, je ne vous livrerai pas à la justice. Elle serait trop prompte. Je ne vous sauverai pas de vous-mêmes. Vous êtes à moi, et je vous garde. »

Le Petit Parisien daté du 27 avril 1928

Le Petit Parisien daté du 27 avril 1928

C’est la version du roman qu’a suivie le film, réalisé par M. Feyder. Il en a fait une oeuvre cinématographique importante.
L’atmosphère est créé dès les premières images. M. Feyder ne s’attarde pas aux effets de technique facile. Peu de surimpressions ou d’acrobaties de montage, mais son effort se porte sur l’éclairage avec une remarquable sûreté du sens des valeurs. Il y a là un style de la lumière. A peine peut-on signaler quelques longueurs.

Mais pourquoi n’avoir pas conservé l’époque, et quelle nécessité y avait-il de faire passer des autos devant le passage du Pont-Neuf aujourd’hui disparu et précisément représenté d’une façon bien romantique ? Nous ne comprenons guère ces modernisations d’oeuvres auxquelles il faudrait laisser la couleur du temps où elles furent écrites.

Aux interprètes étrangers, qui ont su rester bien dans l’esprit du drame, se joint Jeanne-Marie Laurent, la petite-fille de la créatrice du rôle de Mme Raquin. Simple et vraie au début, ses yeux, dans les scènes de la paralysie, ont une expression poignante.

Jacques Vivien

Encart paru dans Le Petit Parisien daté du 13 avril 1928

Le Petit Parisien daté du 13 avril 1928

Le Petit Parisien daté du 13 avril 1928

C’est mardi prochain 17 avril, à 8 h. 30 du soir, que la First National présentera en grand gala, à la Salle Pleyel, 252 faubourg Saint-Honoré, l’adaptation à l’écran du célèbre roman d’Emile Zola, Thérèse Raquin, mise en scène par Jacques Feyder, interprétée par Gina Manès. Toute la presse a déjà parlé de cette œuvre maîtresse, que les critiques allemands ont acclamée comme l’un des plus beaux films de l’écran mondial.

Le Petit Parisien 28.09.1928

Le Petit Parisien 28.09.1928

Le Petit Parisien 08.12.1928

Le Petit Parisien 08.12.1928

 Critique de Thérèse Raquin par Léon Moussinac

paru dans L’Humanité daté du 30 septembre 1928

L'Humanité daté du 30 septembre 1928

L’Humanité daté du 30 septembre 1928

Jacques Feyder est bien parmi les metteurs en scène travaillant jusqu’ici en France celui dont la sensibilité reste la plus nuancée. Plusieurs de ses œuvres, inégales de qualité, parfois un peu incertaines d’accent, mais toujours personnelles, qui pèchent davantage par la construction que par l’expression, sont parmi les rares œuvres cinématographiques dignes d’être signalées à l’attention.

L’Image, d’après un scénario de Jules Romains, Crainquebille, interprétation de la nouvelle d’Anatole France, sont des films en réaction évidente contre les tendances mercantiles de la cinématographie française, ce qui n’est pas un petit mérite.

Appliqué, réfléchi, subtil, habile, Jacques Feyder redoute les éclats inconsidérés et s’applique aux recherches de demi-teintes, à l’expression du détail psychologique, au caractère. Il a un sens aigu de l’expression. Mais l’harmonie plastique de ses films est souvent réussie aux dépens de l’équilibre de l’ensemble.

Je ne veux pas rechercher dans ces faiblesses apparentes ce qui est le fait — nombreux — des conditions dans lesquelles Jacques Feyder, comme les autres metteurs en scène, accomplit son travail. Il faut ruser avec la boutique et si peu qu’un artiste puisse créer, on peut penser que neuf fois sur dix le résultat est acquis contre l’esprit des marchands.

On aurait pu croire que l’auteur de Visages d’Enfants réunissait précisément les qualités recherchées par ceux qui clament à grands cris leur amour du cinéma et leurs vœux pour le développement de la cinématographie française — qu’ils disent. Or, fait combien caractéristique, il se trouve que Jacques Feyder étant Belge, en est réduit, de par le « contingentement « et le décret Herriot, à chercher normalement du travail à l’étranger où ses qualités paraissent mieux appréciées qu’en France.

C’est ainsi qu’il a réalisé Thérèse Raquin, avec des artistes français et allemands pour une combinaison financière germano-américaine, à Berlin. S’il travaille en ce moment pour une société russo-française à une nouvelle adaptation (Les Nouveaux Messieurs, d’après de Flers et Caillavet), il va néanmoins émigrer prochainement à Hollywood où il sera le salarié d’une puissante firme américaine. suivant en cela le sort du Suédois Sjostrom, des Allemands Lubitch, Murnau et de quelques autres artistes européens.

Jacques Feyder accomplit donc ce tour de force : « faire » des fi!ms sur des sujets littéràires ou scéniques imposés par les marchands en les marquant d’une originalité proprement cinématographique. Ces films prêtent donc, de toute évidence à la critique, mais gardent des mérites singuliers, qui les font classé parmi les films d’aujourd’hui — si rares — que le public a intérêt à connaître.

Ainsi Thérèse Raquin, dont l’exploitation vient de commencer dans une grande salle parisienne.

Si l’on accepte le principe de l’adaptation à l’écran d’une œuvre, comme Thérèse Raquin, il se présente du coup plusieurs solutions possibles. Cela dépasserait le cadre d’un tel article que d’examiner celles-ci. Notons seulement que Jacques Feyder a choisi un mode d’adaptation qui lui permettait dans une première partie de créer l’atmosphère, de ressusciter en l’accusant le milieu, où l’héroïne s’est formée, d’évoquer la vie quotidienne où s’exprimait le plus complètement l’esprit petit-bourgeois contre lequel Thérèse est en continuelle révolte. Médiocrité, lâcheté qui se révèlent dans les détails de mise en scène, auxquels alternativement participent le décor, les accessoires, les acteurs (excellents sauf celui qui tient le rôle de Laurent qui manque de force et de vérité) et surtout la lumière éminemment créatrice.

Dans une seconde partie, Jacques Feyder en vient à l’action mélodramatique, sans chercher à truquer et détaille l’odieuse et cruelle humanité des personnages. Il règne là-dessus une angoisse lourde et pénétrante où les concessions au goût du public n’apparaissent point, si ce n’est dans les dernières images conventionnelles. On serait seulement tenté de reprocher à Feyder presque, trop d’élégance dans un thème qui eût réclamé, semble-t-il, moins de ménagements et une vulgarité plus volontairement poussée.

Il y a dans cette suite d’images beaucoup de talent et une personnalité originale et attachante à laquelle il faudrait ouvrir un plus large champ de création pour lui permettre de se révéler grâce à quelque œuvre pleine, directement conçue pour l’écran, et d’une parfaite unité.

Mais la cinématographie américano-européenne n’emprisonnera-t elle pas bientôt, et irrémédiablement, tous les artistes dans le cercle étroit et vil de ses destinées uniquement mercantiles ?

Et n’est-ce pas Jacques Feyder lui-même qui répondit, il y a deux ans, à notre enquête en déclarant notamment : « Il est improbable que le cinéma parvienne à se développer artistiquement 
dans le cadre de l’économie actuelle » ?

Allez voir Thérèse Raquin.

Léon Moussinac

 

Critique de Thérèse Raquin par Alexandre Arnoux

paru dans Les Nouvelles Littéraires daté du 06 octobre 1926

Les Nouvelles Littéraires daté du 06 octobre 1926

Les Nouvelles Littéraires daté du 06 octobre 1926

Ce n’était certes pas un ouvrage facile que de porter Thérèse Raquin à l’écran : je ne pense pas que Feyder ait délibérément choisi, et de son propre chef, ce sujet épais et noir. Un metteur en scène n’a pas que son goût et son plaisir pour guides : il faut vivre, donc obéir. Toute réalisation, même de poésie pure, qui n’exige comme capitaux que le papier, l’encre et le loisir, suppose déjà, en quelque manière, un asservissement, ne serait-ce qu’au langage commun et aux formes établies.

Le cinéma engage des sommes d’argent considérables : c’est, avant tout, une affaire, qui touche parfois à l’art ; on ne s’embarque pas dans un film afin de satisfaire une fantaisie personnelle. Passe encore pour le théâtre : la pièce écrite, non jouée, offre une certaine substance ; le scénario qu’on ne tourne pas n’est rien, strictement rien, qu’une esquisse de rêve avorté dans un tiroir. Du reste, Shakespeare lui-même travaillait sur commande, selon l’actualité et les nécessités de l’entreprise : Baty vient de le démontrer dans une étude fort perspicace, non de critique, mais de compagnon de syndicat. La naissance du chef-d’oeuvre s’entoure de circonstances étranges : il ne résulte pas forcément, comme il serait moral, du désintéressement, de la liberté et de l’enthousiasme ; il peut avoir des origines basses et boutiquières, des visées de propagande ou de dividendes.

Ne reprochons donc pas à Feyder un choix où il demeure, vraisemblablement, pour peu de chose, où son avis n’a peut-être pas été demandé.

Excellent ouvrier, il a mis toute son application et sa science à ne livrer que le meilleur travail possible : nous ne pouvons le rendre responsable de la qualité de la matière ouvrable dont il a été fourni. Que j’espère, pour ma part, qu’on lui laissera appliquer, un jour, ses qualités de premier ordre à une substance plus cinématographique, moins souillée de littérature et, bien pis, de naturalisme, voilà qui vous importe peu. Je n’ai à vous entretenir que du résultat du film. Et il est extrêmement remarquable.

Tout le monde, sauf les jeunes gens qui ne lisent plus Zola — (Au fait, que lisent-ils ? Ils écrivent.) — tout le monde connaît le livre. Une sorte de Macbeth petit bourgeois et rive gauche, avec échappées sur les guinguettes de banlieue et quelques prétentions psychologiques. Un des personnages, Laurent, barbouille à ses moments perdus et l’auteur dit, ou à peu près, d’une de ses ébauches :« C’était beau comme de la peinture vécue. » Tout Zola tient dans cette phrase. Il avait la superstition de la vie, attachant à ce mot on ne sait quel sens vague et mythique, et il la croyait essentiellement réelle, gouvernée par quelques lois dépourvues de complication, projetable sur un seul plan. Du reste une sorte de génie vigoureux, superficiel et sans mystère, un créateur de personnages simples et drus, physiologiquement logiques, et une facilité lourde et torrentielle de narrateur.
Un grand romancier en somme, à condition que l’on consente à maintenir le roman dans les genres inférieurs.

Feyder, en très bon metteur en scène, a loyalement trahi l’écrivain. Sans jamais escamoter la difficulté, il a épuré sa matière de la plus heureuse façon, il l’a vidée de son parti pris d’école.
Chacun, sans se douter de l’ironie de l’éloge, le félicitera d’avoir servi Zola.
Et c’est ce qui paraît au premier abord.

Pour mon compte, je le glorifierai plus encore de s’être servi soi-même si impérialement, d’avoir repoussé tout le fatras littéraire et naturaliste pour ne retenir que l’anecdote, l’atmosphère et le thème de l’obsession, si cinématographique, si universellement communicable et émouvant : car la plupart des hommes ne pensent et ne sentent presque qu’en images, à tel point qu’ils ont inventé des verres perfectionnés pour renforcer la vue, mais qu’ils se soucient fort peu de soutenir les odorats, les touchers débiles, qu’ils se moquent volontiers du sourd et réservent, uniquement, leur pitié à l’aveugle.

Des personnages principaux, seul Camille demeure fidèle à son incarnation romanesque, et il disparaît avant le milieu de la bande. Il est l’assassiné, le passif, qui possède certes, une importance considérable, mais virtuelle, qui n’agit que dans le corps et l’âme — âme toute physique — des protagonistes du drame, des vrais meneurs du jeu, Laurent et Thérèse.
Pour ces deux-ci, Feyder ne les a pas ménagés ; il les a froidement tirés à lui, arrachés à Zola. Laurent, dépouillé de ses soucis d’argent et d’héritage, de son âpre hérédité paysanne, de sa paresse, de ses bas calculs, de sa bestialité sanguine, monte d’un degré dans la hiérarchie des amants, se pare d’une sorte de poésie sexuelle, se rapproche, au moins par le bas-ventre, d’un Tristan ou d’un Roméo, perd de son épaisseur et de sa matérialité. Nous ne savons plus rien de l’enfance de Thérèse et le personnage y gagne en généralité, en fatalité tragique. Un autre cinéaste, sans doute, n’eût pas manqué de nous montrer son ascendance sauvage et africaine, motif à tableaux faciles. Ici Thérèse est une femme, rien de plus, une prisonnière qui s’évade et tombe dans le remords, plus implacable que l’autre prison. La première image, si expressive, de sa nuit de noces près d’un malade, enfant gâté, nous poursuit et l’excuse.

Ainsi le couple criminel, gauchi dans chacun de ses éléments, délesté de trop d’explications, à la fois plus sommaire et plus nuancé de mystère, plus soutenu d’inexprimable, offre meilleure prise à une sympathie mêlée d’horreur. Je n’insiste pas sur la qualité technique, l’oppression de l’atmosphère, la sûreté du rythme et de la progression de l’angoisse. Jacques Feyder avait témoigné déjà de quoi il est capable ; mais la difficulté de l’entreprise qu’il vient de mener à bien le classe au tout premier rang des metteurs en scène européens.

On peut lui confier les plus grandes tâches et attendre de lui, sur un sujet plus conforme aux voies naturelles du cinématographe, une de ces œuvres qui marquent dans les origines d’un art.

Espérons que l’Amérique qui, paraît-il, nous l’enlève, lui donnera ce mélange de liberté et de contrainte où les ouvriers puissants comme lui aiguisent les ressources de leur métier et l’impatience de leur génie.

Alexandre Arnoux

Thérèse Raquin par Marcel L’Herbier

paru dans Comoedia le 24 avril 1928

Comoedia 24 04 1928

Comoedia 24 04 1928

Le droit de métamorphose

Les lecteurs de Ciné-Comœdia connaissent la récente discussion qui mit aux prises M. Marcel L’Herbier et M. André Antoine l’éminent critique du Journal, sur des questions d’ordre artistique.
Elargissant le débat, M. Marcel L’Herbier nous envoie aujourd’hui l’article suivant que nous sommes heureux de publier à titre documentaire et en dehors de, toute polémique.

Dans une lettre qu’il m’adresse, Henry Poulaille me console ainsi :
« J’espère que les ennuis que votre adaptation de L’Argent vous cause, n’entraveront pas vos projets. Je trouve oiseuses ces discussions à côté. Le cinématographe n’est ni un phonographe, ni un stylographe. »

Cette suggestion d’Henry Poulaille, boutade à première vue, ou truisme, si on l’écoute mieux, prend un écho qui va loin. Elle apparaît en définitive profondément vraie, et sa vérité vous force
à découvrir, que dans toute cette polémique d’idées, ce qui répond le mieux et sans réplique possible à la protestation écrite d’André Antoine (contre mon intention de filmer « en moderne » L’Argent de Zola), ce ne sont pas les mots tombés de droite ou de gauche, stylographes amis ou contraires, mais c’est la vertu des images, c’est le cinématographe lui-même.

En effet, ni l’approbation même unanime que mes arguments rencontrent, ni l’article si concluant que F. Faillet consacre à élever le débat dans un monde où tout tourne à l’avantage de mon dessein, ni la si subtile chronique que Maurico Bex voue au procès sous ce titre à résonance poétique : Le Crime de Métamorphose, ni les déclarations mal renseignées ou basées à faux qu’André Antoine fait faire en dernière extrémité aux héritiers de Zola, rien de tout cela n’est suffisamment approprié au plan cinégraphique qu’il ne puisse sembler plus ou moins à côté  du problème visuel posé par mon projet.
Mais la seule réplique valable, et, admirablement frappante, au jugement de principe émis par A. Antoine avec un excès de généralisation et de rigueur contre les « tripatouillages » au cinéma, est venue ces jours-ci, miraculeusement à point d’un autre « tripatouilleur », je veux dire d’un autre cinéaste. Et elle tient, non pas dans des mots, mais dans son film.

Ce cinéaste est Jacques Feyder : le film, Thérèse Raquin.
A eux deux, appartient dans toute cette affaire, le dernier mot. Et ce dernier mot, ils l’ont dit sans paroles, — en images —  en silence, cinématographiquement.

Car Thérèse Raquin, drame muet, est incontestablement un beau film.

Un film sûr, un film probe, un film de conscience et d’art. Un film capable de provoquer, en dehors d’enthousiasmes particuliers, du moins l’estime générale. et même celle des moins fanatiques de cinématographe et même celle des plus passionnés partisans de Zola.
C’est assez dire que ce film est inévitablement capable de conquérir et d’émouvoir, du moins à ce double titre, Antoine lui-même.

Or, étrange destinée, Thérèse Raquin, film de Jacques Feyder, et si réussi visuellement, constitue justement, si l’on s’en tient aux entraves rigoureuses fixées par le père du Théâtre Libre, autour du « moving », un merveilleux ensemble de « tripatouillages ».
Tout ce contre quoi Antoine guerroie, tout ce qu’il blâme, hait, vitupère, tout ce qu’il excommunie, se trouve, par un curieux hasard, réuni dans cette grande œuvre d’écran, et si captivante qu’elle devrait, malgré lui, le captiver, à son tout.

Personnages supprimés, personnages ajoutés, scènes esquivées, scènes transposées, motifs psychologiques adoucis ou déplacés, atmosphère « déromantisée », « dénaturalisée » et ramenée avec une volonté très nette reconnue ici même du plan Zola dans le plan classique (si loin du fameux romancier), toutes ces libertés prises par Feyder et hautement légitimées par la réussite, André Antoine va-t-il s’obstiner à les considérer comme des crimes ?

Va-t-il, dans un jugement analogue à celui qu’il m’a administré par une gracieuse anticipation (car mon film est à peine commencé), ramener aussi le metteur en scène de Visages d’enfants au rang des plus bas trafiquants de l’esprit ? Ou va-t-il gagné par l’œuvre filmée, oublier ses risibles lois et se ranger d’un coup parmi les approbateurs du criminel ?

Mais finalement, je me demande par quelle magie de dialectique ou de conscience, il pourra quoiqu’il fasse, oublier, pardonner le pire. Ce contre quoi il s’élevait il n’y a pas deux semaines avec une suprême violence, contre quoi il ameute déjà les auteurs, et la Société des Auteurs, ce « tripatouillage des tripatouillages », ce crime de lèse-époque : la modernisation de l’action.

Car il n’y a pas à tergiverser : Feyder, ce hors-la-loi d’Antoine a transposé délictueusement Thérèse Raquin, roman de 1867, en un film de 1920 !

Oui, je me demande comment le critique obstiné qui appelait au secours du respect de l’époque, les mânes de Zola lui-même et qui ne songeait qu’à foudroyer le dissident, je me demande comment, pour ne pas renier sa thèse, c’est-à-dire son esprit, il va pouvoir renier assez son coeur — et rester insensible au film illicite de Feyder.
Ou plutôt je demande à Antoine, avec la nuance de respect convenable, qu’il voie au plus tôt le film en question, si prestigieuse antithèse de sa thèse.
Et comme il ne peut pas ne pas en admirer la forte réalisation, je lui demande de convenir qu ‘il faisait fausse route en dispensant au travailleur de l’écran des préceptes étroits que la vie éternellement mouvante de l’art (ne fut-il que cinégraphique) se chargera bien de déborder.

Le mouvement se prouve en marchant. Laissez cette démonstration aux formules et elles s’amuseront à faire que la flèche qui vole soit immobile. En logique le mouvement, si l’on veut, n’existe pas.

Les films sont la seule réponse indéniable aux arguments, logiques ou non, des polémistes.

A travers Zola, le cinématographe était attaqué. Par une chance heureuse, aidée d’une étonnante coïncidence, il a, mercredi soir, salle Pleyel, apporté à ses détracteurs la seule réponse qui convienne. — la seule qui prouve.

Cette réponse s’appelle Thérèse Raquin, un film.

Pour l’avenir du moving souhaitons qu’elle fasse jurisprudence. Car elle justifie et elle consacre ce droit qu’on aurait tort de nier, parce qu’il n’est pas de création, en marge ou au cœur de laquelle il ne soit virtuellement inscrit : Le Droit de Métamorphose.

Marcel L’HERBIER

 

Critique de Thérèse Raquin

paru dans Comoedia daté du 19 avril 1928

Comoedia 19 avril 1928

Comoedia 19 avril 1928

Les chefs-d’œuvre cinématographiques peuvent être classés en deux catégories. Dans la première entrent les films « à grand spectacle » qui visent à étonner plutôt qu’à émouvoir. La seconde — moins fournie  est réservée aux productions plus « littéraires », si j’ose dire, filles spirituelles de la grande tragédie classique ; Thérèse Raquin y a sa place.

Confinée dans l’étroite boutique de l’obscur passage du Pont-Neuf, entre un mari chétif et une belle-mère indifférente, Thérèse Raquin s’est repliée sur elle-même. Camille, son mari, employé modèle d’une grande administration, l’a épousée sans enthousiasme, pour complaire à sa mère : c’est un être falot, maladif, une caricature d’homme. Les jours, les semaines, les mois défilent dans la morne lassitude d’une existence sans imprévu, sans plaisirs. Voici qu’un soir, Camille ramène à la maison un ancien ami, d’enfance, Laurent, type du bellâtre, sain, vigoureux, amoral. L’intimité entre les époux Raquin et Laurent devient rapidement très étroite. Dans son corps, presque vierge, Thérèse sent monter des ardeurs inconnues, en présence de Laurent.
Et c’est la chute, irraisonnée, vertigineuse. Thérèse se donne à Laurent.
Le grand amour! Mais le bonheur des amants n’est pas complet. Camille est là, pas très gênant bien sûr, mais odieux parce qu’il est le mari de Thérèse, l’obstacle. Il faut s’en débarrasser.
Au cours d’une partie de canotage, Laurent jette Camille à l’eau. Fatal accident, dit-il. On le croit.
Seulement, Camille mort, son fantôme subsiste, terrible, dressant entre les deux amants, maintenant mariés, une barrière infranchissable : le remords.
Pour Thérèse et Laurent la vie devient impossible : à chaque instant ils s’accusent mutuellement du crime.
Un jour, la mère de Camille surprend le secret des coupables ; l’émotion qu’elle ressent lui donne une attaque : elle demeure à tout jamais paralysée.
Mais son regard « qui sait », implacablement poursuit les assassins de sa flamme vengeresse.. Thérèse et Laurent comprennent que seule la mort mettra fin au cauchemar. Ils s’empoisonnent et leurs deux corps s’écroulent aux pieds-de la vieille dans les yeux de qui passe une lueur de triomphe.

Le beau roman de Zola offrait un scénario d’une merveilleuse intensité dramatique ; il eût été dommage qu’un tel sujet fût trahi par une adaptation cinématographique insuffisante.
Le grand mérite de Feyder est, justement, de n’avoir pas laissé un mètre de pellicule qui ne fût indispensable à la magnifique ordonnance de l’affabulation.

Je parlais, tout à l’heure, de la grande tragédie classique et son souvenir remonte à la mémoire quand on analyse la « manière » si dépouillée de Feyder. Serrant de très près son sujet; il en tire, par cela même, la quintessence émotive. On l’a déjà dit, sans doute, mais je me plais à le répéter, le réalisateur de Thérèse Raquin est un très grand dramaturge cinématographique.

Chez Feyder, la connaissance des ressources de son art et l’emploi magistral qu’il sait en faire, ne le cède en rien, à la pureté de son inspiration créatrice. Pour lui, la lumière est un moyen d’expression et il sait l’utiliser avec un rare discernement. Jamais mieux sans doute que dans Thérèse Raquin Feyder n’a su plus intelligemment faire appel à cette auxiliaire précieuse et disciplinée de sa pensée. Il laisse planer sur le drame lourd et poignant une demi-obscurité, grise et trouble comme l’âme de ses personnages, ne mettant de clarté que sur les visages, pour en accentuer le modèle saisissant.

On ne peut, dans une oeuvre aussi homogène, parler plus spécialement de telle ou telle scène car toutes sont magistrales et concourent à la beauté de l’ensemble. Après la vision de Thérèse Raquin il demeure dans l’esprit une impression très forte, celle que laisse un chef-d’œuvre.

Ce n’est en rien diminuer le mérite des interprètes de Thérèse Raquin que de dire qu’ils ont eu leur tâche facilitée ou, plus exactement, simplifiée par la maîtrise de leur metteur en scène. Tous sont excellents et il nous est agréable de constater que deux artistes françaises, Gina Manès et Marie Laurent sont parmi les meilleurs acteurs de la distribution.

Gina Manès (Thérèse Raquin) vit son personnage énigmatique, passionné, animal par instants, avec une puissance dramatique intense dont l’extériorisation est remarquablement rendue. Marie Laurent (la mère de Camille) est empoignante; elle a joué ses dernières scènes — alors qu’elle est paralytique — en très grande tragédienne.

Du côté des hommes, Wolfgang Zilzer est le plus en évidence. Il a composé son personnage de Camille avec un sens très juste des moindres nuances. Sa création lui vaudra très certainement sa consécration définitive comme étonnant acteur de composition. H. Adalbert Schlettow, interprète du rôle de Laurent, campe son héros avec une grande autorité. Les autres rôles sont tenus par Charles Barrois, La Jana et Paul Henckels qui, plus effacés, non moins bons, ne contribuent pas peu au gros succès de Thérèse Raquin.

René Lebreton

Comoedia 19 avril 1928

Comoedia 19 avril 1928

 

Encart pour la sortie au Max Linder de Thérèse Raquin (Comoedia-21 09 1928)

Encart pour la sortie au Max Linder de Thérèse Raquin (Comoedia-21 09 1928)

Critique de Thérèse Raquin

paru dans Cinéa daté du 01 mars 1929

Cinéa du 01 mars 1929

Cinéa du 01 mars 1929

C’est là le sommet de l’oeuvre, si riche déjà, de Jacques Feyder, un maître-cinégraphe, belge d’origine, mais français par prédilection. Je voudrais dire longuement toute mon admiration, mais l’espace m’est compté, aussi ne ferai-je de ce film qu’une analyse brève.

Comme dans une prison, Thérèse est enfermée dans la médiocrité de sa vie : sa nuit de noces passée à soigner un mari qui a une indigestion; l’atmosphère étouffante, comme poussiéreuse (les flous), où elle respire mal ; son milieu de petits-bourgeois avec leurs habitudes mesquines et leurs manies ridicules; la noire boutique qu’elle hait. Cette prison est si dure qu’il lui faut s’en évader. Elle devient la maîtresse d’un ami de son mari : la libération est incomplète encore. Il la faut définitive : le crime est décidé : une tragique partie de barque…

Là se trouve une image qui passa inaperçue et qui, sans nul doute, est le faîte psychologique du drame : un paysage d’eau, d’arbres et de soleil ; c’est de toute la bande la seule échappée vers un monde plus clair ; elle ne dure qu’une seconde, comme l’évasion de Thérèse.

Car elle est aussitôt retombée dans une prison plus redoutable encore : la mémoire du mari noyé les accable, elle et son amant ; les hallucinations qui font hoqueter de peur, les nuits d’insomnie si effroyablement longues, la seconde nuit de noces où toute la brutalité sensuelle de ces deux êtres disparaît supprimée par le lancinant souvenir, la morsure, le tableau et son empreinte sur le mur, le chat, et, enfin, les yeux de la vieille, qui, surprenant le terrible secret, est devenue paralytique, vrai remords fait homme avec qui ils doivent vivre. Ils ont avec désespoir tenté de s’échapper, mais tout est fermé pour eux maintenant : il n’y a plus qu’une évasion possible, celle, totale, par l’anéantissement noir. Et leurs cadavres étendus sont encore écrasés par le reproche formidable de l’ombre sinistre de la vieille paralytique sur sa chaise.

Tout ce drame atroce est scandé par le rythme irrémédiable de la succession monotone des jours, personnifiée par celui qui fait et défait la nuit,par l’allumeur de réverbères, qui de ses gestes réguliers marque la fuite droite du temps.

Bien plus que tous les Ben-Hur du monde, cette oeuvre est digne de figurer dans un « Salon Carré » du Cinéma.

Léon BORDEAUX (Lyon Universitaire).

Cinéa du 01 mars 1929

Cinéa du 01 mars 1929

Critique de Thérèse Raquin

paru dans L’Homme Libre le 20 avril 1928

L'Homme Libre le 20 avril 1928

L’Homme Libre le 20 avril 1928

M. Jacques Feyder, l’un des bons metteurs en scène de l’époque, vient de nous présenter Thérèse Raquin, d’après l’œuvre de Zola. M. Feyder n’a pas réalisé cette transposition cinématographique dans un esprit voisin de celui de Marcel L’Herbier, tel que ce dernier l’a exposé récemment en faisant connaître son intention de « tourner » l’Argent. Il s’est cependant inspiré de méthodes audacieuses et nouvelles et est parvenu à construire une œuvre qui, tout en suivant d’assez près le roman, est loin, cependant, de présenter les tares habituelles des mornes  « adaptations ».

La conception générale de l’œuvre est allemande ; on y retrouve les conflits psychologiques lentement exposés par gros plans successifs, les éclairages en demi-teintes rehaussés d’effets d’ombres assez mystérieux, la mise en scène amenuisée, mais pleine de signification par sa concentration même. Cependant, l’allure générale du film est nettement française : l’accélération du rythme et la clarté remarquables dans quelques passades particulièrement tragiques, en témoignent, ainsi que le jeu des deux interprètes françaises, Gina Manès et Marie Laurent.

M. Jacques Feyder a concentré à merveille, dans son très beau film, toute l’émotion du roman ; rien n’y est inutile ; aucun détail, aucun délayage, d’où il s’ensuit une émotion d’une profonde intensité.

La lumière est maniée avec une délicatesse subtile laissant planer sur le drame des demi-teintes qui font mieux ressortir les scènes tragiques.

Quant aux procédés nouveaux, ils ne sont pas brutalement mis en valeur et n’ont point été considérés, par le metteur en scène, comme de ces attractions banales qu’on annonce à grand renfort de réclame pour donner à l’œuvre une apparence d’originalité. Ils apparaissent et disparaissent rapidement ici et là, et si parfaitement adaptés à l’action et à l’atmosphère que l’œil exercé seul peut les saisir, disséquer et apprécier à leur réelle et savoureuse valeur novatrice.

Cependant, et cela est l’exception, l’une de ces méthodes personnelles au metteur en scène n’est peut-être pas exposée avec toute la discrétion désirable. Un dialogue pathétique entre deux personnages est synthétisé tout entier dans la succession rapide des visages en gros plans qui se remplacent l’un l’autre en modifiant leur expression. L’effet est saisissant, d’une émotion poignante et, nous a-t-il semblé, d’une compréhension parfaite, bien que l’exposition soit strictement de style cinématographique. Mais des choses les meilleures. M. Jacques Feyder a peut-être abusé de ce procédé qui, si frappant tout d’abord, menace ensuite de devenir monotone.

Avec les deux artistes que nous avons citées plus haut, il convient de citer Wolfgang Zilzer, qui a créé son personnage avec une exactitude et une puissance remarquables.

Félicien Faillet

Critique de Thérèse Raquin

paru dans Le Populaire daté du 09 septembre 1928

Le Populaire daté du 09 septembre 1928

Le Populaire daté du 09 septembre 1928

Thérèse Raquin, roman et pièce d’Emile Zola, est une des oeuvres les plus tristement pesantes qui soient.
« Pesant » ne veut pas dire « lourd » ou plutôt il faut attribuer ce poids au sujet lui-même. M. Jacques Feyder a fait de Thérèse Raquin le film qu’il fallait. La vie sinistre de Thérèse auprès de sa vieille parente Mme Raquin et de Camille, fils de celle-ci, ne s’égaie jamais.

C’est la boutique sans joie, c’est la partie de dominos grise, c’est la plainte et l’insipidité de Camille qu’elle épouse. Nuit de noces où l’homme, dans son lit, souffre de malaises alors que la jeune mariée, debout, lui présente une tasse de quelque chose.
Même s’il y a de la gaîté, quand, par exemple, Laurent, l’ami de Camille, deviendra l’amant de Thérèse, l’atmosphère nous semblera chargé d’effluves d’atrocité.
La lumière, les interprètes, le mouvement, les dessins cinématographiques, tout concourt à produire cette impression.

Quelle horreur, lorsque Laurent et Thérèse, s’étant épousés plusieurs mois après avoir noyé Camille les deux complices ne peuvent plus que souffrir des épouvantes du souvenir, puis se jettent leurs responsabilités à la face tandis que la mère Raquin, qui a tout entendu, est prise de paralysie. Aussitôt les regards des complices expriment une joie macabre, celle de ne pas pouvoir être dénoncés. Mais l’épouvante persiste et devant la paralytique horrifiée, ils s’empoisonnent et meurent.

Aucun effet mélodramatique. L’effet incessant de la vérité féroce et lamentable.

Mme Gina Manès est tout à fait remarquable, exacte, belle dans le personnage de Thérèse. Mme J. Marie-Laurent interprète un des rôles les plus difficiles du monde. Elle est juste bien à la fin, mais le reste du temps excellente.

L’erreur de la présentation a été l’orchestre bruyant, piaffant, éclaboussant. Il faut, à un tel film, un accompagnement qui n’attire pas l’attention et j’espère que les présentations publiques seront dotées d’une musique discrète.

Je ne sais si les gens qui vont au cinéma pour digérer se passionneront pour Thérèse Raquin.

C’est qu’il faut à cet ouvrage un public qui ait le goût de l’art sensible et vrai dans la noirceur. Ce public, je le sais, est très nombreux, mais il s’abstient souvent.
Il faut l’avertir ou donner le film dans une salle comme le théâtre des Ursulines où il tiendrait probablement l’affiche pendant des mois.

Charles Jouet

Photographie de Thérèse Raquin (Le Populaire 06.12.28)

Photographie de Thérèse Raquin (Le Populaire 06.12.28)

 

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


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2 commentaires sur “Thérèse Raquin de Jacques Feyder (1928)