La Vie d’une vamp par Musidora (Ciné-Mondial 1942)


C’est durant deux mois, juin et juillet, de 1942 que Musidora publiera dans la revue Ciné-Mondial ses souvenirs sous le titre « La Vie d’une Vamp » que nous avons retranscrit en intégralité.

La Vie d'une Vamp par Musidora (Cinémagazine 1942)

La Vie d’une Vamp par Musidora (Ciné-Mondial 1942)

La vie d’une vamp par Musidora

paru dans le n° 42 daté du 12 juin 1942

Nous sommes heureux de commencer ci-dessous la publication des souvenirs de Musidora, qui fut, à la belle époque du cinéma muet, l’une des vedettes les plus célèbres du film français. Egale de Mireille Balin ou d’Edwige Feuillère, Musidora fit, en ce temps de gloire, de nombreux films. Elle reste présente à la mémoire de tous ceux qui ont pu voir Judex, Les Vampires et tant d’autres ciné-romans à épisodes qui étaient alors plus passionnément attendus qu’aujourd’hui le film bisannuel de Danielle Darrieux.

I – Une Gifle pour débuter

Comment ai-je pu conquérir ma place d’étoile au firmament cinématographique ?

Il faut que je remonte à l’année 1913.

J’avais déjà un petit « fromage » sur l’affiche des Folies-Bergère, quand M.Gaumont et M.Feuillade vinrent un soir se perdre dans ce délicieux music-hall. J’y jouais une Virginie que certainement n’avait pas conçu Bernardin de Saint-Pierre. Trois feuilles brodées sur du tulle me cachaient les seins, et quinze brins d’herbe en « comète » grande largeur laissaient deviner mon nombril. Un grand air de pureté et de candeur restait sur mon visage.
Cette candeur me valut d’être convoquée au studio Gaumont pour partir en Palestine jouer dans un film sur la Sainte Vierge.

J’étais curieuse de connaître les studios de la maison Gaumont, rue de la Villette. Mais j’étais très décidée à ne pas aller en Palestine.

Musidora (Cinémagazine 1942)

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

A mon arrivée, un homme derrière sa vitre en guillotine à demi levée, me demanda d’un ton rogue :

– Vous désirez ?
Voir M.Aulan.
– C’est moi !
Ah !
– Quest-ce que vous me voulez ?
Voici…
Et je tendis ma convocation.
A gens bourrus, peu de paroles, pensais-je.

Il examina mon papier, et brusquement :
– C’est bon, vous voulez gagner combien ?
Cent francs par jour.
– Cent francs par jour !
La bouche de M.Aulan grimaça, en montrant des dents blanches et pointues. Je crus qu’il allait me mordre.
– Cent francs, répéta-t-il. Ma petite, ce sont les appointements du Théâtre-Français. Alors ? vous comprenez. On donne ça à M. Sylvain, bien… mais à vous ! Les Folies-Bergère ne sont pas considérées au cinéma, sachez-le !

Et il m’envoya à M. Feuillade.

Musidora par Musidora (Cinémagazine 1942)

Musidora par Musidora (Ciné-Mondial 1942)

Celui-ci tournait. Après l’extinction des lumières, il s’avança vers moi, la main tendue, affable :

– Bonjour, mademoiselle. Permettez-moi de vous examiner. Marchez. Tournez-vous. Revenez vers moi. Vous êtes encore plus jolie de près que de loin.
Merci bien, monsieur… Vous êtes plus aimable que M. Aulan.
– Lui ? C’est un régisseur admirable. C’est son rôle d’être rogue… Sans cela, ça n’est pas vingt acteurs qui attendraient comme ce matin, c’est mille… Vous êtes d’accord avec lui pour les conditions ?
Non, monsieur ! Je lui ai demandé cent francs par jour, il a levé les yeux au ciel…
– Je crois bien.

Finalement, il tourna la difficulté pour me donner satisfaction et m’engagea pour tourner, le lendemain, avec Navarre, le créateur de « Fantômas ».
Coiffée de perles, chaussée de satin à talons rentrants, sur lesquels j’étais mal en équilibre, à demi cachée sous un voile de coton soie, à la grecque, d’un genre simplet, je devais assurer ma place sur l’écran blanc.
La loge de Gaumont était propre, grande, indifférente. C’était un numéro sur une porte. J’étais… n°8, Musidora. De cette loge, on arrivait de suite aux décors.

Feuillade fit de courtes présentations.
– Voici Navarre. Voici Musidora des Fol’-Berg. Au boulot ! Ne perdons pas de temps ! Dans la scène que nous tournons, Musidora, il vous faut calotter Navarre.

Je regardai Navarre : oeil d’aigle, sourcils énigmatiques à la chinoise remontés vers les tempes, nez coupant, lèvres minces en rictus et peu de joues pour appliquer une bonne claque.
Les répliques de cet « actolet » étaient les suivantes :

Navarre, – Vous ?
Musidora, – Moi…
Navarre, – Vous osez venir chez ma mère… C’est abominable !
Musidora, – Abominable vous-même !… Tenez, voici ce que vous méritez…
Et ici se place la gifle… « Vous y allez de toutes vos forces… Musidora… »

Musidora (Cinémagazine 1942)

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

J’entrai en pleine action.
Ayant pris mon élan, j’appliquai une maîtresse gifle de gauche à droite…

– Ouille !… répondit Navarre à ce camouflet.
– Bien donné, constata Feuillade, riant.
– A qui le dites-vous… Cette garce-là a gardé une bague. Qu’est-ce que j’ai pris comme mornifle !.

Discrètement, l’opérateur prit la parole :
– Je vous demande bien pardon, mais la… pellicule… s’est coincée dans l’engrenage… Il faut recommencer.

Nous recommençâmes la scène dite de la gifle.
Mais cette fois, j’avais pris soin de retirer ma bague.

Après le déjeuner, Feuillade revint de la salle de projection où seul il avait accès, avec l’opérateur. Son visage était sombre.

C’est mauvais ce que j’ai fait ? demandais-je timidement.
– Au contraire, c’est très bien ! Vous êtes éminemment photogénique. Vous êtes la photogénie même. Ce qui me fiche en rage, c’est ce bon Dieu de NavarreNavarre, non d’un chien… Vous avez une cravate papillon dans la scène de la gifle… et dans celle qui précède… celle que nous avons tournée hier sans Musidora, vous aviez une cravate régate…

Effondré, il répondit :
– Alors, il faut recommencer la scène de la gifle ?
– Bien entendu… et cette gifle-là, vous ne l’aurez pas volée.

Musidora (Cinémagazine 1942)

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

II – Etranglée et pendue

Comme j’arrivais au studio de la Villette pour une scène à grand tapage, mon cher Feuillade m’interrogea :
– As-tu du courage ?
Naturellement, est-ce que ça se demande ?
– Ah, c’est que… Demain matin, rendez-vous non pas au studio, mais dans une maison de la rue Bolivar… Voici l’adresse, la concierge est prévenue, tu grimperas jusqu’au huitième étage, sous les combles. Là, on t’attendra.
Quel costume ?
– Robe de ville avec jupe assez ample, tu dois sortir d’un vasistas. C’est une chasse sur les toits, et dans mon scénario j’ai trouvé une fin qui m’a fort amusé. (Feuillade, auteur metteur-en-scène, composait avec une véritable virtuosité).

A huit heures précises, je grimpai mes huit étages de la rue Bolivar. Je glissai le long d’un dédale de corridors, dans cette maison que je n’avais jamais vue.

Manichoux (c’était le nom de l’opérateur, de son vrai nom Georges Guérin ndlr), passait son appareil par un vasistas qui sembla avaler les trois pieds ; il était juste assez large pour laisser passer un homme corpulent.
Feuillade ordonnait, affairé.

– Attention ! Que ce soit solide ! Ne Ratez rien ; il y va de la vie de cette gosse là…
Un énorme treuil de bois était entouré d’une corde assez forte, genre cordelière. Ce treuil tenait la moitié de la pièce où Feuillade s’agitait.
– Mani ? tu y es, avec ton appareil ?
Manichoux reparut dans son vasistas, bouchant net la clarté du fond du ciel.
– V… oui. J’ai un coin ou que j’suis en équilibre. De là, j’plonge… J’ai tout le toit dans mon viseur. Et en plongeant, j’peux « panoramiquer ». Et j’vois toute la rue comme vous l’avez demandé. Les huit étages en enfilade… C’qu’il faudrait c’est répéter avec un sac.
L’essai fut satisfaisant.

Manichoux par Musidora (Cinémagazine 1942)

Manichoux par Musidora (Ciné-Mondial 1942)

Musidora, tu es prête ? appela Feuillade.
Oui, je suis à vos ordres…
– C’est le moment du courage. Grimpe sur l’escabeau, sors la tête par le vasistas ; il faut absolument que tu te rende compte… de ce que… j’attends de toi.
J’entrevis un océan de toits, de tuiles, de zinc, d’ardoises, de mâtures de cheminées, de lucarnes, de croisées, de fenêtres, à vous abrutir pour tout un jour, rien qu’à les dénombrer.

– Tu rêves, Musidora ?
Ah ! Je suis émerveillée de ce fouillis. Pour tant de cheminées, les Parisiens doivent être nécessairement un peu fumistes et blaguer… c’est bien leur droit.
– Fini de blaguer… Tu suis le chemin du sac jusqu’au bord du toit et tu disparais.
Je disparais ?
– Juste à un mètre en dessous du toit.
? ? ?
– Remarque que tu es attachée… mais enfin, ne t’affole pas. Aie foi en nous.

Le machiniste, gentil, objecta :
– Essayez-moi d’abord, afin qu’elle ait confiance.
– Si tu veux.

Je remarquai le fameux chemin du sac.
Je suis plus lourde que votre sac… votre corde est-elle solide ?
– C’est pour ça que je veux essayer.
Merci mon brave Manichoux.

Le machiniste enroula la corde (serrée avec un noeud coulant « un noeud marin» ), bien assujettie à sa taille.

(A suivre)

La vie d’une vamp par Musidora

paru dans le n° 43 daté du 19 Juin 1942

Musidora aux Folies-Bergères (Cinémagazine 1942)

Musidora aux Folies-Bergères (Ciné-Mondial 1942)

II – Etranglée et pendue (suite)

A mesure que la guinde serrait la taille, le treuil, retenu par les camarades, tendait de plus en plus la corde. L’homme s’allongea sur le toit et se laissa glisser jusqu’au bord, en déboulant ; les mesures étaient bonnes.

Il resta suspendu au bord du toit un très court moment.

– J’étouffe, cria-t-il. Il ne faut pas prolonger ça trop longtemps, surtout pour la pauvre gosse…
Ce que vous avez fait, je pense pouvoir y arriver, d’autant que je pèse cinquante-cinq kilos. Et vous ?
– Pas loin de soixante-dix.

Sur le toit, il y avait le machiniste, l’opérateur, le photographe et moi. Survinrent les explications détaillées de Feuillade.
– On ne tournera pas deux fois, c’est impossible.

J’exécutai les ordres de Feuillade, et sa voix me guidait amicalement.
– Boudine-toi entièrement dans la corde… Et vivement. Saute sur le tabouret, fais ton rétablissement.
« Manichoux… à votre appareil.
« Rappelle-toi que tu dois t’allonger sur le toit, comme un gosse qui dévale une pente. Tu connais le trajet ? une vraie dégringolade… ça doit aller… Tu disparaît au bord du toit dans le vide, tu es au huitième étage, tu iras jusqu’au septième. Après on verra. Je t’attends ! On tourne.

Tout ce que m’avait dit Feuillade, je l’ai fait. Mais… c’est ici qu’apparaît un certain courage. Déboulant jusqu’au bord du toit, étourdie, j’étais comme ivre. Le toit était très large, d’une grande déclivité. la corde mesurait quinze mètres de long sur la toiture, cinq mètres autour du treuil, et deux mètres dans le vide. Cette dégringolade me parut interminable. Je fus projetée tout à coup dans le vide avec la vitesse acquise, suspendue certes, mais je vous assure que de voir huit étages, à l’envers en quelque sorte, en partant du huitième étage pour rouler jusqu’au septième, la tête en bas, les jambes pendantes, et la taille littéralement étranglée, tout cela me paraissait invraisemblable. Mon corps faisait un mouvement de balancier tout autour de la guinde ; le vertige s’emparait de moi, la corde serait de plus en plus ma ceinture, m’empêchant de respirer.

– T’inquiète pas, cria Feuillade ; c’est pas loupé, tout va. reste un instant dans le vide pour la photo. ça sera sensationnel !
« Photo… vite.
Je tournai de l’oeil.

Musidora (Cinémagazine 1942)

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

Le temps de poser les trois pieds de l’appareil. On photographiait… les 13X18 directement… J’entendais les encouragements qui m’arrivaient.

– Nous sommes quatre à tenir le treuil ! Courage !
– Les gouttiè…res… me ren… trent…. dans le ven… tre. Vite…  s’il vous plait… vite…
– Une minute encore…- Clic ! Clac !
– Ça y est.

Je soupirai… à l’idée de la délivrance. Un juron vint jusqu’à moi. C’était la voix du photographe.
– M…e ! une fausse teinte… Un nuage était venu, le soleil s’était caché, la photo ratée.
– Tu peux tenir encore ?
Je… ne sais… pas.

Et le photographe recommença.
– Voilà le soleil, vous parlez d’une veine ? Châssis… clic ! clac !
–  Ça y est, on te remonte !

La corde était prise dans la gouttière. Ils durent venir à cinq me décrocher.
J‘entendis un craquement. Qui sait si la corde n’était pas usée en un point. Personne ne l’avait vérifiée, après tout ! Ma respiration s’arrêta, la peur me glaçait. Je m’évanouis complètement.

Quand je revins à moiFeuillade me complimenta.
– C’est très bien. Tu as été très courageuse. Tu as eu du cran. Ça rentre le métier de vampire.

Musidora dans les Vampires (Cinémagazine 1942)

Musidora dans les Vampires (Ciné-Mondial 1942)

III – La bombe qui blesse

Je reçus une nouvelle convocation libellée ainsi : 

« Prière de… studio La Villette… conditions de votre contrat… Journée entière. Robe élégante, mais usagée (soupeuse de boite de nuit). Robe destinée à être tachée. nettoyage vous sera remboursé (rôle d’Irma Vep) »

J’ouvris ma penderie, j’y trouvai une robe signée « Poiret », de paillettes transparentes et de satin souple. Mieux que bien pour ce personnage d’Irma Vep que je devais suivre image par image. Je pliai délicatement ma belle robe entre deux papiers de soie, je mis le tout dans un carton. En route pour ma ligne habituelle de métro, station Botzaris mon précieux colis sous le bras.

Il y avait foule sur le plateau de La Villette : cent cinquante figurants, hommes et femmes. Tout ce monde vêtu somptueusement. Qu’allait-il donc se passer ?
Au hasard, je recueillis des réflexions :

– Pige mon « smokinge » ; il est élimé partout. Pour c’qu’on va nous faire faire, c’est bien assez bon… J’ai pris la frusque en location ; si on paye le nettoyage, comme c’est dit sur ma convocation, ce sera tout « bénef » pour moi.
– C’est une scène d’eau ?
– Non, il y a un artificier, qu’on a dit… un type qui fabrique des bombes pour les scènes de cinéma, il parait.

Musidora en 1920 (Cinémagazine 1942)

Musidora en 1920 (Ciné-Mondial 1942)

Mon gentil camarade, partenaire de l’épisode de la bombe, se nommait (Fernand. ndlr)  Hermann, distingué et beau garçon ; il était déjà assis à la table du soupeur, juste comme j’arrivais dans ma robe à traîne, la figure bien peinte. Il m’accueilli par ces paroles :
– Voilà notre cabaret de nuit où je vous invite à souper. La maison Gaumont fait les frais, le champagne coule à flots.

Effectivement, une bouteille, entourée d’un torchon, plongeait dans un seau à glace, sans glace. Un peu de sciure donnait à la bouteille vide son air penché et son équilibre, « de sur les glaçons ».
Nos coupes pleines contenaient… une bière blonde et pâle.

On doit boire ça ?
– Oui, c’est le champagne…

J’y trempai mes lèvres ; c’était une bière possible, encore fraîche.

Musidora (Cinémagazine 1942)

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

Le régisseur plaçait les couples fous qui devaient s’aimer, à chaque table.

Feuillade fit le tour du décor, examina cette boite de nuit de son « cru ». Il s’arrêta à l’un des figurants :
– Qu’est-ce que vous êtes ?
– Danseur de tango.
– Vous savez danser ?
– Non. Voici ma convocation. je suis convoqué pour faire danseur de…
– Asseyez-vous, vous souperez !

Le figurant s’assoit. Feuillade l’examine de plus près.

– Non, levez-vous, vous ne soupez pas ; vous êtes en smoking avec une cravate blanche… on n’a pas idée ! Vous ferez le garçon. Allez à la régie hercher une serviette ; vous la mettrez sous votre bras… et décollez-moi votre moustache…

Le figurant me pris à témoin.
– J’ai mis exactement une demi-heure pour coller ma moustache ; moi qui voulais tellement faire un homme du monde… afin de plaire à ma petite amie !

La petite amie en question arriva vers le figurant vêtue d’une robe de soirée ravissante. Sa voisine lui cria :
– Ta robe est bien trop belle, vas en changer, sinon elle est foutue !

La petite amie répondit d’un air souriant et mystérieux :
– Elle n’est pas à moi ! Elle est à la maison Gaumont ! Tu parles si j’m’en balance !

Une voix tonitruante, sèche, impérieuse, de maréchal des logis-chef annonça :
– En place pour la boite de nuit.

La figuration s’agitait, se plaçait, cherchait sa voie.

Un malin expliquait :
– J’ai deux convocations, une de figurants, une d’acteur ; je voudrais bien pouvoir faire les deux, et toucher les deux cachetons. Qu’est-ce que ça va être cette bombe ?

(à suivre)

Musidora dans les Vampires (Cinémagazine 1942)

Musidora dans les Vampires (Ciné-Mondial 1942)

La vie d’une vamp par Musidora

paru dans le n° 44 daté du 26 Juin 1942

III – La bombe qui blesse (suite)

A quelle heure tombe-t-elle ?

Le chef de la petite figuration hurlait :
– Silence ! vous êtes tous en place pour la boite de nuit ? Vous êtes, presque tous, des gens du monde, un soir de bringues. Soyez gais. Quand la danseuse entrera, paraissez vous intéresser à elle comme si elle avait vraiment du talent.

Un brouhaha approbateur partit de la figuration.
– Silence, nom de Dieu ! Ecoutez-moi avant de parler… Une recommandation : Ne faites pas attention à la bombe quand elle tombera ; marques seulement de la stupeur (sic).

Le brouhaha recommença  de plus belle.
– Ecoutez-moi bien, très important : il y a aujourd’hui deux sortes de figurants, ceux qui ont le cachet courant, ceux qui ont le double cachet. Les « double cachets », mettez-vous sur la gauche.

Quelques-uns se levèrent et partirent sur la gauche.
– On vous contrôlera ! Ceux qui sont au double cachet sont ceux qui recevront directement la bombe ; la bombe doit tomber sur la gauche.

Alors presque tous les figurants repartirent… sur la droite !
Sur la gauche, restaient Hermann et moi et deux ou trois « durs » et courageux.

– Irma Vep et son amant Hermann ont reçu une lettre menaçante où, à l’heure H, Irma – Musidora – doit être tuée avec son amant. Allons-y !

Manichoux interrogea Feuillade :
– Est-ce qu’il y aura du danger pour mon appareil avec cette bombe ?
– C’est vrai, tu as raison, je ne pensais plus à toi. Fais-toi vite monter la guérite ; de là, tu opéreras à l’abri tranquillement.

L’artificier vint saluer Feuillade :
– Je crois que vous serez content de ma bombe. C’est une formule confiée par un artificier très capable. Je crains simplement qu’elle ne blesse quelques figurants…
– Elle ne peut pas tuer ? pas de blague, hein ?
– Tuer… Oh ! non… mais faire un peu peur, oui… égratigner, blesser, c’est possible ! Je tiens à vous avertir.
Feuillade parlait bas à l’artificier. Curieuse, je tendais l’oreille :
– Le troisième coup de sifflet c’est pour la bombe… Inutile de prévenir la figuration, sans quoi elle jouera mal.

Le premier coup de sifflet était pour l’opérateur. Il commençait à tourner, nous autres à jouer.
Le deuxième coup de sifflet fut donné par l’artificier. la bombe était amorcée, elle n’éclaterait qu’au troisième coup ordonné par Feuillade dont la voix commandait, tel un capitaine de corvette :
– Filochage en règle ! pour tous ! Entrée de la danseuse-attraction. Grand éclairage. Le garçon prend la commande de la table du fond et vient, en premier plan, servir Musidora et Hermann.
« Servez ! Musidora boit et trinque avec Hermann. Mu-si-do-ra trinque ! At-ten-tion ! Ges-te si-gnal !

Feuillade siffla… C’était le troisième coup ! Mon coeur se serra. En réponse, une détonation épouvantable retentit.

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

On pouvait tous se croire morts ; pourtant, des cris aigus percèrent le silence. Le décor tomba, pulvérisé sur nous tous. J’avais reçu un gnon à l’épaule. mon poignet immobile était atrocement douloureux. Je regardais Hermann, noir de suie… Sa joue saignait sur mon bras nu. Son plastron était taché de rouge… Je me retournai… Derrière moi, hurlait une figurante blessée assez grièvement par ma coupe de champagne qui avait volé en éclat jusqu’à elle… Je continuai à tenir dans mes doigts le pied e la coupe, brutalement sectionnée… Je n’avais senti que la douleur de mon poignet luxé.

Pour une bombe ! c’était une bombe ! Pour une réussite ! c’était une réussite !

Feuillade rayonnait.
– Les blessés auront triple cachet ! hurlait-il.

Tous auraient voulu être blessés. J’entendis : « C’est toujours les mêmes qui ont la veine ! »

Pourquoi je suis devenue vampire… vamp… comme disent les gens pressés

La guerre éclata… Feuillade fut mobilisé puis démobilisé. Le travail reprit… mais à Marseille.

Tandis que Feuillade préparait des scénarios, je fus prêtée au jeune metteur en scène Gaston Ravel. A Marseille, Nora Jonuxi, l’auteur de L’Ensevelie, composait des scénarios pour les films muets.
Nora vint nous lire « Le Grand Souffle ». Je devais y chanter « La Marseillaise ». A Marseille, on trouvait cela tout indiqué.
– Est-ce que ça vous va ? demandait timidement Nora.

José, la soeur jumelle de Nora, d’une voix plus volontaire, grondait :
– Mais, affirme ce que tu penses. Ce que tu penses est très bien. Ose le dire. Tu semble avoir peur.

Nora expliquait, d’une voix douce, si douce…
– Ma chère, que veux-tu que j’affirme… Je désirerais que Musidora fût contente de son rôle…

Chère Nora ! J’était toujours contente. je n’avais pas de mérite à être contente, je n’avais pas d’opinion à avoir… J’étais « louée » pour la firme Gaumont, pour tourner, pour travailler. Un point c’est tout. Je n’aurais pas pu dire : « Je ne veux pas faire ceci ou cela ». N’est-ce pas, mon bon ami J-Joseph Renaud ?  Sans cela, j’eusse tourné vos sujets de films… Pour être au cinéma, il fallait une souplesse morale et physique. un anonymat complet. Il fallait que M. Gaumont puisse dire : « Cette semaine, le scénario ne me parait pas très original, mais il y a cette « petite jeune» qui plait. On reviendra pour elle. On demandera peut-être son nom ! »

(à suivre)

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

La vie d’une vamp par Musidora

paru dans le n° 45 daté du 3 Juillet 1942

IV – La Trappe inattendue

Irma Vep allait être prise par de fins limiers. La maison où elle se trouvait était cernée par les agents.
Au milieu du corridor qui conduisait à la sortie, Feuillade fit creuser une fosse assez profonde qu’il rempli de matelas.
– C’est ta prochaine demeure, me confia-t-il. Tu tâcheras de te vêtir d’une fourrure épaisse car je n’ai pas envie que tu te rompe les os.

Il se tourna vers Manichoux et lui demanda s’il était près pour tourner la scène.

Au même instant, je le vis marcher à grands pas vers Jean Ayme.
– Monsieur, lui dit-il, quand on fait du cinéma on n’a pas le droit d’être malade, vous deviez être là lorsque j’avais besoin de vous. J’avais deux mille francs de figuration pour votre scène, savez-vous ce que ça représente ? Et vous auriez pu tout au moins prévenir et vous excuser.
– Je n’avais personne pour prévenir, je vis seul.
– Tant pis ! Le cinéma n’est pas fait pour vous, M. Jean Ayme.

Celui-ci pinça les lèvres.
– Voulez-vous, dit-il, avoir l’obligeance de me dire si je tourne aujourd’hui ou si je puis partir à l’instant même.
– Une minute s’il-vous-plaît.

Alors Feuillade siffla et hurla :
– Lumière ici, tout de suite !
– On tourne dans la fosse ? demanda Manichoux.
– Non, j’ai un passage très court à faire ici. Amène-moi Musidora.

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

Et tout de suite, il improvisa une scène inattendue. Il me plaça devant Jean Ayme, le monocle à l’oeil, bien cravaté, un veston de bonne coupe, qui attendait hautain. En me glissant un revolver dans la main, Feuillade déclara :
– Voilà la scène, vous tournerez sans répétition, après l’explication. Irma Vep attend le grand vampire, Jean Ayme, et lui décharge le barillet en pleine poitrine, Jean Ayme tombe foudroyé. Allons-y, on tourne.

Ainsi, tirais-je sur Jean Ayme qui tomba, se tordit, souffrit et mourut.
Après la scène, il se releva et demanda à Feuillade :
– Qu’ais-je à faire par la suite ?
– Rien.
– Est-ce que je viens demain ?
– Non, passez à la caisse pour vous faire payer. Musidora vous a tué, votre rôle est terminé.

La scène fut très courte. Feuillade s’éloigna sans entendre les récriminations du malheureux vampire et nous pria de le suivre pour retourner la scène du corridor.

Celle-ci ne fut pas moins courte, mais je m’en souviendrait toujours. Je dus, pour fuir les policiers qui cernaient la maison où je me trouvais, prendre le corridor et m’efforcer de me réfugier dans une des chambres voisines pour fuir par la fenêtre. Mais au moment où je traversais le corridor, le sol s’échappa sous moi et je disparus entièrement dans la fosse qui venait d’être creusée et qui avait été soigneusement recouverte… Je faillis me rompre le cou.

Quelque temps après je revis Jean Ayme qui me dit :
– On n’a pas idée de vous tuer parce qu’on est malade !
Mon ami, dis-je à Jean Ayme, en guise de consolation, estimez-vous heureux. Pour avoir été malade, vous avez échappé à la scène de la fosse, moi, pour avoir été bien portante, j’ai failli me rompre la colonne vertébrale.

Jean me salua.
– Vous auriez pu vous tuer tout bêtement. Croyez-moi, c’est idiot, ce cinéma d’aventures. Je retourne au théâtre, vous devriez en faire autant.

(à suivre)

Musidora et Marcel Levesque (Ciné-Mondial 1942)

Musidora et Marcel Levesque (Ciné-Mondial 1942)

La vie d’une vamp par Musidora

paru dans le n° 46 daté du 10 Juillet 1942

V – Un Train me passe dessus

J’ai une marraine dans ma vie, une marraine que j’ai choisie. Quand je vous aurai dit qu’elle s’appelle Colette, vous comprendrez tout mon dévouement.

Un mot de Colette à Sacha Guitry m’ouvrit la porte du théâtre du palais-Royal. Je décrochai un joli contrat chez M. Quinson, et je répétai aussitôt.
Mais, naturellement, je n’avais pas dit à Sacha Guitry que je tournais un film. Le jour où il me fallut gagner les studios, je tremblai de demander à Sacha Guitry l’autorisation de m’absenter pour l’après-midi. Finalement, je priai M. Willemetz de le faire pour moi. Lorsque Sacha sut qu’il s’agissait de cinéma, il refusa net.
– C’est impossible, dit-il ; elle est d’ailleurs de tous les actes, elle ne peut pas manquer une répétition.

Je rejoignis quand même Feuillade au studio de la Villette.
Il faut que je répète au Palais-Royal cet après-midi, lui dis-je.
– A quelle heure ? me demanda-t-il.
A deux heures !
– Tu y seras vers trois heures, trois heures et demie. En attendant, nous partons pour Brunoy tourner la scène du train.

En cours de route, il m’expliqua le rôle que j’avais à tourner. Fatiguée, poursuivie par la police, manquant d’argent, je devais me hisser sur un train en marche et gagner une gare quelconque. Mais, maintenue sous les roues d’un wagon, les secousses du train étant irrésistibles, je devais lâcher prise et tomber sur la voie.

A la gare de Brunoy, le chef de train me regarda.
– C’est la gentille petite demoiselle qui va passer sous le train ? dit-il. Eh bien, j’aime mieux ça pour elle que pour moi. Il y a cinquante-deux wagons à supporter.
Feuillade hésita.
– Il y a là un acrobate, veux-tu qu’il prenne tes habits et qu’il fasse la scène à ta place ? me demanda-t-il.
Non, je manque la répétition de Sacha Guitry, que je le fasse au moins pour quelque chose qui en vaille vraiment la peine.

On fixa les appareils de prise de vues au ras de la voie. Je pris place sou mon wagon et doucement, en direction de la caméra, le train s’avança. Je devais tomber juste devant l’objectif.

Une scène des Vampires (Ciné-Mondial 1942)

Une scène des Vampires (Ciné-Mondial 1942)

Ah, quel souvenir ! Je me suis assise, courbée plutôt sur l’essieu, puis, au moment venu, je me laisse tomber sur le ballast ; le train roule toujours.
Je suis couchée à terre ; les cinquante-deux wagons commencent à défiler sur mon corps. Inutile de songer à me lever, je suis prisonnière entre les roues qui défilent.
Le train, bête monstrueuse, respire, prend son élan, les muscles d’acier craquent. Quel abasourdissement. Plus la vitesse du convoi s’accroît, plus le vent me frappe le visage et je me mets à compter les wagons, prise de vertige.

Au bout d’un instant, je ferme les yeux, mais j’entends davantage : cliquetis, grincements, grondements, fracas, pétarades, tintamarres, je ne peux plus respirer.
Un tourbillon avide m’encercle et me glace. 48, 49, 50, 51, 52, le dernier wagon a filé comme une trombe, la rumeur métallique s’éloigne, le silence radieux revient avec ma vie.

Feuillade vient me relever.
Cette fois-ci, il ne me parle pas, il m’embrasse et murmure à mon oreille :
– Merveilleux ! Tu verras à l’écran.

Pendant ce temps, Sacha Guitry m’attendait au Palais-Royal. Il ne se doutait pas qu’un train était passé sur moi, mais il dominait le plateau de sa haute taille et lorsque je pénétrai dans les coulisses, je reconnus sa voix.
– Je veux qu’on soit à l’heure, disait-il ; je ne m’occupe pas de cinéma, prévenez-la ; si cela se renouvelait, je me verrais dans l’obligation de la faire remplacer.

Je m’arrangeai par la suite avec Feuillade pour tourner désormais le matin.

(à suivre)

Musidora dans Judex (Ciné-Mondial 1942)

Musidora dans Judex (Ciné-Mondial 1942)

La vie d’une vamp par Musidora

paru dans le n°47 daté du 17 Juillet 1942

VI – Thiers, Gaumont et le préfet de police

Comme je venais de tourner l’épisode du train, le plus glorieux de ma carrière, M. Gaumont décidait de supprimer de l’écran le nom des acteurs de film. Quelques artistes avaient demandé de l’augmentation ; ne l’ayant pas obtenue, ils étaient partis, sans que le film fût terminé. M. Gaumont, craignant de voir ces mauvais exemples propager de nouvelles représailles individuelles, avait cru de voir supprimer la personnalité de l’artiste, c’est-à-dire le nom.

Cette décision me trouvai fort en colère. Pour moi, le choix de mon nom était lié à mon avenir. Quel intérêt pouvais-je avoir de gagner mille francs par mois, en risquant de me rompre le cou à chaque instant. J’exposai mes récriminations à Feuillade :
– Va voir toi-même M. Gaumont, c’est préférable.

M. Gaumont était rigide, absolu, rigoureux. Personne ne prononçait le nom du grand patron sans un sentiment de crainte. Nous ne le voyions d’ailleurs que très rarement, M. Gaumont. Il ne complimentait jamais personne, ou presque jamais.

Pour ma part, les êtres autoritaires ne m’ont jamais intimidée. Non pas que je me prisse pour une vampire, mais simplement parce que ma mère m’avait communiqué son audace. N’avait-elle pas, un jour, traité M. Thiers lui-même de vieil avare, alors qu’il était venu vérifier une facture dans son magasin.
Je ne pouvais craindre l’entrevue avec M. Gaumont, qui n’était avare que de sous-titre… où manquait mon nom.

M. Gaumont me reçut dans son bureau, très étonné d’une telle démarche. Personne d’ailleurs n’avais jamais osé s’adresser à lui directement. J’exposai ma réclamation.
– Savez-vous que vous êtes la première personne qui vous permettez pareille revendication ?
Monsieur, je trouve plus honnête de vous dire : Je désire voir mon nom sur l’écran, que de lâcher ce cher M. Feuillade au milieu du film. Si vous ne mettez pas mon nom, on m’appellera Irma Vep et, plus tard, je ne pourrai plus être qu’Irma Vep. Je tiens essentiellement à celui de Musidora. Théophile Gautier et Fortunio sont les parrains que j’ai choisis.
J’avais parlé d’un trait, catégoriquement.

M. Gaumont réfléchit et son visage sévère esquissa un léger sourire.
– Enfin.. pour le toit, le train, la bombe, et pour vous aussi, je vais faire un effort.

Mon nom fut rétabli. Nos noms furent à nouveau sur la distribution. Les « Vampires » débutèrent à l’écran avec un énorme succès. Le deuxième épisode venait de paraître ; « la suite à la semaine prochaine » … quand brusquement les « Vampires » furent interdits. Le préfet de police trouvait le film subversif, se moquant par trop de l’autorité, qui, à chaque épisode, avait toujours le dessous, et où les bandits triomphaient chaque semaine…

Feuillade était fou de colère. Gaumont le fit appeler… Feuillade revint et… m’envoya chez Gaumont qui me parla ainsi :
– Voyez-vous, mademoiselle, j’ai remis à l’écran votre nom, mais des circonstances plus fâcheuses arrêtent notre effort à tous. J’ai pensé qu’on pouvait essayer de tout sauver. Voulez-vous, en mon nom, aller trouver le préfet de police, et lui expliquer vos justes revendications et vos raisons. Je vais écrire, afin de demander une audience, si vous consentez…
Oh ! mais oui monsieur, tout de suite !

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

Et le soir même, j’étais dans le bureau du préfet de police ; je plaidais ma cause, et avec quel enthousiasme !
Monsieur, je vous supplie de penser à ce que j’ai enduré pour la gloire cinématographique.
– Mademoiselle, mais votre film est tout simplement abominable ! Vous tournez en ridicule mes agents, l’autorité, la police…
Pas moi, monsieur, je ne suis qu’une ouvrière du film.
– Vous me dites que vous avez fait des choses extraordinaires ; je veux bien vous croire, mais je ne peux pas accepter de donner l’autorisation de représenter les « Vampires ». C’est im-pos-si-ble ! Votre principe consiste à ridiculiser les forces de l’autorité, et cela je ne puis le permettre.
Alors, monsieur le préfet, j’ai l’espoir de penser que si vous maintenez vos vues sur mes films de bandits, vous voudrez bien faire interdire également tous les films américains :  « Le Cercle Rouge » avec Pearl White, etc. Il n’y a aucune raison pour que des étrangers se taillent un succès chez nous et que nous, Français, nous restions ignorés, pour autant d’exploits et d’efforts.

Le préfet me regarda. Mon visage était combatif, ferme, décidé.
– Nous allons examiner attentivement ce film, et je vous ferai rendre réponse.

Mon visage pourtant se détendit.
Je vous promets, monsieur le préfet, de faire couper les passages que vous trouverez subversifs, pour le maintien de l’autorité.

Huit jours après, les « Vampires » réapparaissaient pour un succès grandissant.

(à suivre)

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

La vie d’une vamp par Musidora

paru dans le n°48 daté du 24 Juillet 1942

VII – La mort de la vampire ou un coup de pistolet tragique

Mais pour maintenir cette place de vedette, je devais mourir d’un coup de pistolet : c’était le dernier épisode.

Il était huit heures du matin, comme Mlle Zouzou Lagrange, jolie débutante, entrait, en qualité de policière, dans la fin des Vampires.
Depuis la visite au préfet de police, une armée de jolies policières entrait en jeu. Mlle Zouzou était élève au Conservatoire, et, je crois, peu préparée à mes aventures de bandit.

Sur le plateau, Feuillade tenait en main un revolver d’ordonnance, vieux modèle, large, lourd, d’énorme calibre.
– Vous avez la main bien petite, mademoiselle Lagrange ; c’est pourtant avec ça que vous devez tuer Musidora — Irma Vep. essayez de manier cette arme !

Zouzou sembla apeurée, puis dégoûtée.
– Voilà la gâchette. Tirez… mais ne tirez pas sur vos pieds… Mademoiselle Zouzou, tirez devant vous, là, tout droit… il n’y a personne, allez-y. Un revolver, voilà comment ça se tient !

L’arme refusa de partir. un machiniste « roi des puces » huila et essaya. Une détonation retentit, et on recommença la « leçon de pistolet » à Mlle Zouzou.

Je m’informai :
C’est pour qui, ce futur coup de feu ?
– Pour toi… on te tue… enfin !
M. le préfet sera bien content !
– Pour te tuer j’ai choisi Mlle Lagrange, dite Zouzou, du Conservatoire, s’il te plait… Elle va se charger de t’éxecuter proprement. « Roi des puces », amène une plaque de tôle ! On ne prend jamais trop de précautions avec ces engins-là !

La plaque de tôle fut assujettie, le revolver bourré, chargé à blanc, graissé.
Zouzou tira à un mètre cinquante de la plaque.
– Boum ! dit le pistolet.
– Voyons ! demanda Feuillade.

La plaque de tôle était criblée de trous, une véritable écumoire !
Je l’ai échappé belle… encore une fois !
Mademoiselle Lagrange, mettez-vous comme ceci de profil, vis-à-vis de l’appareil, vous tricherez un peu, vous viserez devant Musidora, mais à l’écran, ce sera parfait.

Feuillade indiqua ma place en retrait. Deux bons mètres nous séparaient. Je pouvais être assurée de n’être même pas effleurée.
La scène à jouer était la suivante : je me débattais entre deux policiers, affreusement menaçante, je bondissais sur elle. Pauvre Zouzou… mais en état de légitime défense, la policière tirait.

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

Musidora (Ciné-Mondial 1942)

Hélas, intimidée, impressionnée, Zouzou, sachant que ce pistolet trouait une épaisse plaque de tôle, entendit sans broncher le : On tourne, mais dès que le moulin à images ronronna, la main de Zouzou trembla ; comme je me jetai sur elle, elle tira à bout portant, en plein coeur, directement, sans s’occuper du truquage…

Je tombai, hurlant de douleur, me débattant, toute la poitrine criblée de déchirures, piquetée de mille érosions, et le sang perlant légèrement par endroits.
Je fus quinze jours sans pouvoir me décolleter.

– Ah ! la mâtine… Sacrée Zouzou ! gronda Feuillade. Ces débutantes, ça n’a peur de rien !
– Mais si, monsieur Feuillade, j’ai eu peur de faire mal à Musidora, et ma main a tremblé, et le coup a dévié dans le tremblement. C’est la peur de faire mal qui m’a fait peur. J’avais vu la plaque de tôle, vous comprenez !
Sans rancune, dis-je à Zouzou, il faut bien un commencement à tout. C’est égal, si j’avais été à genoux, j’aurais eu les yeux crevés… et ça, je ne vous l’aurais jamais pardonné. Mes yeux… c’est mon gagne pain à l’heure actuelle.

Et je lui coulai mon plus féroce regard de vamp… histoire de rire.

Le photographe nous montra une photo ; j’étais sur une voiture…
Voyez, mademoiselle Zouzou, la semaine dernière, j’ai eu encore chaud… j’ai dû sortir de cette auto en marche et, pour me sauver, me jeter par terre ; mais, dans le scénario, j’ai été rattrapée à temps (j’avais été chloroformé au préalable je ne sais plus qui) ; je me suis vue ligotée, ficelée, boudinée, étalée en travers de la grande route de Montgeron, en peine forêt. A l’entour, les gens d’un petit café-buvette crurent à un attentat véritable. Ils sortirent pour voir de plus près, mais sans se compromettre. On ne sait jamais ! Le coupé arriva droit sur moi. L’un d’eux, plus courageux que les autres, cria : Arrêtez, arrêtez, il y a un corps sur la route.

Alors l’auto freina, dérapa superbement, et fit le plus admirable tête à queue, à un mètre de mes épaules !

Cette toute petite scène avait été tournée, l’appareil caché dans les arbres. le courageux passant joua son rôle ; il fut pris sur la pellicule.

Après, on lui expliqua que le tête à queue était prévu dans la scène, mais qu’on n’avait pas prévu son intervention bénévole. Comme elle ne nuisait pas à la vérité, au contraire, Feuillade avait laissé cet acteur improvisé, et qui jouait si vrai. Les gens du café demandèrent le titre du film, et promirent de venir voir Les Vampires, mais ils s’étonnèrent qu’il faille faire autant de choses dangereuses pour gagner sa vie. Vous voyez mademoiselle Zouzou, n’ayez pas de remords !
– Je n’ai pas de remords, mais véritablement, je crois que j’aimerais mieux jouer à la Comédie-Française, plutôt que de tourner ce genre de films !

Les affiches grandissaient mon nom, et avec elles, la réclame parlait. Les journaux publiaient des placards. Mais rien ne vaudra pour moi comme réclame les paroles du p’tit gars du café-buvette, sur la route de Montgeron :
– Tu vois, la d’moiselle qu’est là, en chair et en os, elle tourne au cinéma, et c’est pas du chiqué. J’l’ai vue comme je te vois, et elle était par terre, ficelée ;  et l’auto lui fonçait dessus, à plein gaz, et à un mètre, même pas, à cinquante centimètres au poil, et il il y a eu un de ces dérapages maouss !

Zouzou Lagrange m’ayant tuée, j’avais gagné un peu de repos. ma vie théâtrale s’intensifiait, mais ceci est une autre histoire… je ne veux parler que de ciné.
Irma Vep défunte, il fallait au public fidèle, une autre mauvaise garce. C’est alors que Feuillade m’engagea pour Judex.

Mais la vamp était morte.

FIN

Musidora dans Judex (Ciné-Mondial 1942)

Musidora dans Judex (Ciné-Mondial 1942)

 

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Pour en savoir plus :

le blog des amis de Musidora.

Musidora est honorée début juillet 2015 dans le cadre du Festival International du Film de La Rochelle.

Ecoutez cette archive AUDIO exceptionnelle de Musidora qui se confie au journaliste Jean Thévenoz en 1948 pour la radio suisse RTS :

http://www.rts.ch/archives/radio/divers/emission-sans-nom/4523749-musidora-la-vamp.html

 

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