Dans la suite de nos articles consacrés à la trilogie Marseillaise de Marcel Pagnol et à l’occasion de la diffusion sur Arte le mercredi 20 janvier de la version restaurée de César, voici l’article paru dans la revue Pour Vous durant son tournage. Nous y avons ajouté les réactions des lecteurs à la sortie du film, en novembre 1936, ainsi que la chronique parue dans le quotidien Comoedia le 13 novembre 1931 (à lire ici).
Pour « César », Marcel Pagnol ressuscite ses héros marseillais
Le plus beau décor des films de Marcel Pagnol, c’est son dialogue.
Les mots qu’il prête à ses personnages enrichissent les plus modestes masures ; un misérable bistro du Vieux-Port est devenu le temple de l’esprit marseillais, la triste chambre de Fanny délaissée nous a émus parce que les mots qui furent dits entre ses murs étaient pathétiques, et si le magasin de Maître Panisse est célèbre dans le monde entier, ce n’est point à la qualité de ses voilures, de ses mâts et de ses filets qu’il le doit ! Et je ne suis pas sûr que Maître Panisse ne soit pas encore plus célèbre après sa mort que du temps où il faisait, chaque soir, sa manille chez César avec le patron, Escartefigue et M. Brun.
Car Pagnol fait mourir Panisse au début de César, film que l’on tourne actuellement à Marseille sous la direction de l’auteur. Ce sera la troisième partie de la trilogie marseillaise dont Marius et Fanny sont les deux premiers volets.
Dans le petit studio de l’impasse des Peupliers, le décorateur a ressuscité le bar de César, le fameux Café de la Marine, jusqu’à la terrasse duquel viennent se reposer les voiliers et les barques du Vieux-Port. Quelques tables de marbre, quelques chaises, aux murs des réclames d’apéritifs, sous un escalier la traditionnelle grue électrique : un bar comme cent mille autres, avec ses accessoires rituels. Il a suffi que quatre hommes viennent s’asseoir là et qu’ils disent quelques mots écrits une heure auparavant par ce magicien de la parole qu’est Pagnol, pour que ce misérable café devienne le centre d’un drame déchirant.
Ce matin-là, samedi dernier, on tournait la partie de cartes. Car il y a aussi, dans César, une partie de cartes, réplique à celle de Marius, rendue célèbre par la scène, le film et le disque.
Comme chaque soir, à cinq heures, les habitués viennent s’installer au bar de César et, sans qu’on ait à les lui demander, le garçon apporte le tapis pelucheux, les cartes et les jetons blancs. On parle. Naturellement !… César veut persuader M. Brun que les apéritifs sont parfaitement sains puisqu’extraits de plantes, et il prend à témoin Escartefigue et le docteur venu contempler la manille et supputer les chances.
Tout en parlant, M. Brun distribue le jeu, et sans arrêter la discussion, César joue… Comme la carte, à sa droite, tarde à tomber, il s’écrie, furieux : « Eh ! bien, qu’est-ce que tu attends ?… »
Il ne termine pas la phrase dont les derniers mots sonnèrent dans le silence. Il s’est tourné et n’a trouvé à son côté que la chaise vide de Panisse, enterré la veille. Chacun s’est tu, le nez dans ses cartes.
César murmure :
« Il est mort !… C’est seulement maintenant que je le comprends…
— Cette chaise vide est plus triste que son tombeau, souffle M. Brun. Les poètes l’ont dit ; laissez-moi vous réciter quelques vers de Sully Prudhomme… »
Lentement, dans le bar du Vieux-Port, devenu tout à coup le lieu tragique de l’adieu à Panisse, les strophes tombent :
« Mais pourquoi lui avoir donné des cartes ! s’exclame César.
— Machinalement, répond M. Brun. Excusez-moi…
— Coquin de sort ! s’écrie César qui a retourné les cartes de Panisse. Quel jeu !…
— Qu’est-ce qu’il aurait fait avec cela ! ajoute Escartefigue. Naturellement, il était obligé, sur ton pique, de couper… »
Et la partie s’organise, se poursuit, César faisant jouer Panisse qui fait presque tous les plis et gagne la manche. Chacun reste muet près de cette chaise vide devant laquelle s’entassent les cartes.
« C’est la première fois que je vois jouer à la manille avec un mort, dit gravement le docteur.
— Et c’est aussi la première fois que l’on n’a pas triché, ajoute César qui conclut : Et on a perdu !… »
Lorsque la scène fut terminée, je crois que les assistants, eux aussi, restèrent muets d’émotion. En quelques minutes, Raimu, admirable César, acteur irremplaçable, Vattier, qui a marqué si profondément son personnage qu’on ne l’appelle plus en dehors du studio que M. Brun, Dullac, un Escartefigue plus vrai que tous les Escartefigue du Littoral,et Delmont, remarquable en docteur philosophe, en quelques minutes, ces quatre comédiens incomparables nous avaient bouleversés. Il faut avoir vu Raimu se retourner vers la chaise vide de Panisse, prendre tout à coup conscience de la mort de son ami puis, retrouver en quelques secondes sa joie et sa blague marseillaise parce que la partie s’annonce mouvementée, pour mesurer l’art du comédien ; et il faut avoir entendu Vattier prononcer quatre vers de Sully Prudhomme pour connaître jusqu’où peuvent aller le tact, la discrétion, la justesse d’un acteur.
Les cartes rangées, le tapis replié, Orane Demazis, Fresnay, Charpin, Doumel, Fouché, qui joue le rôle de Césario, fils de Marius et de Fanny, Maupi, etc., prirent possession du studio pour d’autres scènes dont l’opérateur Willy réglait déjà les éclairages.
Marcel Pagnol a retrouvé, pour jouer son œuvre nouvelle, tous les créateurs de Marius et Fanny à l’écran. L’action de César se déroule vingt ans après la dernière scène de Fanny, et le jeune Césario est devenu un brillant polytechnicien…
Et Marius et Fanny ? demandez-vous… Ils se retrouveront au cours d’une admirable scène tournée sur la colline, au-dessus de Cassis…
« C’est la seule fin logique, naturelle, de mon histoire », m’a dit Marcel Pagnol.
Ainsi s’achèvera la trilogie marseillaise de l’auteur de Topaze, l’œuvre la plus considérable écrite sur la vie pittoresque du Vieux-Port, est un monument qui défiera le temps et les remous sociaux ou politiques de la cité : quelle que soit la couleur de son drapeau, Marseille aura ses Fanny, ses César, ses Marius, tels que Pagnol les a fait vivre.
Roger Régent
La critique de Pour Vous paru le 19 Novembre 1936
Ah! Vé /… César!
César
(Film français) (Mention B)
Marius, et puis Fanny, et maintenant César. La trilogie est, paraît-il, close.
Nous ne reverrons plus les personnages — qui sait ? peut-être impérissables — de M. Marcel Pagnol : Panisse, M. Brun, Fanny, Marius, Escartefigue, le chauffeur, César. Dommage ! Nous nous étions habitués à eux. C’étaient déjà de vieux amis qui nous avaient fait rire et parfois même pleurer.
Nous leur devions de belles minutes, et ce n’est pas sans émotion que nous les avons revus pour la dernière fois.
Au début du film, Panisse se meurt. Le curé insiste pour qu’il avoue à Césario qu’il n’est pas son père. Panisse s’éteint sans avoir eu ce courage, et c’est la douce Fanny qui se chargera de dire au petit, devenu grand et polytechnicien, qu’il est l’enfant de Marius.
Et Césario se met à la recherche de son père, que le caractère de chien de Raimu (César) chassa jadis de Marseille. A cause d’une mauvaise blague faite par des camarades trop farceurs, le petit croit que son père est gangster. Celui-ci essayera de se disculper. L’intransigeance de César empêchera un moment les choses de s’arranger, mais l’amour de Fanny pour Marius n’est pas mort ; il triomphera de tout.
Nous disons d’autre part l’inconvénient d’un film qui dure près de trois heures d’horloge. Il n’empêche que César est une œuvre d’une qualité très rare qui honore la production française. Pagnol, plein de son sujet et de ses personnages, avait tant de choses à leur faire dire que nous ne pouvons pas lui en vouloir d’avoir forcé la dose. Et si leurs voix chères ne se sont pas assez tues, c’est sans doute pour que leur souvenir demeure plus vivace en lui comme en nous. Plusieurs scènes sont de toute beauté : la fin de Panisse, la partie de manille avec un mort, l’entretien de César et Césario, l’épisode où Fanny croit que son enfant a une maîtresse, d’autres encore. II y en a trop. Et quel dialogue !
Raimu, magistral ; Charpin, qui meurt trop tôt ; Frésnay, qui vient trop tard ; Orane Demazis, si touchante, et Vattier, et Doumel, et Maupi, tous trois si naturels, mériteraient d’être acclamés chaque soir. Dans le rôle difficile et ingrat de Césario, à côté de tant de glorieux aînés, le jeune Fouché s’est révélé comédien de grande classe.
Serge Veber
Dans les semaines qui vont suivre Pour Vous publiera plusieurs réactions de lecteurs après la projection de César. Plutôt que de retranscrire les critiques de lecteurs qui trouvent que le film est « un beau spectacle » et que « tout est parfait », nous avons préféré ceux qui adressent des reproches plutôt pertinents à ce César, le dernier de la trilogie de Pagnol.
Ces réactions sont parues dans la rubrique « La Parole est aux spectateurs » et que le chroniqueur de cette rubrique s’appelle César (sans rapport avec le film).
Paru le 26 Novembre 1936
Un lecteur de Paris n°1 :
« Décidément, Pagnol est un grand bonhomme ! Après Topaze, Marius. Puis Fanny, et enfin César. Et il commence à savoir son métier de cinéaste. Sa dernière pièce de théâtre, César, est un film. Ce n’est peut-être pas encore du Feyder, mais ce n’est plus du théâtre en pellicules.
Je reproche à Pagnol de n’avoir pas évité des erreurs, peu importantes, certes, mais si faciles à éviter que je lui en veux de les avoir laissées : pourquoi fait-il dire à Césario de son camarade de promo qu’ils ont fait leurs trois ans d’école ensemble, alors qu’on ne passe que deux ans à Polytechnique ? Et puis, mon cher César, il est aussi impossible de sortir major de l’X après avoir passé un mois à Cassis avant les examens de sortie, qu’à Jean Urruty d’être champion du monde de tennis l’année prochaine.
Ceci dit, ce film est un régal. Que d’émotion que de vérité, quels acteurs, quel dialogue enfin ! Et à certains moments même, un régal pour les yeux : quand il nous montre la côte provençale… J’aurais cependant voulu que Cesario fut moins dur. Comment peut-il être à ce point dénué de cœur, dénué, de respect envers lui-même pour parler ainsi à sa mère et à son grand-père !
« A la prochaine. »
Paru le 10 Décembre 1936
Roger Gand (Paris) :
« Je vois d’ici votre tête, mon pauvre César, et l’empressement avec lequel votre main va chiffonner ce morceau de papier. Pensez donc: critiquer M. Pagnol !… Mais il ne doute de rien, ce petit… Mais, que voulez-vous ? moi, les génies, ou ce qu’il est convenu d’appeler ainsi, m’ennuient profondément.
« Vous me direz que son dialogue est merveilleux ; je vous répondrai, moi, qu’un auteur qui fait dire à une de ses interprètes : « Tu as mangé mon lait » n’a que de bien piètres connaissances du français, et si je cite cette perle, c’est qu’elle m’a paru plus grosse que toutes les autres.
« Ce film-fleuve, qui veut être la reproduction de la vie, nous prouve que les Marseillais sont des (censuré…), puisqu’il leur faut sept heures d’horloge et en images pour arriver à marier Fanny et Marius.
« Au point de vue cinématographique, c’est comme d’habitude chez ce mécène : exécrable ; le son est caillouteux, plein de bruits insolites ; la pellicule, rayée, souvent étoilée ; les éclairages, les travellings manquent de mise au point, et ce monsieur a cru bien faire de prendre quelques-uns de nos acteurs les plus expressifs et de les faire parler sans arrêt, alors que, bien souvent un regard ou un geste de ces excellents artistes pouvait remplacer plusieurs phrases. »
Jean Cheray (Paris), un de nos bons amis de la Parole, m’adresse cent lignes sur le film. Il regrette, tout d’abord, les défauts d’exposition, le caractère théâtral et la cadence lente, la défectuosité du son, etc.. Il nous donne cet exemple :
« César et les autres font une partie de cartes ; César, brusquement, enjoint à Panisse de jouer — il se retourne, et l’on nous montre la chaise vide et les cartes inutiles… Avec un petit silence, c’était très bien, d’une ample et délicate profondeur ; mais non, pensez donc, on n’en reste pas là ! et l’on éprouve le besoin de démolir cela en nous expliquant, en développant et commentant la chose, avec un dialogue aussi maladroit qu’abondant et superfétatoire… et toute la grande qualité de l’effet visuel se trouve ainsi fortement abîmée ; tout cela parce qu’on a ignoré, négligé ou même méprisé la force visuelle de raccourci et d’évocation elliptique que permet le cinéma ».
A.P.F. Toute mon admiration (Paris) :
« Je voudrais qu’on laissât tel qu’il est, sans le mutiler, ce film où chacun pourra justement glaner dans une matière fort riche des choses susceptibles de lui plaire.
« J’ai bien entendu près de moi une dame (très jeune, il est vrai) rire, ou presque, du début de l’entretien de Marius et de Fanny après une séparation de vingt ans. Pour moi, qui ai vécu, cet embarras et ces propos insignifiants de gens qui ont tant à se dire sont d’une remarquable acuité d’observation. Des héros de tragédie se fussent exprimés en alexandrins grandiloquents… Marius, après avoir parlé à Fanny de sa voiture, en arrive aux motifs qui l’ont fait hésiter à venir au rendez-vous et dit : « Enfin, je peux pas bien t’expliquer… » C’est admirable et vrai, et si bien dans l’esprit général de l’œuvre !
« Les techniciens y verront peut-être des tas de défauts… Je ne veux pas le savoir. J’étais empoignée, j’avais perdu la notion de l’heure et j’aurais voulu — Dieu me pardonne ! — voir le mariage de Marius et de Fanny.
« Pour l’interprétation, elle est au-dessus de tout éloge. »
Paru le 31 Décembre 1936
L’Epervier (Marseille) :
« On sent que ce film a été élaboré par un cerveau qui a voulu en faire ressortir l’idée.
« Les défauts de la construction n’ont été que mesquins et sans importance, semble-t-il, au point de vue du réalisateur.
« Et l’on sent, là-dessous, l’écrivain, le penseur.
« Pagnol a réussi une œuvre admirable d’humanité. Après le film, on se sent plein de bienveillance envers son prochain, plein de bonhomie. On voit le monde sous un autre jour. Pas pour longtemps, hélas !
« Dans l’interprétation, Pierre Fresnay a toujours été, à mon avis, déplacé dans le rôle de Marius, de même que l’est André Fouché dans le rôle de Césario. Raimu, heureusement, nous fait admirer son jeu simple, sincère et puissant. Avec Ch.Boyer, c’est le seul artiste que j’admire.
« Boyer, Raimu, voilà des acteurs !
« Pour en revenir à César, il me semble que les personnages ont de trop belles phrases à la bouche, car, en somme, ils font partie du peuple — du peuple marseillais !
« Et le Marseillais (j’en suis un) aime bien, lorsqu’il parle, « estropier » le français de ces messieurs de l’Académie… et l’arranger à sa façon. « Qué, Pagnol ! C’est pas vrai ce que je dis ? Eh ! voui, que c’est vrai !… Seulement, voilà, tu y a pas pensé ! ! ! »
« J’aime mettre les choses au point. Si j’étais tout autre que Marseillais et Provençal, que penserais-je de ce film ? Le trouverais-je aussi pleinement empreint de l’atmosphère dans laquelle j’ai vécu et je vis ?
« Peut-être non. Alors mon admiration serait moins grande, peut-être nulle. Aussi considérez ma critique comme celle d’un de la Canebière, qui, avec César, a cru se trouver au milieu de sa famille.
P. S. — Beaucoup de personnes, et même des critiques, ont ri de la belle phrase que dit Fanny à Césario : « Tu as « mangé » mon lait. »
Pagnol a voulu, de toute évidence, mettre là un sous-entendu qui est celui-ci : « Tu t’es « nourri » de « moi-même. »
Paru le 21 Janvier 1937
Un Jobard (Sète) :
« Moi aussi, je suis allé voir César ! Après avoir lu toutes les critiques que l’on faisait de ce film, j’ai eu envie de me rendre compte personnellement.
« A mon avis, ce film est meilleur que Fanny, mais moins bon que Marius, qu’il dépasse cependant par moments.
« On a déjà dit qu’il était impossible que Césario sortît major. Personnellement, je ne le savais pas.
« Un rôle qui m’a particulièrement déplu est celui du curé. En voilà un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas et qui, au lieu d’adoucir les derniers moments de Panisse, les lui empoisonne. C’est loupé.
« Et enfin, une chose que personne ne remarque, c’est que ni la veuve ni l’orphelin ne portent le deuil du pauvre Honoré.
« Malgré ces trois pauvres petites critiques. César m’a beaucoup plu. (Pas vous, le film !) Orane Demazis est nettement supérieure à ce qu’elle avait été dans les deux, précédents.
Raimu est Raimu, c’est tout dire. Les autres sont aussi très bons. Césario a été critiqué. Pourquoi ? Il joue très vrai. La scène où Marius apprend que Césario est son fils manque un peu de nerf. Mais enfin, on passe ! »
Passe-Partout (Lille) :
« Bravo, Pagnol ! Votre film est un chef-d’œuvre… et je n’exagère pas ! Votre production dure trois heures, et je ne me suis pas ennuyé une seconde… un record, quoi ! Je n’avais pas vu Marius et Fanny, je le regrette, mais comme j’ai admiré votre dernier-né !
« Tout le film grouille d’une vie intense et passionnée, que l’écran montre rarement ; les extérieurs sont nombreux et les gags réussis. (C’est rare, pour un film français ! Vrai, César ?)
« Raimu est formidable. Quel acteur ! Fresnay, magnifique de fougue ; André Fouché joue bien ; Orane Demazis est émouvante ; pourquoi ne la voit-on pas plus souvent ? Elle joue peut-être trop bien !… En un mot, un film digne d’être américain ! » (Mais non ! Un beau film français, voilà .)
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Pour finir, nous avons trouvé chez Gallica, cet article publié à la sortie du film César à la mi-novembre 1936 dans quatre salles parisiennes : les Agriculteurs (8 rue d’Athènes 9°), le Bonaparte (Place Saint-Sulpice 6°), le Ciné-Opéra (32 avenue de l’Opéra 2°) et le… César (63 avenue des Champs-Elysées 8°), une salle des Champs-Elysées qui a ouvert le 10 novembre pour la première projection du film.
CÉSAR : Le troisième volet du triptyque marseillais de Marcel Pagnol. D’admirables artistes. Un curieux film.
La trilogie marseillaise à quoi médita si longuement Marcel Pagnol est aujourd’hui terminée : Marius–Fanny–César.
Sur le programme relatif au troisième et dernier film, on a pris soin de publier cette déclaration de l’auteur :
« Au cours des siècles, l’art dramatique a pris bien des formes diverses : il a été la cérémonie religieuse, le ballet, la tragédie, la comédie, le théâtre de marionnettes, le guignol, l’opéra, le cirque, l’opérette, le film muet. Il a trouvé, aujourd’hui, un moyen d’expression qui englobe tous les autres, et qui donne au dramaturge la plus entière liberté : Ce moyen, c’est le film, parlant. »
La plus entière liberté donnée au dramaturge. On sait assez que ce dernier, chez Marcel Pagnol, englobe aussi tous les autres hommes, y compris l’homme de cinéma.
Mais ici, beaucoup plus que dans Topaze, beaucoup plus que dans Marius et que dans Fanny, il y a antagonisme, il y a lutte.
Le dramaturge renverse-t-il sur l’écran la corne d’abondance du dialogue ? L’homme de cinéma s’empresse d’ouvrir des fenêtres sur le port de Marseille illuminé et d’accueillir le mouvement de la plus bruyante ville de France ; celui-là ajoute du texte au texte, raconte de bonnes histoires, s’attarde à mille justifications psychologiques, fait des « mots », ne délivre de chaque scène ses personnages que lorsqu’ils ont minutieusement bouclé la boucle à surprise, — courbe croissante, décroissante ; croissante encore, avec d’habiles changements de direction, comme chez la vrille de la bryone qui, à partir de son milieu, s’enroule en sens inverse ; celui-ci, pendant ce temps, marche, répand du soleil au bord, met des bateaux et des autos en des terrasses de café, balance des palmes dans un paradisiaque jardin de Cassis, va du bistrot au presbytère, de la boutique de voilerie au garage, déambule derrière… un corbillard, pêche à la ligne en mer et fixe des rendez-vous d’amour dans les bosquets d’oliviers.
Chacun tenant ainsi sa partie mordicus, il en résulte un film-fleuve, plein de défauts et de qualités, — des qualités qui enchantent, des défauts dont on ne souffre guère, avouons-le, car ce texte envahissant, ce texte anti-cinématographique, est un bien séduisant parasite. On l’écoute, parbleu, on n’en perd pas une miette. Et l’on devient hérétique à son corps défendant! (Pour cette fois, et une fois n’est pas coutume.)
Nous retrouvons donc, avec César, des héros qui nous sont devenus familiers. Si familiers, et si sympathiques, que plus d’un spectateur regrettera, l’œil humide, de voir déjà mourir le bon Panisse (le bon Charpin), dès le début de cette troisième et suprême partie
Eh oui! Panisse trépasse. Réellement. Bien qu’on doutât d’abord d’une si triste fin, maintes joyeusetés méridionales égayant ses derniers moments. (« Qui est-ce qui meurt ici, est-ce toi ou lui ? », demande par exemple, César-Raimu, indigné qu’on coupe la parole au moribond; — variante de l’exclamation célèbre de l’autre Marius réconfortant ainsi son ami Olive : « Alors, on agonise, ici ? »).
Panisse mort, perturbation dans l’entourage. Il avait épousé Fanny (Orane Demazis) abandonnée par Marius (Pierre Fresnay) et adopté Césariot (André Fouché), leur fils. Celui-ci ignore encore qui est son véritable père. Il a fait ses études. Il est entré brillamment, à Polytechnique. Comment se décider à avouer la vérité à ce garçon sensible, délicat et distingué ? Sur les instances du curé (Thommeray), Fanny parle enfin. Confession pénible entre toutes. Souffrance pour Fanny, et pour le fils qui vénérait sa mère et n’avait jamais pensé qu’elle ait pu aussi être femme.
Césario invente un prétexte pour s’absenter de Marseille. Il gagne Toulon, où Marius est garagiste.
Ils ne se sont jamais revus depuis de longues années. Ils ne se connaissent pas : Marius ignore que son fils est devant lui. Et Césariot provoque ses confidences, afin de savoir à quoi s’en tenir sur le compte de cet homme dont les siens lui ont jusqu’ici tout caché. Examen qui ne serait pas défavorable, si de trop imaginatifs copains de Marius, croyant que le jeune homme est journaliste, racontent à celui-ci des histoires de gangsters qui semblent justifier le bannissement de Marius. Il les croit et s’en retourne brusquement chez ses parents.
Marius, par bonheur, a la bonne inspiration, de le suivre. Grande grande scène de famille. Marius se justifie, prouve qu’il est demeuré honnête. Le terrible César ne demande qu’à oublier le passé. Césariot repart pour Paris après s’être rendu compté qu’il n’avait pas le droit de juger, sa mère, pi de l’empêcher de refaire sa vie selon son cœur. Et Marius et Fanny — qui n’ont jamais cessé de s’aimer — retomberont dans les bras l’un de l’autre.
Ces péripéties font l’objet de la plus fine analyse. Malicieusement et humainement traitées. Douche écossaise : tour à tour, le rire et une émotion qui va jusqu’au pathétique; la farce du chapeau melon coiffant la pierre, les déchirants aveux maternels. Ou bien, fusion du comique et du touchant comme dans cette étonnante partie de manille où César et ses amis jouent avec l’ombre de Panisse.
Il faudrait maintenant épuiser un stock d’épithètes pour louer congrument les admirables comédiens gravitant autour de l’admirable Raimu. Quel César campe celui-ci ! Coléreux et tendre, naïf et malin, terrible et débonnaire. Orane Demazis est une inoubliable Fanny et ses émois, si sobrement et si profondément exprimés, atteignent la salle entière. La sincérité, le naturel de Pierre Fresnay, la bonhomie de Charpin, ineffable agonisant, l’élégance un peu précieuse d’André Fouché en Césariot polytechnicien, la dignité de Thommeray en curé moralisant, mériteraient à chacun le prix d’excellence. Et ne font pas moins merveille, en différents types marseillais, délicieusement cocasses — et si vrais : Milly Mathis (Tante Claudine), Maupi (le chauffeur : un personnage de Dubout!), Paul Dullac (Escartefigue), Alida Rouffe (Honorine), Doumel (Fernand), Delmont (le Docteur), — auxquels s’oppose, non moins réjouissant, Vattief, dans le rôle du Lyonnais M. Brun. ,,’
Colorée et spirituelle, enfin, la musique de Vincent Scotto.
Fernand Lot
Comoedia avait annoncé la sortie du film en ces termes le 6 novembre 1936
Signalons qu’une projection pour la presse et dans la prestigieuse Salle Pleyel a eu lieu le 18 novembre 1936.
Voici deux encarts que l’on trouve dans La Semaine à Paris daté du 13 novembre 1936.
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France