Cette semaine, nous vous proposons un hommage à un acteur inoubliable du cinéma français : Pierre Brasseur.
Pierre Brasseur, c’est avant tout Frédérick Lemaître dans Les Enfants du paradis, le grand film de Marcel Carné dans lequel il a trouvé un rôle à sa (dé)mesure. Il fût servi à merveille par des dialogues signés Jacques Prévert d’après la vie du véritable Frédérick Lemaître dont il semble être le double, qui, comme lui, pouvait jouer la tragédie ou la comédie (d’après ce qu’en a écrit Victor Hugo).
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Pour lui rendre hommage, il nous faudrait plusieurs posts tant sa carrière est importante entre théâtre et cinema. Car Pierre Brasseur fut aussi un auteur de pièces de théâtre et metteur en scène de théâtre.
Né Pierre Espinasse, son père Georges Espinasse faisait partie de la troupe de Sarah Bernhardt et sa mère Germaine Brasseur était également comédienne.
Il débuta au théâtre dans les années 20 en jouant notamment dans une pièce de Jean Cocteau tout en écrivant pour La Révolution surréaliste aux côtés d’André Breton mais c’est plutôt l’amitié de Max Jacob qui le marquera ainsi que celle du comédien Marcel Dalio. Tout au long des années 30, Pierre Brasseur va progresser au cinéma enchaînant les rôles de comédie comme dans Un oiseau rare de Richard Pottier, film dans lequel il rencontre Jacques Prévert qui écrit les dialogues. Ils vont collaborer sur 11 films ensemble dont Le Quai des brumes de Marcel Carné, Lumière d’été de Jean Grémillon, Adieu Léonard de Pierre Prévert.
Pierre Brasseur tournera sous la direction des plus grands, outre ceux déjà mentionnés, signalons Robert Siodmak, Marcel Pagnol, Sacha Guitry, Max Ophüls, Christian-Jaque, André Cayatte, René Clair, Georges Franju, etc.
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Nous vous proposons tout d’abord un article datant de 1931, au début de sa carrière, au moment où il reçoit déjà une proposition pour aller à Hollywood ! Ce qui se finalisera en 1934 comme en témoigne l’article suivant, toujours paru dans Pour Vous. Mais il en revient très vite comme vous le lirez dans l’encart paru dès le mois de juillet 1934.
Pour finir, nous reproduisons l’article paru au lendemain de la mort de la comédienne Jeanne Cheirel avec qui il partagea la scène dans la pièce qui le rendit célèbre, Le Sexe Faible, en 1929 ainsi que dans le film qui en sera tiré en 1933 par Robert Siodmak.
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Pierre Brasseur a sorti peu de temps avant sa mort un livre de souvenirs que je vous recommande : Ma Vie en Vrac (ed. Calmann-Levy)
Bonne lecture !
Un jeune premier français : Pierre Brasseur
paru dans Pour Vous du 21 mai 1931
Un couloir étroit s’allonge devant moi, coupé de brusques coudes. Je passe en revue des portes numérotées sur lesquelles je lis : Marguerite Moreno, Victor Boucher, Nadine Picard, Fernand Fabre… Vous vous croyez dans un studio ? Non, au théâtre seulement : dans les coulisses du Sexe faible, à la Michodière. Des rires fusent jusqu’à’ moi à travers la porte 12.
Les trois coups frappés, le rideau se lève, ou plutôt la porte s’ouvre et Pierre Brasseur, qui partage sa loge avec José Noguéro, me reçoit dans cette petite pièce éblouissante.
Pierre Brasseur n’a que vingt-cinq ans, et déjà, derrière lui, il a un passé de théâtre qui promet. Que dis-je, il a tenu ! Mais, bien que dès le plus jeune âge il se soit senti attiré par les planches, il a commencé par faire de la peinture ; n’est-ce pas lui d’ailleurs qui, il y a deux ans, sous un pseudonyme qui n’était que l’anagramme de son nom, exposa, dans une galerie de la rive gauche, des œuvres curieuses, violemment coloriées au crayon de maquillage ?
Vers sa vingtième année, il écrivit des poèmes, il participa au mouvement surréaliste, et tint de petits rôles dans Romeo et Juliette, de Cocteau, et dans Mouchoirs de nuages, de Tzara. A Mayence, pendant son service militaire, il organisait des spectacles au Foyer du Soldat ; venu ensuite dans une caserne, près de Paris, il sautait le mur pour se rendre au théâtre, ce qui lui valut de connaître intimement les grilles du cachot…
Espiègle, Brasseur l’est toujours, et c’est chaque fois avec une nouvelle plaisanterie gouailleuse aux lèvres qu’il sort de scène. Cette gaieté et cette insouciance ne sont d’ailleurs qu’une façade, ou plutôt l’expression d’un trop plein de jeunesse : ce garçon à la figure ronde et aux gestes souples est aussi un créateur : il pense, il écrit. C’est naturellement par le théâtre qu’il s’exprime le mieux, et sa première pièce, l’Ancre Noire, fut joué au théâtre de l’Oeuvre, pendant qu’il était au régiment : c’était le fruit d’un esprit âprement tendu vers le rêve, vers un total dépaysement. Puis l’auteur créa lui-même, au même théâtre, Hommes du monde, une histoire de rudes matelots rongés par la nostalgie du pays. Sa troisième œuvre dramatique, Cœur à gauche, fut créée au Studio des Champs-Elysées, il y a deux ans.
— Et maintenant, écrivez-vous d’autres pièces ?
— Mais oui ; ce long silence n’était que provisoire, et un peu volontaire. La prochaine, qui s’appellera probablement la Belle Ombre est retenue au théâtre Antoine ; le principal rôle sera joué par Alcover. Une autre pièce est sur chantier. Quant au métier d’acteur, je m’efforce sans cesse de m’y perfectionner. Tout le passé a si peu d’importance ! J’ai déjà presque tout oublié…
Et le comédien cherche dans ses souvenirs. Pêle-mêle, il me cite ses rôles à la scène : le Trouble, de Maurice Rostand, la Guêpe, de Coolus, Débauche, de Deval, Enfin seuls, de Sablon, la Pomme, de Verneuil, Je t’attendais, le Sexe faible.
— Avez-vous l’intention de vous consacrer uniquement au cinéma ?
— Oh non ! Je continuerai, bien entendu, à faire du théâtre, car je n’ai aucune raison, actuellement, pour choisir. Une cigarette ? Non ? J’ai commencé à tourner avec Baroncelli, qui me confia un petit rôle dans Feu ! Je me suis trouvé très mauvais, en me voyant à l’écran. Puis ce fut le Trou dans le mur, et enfin, Berthomieu me donna un rôle important dans Mon ami Victor, avec René Lefebvre. Ce fut très agréable, et je dois dire que Berthomieu est, avec René Clair, le réalisateur que je préfère en France. Je vais tourner bientôt le Fils improvisé, avec Maud Loty et Bélières, sous la direction de René Hervil.
— A quand Hollywood ?
— Précisément, je suis en pourparlers pour aller y jouer les versions françaises des rôles de William Haines. Cela m’enthousiasme beaucoup, car le jeune premier américain est mon maître à l’écran, comme Victor Boucher est mon maître à la scène.
William Haines. Pierre Brasseur. La ressemblance est étonnante, en effet : le même visage de grand gosse, la même gaminerie dans les gestes, le même style comique. Souhaitons que ces pourparlers aboutissent.
Maurice Henry
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L’AMÉRIQUE NOUS ENLEVE UN JEUNE PREMIER
Départ de Pierre Brasseur
paru dans Pour Vous du 22 mars 1934
L’Amérique nous enlève un jeune premier. La crise économique frappant la production mondiale, Hollywood s’est montré pendant un temps moins avide de vedettes européennes, mais un juste échange s’établit et Hollywood reprend à l’Europe ce que Elstree et déjà Moscou attirent de meilleur. Marlène Dietrich, Anna Sten, Dorothea Wieck, Lilian Harvey pour l’Allemagne, d’innombrables acteurs, pour l’Angleterre, dont l’exode est récent ou lointain, et pour la France : Maurice Chevalier, André Berley, Marcel Vallée, Charles Boyer, Henri Garat, pour ne parler que des plus récents voyages. Pierre Brasseur va augmenter le contingent de nos artistes français en Californie d’une unité.
Nous devions nous y attendre. Pierre Brasseur, que son âge et son aspect physique placent trop inéluctablement dans la catégorie des jeunes premiers, attend beaucoup de cette transplantation, de ce changement de travail et de climat artistique. Il parait prêt à jouer sa carrière sur ce beau coup de dés que représente pour lui la traversée de l’Atlantique. Pierre Brasseur qui compte déjà à son actif un respectable nombre de films, est avant tout un comédien. Il est un comédien aux aspects multiples dont le talent et l’expérience s’appuient sur une solide carrière théâtrale et une longue fréquentation des studios français ou berlinois.
Alors que rien ne semblait le destiner au théâtre, il fut remarqué par Harry Baur tandis qu’il faisait partie d’une troupe de comédiens d’avant-garde. Toute la suite de sa vie en découla. Pierre Brasseur déjà écrivait. On se souvient que trois de ses pièces, dont L’Ancre noire et Cœur à gauche, furent jouées avec succès. Ses dossiers sont bourrés de notes, d’idées, de scénarii ébauchés ou déjà écrits, d’autres pièces de théâtre également. Il possède aussi un scénario écrit par le regretté Pierre Batcheff, dont les dons étaient délicats et sensibles. Son talent, son enthousiasme, son ardent désir de trouver la voie qui doit être la sienne, ses idées originales et le scénario de son ami Batcheff, tout cela, Pierre Brasseur va l’offrir à l’Amérique.
Le public français a toujours accueilli avec joie ses diverses créations ; il s’est toujours amusé avec sincérité et sous un personnage, pas toujours de premier plan, il a su distinguer l’acteur dont la personnalité domine et dont l’entrain mène le jeu. Mais ce personnage de comédie que les producteurs français lui ont invariablement réservé, Pierre Brasseur a fini par le prendre en haine. Sa parole devient violente pour flétrir le conventionnel et le travail facile.
Il faut avoir vu Pierre Brasseur sur le plateau, lorsqu’il travaille avec un metteur en scène qui fait de lui plus un collaborateur qu’un interprète. Son imagination toujours en éveil trouve sur l’heure les gags les plus irrésistibles, son humour, le détail qui manquait et qui déclenchera les rires. Le sens, le meilleur de l’improvisation, la fantaisie créatrice la plus folle font de lui un acteur-auteur des mieux doués.
Dans le domaine de la fantaisie, de l’irréel, de l’invraisemblable, Pierre Brasseur devrait trouver une source intarissable et un moyen parfait de s’exprimer lui-même. Le fait divers banal, à peine romancé, le drame quotidien, la vie, celle qui est la nôtre, la sienne, celle de tout le monde, l’intéresse beaucoup moins, parce que trop prévu. Pierre Brasseur n’aime pas les points sur les i, mais par contre la création de types, tels que Laurel et Hardy, le quatuor des frères Marx, l’enchante ; non point l’idée, mais le développement de Lady for a Day le ravit. Son imagination inventive a souvent suggéré, proposé, mais l’attitude des producteurs qui se piquent d’émulation pour trouver de beaux titres à leurs films et la routine des studios français décourageraient les plus tenaces.
On n’a pas suffisamment remarqué la diversité des rôles tenus à l’écran par Pierre Brasseur. L’ambition artistique du jeune comédien va, malgré cette diversité apparente, au-delà des caractères superficiels et faciles dont se délectent les jeunes filles de province. Le voilà lancé dans une nouvelle aventure, en plein drame cette fois, ainsi que le veut le scénario qui l’attend à Hollywood. Un grand film, de beaux acteurs (Charles Boyer, André Berley, et sans doute Annabella) et la merveilleuse possibilité de traduire enfin ce que l’on sent en soi : la force, la puissance, le côté dur, âpre et amer de la vie, celui qu’on éprouve et qu’on laisse transparaître dans un geste qui suggère ou un regard qui vous trahit.
La France a connu Pierre Brasseur particulièrement sous deux aspects, celui de l’éternel ahuri, celui du parfait gigolo. L’Amérique nous le renverra-t-elle sous un type nouveau, celui qu’il cherche et auquel il aspire, sous un aspect qui nous rappelle… Il est inutile de préciser d’avance, car seuls viendraient en exemple d’analogie des noms et des titres étrangers.
Arlette Jazarin
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Un mois plus tard, Arlette Jazarin signe un nouvel article sur Pierre Brasseur, cette fois-ci pour Cinémagazine.
Pierre Brasseur par Arlette Jazarin
paru dans Cinémagazine du 26 Avril 1934
Au temps de la jeune firme Osso, nous avons pu voir parmi quelques films assez agréables, un film nettement comique dont l’inénarrable Dorville était la vedette, film qui nous fit connaître Germaine Aussey, encore brune et fort peu connue, et qui permit à Pierre Brasseur d’affronter la caméra. Il s’agit de Circulez !
Grand plus que la moyenne, long, mince, souple et dégingandé, cheveux très noirs et en désordre malgré de visibles efforts pour les calamistrer, yeux très brillants, visage sans sourire, craintif et audacieux, maladroit et amoureux, Pierre Brasseur gagna dans cet essai, et sans efforts, ses premiers galons. Si le public de province pouvait croire à une découverte dans ce film fait pour lui plaire, malgré son caractère conventionnel, les fidèles de la scène retrouvaient le Pierre Brasseur que de multiples rôles leur avaient appris à connaître.
Pierre Brasseur parle très simplement de ses débuts, sans doute difficiles mais surtout inattendus. Rien ne rappelait à la scène, les planches n’avaient pas pour lui cet attrait irrésistible que d’autres ont connu. Pierre Brasseur voulait écrire, Pierre Brasseur écrivait. Même aujourd’hui, alors que son travail incessant, tant pour le théâtre que dans les studios, ne lui laisse plus le loisir de jouer de la plume, il parle avec amour de ses idées transcrites à l’état de projets et qui dorment dans des dossiers.
Pierre Brasseur, auteur très jeune et particulièrement doué, a vu son texte avoir les honneurs de la scène pour trois de ses pièces : Homme du Monde, l’Ancre Noire et Cœur à gauche qui fut joué au Studio des Champs-Elysées. Le succès fut chaque fois brillant, mais depuis, les projets de pièces restent dans leurs cartons. Une seule pièce est actuellement au point, Grisou, que le Théâtre des Arts montera très prochainement. Peinture âpre et véridique de la vie des mineurs, sur laquelle il se documente sur place, drame quotidien de leur vie si spéciale, partagée entre la clarté de la terre et la nuit du tombeau.
Tandis que par un étrange concours de circonstances il jouait en Belgique une pièce montée par un groupement de jeunes comédiens d’avant-garde, Pierre Brasseur fut remarqué par Harry Baur. Séduit, enthousiasmé par ce jeune, animé d’une telle flamme, il lui fit confier un rôle à ses côtés dans Le Greluchon Délicat. Dès lors il ne s’arrêta plus. Il joua tous les auteurs modernes, du moins les plus connus et les plus talentueux: Descaves, Jacques Deval et Jacques Natanson, Maurice Bourday dont le triomphal Sexe Faible, à l’éclatante distribution, est encore dans toutes les mémoires. De périodiques tournées en province, en Belgique, en Afrique du Nord, le fit connaître à l’innombrable public qui n’a pas le privilège de Paris.
Si le rythme fut rapide pour la succession de ses créations théâtrales, il fut vertigineux pour la suite de ses films. D’Epinay à Berlin, de Berlin à Joinville, de Joinville à Billancourt en repassant par Berlin, il n’eut ni trêve ni répit. Quinze grands films, sans parler de quelques sketches, tournés sans interruption depuis Circulez jusqu’à l‘Oncle de Pékin, dernier en date.
Un bienheureux engagement pour Hollywood interrompit tous projets. Pierre Brasseur jubilant, heureux plus que de raison, voit devant lui un ciel merveilleux, celui de la Californie, un horizon nouveau, celui d’Hollywood, mais surtout un nouveau travail, de nouveaux dirigeants, de nouvelles méthodes, des nouveaux rôles, un nouveau style, une nouvelle vie. N’est-ce pas en effet merveilleux ? La possibilité de laisser en terre de France le Pierre Brasseur que nous avons connu, enrichi d’expériences qu’il n’aima pas toujours, pour y ramener un Pierre Brasseur entièrement renouvelé, dégagé des étiquettes qu’un public passif et des directeurs paresseux lui avaient imposées d’office. Il n’est pas difficile de conjecturer que Pierre Brasseur ahuri, éternellement comique, ou jeune premier, parfait mannequin pour tailleur fashionable, est définitivement mort.
Pierre Brasseur a perdu sa minceur adolescente. En retrouvant le poids physique d’une maturité plus grande, il a gagné par surcroît une maturité morale, que nous soupçonnons d’ailleurs avoir été seulement dissimulée par lui, sous des dehors voulus par une nécessité de travail, peut-être aussi par un curieux mélange d’un snobisme de la très grande jeunesse et de la louable pudeur de ne pas montrer sa vraie nature.
Pierre Brasseur ne ressemble intérieurement pas à l’image extérieure qu’il a donnée de lui. Un scepticisme étudié dissimulant son intelligente sensibilité, une brutalité voulue cachant son sens profond de la psychologie humaine, l’ardent désir d’être enfin lui-même et de laisser sa flamme intérieure dénoncer les traits profonds de sa nature et sa pénétration de pensée. Pierre Brasseur attend d’Hollywood la transformation de sa vie et de son orientation théâtrale.
Des producteurs plus perspicaces, des spectateurs plus attentifs auraient dû s’apercevoir de la multiplicité des rôles, des caractères, des personnages, des compositions, qui fut demandée à Pierre Brasseur à travers ses films : Mon ami Victor, Papa sans le savoir, Le Vainqueur, qui fut son premier contact avec Neubabelsberg. Puis, sans désemparer, dans les divers studios berlinois : Quick, Le Rêve Blond, premier grand rôle aux côtés de l’exquise Lilian Harvey où il triomphait de la difficile rivalité d’Henry Garat, I. F. I. ne répond pas, L’Impératrice et Moi où il fit une composition très remarquée d’un jeune élève d’Offenbach qui oublie la délicieuse chambrière de l’Impératrice pour la gloire de chef d’orchestre. Voyage de Noces, où il se montra un garçon coiffeur à la page, plein de fantaisie, d’astuce et d’abattage. Vint La Chanson d’une Nuit, Le Sexe faible, transcription fidèle de Bourday à l’écran, puis deux films que l’ont voit actuellement sur nos écrans : Incognito avec la jolie Renée Saint-Cyr et La Garnison Amoureuse. Bientôt l’Oncle de Pékin avec Armand Bernard.
Mais tout ceci est le passé. L’avenir, c’est la Californie et sa légende, le consacrément de la gloire ou le retour vers la France routinière. Pierre Brasseur ne semble pas craindre l’avenir, nous ne le craignons pas non plus pour lui. La flamme qui brûle en lui n’est pas de celle qui s’éteint au moindre souffle, elle est durable et vivifiante, la source même de sa vie. Cessant d’être acteur, aux heures de solitude, Pierre Brasseur va retrouver pêle-mêle les pages blanches et les pages griffonnées de notes, son stylo et sons inspiration.
Que le pays magnifique, le pays jeune, épris de novation et de véritable jeunesse, fasse confiance à Pierre Brasseur. Il nous le renverra heureux, rayonnant, plein d’un optimisme qui s’éteint trop facilement chez nous, prêt à refaire la conquête de Paris et de la France, car il nous faudra apprendre à connaître ce nouveau Pierre Brasseur, à la transformation déjà sensible au départ sur le quai de la gare Saint-Lazare, piaffant de joie, ému sans vouloir le montrer, impatient de fouler cette terre qui doit faire de lui un autre homme.
Arlette Jazarin
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Quelques mois plus tard, Pierre Brasseur revient en Europe et cet encart publié l’été 1934 nous renseigne sur ses premières impressions d’Hollywood.
« L’Amérique ne m’a pas enchanté » avoue Pierre Brasseur.
paru dans Pour Vous du 26 juillet 1934
Une antichambre ministérielle.
Trois personnes attendent patiemment.
Je suis la quatrième.
Un jeune homme qui ressemble à Dalio me demande l’objet de la visite.
Devant toutes ces complications, j’allais partir, quand, en moins de temps qu’il n’en faut pour le lire, Pierre Brasseur fait irruption en bras de chemise :
« N’vous en faites pas ! Les visiteurs, c’est ma mère, mon beau-père et mon ami Dalio. J’ai fait cette mise en scène pour vous affoler.
— Un beau garçon comme vous n’a pas besoin de tant de renfort pour affoler les femmes.
— En attendant, c’est moi qui suis affolé.
— Par qui ?
— Par une malle ! Je pars ce soir — enfin, tout à l’heure, c’est-à-dire dans un instant — je pars pour Berlin. J’ai acheté une nouvelle malle, je ne sais pas m’en servir.
— Asseyez-vous dessus.
— Vieux système, inapplicable pour une malle moderne. Avant, quand je n’avais pas le rond pour acheter une malle, je f… toutes mes affaires pêle-mêle dans le filet du wagon, et je m’y retrouvais toujours !
— Il y a longtemps que vous êtes à Paris ?
— Huit jours. Et vous pouvez dire que je ne suis pas enthousiasmé par l’Amérique. En France, devant ce qu’il est convenu d’appeler « un point touristique », on dit : « Quel beau paysage ! » En Amérique, on ne peut que dire : « Quelle belle organisation ! » Par contre, je suis enchanté de retourner en Allemagne. Pour la première fois, je tournerai deux films dont le serai la grosse vedette.
— Vous ne prendrez pas de vacances, alors ?
— Pour moi, les vacances, c’est de tourner un beau rôle. Ce sera donc doublement des vacances, puisque j’en tournerai deux ! J’ai la conviction de pouvoir supporter le poids d’un film. Mais ce n’est pas tout, il fallait avoir une occasion de le prouver et je suis reconnaissant à la U. F. A. de m’avoir donné cette occasion. »
A. P (Alexandra Pecker ? ndlr)
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Pierre Brasseur rend hommage dans le numéro du 8 novembre 1934 de Pour Vous à la comédienne Jeanne Cheirel qui venait de décéder le 2 novembre.
Elle avait été sa partenaire au théâtre dans la pièce Le Sexe Faible que Brasseur avait créée le 10 décembre 1929 sur la scène du Théâtre de la Michodière.
Le Sexe Faible a été adapté au cinéma par Robert Siodmak toujours avec Jeanne Cheirel et Pierre Brasseur.
Ma “mère”, Jeanne Cheirel, par Pierre Brasseur
paru dans Pour Vous du 08 novembre 1934
Jeanne Cheirel, vous avez été presque ma mère, puisque j’adore mon métier et que vous avez fait croire au public pendant huit cents représentations, avec votre violence dans la sincérité, que j’étais votre fils ; j’aime mon métier, c’est-à-dire j’aime les personnages que je joue lorsqu’ils sont devenus vivants, lorsque je suis à l’aise dans leur peau. J’aimais mon Jimmy (du Sexe faible) ; il avait une lâcheté qui rejoignait la pureté sous des dehors d’affranchi et je crois que jamais au théâtre, sur une scène, devant un salon peint, enfermé par des portes derrière lesquelles la vie ne continue pas, jamais un personnage n’a eu devant lui pour le diriger dans une existence de trois heures une mère véritable : mon personnage et moi, nous l’avons eue. Pas un soir, Jeanne Cheirel ne m’a donné l’impression d’avoir appris un rôle.
Ma mère (la vraie), le jour de la générale, m’a dit en me serrant dans ses bras : « Ah! mon Pierrot, un acte de plus et je croyais que tu n’étais plus mon fils ! » Quand j’ai raconté cela, le lendemain, à Cheirel, elle m’a regardé avec ses yeux de bébé étonné, et de sa merveilleuse voix bourrue me dit : « Pauvre femme ! elle est donc fière d’avoir fait un diable pareil ! » et comme je singeais le jeune homme offensé, elle a ajouté tout bas :
« Je la comprends, il n’y a que ces enfants-là qui profitent de la vie qu’on leur a donnée ! »
Jeanne Cheirel, avec cette réplique, se découvrait tout entière ; aussi, m’étant contenté ce jour-là de lui donner un baiser sur ses bonnes joues sans répondre, j’en éprouve aujourd’hui le besoin :
« Madame Cheirel, vous représentiez pour moi la nature, le véritable cœur, la candeur, la bonté, au service du théâtre. C’est grâce aux êtres comme vous que le doute affreux laisse une petite place à l’espérance. Vous étiez une véritable comédienne, parce que vous viviez de toutes vos forces. Vous donniez une leçon sévère aux acteurs de votre époque et de la nôtre qui ont transformé ce merveilleux plaisir de faire du théâtre en un métier sérieux et qui le font soucieux, la bouche amère, règlent leur spontanéité et les battements de leur cœur au métronome.
« On vous reprochait de ne pas faire d’économies. Bravo ! décidément, vous aviez toutes les qualités d’une femme de cœur ! Après avoir abandonné votre tendresse entière, votre puissance et votre esprit dans une soirée, devant ce public qui vous adorait, il aurait peut-être fallu, pour contenter les gens raisonnables, que vous rentriez vite à la maison faire vos comptes et transformer cette vitalité en rente viagère.
« Madame Cheirel, nous, jeunes gens fous, hommes légers, jeunes femmes bouillantes, femmes ayant l’âge de leur cœur, nous nous agenouillons et nous jurons fidélité à votre fantaisie. Soyez heureuse et fière près de Dieu, car vous aurez fait honneur à son repas, vous aurez profité de tous les plaisirs jusqu’au bout, avec une franchise que les hypocrites ne vous pardonnent pas, car, ne pouvant attaquer votre merveilleux talent si évident, ils faisaient mine de vous juger et de vous conseiller par pure grandeur d’âme — mais à haute voix !
« Adieu ! Avec vous, Madame Cheirel, aux comédiennes vraies qui ne confondent pas simplicité avec monotonie.
« Adieu ! on ne vous retrouvera pas de sitôt, il n’y en a même pas à l’horizon. Parce qu’aujourd’hui les femmes n’aiment pas le théâtre comme vous, ce sont les femmes, oui ! qui foutent le théâtre par terre. Celles qui ont du talent jouent des opérettes parce qu’on a besoin d’elles pour faire recette, et celles qui sont sans talent jouent de grands auteurs parce qu’elles apportent la recette.
« Madame Cheirel, votre simplicité, votre angoisse à chaque nouveau rôle, votre gaieté, votre insouciance, tout cela, souhaitons-le à nos petites snobs de l’écran. Reposez-vous en paix, on ne fera certainement pas de grand discours sur votre tombe, mais tous les cœurs jeunes, quelque âge qu’ils aient, vous garderont en eux comme l’exemple. »
P. B.
Source :
Pour Vous = Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Cinémagazine = Ciné-Ressources / La Cinémathèque française
Pour en savoir plus :
La page sur Pierre Brasseur du blog Cinétom avec de nombreuses affiches de films.
L’article “Pierre Brasseur a fait revivre Frédérick Lemaitre” paru dans Nous Deux le 15 mars 1959.
La bande annonce de Un Oiseau Rare de Richard Pottier avec Pierre Brasseur et Max Dearly (cliquez ici pour la voir).
Qui était Pierre Brasseur ? dans les archives de l’INA.
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Pierre Brasseur et Arletty dans cette scène mythique des Enfants du Paradis de Marcel Carné et Jacques Prévert.
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Pierre Brasseur et Madeleine Robinson dans Lumière d’été de Jean Grémillon.
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Extrait de Mademoiselle ma mère de Henri Decoin avec Danielle Darrieux, André Alerme, Robert Arnoux et Pierre Brasseur.
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Georges Franju évoque Pierre Brasseur et Les Yeux Sans Visage.
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La Bande annonce du film Le Quai des Brumes de Marcel Carné.
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