En fin d’après-midi demain, Arte diffuse un documentaire inédit de Ilana Navaro sur la “première icône noire” : Joséphine Baker.
Cela nous a paru un bon prétexte pour lui rendre hommage car outre sa carrière au music-hall, elle a joué dans plusieurs films réalisés par notamment par Marc Allégret et Edmont T. Gréville.
Bien sûr, elle n’eut pas la carrière qu’elle aurait dû avoir au cinéma et justement elle s’en explique volontiers dans les articles que nous publions aujourd’hui.
“Si je devais passer aujourd’hui, pour ce que j’ai tourné, devant un tribunal cinématographique, je serais, à n’en pas douter, reconnue coupable, mais aussi, mais surtout, et d’abord : irresponsable.” dit-elle. Et un peu plus loin, elle s’insurge contre les méthodes employés pour la faire tourner en n’ayant en tête que l’aspect commercial de la faire jouer : “Est-ce qu’un metteur en scène digne de ce nom a le droit de sacrifier le côté artistique au côté commercial ? Aussi, vous voyez où nous en sommes. Et le cinéma parlant a encore fait reculer le cinéma… Vous croyez que c’est pour mieux sauter, vous, monsieur Sauvage ?”
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Lorsque Joséphine Baker parle de cinéma, c’est de manière très imagé et assez poétique cela par exemple, même si Marcel Sauvage qui a recueilli ces propos y est sans doute pour beaucoup :
« Enfant, j’allais au cinéma, pour mêler, dans mes yeux et dans mon souvenir, des ombres gaies aux ombres plutôt rabat-joie dont je vous ai parlé.
« Enrichir la collection des ombres.
Enrichir la collection des ombres, c’est une belle expression, non ?
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Marcel Sauvage, en 1930 lorsque paraissent ses souvenirs, n’est pas un inconnu pour Joséphine Baker. En effet, quelques années auparavant est publié chez Simon Kra, Les Mémoires de Joséphine Baker, recueillis et adaptés par justement Marcel Sauvage, c’était en 1927.
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Signalons deux autres choses intéressantes dans ses souvenirs.
La première est la mention d’une société qui devait s’appeler la Noir-Film , créé par son partenaire et danseur Joe Alex, pour mettre en valeur ces “nombreux artistes de couleur qui sont de très bons artistes” mais “on ne veut pas ou on ne sait pas les employer”, il est vrai que rare sont les acteurs de couleur de premier plan dans le cinéma français, ce qui perdurera de nombreuses années, mais ceci est un autre débat. Si quelqu’un a des informations sur la Noir-Film, n’hésitez pas à nous contacter.
La seconde c’est la mention d’un documentaire qu’aurait réalisé Marcel Sauvage et Paul Colin sur Joséphine Baker mais dont nous ne trouvons trace nulle part.
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La bande annonce du documentaire Joséphine Baker, première icône noire diffusé à 17h35 le dimanche 24 mars 2019.
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Bonne lecture !
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Les Souvenirs de Joséphine Baker – part 1
paru dans Pour Vous du 30 octobre 1930
« Un monsieur est venu. D’où ? Comment ?
Et qui était-il ? Je n’en sais absolument rien. Un monsieur. Vous savez, ce personnage mystérieux qui est partout, derrière toutes les portes, attentif et muet, qui se glisse comme une ombre dans les coulisses, dans les loges d’artistes, que vous rencontrez, comme par hasard, à tous les carrefours, derrière un taxi, dans les restaurants, les épiceries, les cinémas, chez les coiffeurs, les marchands de bonbons et jusque dans les squares, derrière une corbeille de bégonias… L’Intermédiaire, M. l’Intermédiaire. Un monsieur qui a tous les hommes au bout de son bras droit et toutes les femmes au bout de son bras gauche. Qui a des clefs, des combines et du sourire.
Un monsieur est donc venu, — un Russe, je crois, — qui connaissait très bien M. Dekobra.
… M. Dekobra : un homme charmant, qui pouvait, qui désirait faire un scénario, un scénario magnifique bien entendu, un scénario unique.
Quelle enfant j’étais ! Pas maline pour un sou et si confiante ! J’ai un peu changé depuis. Hélas ! Mais je n’en aime pas moins M. Dekobra par exemple, qui n’était point responsable, évidemment.
J’ai appris à parler français et aussi à comprendre les intermédiaires dans presque toutes les langues du monde.
— Dites-moi, monsieur Sauvage, vous savez nager ?
« Oui, eh bien ! si vous ne saviez pas nager et qu’on vous dise : « Allez, hop, jetez-vous à l’eau » ?
« Eh bien moi, vous voyez, je me suis jetée à l’eau. Je ne savais rien. Je n’avais aucune éducation cinématographique. Je suis tombée dans le cinéma, on dit « comme une fleur », n’est-ce pas ? Ou plutôt, toc, on m’a poussée gentiment. Et maintenant, débrouille-toi, mademoiselle. J’avais, n’est-ce pas, « un nom commercial ». C’est toujours une bonne bouée de sauvetage. Aucun metteur en scène n’a songé à me fournir les premiers principes nécessaires, aucun n’a songé à m’aider, à m’apprendre ce que j’ignorais, ce qu’il faut savoir avant de commencer à tourner. Alors, j’ai nagé… c’est-à-dire que je n’ai pas su, que je n’ai pas pu nager.
« Si je devais passer aujourd’hui, pour ce que j’ai tourné, devant un tribunal cinématographique, je serais, à n’en pas douter, reconnue coupable, mais aussi, mais surtout, et d’abord : irresponsable.
« Arranger cela comme vous voudrez, c’est vrai, et soyez gentil pour tout le monde, monsieur Sauvage. Mais quoi, il faut payer très cher son expérience. Maintenant, je sais. Je ne veux plus danser, chanter, jouer, tourner, parce que j’ai un nom commercial…
« Excusez-moi et commençons.
« Ou plutôt, recommençons.
« J’ai tourné trois ou quatre films, dont La Sirène des Tropiques est le principal. N’en parlons pas pour l’instant. Mais je tiens à vous expliquer aussitôt pourquoi et comment j’aime le cinéma.
***
« Mon enfance, monsieur Sauvage, a été bercée avec des histoires de cimetières.
« Une enfance noire, c’est toujours un peu triste.
« Pourquoi les cimetières ont-ils toujours obsédé les hommes et les femmes de couleur ?
« Cela se passe au clair de lune, — comme l’écran, pâle, pâle, — des pierres, — les couvercles de marbre — doucement, tournent sur elles-mêmes, et des ombres sortent des boîtes dans la terre et se déplient. Des ombres de gens peut-être qui n’ont pas fait dans la vie, en chair et en os, tout ce qu’ils devaient, tout ce qu’ils auraient voulu faire, et qui essaient au clair de lune encore…
« Les premières ombres.
« Ma mémoire d’enfant est pleine de ces premières ombres. J’en avais peur, j’en ai peur et cependant je les aime.
« D’autres ombres ont suivi celles-là, celles-ci nées de ma peur ou plutôt de l’amour de ma peur elle-même. Vous savez ce que j’aime lire : les livres d’histoires, les recueils de légendes, les romans policiers.
« Ah, les romans policiers, les vrais romans, bien plus et bien mieux que les romans historiques, — les seuls pour moi ! Je les lis, à dessein, le soir, avant de m’endormir. Ils peuplent ainsi mes nuits d’ombres étranges.
« Vous ne trouvez pas, monsieur Sauvage, que la lumière décolorée du rêve ressemble à celle du clair de lune et à celle de l’écran ? Cinéma de la tête fermée dans le noir, avec les plus folles images, les plus belles, les plus fantaisistes, les plus déformées, pour signifier des choses qu’on devrait pouvoir comprendre, n’est-ce pas ?
« Je me réveille tout à coup au milieu de la nuit. Les ombres sont là, toutes sorties, celles venues de mon enfance et celles des livres et celles, particulières, des rêves. Je me lève. J’avance sur la pointe des pieds. Je poursuis les ombres qui disparaissent, qui fondent à la lumière électrique, dans les chambres, dans la salle de bains, à travers les penderies, de marche en marche dans les escaliers, sous les lits, dans le coin des rideaux… Il ne reste plus enfin que la maison éclairée du haut en bas comme un écran où viennent de défiler des ombres, comme une salle où l’on vient de redonner la lumière en guirlandes après le spectacle.
« De là au cinéma, il n’y a qu’un pas. Vous comprenez maintenant pourquoi j’aime, j’adore le cinéma. C’est le jeu à volonté de toutes les ombres tristes ou comiques, le rêve en blanc et noir.
« Je n’ai jamais vu de belles couleurs franches, comme je les aime, au cinéma,
« Enfant, j’allais au cinéma, pour mêler, dans mes yeux et dans mon souvenir, des ombres gaies aux ombres plutôt rabat-joie dont je vous ai parlé.
« Enrichir la collection des ombres.
« Vous savez comment j’appelle, comment je fais signe à mon pied avec mon doigt ? C’est ainsi que j’appelle une ombre, un souvenir, pour jouer. Tout doit obéir en nous à notre doigt et à notre œil, n’est-ce pas ? Rien ne doit être négligé. Tout doit pouvoir signifier quelque chose. Aujourd’hui, malheureusement, on est habitué à deux ou trois pauvres gestes des bras, des genoux, à deux ou trois petits coups d’œil bêtes et conventionnels. On se fige, on s’ankylose. Pauvre corps, pauvre tête. Pourquoi ne pas remuer le nez, les oreilles et les doigts de pieds ? Les yeux sont faits pour rouler, les muscles pour travailler , dans tous les sens, le visage, est-ce que c’est un masque ? Oui, aujourd’hui c’est un masque. Hélas, un masque immobile, effrayant. On n’ose plus rire, ni pleurer, ni faire des grimaces. Je fais des grimaces. J’aime ça. On arrive à exprimer ainsi des choses qu’on ne peut pas exprimer autrement et qu’on ne connaissait pas. Mais dites-moi, qui connaît bien, et comme il faut, le langage des grimaces ? Souvent, je regarde du haut de la scène le visage des mille et mille spectateurs serrés les uns contre les autres et je me dis, voilà : ton rôle est de faire bouger, remuer ces pauvres malheureux visages, de les animer.
« Un peu de gymnastique, voyons.
« Varier le jeu des ombres sur le visage comme sur un écran.
« Une ombre noire qui ne change pas, dans un creux de visage, ça m’a l’air déjà d’un peu de terre. Alors je pense à nouveau à ces vieilles histoires de cimetières de mon enfance et j’en ai assez à la fin. Ah non..
« Vive le cinéma, vous comprenez, la danse des images.
« Un film, c’est un ballet. Mais ce n’est pas la même chose qu’un ballet sur une scène de music-hall, d’où l’erreur qu’on a commise, il me semble, en tournant, sans rien y changer, des revues entières de music-hall. Et le rythme ? Qu’a-t-on fait du rythme ? Ce n’est pas le même rythme au cinéma.
« Le rythme du cinéma me prend et me garde. Je le préfère à tous les autres, parce qu’il est vraiment d’aujourd’hui, quand il est du vrai cinéma. Ça n’arrive pas toujours et moins encore depuis que le cinéma s’est mis à parler, n’est-ce pas ? On dirait que ce sont des fantômes qui parlent. Quelles voix de cavernes, my friend ! Tous les fantômes du cinéma sont devenus rigolos, grâce au cent pour cent parlant.
Joséphine Baker
A suivre.
(Copyright by Marcel Sauvage.)
*
Les Souvenirs de Joséphine Baker – part 2
paru dans Pour Vous du 6 Novembre 1930
Dans le dernier numéro de Pour Vous, l’étoile noire nous a conté pourquoi et comment elle aimait le cinéma. Elle commence, aujourd’hui, à nous raconter ses premières rencontres avec les caméras.
« J’ai été au cinéma dans tous les pays que j’ai traversés. Dans chacun, j’ai voulu voir tous les grands films dont on parlait. Ça, et mon premier bain de studio, me servira demain, car mon désir le plus cher est de jouer un grand film, beau et vrai. Parce que, vous savez, le cinéma, pour moi, c’est la nature et, comme on dit au juge : rien que la vérité, n’est-ce pas, et toute la vérité.
« Eh bien, j’ai tourné La Sirène des Tropiques sans avoir lu le scénario. On n’a eu ni le soin, ni l’attention de me le faire traduire en anglais. A quoi bon, n’est-ce pas ? D’ailleurs, ce fameux scénario, on l’arrangeait au fur et à mesure durant que l’on tournait…
« Mais avant cela, avant La Sirène, je tournai autre chose. Tenez, monsieur Sauvage, ce fut encore bien plus extraordinaire, bien plus ahurissant…
*
« Charleston.
« Au temps du charleston !
« Comme c’est loin déjà, vous ne trouvez pas ? Cependant, les trois quarts des artistes américains de music-hall ne dansent pas autre chose encore qu’une série de déformations du charleston.
« Moi, ça m’attriste.
« Une vieille danse est plus pitoyable, qu’une vieille rose, une vieille fleur fanée.
« La Folie du Jour…
« C’était le charleston et le titre de la revue des Folies-Bergère.
— Voulez-vous enregistrer le charleston au cinéma, mademoiselle ?
— Mais oui, monsieur.
« On sait que l’histoire — ou la légende — veut que j’aie importé en France et en Europe le charleston. Reportez-vous à tout ce que l’on a écrit à ce propos : je vous promets deux heures de fou-rire.
« Charleston : malheur et damnation.
« La destruction de la ligne.
« La mort du quadrille.
« La fin des enfants.
« L’envoûtement noir, l’épilepsie américaine, la fin de l’Occident…
« Bref, j’ai dansé le charleston devant un opérateur de cinéma. OK ! ce fut comme dans une soirée privée, une petite soirée de famille. Même pas, même maquillage, mêmes.. « chichis ». Voyez ce que cela peut donner. Une horreur et personne, bien entendu pour me conseiller. J’ai joué en aveugle.
« Optique et maquillage : tout est là cependant. Adapter son maquillage à l’optique d’une scène, d’un jeu, d’une atmosphère.
« Originalité, personnalité du maquillage.
« Il faut accentuer la vérité, grossir la vérité pour demeurer simplement vrai, pour sauvegarder la vérité même, au théâtre comme au music-hall, comme au cinéma. Et chaque genre a son optique, comme il a son propre rythme, ses possibilités et ses limites.
« Adaptation…
« Il faut avoir le don des adaptations, monsieur Sauvage.
« Le succès est d’abord une question d’adaptation — pour nous, du moins, qui ne sommes que des interprètes. Et je n’aime pas du tout les artistes qui se survivent avec un tic toujours utilisé, répété. L’artiste qui n’a qu’un visage, qu’un geste, qu’une seule expression : c’est une machine. Il est vrai que nous sommes aux ordres de la machine, monsieur Sauvage, et c’est… stioupidité.
« Après ce début dansant, au ciné, dans une scène d’ailleurs très courte, j’ai tourné une revue complète, la revue des Folies.
« Ça fait 1926, comme date, je crois.
« Le second essai ne fut pas meilleur que le premier. J’en garde un souvenir aussi pénible mais ça m’amuserait de revoir cela. Quelle bonne leçon ! Le principal est de savoir ce qu’il ne faut plus faire.
« Ah ! mais, attendez donc, j’allais oublier une histoire qui n’a pas réussi et qui néanmoins promettait d’être intéressante et drôle. Joé Alex, danseur, chanteur et comédien noir, qui fut, et qui est encore, un de mes partenaires, à qui, au demeurant, je dois de m’avoir fait répéter fort intelligemment mes chansons françaises et de nombreux jeux de scène, — m’avait, avant quiconque, proposé de tourner…
« Alex avait même projeté de créer une compagnie, une société, une entreprise spéciale pour les artistes de couleur fixés en France.
— Qu’en pensez-vous ?
— I like that, lui dis-je.
«… Et l’on parla durant quelques semaines de la « Noir-Film », de ses buts, de ses moyens, de son avenir… on parla…
« … Et puis, on n’en parla plus. C’est dommage, car il y a en France, à Paris, de nombreux artistes de couleur qui sont de très bons artistes — et même de très bons Français. Malheureusement, on ne veut pas ou on ne sait pas les employer.
A suivre.
(Copyright by Marcel Sauvage.)
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Les Souvenirs de Joséphine Baker – part 3
paru dans Pour Vous du 13 Novembre 1930
« Studio…
« Plein feu…
« On tourne, la première fois pour moi.
« Le cinéma est alors un éblouissement. Où voulez-vous que l’on mette ses yeux ? Ils sont secs. Ils brûlent. Les cils et les sourcils grésillent. Je n’étais pas maquillée, je n’avais pas d’huile sur les paupières, j’étais éblouie. Les yeux, c’est comme les mains quand on est timide et qu’on ne sait plus où les mettre, les cacher. Je ne voyais plus rien. J’étais au milieu d’un incendie, tout flambait sous le faisceau implacable des projecteurs.
— Allons, Joséphine…
— S’il vous plait, mademoiselle…
« De l’autre côté de l’incendie, au delà du foyer circulaire, dans le noir, dans la nuit profonde comme un trou, des voix parlaient, commandaient, criaient…
« J’essayai d’accrocher mon regard à des ombres d’hommes, mais les projecteurs jaloux l’arrêtaient aussitôt…
« Premiers souvenirs…
« Prisonnière d’un cercle magique…
« Ah ! l’opérateur, là…
— Coupez, recommençons.
— Ne regardez plus l’opérateur, mademoiselle.
« … Je ne regardai plus rien. On arrêta tout. Je ne pouvais plus même fermer les paupières. J’ai souffert pendant des jours et des jours, monsieur Sauvage.
*
« Autre chose, plus tard, beaucoup plus tard, dans la négligence et le mépris du bon sens qu’on aurait dû avoir. Dans La Sirène des Tropiques, j’arrivais, je jouais sous les Tropiques en manteau de fourrure.
« Beaucoup de fautes. Que de fautes ! On n’a rien compris, on n’avait rien compris à ma nature. On négligeait d’étudier, d’utiliser ma nature. Excusez-moi de m’exprimer avec naïveté et un peu d’amertume, j’ai horreur de ce qui est mal fait, qui aurait pu, qui pourrait être mieux fait, bien fait. Il semble aujourd’hui qu’on fasse un peu tout, n’importe comment… Ah ! tous les rubans gâchés du cinéma. Est-ce qu’un metteur en scène digne de ce nom a le droit de sacrifier le côté artistique au côté commercial ? Aussi, vous voyez où nous en sommes. Et le cinéma parlant a encore fait reculer le cinéma… Vous croyez que c’est pour mieux sauter, vous, monsieur Sauvage ?
« Je vous parlais d’invraisemblance et de tromperie. Dans les ravins de mes Antilles sauvages, tout le monde reconnaît, a reconnu les bons vieux rochers de Fontainebleau. Est-ce bien ? Pauvre sirène. Cependant, je veux faire un petit salut d’amitié aux gorges du Blanchon et à Barbizon où j’ai passé de bonnes heures en dehors du champ de l’objectif.
« Les beaux paysages.
« A quoi bon les maquiller, les déformer ? Ils montrent toujours leur bout du nez dans les films où ils tiennent à contre-cœur la place d’un autre paysage, nord ou sud. Figurants d’arrière-plan qui se refusent à tromper quiconque…
« Honnêteté du paysage.
« Un paysage n’est pas un décor, mais aussi un acteur.
« Donc, j’étais Papitou dans la Sirène, au studio Nathan, rue Francœur, au théâtre Mogador, à Epinay en plein village nègre, à Fontainebleau et au Havre.
« … Le studio représente le hall d’une agence de voyage. Papitou, c’est-à-dire la Sirène des Tropiques veut quitter son île pour apprendre une nouvelle danse aux Européens. Hélas, pas d’argent. Elle retourne pitoyablement les poches d’une robe d’un style indéfini, offre un gri-gri à l’employé du guichet, mais une compagnie de chemins de fer n’accepte pas un porte-bonheur. (il a bien tort d’ailleurs, les catastrophes sont si vite arrivées.) Alors la Sirène se tasse dans un coin et se lamente. Restera-t-elle dans son île ? Après bien des difficultés, la Sirène a réussi à s’embarquer sur un paquebot. Mais son humeur folâtre lui réserve à bord pas mal d’histoires. Elle est dégringolée dans les soutes d’où elle est sortie toute noire de charbon. (Je brunissais). Puis elle a plongé dans d’immenses coffres d’où elle a jailli toute blanche de farine. (Je blanchissais). Une vieille anglaise terrorisée la prend pour un fantôme…
« J’en ai vu de toutes les couleurs et l’on m’a vue de toutes les couleurs dans ce film.
« Quel bon acteur, quel artiste que Georges Melchior ! Il y avait lui, Henri Kwinent et le chien Jicky, un berger allemand. Je souhaite qu’il y ait toujours un bon chien ou des bêtes dans les films que je tournerai. Les bêtes jouent « naturel », vous rappellent ainsi à l’ordre à chaque instant et vous donnent une bonne leçon. Les acteurs n’observent pas assez les bêtes, les danses du chat avec lui-même, le glissement silencieux du serpent, que sais-je ?
« Dites-moi, monsieur Sauvage, pourquoi, durant qu’on tourne un film, les journalistes cinématographiques éprouvent-ils le besoin d’écrire des petits échos qui ne répondent à rien, qui n’apprennent rien à personne, qui sont faux et gentiment bêtes. Pourquoi prêter des mots à qui est si loin du genre ? Les échos que l’on a publiés durant que je tournais La Sirène des Tropiques m’ont quelquefois chagrinée et bien souvent fait rire : la stupidité finit toujours par être drôle. Tenez, voici un petit chef-d’œuvre que je vous recommande.
« Une grosse dame encore essoufflée d’avoir gravi les soixante-dix-huit marches qui séparent le studio de la terre ferme, tombant en pleine mise en scène, sans bien savoir de quoi il s’agissait, s’adressa à la vedette colorée qui avait l’air de rêver près d’un portant.
— Que tourne-t-on aujourd’hui, mademoiselle ?
Et Joséphine de lui répondre avec son charmant petit défaut de prononciation :
— Jourd’hui, c’est La Sirène des Trois Piqués.
— J’en vois bien deux, déclara la grosse dame, en désignant deux interprètes, qui effectivement faisaient les petits fous devant la belle, mais où donc est le troisième ?
Et Joséphine de répliquer en désignant un pompier :
— T’nez, le v’là, seul’ment, çui-là, c’est un piquet… d’incendie ! »
« Ah ! non, non ! C’est trop pénible ça, en France et plus encore dans un journal qui se respecte. C’est un abîme cet écho et il y en a eu comme ça quelques douzaines, hélas ! Vous ne croyez pas qu’il y ait une maladie de l’écho, lequel déjà est la maladie du papier imprimé ?
A suivre.
(Copyright by Marcel Sauvage)
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Les Souvenirs de Joséphine Baker – part 4
paru dans Pour Vous du 20 Novembre 1930
« Je suis à la fois économe et j’ai horreur des économies : je méprise l’argent. Un metteur en scène qui n’a en tête qu’un souci d’économie est un triste metteur en scène. J’en sais quelque chose. Cependant, certains films que j’ai tournés — dans quelles conditions ! — ont « fait » — comme on dit — pas mal d’argent, mais moi je n’ai à peu près rien gagné. Cela, je vous jure, m’est assez indifférent et si les films avaient été bons j’aurais alors renoncé volontiers à mes cachets… Hélas !…
*
« Mais, revenons au particulier. J’ai bien d’autres souvenirs : « Dans sa case ombragée par des feuilles de bananiers, la Sirène sommeille dans un hamac qui se balance doucement. Les opérateurs comptent les tours : 34. 35. 36. 37, 38… »
« Tout à coup, un cri.
« Encore un accident.
« J’ai, des extérieurs et des intérieurs, des souvenirs d’infirmière. Ici, c’est Georges Melchior qui boitait, là. c’est Pierre Batcheff qui dégringole dans les rochers. J’aime soigner les gens. Les femmes que j’admire le plus au monde sont les soeurs de charité.
« Je vous parlais de Georges Melchior. Est-ce parce qu’il est un artiste excellent qu’on ne l’emploie qu’à l’occasion ? Qu’il était beau et impressionnant dans L’Atlandide ! je me souviens de mon étonnement et de ma joie lorsque, dans la dernière scène de la Sirène, je vis qu’en me regardant jouer il avait des larmes dans les yeux. Il avait compris ce que je pouvais faire. Malheureusement, il était trop tard et nous n’avions autour de nous que des compagnons insuffisants, sauf Kranine, Alex et son chien.
« A Mogador, nous avons tourné une grande scène sous le feu de six projecteurs monstrueux. On m’avait affublé d’un maillot saumon pailleté d’argent.
« Il était lâche, trop long… La salle était pleine à craquer de spectateurs bénévoles et « critiqueurs » dont j’entrevoyais entre deux pas l’attitude quelque peu ironique. Alors, vlan ! j’ai arraché le bas du maillot en pleine scène, j’ai appelé mon habilleuse et je lui ai demandé de rajuster toutes mes parures.
— Après, nous pourrons continuer…
« Jugez de la stupeur de la salle et de la joie d’un certain nombre de spectateurs.
A Epinay, le studio Eclair était transformé en village nègre. Sous des huttes de paille d’un beau jaune tout neuf, nous regardions passer des princesses, des marquises qu’on menait gaiement à l’échafaud… A côté de nous, on tournait Madame Récamier. Le rapprochement était, pour le moins, curieux. Nègres et sans-culottes buvaient en frères dans un coin du studio. Ce qui faisait dire à M. Barre, administrateur des établissements Aubert : « Vous voyez que le Niger n’est pas aussi loin de la Seine qu’on veut bien le dire… »
« Et je dansais le charleston pendant qu’on guillotinait…
*
« Ce qui est drôle au cinéma, c’est de sauter d’un décor dans l’autre. Ici le village nègre d’Epinay ; là, comme disait un journaliste plein d’imagination : « un grand salon modem style, dont le faste fait songer à un temple assyrien du temps de Sémiramis, et une boîte de nuit ultra fantaisiste avec un pont suspendu qui supporte un jazz et autour duquel s’élèvent des arbres équatoriaux stylisés, enlacés par des singes de peluche, de vrais chefs-d’œuvre d’éclectisme et de luxe. »
« Vous vous rendez compte, monsieur Sauvage. Et après cela « une orgie aussi parisienne que tropicale ».
« Pan !
Joséphine Baker en couverture du numéro daté du 23 octobre 1930 de Pour Vous.
« J’aurais bien voulu vous parler encore de laideur et de photogénie. C’est un sujet auquel j’ai souvent songé, — auquel on ne songe pas assez par ailleurs, mais je vous ai déjà si souvent parlé de l’art des grimaces que, tant pis, n’est-ce pas, nous passons… Pendant qu’on projetait mon dernier film à Budapest, on m’a demandé de venir jouer en intermède… J’apparais donc devant l’écran et qui vois-je dans une loge à ma droite ? Mistinguett ! Vous savez quelle admiration et quel respect j’ai pour cette grande artiste. Aussitôt, je la désigne au public et aux journalistes.
— Comment, dis-je, vous ne saviez pas que la chérie de Paris est avec nous ce soir ? je vous demande alors de crier : « Vive Mistinguett, vive Paris ».
« Je savais juste assez de hongrois pour cela. Aussitôt le théâtre a croulé sous les applaudissements. On a crié : « Vive Mistinguett, vive Paris » et trois fois : « Ra, ra, ra », comme cela se doit et trois fois : « Vive la Hongrie ». Mistinguett, je crois, était très émotionnée. Je lui avais porté des fleurs, elle les jeta au public. Quel merveilleux public !
« Depuis Budapest, je n’ai jamais revu la Sirène des Tropiques. Eh bien, n’en parlons plus. Mes souvenirs de cinéma, d’ailleurs, se bornent là. Ah ! mais si, pardon ! Dites-moi, monsieur Sauvage : et le petit film documentaire que j’ai tourné avec vous et Paul Colin ? Vous faisiez une drôle de tête tous les deux. C’était amusant, vous vous en souvenez ?
« Chut ! C’est tout cette fois.
« Maintenant, je n’ai plus qu’à me préparer pour tourner les deux grands films que je dois tourner. Au revoir donc aux lecteurs de Pour Vous… et à bientôt.
FIN
(Copyright by Marcel Sauvage.)
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Pour en savoir plus :
La biographie de Josephine Baker sur le site dutempsdescerisesauxfeuillesmortes.
Une autre longue biographie sur Joséphine Baker par Kevin Labiausse sur un vieux site ifrance.
Josephine Baker sur le site du Château des Milandes où elle vécut.
“10 (petites) choses que vous ne savez (peut-être) pas sur Joséphine Baker” sur le site de France Musique.
Une page consacrée aux Mémoires de Joséphine Baker sur le blog Livre en Blog avec les illustrations de Paul Colin.
Joséphine Baker dans Zouzou de Marc Allégret (1934).
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Joséphine Baker avec Albert Préjean dans Princesse Tam-Tam de Edmont T. Gréville (1935).
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Joséphine Baker danse le Charleston qu’elle popularisa.
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“Josephine Baker : une vie“, reportage du magazine BRUT.
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Joséphine Baker chante “J’ai deux amours” le 18 avril 1968 à Paris.
magnifique travail merci