C’était aussi un 13 novembre, mais en 1998, que la grande comédienne Edwige Feuillère nous quittait.
En hommage, voici le premier entretien qu’elle accorda à la revue Pour Vous en septembre 1932, elle avait 25 ans.
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A l’époque, elle vient de débuter au cinéma l’année d’avant dans un film d’Alberto Cavalcanti, Le Cordon Bleu. Elle devra attendre trois années supplémentaires pour trouver un premier rôle à sa valeur dans Lucrèce Borgia d’Abel Gance. Personnellement, nous vous recommandons dans sa filmographie des années trente : Sans Lendemain (1939) de Max Ophuls, dans lequel elle est remarquable.
Bonne lecture !
‘J’adore l’ambiance du cinéma’ nous dit Edwige Feuillère
paru dans Pour Vous du 8 septembre 1932
Il y a à peine une année qu’elle est sortie du Conservatoire, et elle est célèbre. Sur les affiches du Théâtre Français et sur celles des cinémas, son nom a déjà une auréole qui retient l’attention du public. Chaque jour, le facteur lui apporte un volumineux courrier que lui envoient des admirateurs de son jeune talent.
Je l’ai connue lorsqu’elle venait d’entrer au Conservatoire, et dès ce moment, elle donnait l’impression que sa destinée, comme disent les chiromanciennes, était tracée, qu’elle n’avait qu’à vivre et que toutes les portes allaient s’ouvrir devant elle. Sa calme assurance, son autorité, un sentiment très juste des dons qu’elle portait en elle, firent que tout de suite ses professeurs et ses camarades eurent la certitude qu’elle ferait une carrière. Arrivée la veille à Paris, elle était reçue à la fois à la classe de chant et à la classe de comédie. Si l’on choisissait sa voie, elle aurait pu hésiter entre l’opéra et le théâtre; Lorsqu’elle eut obtenu son premier prix, elle fut engagée à la Comédie-Française, et peu de temps après un contrat la liait à Paramount.
J’aurais pu la rencontrer dans les studios de Joinville ou bien dans sa loge du Français, mais c’est dans son clair appartement de la rue Legendre qu’elle me donna rendez-vous.
Edwige Feuillère a trois choses qui émeuvent tout de suite : sa silhouette qui a toute la grâce et tout le charme que l’on peut avoir à vingt-cinq ans ; ses yeux et sa voix riches de toutes les possibilités dramatiques, et qui semblent traduire par leurs jeux profonds et nuancés les mouvements de son âme.
« Je n’ai pas encore joué, me dit-elle, le rôle que je sens. Je l’aurai peut-être demain, peut-être jamais, comme l’on dit dans les romans. Je rêve d’un rôle vraiment humain, dans lequel on puisse se donner, qui permette de traduire des sentiments profonds et complexes.
« Au cinéma, puisque c’est le cinéma qui vous intéresse, j’ai débuté dans Le Cordon bleu, avec Charles Anton (Karl Anton) comme metteur en scène. Un rôle de petite cuisinière russe sympathique et charmante que j’ai beaucoup aimé et qui m’a valu d’innombrables lettres.
« Elles sont touchantes, du reste, ces lettres que j’ai reçues à l’occasion de ce film, remplies de jolies choses. Elles sont pour moi ce que sont les applaudissements au théâtre. Elles me faisaient croire que j’allais continuer à jouer des rôles sympathiques, puisque le public semblait avoir été sensible aux sentiments que je traduisais. Or, il se trouve que les rôles que j’ai eus par la suite sont ceux de femmes antipathiques, fatales parfois, et souvent méchantes et odieuses. Je souffre un peu de cela.
« Mais j’adore le cinéma pour son ambiance de jeunesse, de vie, d’enthousiasme. On y travaille vraiment avec son cœur, dans une atmosphère grisante, où tout le monde collabore. L’amitié y existe et c’est une chose précieuse. Evidemment, le cinéma est encore un art imparfait, mais il se perfectionne tous les jours. On y a l’impression de lutter constamment contre la matière. On travaille dans la nuit bien que la lumière y soit éblouissante.
« Lorsque l’on a donné tout son cœur, on ne sait pas ce que rendra la pellicule. C’est pour cela que j’ai le trac lorsque je tourne, un trac qui est différent de celui que j’ai sur les planches, et où domine l’impression de l’irréparable.
« Au théâtre, il existe une pulsation du rôle qui fait que l’on est entraîné malgré soi, que l’on ne s’appartient plus. On sent le public, et on réagit instinctivement. Au cinéma, ce n’est pas cela… et c’est pourquoi lorsque je tourne, je ne dors plus. Je suis d’une nervosité ridicule. Je pense constamment à tous les détails, malgré moi. Je suis une autre femme. »
Et elle ajouta :
« Le cinéma est beaucoup plus près de la vie que le théâtre. Quelques mètres d’images permettent une exposition claire du sujet. Les effets qui portent à l’écran ne sont pas comme au théâtre des effets de mots et de texte, mais uniquement des effets de situations. »
Et comme je demandais à Edwige Feuillère quels étaient ses projets, j’obtins cette réponse curieuse et inattendue :
« Ce dont je rêve… Après Le Cordon bleu, Monsieur Albert, La Petite Femme dans un train. Je t’attendrai, je viens de tourner Topaze, que Gasnier a mis en scène… Je voudrais moi aussi faire de la mise en scène, mais d’une façon spéciale, à la tête d’une troupe de comédiens ambulants qui parcourerait la France et jouerait des pièces dont quelques-unes seraient de moi… »
Cette jeune artiste, que la nature a comblée des dons les plus précieux, et que sa destinée semble porter de succès en succès, nous réserve-t-elle des surprises dans ces domaines ?
Pierre Bret
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Pour en savoir plus :
La page biographique d’Edwige Feuillère sur le site de l’Encinémathèque.
Edwige Feuillère dans l’émission Reflets de Cannes de François Chalais (23 mai 1962).
Edwige Feuillère en 1937.
EDWIGE FEUILLÈRE (un beau diaporama hommage).