Nous avons déjà consacré plusieurs posts sur l’un des réalisateurs le plus extravagants et l’un des acteurs le plus marquants qui fût broyé par Hollywood : Erich von Stroheim.
Par exemple, celui-ci :
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Nous en rajoutons un nouveau car la Cinémathèque française lui rend hommage du 27 février au 10 mars 2019.
L’occasion était donc trop belle pour ce nouveau clin d’oeil à Erich von Stroheim.
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Nous vous proposons l’un des tout premiers articles parus en France, dans Ciné pour tous en 1922, à l’occasion de son premier film en tant que réalisateur : La Loi des montagnes (Blind Husbands).
Il nous paraissait intéressant de montrer comment il était déjà perçu en France dès son premier film.
La Loi des montagnes (Blind Husbands) a été présenté à la presse au Max Linder le 7 mars 1922
Puis, il a été projeté au Marivaux, la célèbre salle d’exclusivité du boulevard des Italiens à Paris.
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Nous avons rajouté deux autres articles toujours parus dans Ciné pour tous à propos de ce film ainsi que la critique parue dans Cinémagazine à la même époque.
Et pour finir vous trouverez la critique, de Cinémagazine, du film considéré comme perdu Le Passe-Partout du Diable (The Devils Pass Key).
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Bonne lecture !
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Eric von Stroheim par Pierre Henry
paru dans Ciné pour tous du 19 Mai 1922
Eric von Stroheim, qu’après Pour l’Humanité, on vient de revoir en France dans La Loi des Montagnes, est l’une des personnalités les plus curieuses du cinéma américain, et son histoire vaut d’être contée.
Fils d’un colonel du 6° Dragons de l’armée autrichienne, Eric Oswald Hans Stroheim von Nordenwall, est né à Vienne en 1888. Destiné à la même carrière par son père, il passait brillamment en 1905 l’examen de sortie de l’Ecole de guerre autrichienne et entrait définitivement dans l’armée. Une disgrâce politique pourtant vint couper court à ce beau début et, en 1909, le fils du Comte von Stroheim arrivait comme émigrant à New-York.
Pendant quelques semaines, il fut empaqueteur aux magasins Simpson et Crawford, au salaire de sept dollars par semaine. Ensuite, il s’engagea dans l’armée américaine, où il resta quatre années. Fin 1914, nous le trouvons sauveteur au lac Tahoë, — avec le fatidique numéro 313. Un propriétaire de l’endroit ayant à envoyer vingt-six chevaux à un manège de Los Angeles, Stroheim les accompagne et, arrivé au terme du voyage, est engagé par le directeur du manège comme maître-écuyer.
1915 trouve Stroheim auteur-acteur d’un numéro de music-hall à l’Orpheum Circuit de Los Angeles. Après quoi, notre homme décide de tenter sa chance au cinéma. Pendant deux mois il fait à pied — aller et retour — le trajet de dix kilomètres, qui sépare Los Angeles des studios que Griffith possédait alors dans les environs.
De temps à autre, on lui accorde une figuration peu rétribuée et les sommes qu’il doit à sa logeuse s’élèvent alors a 83 dollars.
Mais la chance de Stroheim vient enfin un jour où, comme de coutume, il attendait, avec quantité d’autres pauvres hères qu’on ait besoin de figurants. On tournait ce jour-là Les Revenants (Ghost) d’Ibsen, et John Emerson, chargé d’un des rôles principaux, allait et venait, vêtu en chambellan.
Stroheim, du premier coup d’oeil, discerna une grosse erreur de costume qui, d’ailleurs, ne choquait personne de l’entourage de l’acteur. Stroheim, ramassant tout son courage, s’avança et le lui dit. Emerson profita de ses conseils avec bonne grâce et peu après, devant tourner Vieil Heidelberg, avec Wallace Reid et Dorothy Gish, il l’engageait comme aide-réalisateur aux appointements de dix-huit dollars par semaine.
Aide-metteur en scène de John Emerson pour tous les films produits de 1915 à 1917 par ce dernier à New York avec Norma Talmadge pour étoile, Stroheim revint en 1918 en Californie, où il fut engagé pour interpréter toute une série de rôles d’officiers allemands dans des films de propagande, tels que : The Unbeliever ; For France ; Les Cœurs du Monde de Griffith ; The Hun within ; et Pour l’Humanité, avec Dorothy Phillips.
C’est pendant qu’il tournait ce dernier film qu’il fut présenté au directeur général de la Cie Universal, C. Laëmmle, qui l’engageait en 1919 pour tourner un scénario intitulé Le Pinacle.
Ce film, qui paraît en France actuellement sous le titre de La loi des Montagnes, fut un gros succès aux Etats-Unis et décida de la carrière de Stroheim ; cela sous le titre de Blind
Husbands, titre plus ronflant et plus apprécié des exploitants que The Pinnacle.
« L’exploitant de salles de cinéma est la bête noire du producteur, convient lui-même Stroheim. Ce monsieur prend sur lui de décider par avance du succès auprès du public de tel ou tel genre de film ; et pourtant il n’est que trop certain qu’on ne peut jamais juger par avance de l’accueil futur du public, à telle oeuvre ; cette question dépasse le public lui-même. Pourtant l’exploitant maintient la production dans une infranchissable ornière. Les spectateurs des cinémas ont ainsi peu à peu été amenés à accepter une continuelle série de radotages au point de perdre tout espoir en de spectacles meilleurs. Il faudra nécessairement beaucoup de temps pour obtenir de lui un discernement judicieux et un certain sens artistique. Les dénouements en offrent le meilleur exemple : au théâtre on les accepte fort bien tragiques quand ils sont logiques et inévitables ; au cinéma, le public sort toujours mécontent si l’on agit de même.
« En outre je suis sûr que l’un des plus gros handicaps du film américain est cette sorte d’étroitesse morale, qui veut voir des personnages ou tout à fait vertueux ou tout à fait antipathiques ; les premiers triomphant toujours, les derniers recevant tous une sévère punition. Il n’y a pas de milieu. Pourtant nous savons tous parfaitement que chacun d’entre nous est mû par des aspirations et des faiblesses, par des tentations, par des rêves, par des désillusions qui sont la trame même de l’existence. Aussi est-ce bien ce que j’essaie de présenter au public américain ; timidement sans doute, car on ne modifie pas une mentalité en un jour. C’est ce qui m’a amené à faire périr au dénouement le personnage que j’incarnais dans La loi des Montagnes ; Dieu sait, pourtant, si ses torts étaient ceux de quantité d’autres hommes qui, dans l’existence courante, n’en ont pas pour cela perdu la vie…
« C’est bien mon intention, d’ailleurs, de me cantonner dans la réalisation de films dont l’atmosphère sera purement européenne, car je la connais mieux que celle des Etats-Unis ; et l’on ne traite bien que les sujets que l’on connaît à fond. La représentation exacte de la vie est ce que je m’attache à réaliser au cinéma ; que les producteurs américains y prennent bien garde : c’est parce qu’ils apportent cette nouveauté en Amérique que depuis deux ans s’y implantent solidement les films produits en Europe, en dépit même de leurs défauts techniques. »
Quant à son succès comme interprète, Stroheim l’attribue à ce simple fait que toute femme, de quelle condition qu’elle soit, aime apercevoir en un homme d’étincelle diabolique. C’est ce qu’on trouve pour une part dans les personnages qu’il incarne.
Depuis La loi des Montagnes, dont il est l’auteur, le réalisateur et l’interprète, Stroheim a tourné The Devil’s pass-key (Le passe-partout du Diable), dont l’action se place à Paris, et enfin un grand film qui lui a demandé une année de travail et aura coûté 250.000 dollars : Foolish Wives (Folies de Femmes).
Pour ce film, on a reconstitué en Californie des rues entières de Monte-Carlo, ainsi que le fameux Casino. Ce film, qui occupe deux heures et demie de projection, est exploité en exclusivité dans les grandes villes d’Amérique et a été l’objet de discussions très vives.
Pierre Henry
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LA LOI DES MONTAGNES (Blind Husbands)
paru dans Ciné pour tous du 5 Mai 1922
composé et réalisé par Eric von Stroheim. Film Universal 1920. Edition Superfilm
Le lieutenant Von Steuben, de l’armée autrichienne, a fait la connaissance de M. et Mme Armstrong dans- la diligence qui mène les touristes à Cortina d’Ampezzo, station mondaine des Alpes. Armstrong, chirurgien célèbre, absorbé par se travaux, néglige un peu sa femme. Pour arracher sa pensée à ses préoccupations, il décide de faire l’Ascension du Cristallo et du Pinacle. Pendant ce temps, Von Steuben, qui a remarqué les inattentions du mari, met en œuvre sa stratégie amoureuse. Pendant une absence du mari, il cherche à brusquer l’aventure.
Les touristes ont décidé une excursion sur le Pinacle et Steuben, dont l’amour-propre a été piqué par Armstrong veut l’accompagner. Au sommet de la montagne ils sont seuls. Soudain de la poche du veston de Steuben une lettre de Marguerite s’échappe. Le doute s’empare alors de l’esprit du mari. Il met le lieutenant dans cette alternative de dire la vérité et il ne le tuera pas ; s’il ment, il le précipitera dans le ravin. L’autre jugeant qu’un mensonge est plus vraisemblable en pareille circonstance lui déclare qu’il y a eu faute. Armstrong tranche alors la corde qui le rattachait au traître l’abandonnant à la justice de la montagne. Pendant la descente Armstrong retrouvera la lettre où l’innocence de sa femme éclatera. Et von Steuben, menacé par les aigles s’abîmera sur des rochers. Le docteur se dévouera désormais à ses tendres obligations.
Von Steuben : Eric von Stroheim
Mme Armstrong : Francelia Billington
Armstrong : Sam de Grasse
Le guide : Th. Gibson Cowland
(Sortie dans les salles suivantes 🙂 Palais des Fêtes, Electric, Palais-Rochechouart, Lamarck, Demours.
LA LOI DES MONTAGNES (Universal-Superfilm).
paru dans Ciné pour tous du 2 juin 1922
La personnalité — nouvelle pour les Américains, nouvelle pour nous dans un film américain — d’Eric Stroheim domine évidemment tout le film, qui d’ailleurs est entièrement son œuvre.
Cette histoire domestique n’offre évidemment pas pour nous, qui en avons tant vu dans la production indigène, la même nouveauté que pour les Américains, petits-enfants des Puritains. Mais Eric Stroheim, ou plutôt le type de hobereau qu’il incarne parfaitement est fort intéressant ; il fait un peu penser à George Arliss, mais en moins « théâtre » et en plus caractérisée.
Sera-t-il intéressant un certain nombre d’autres fois ; saura-t-il se renouveler assez ? On peut en douter ; mais ceci ne regarde que Stroheim-interprète. Pour Stroheim-réalisateur, c’est autre chose, car il est évident, par tout ce film, que son auteur est un cinégraphiste qui comprend vraiment le cinéma. Et les Européens dont on en peut dire autant ne sont pas tellement nombreux…
Pierre Henry
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A la même époque, dans la revue Cinémagazine, nous avons trouvé ce curieux encart à propos de la sortie hypothétique en France de Folies de Femmes de Stroheim :
L’Artiste le plus antipathique de l’écran américain
paru dans Cinémagazine du 7 Avril 1922
Nous publions ci-dessous une photographie de Eric Von Stroheim, l’artiste d’origine autrichienne qui, dans le film « Pour l’humanité », incarnait le rôle de l’officier allemand.
Les éditeurs américains lui font une publicité toute spéciale en le désignant comme l’homme que l’on aimera à haïr.
Il vient de tourner pour « Universal » un film intitulé « Folies de Femmes » dont la réalisation n’a pas coûté moins de un million de dollars.
Ce film présenté en grande pompe à Los Angeles a été accueilli avec une très grande réserve et il est peu probable que nous ayons jamais l’occasion de le voir en France.
Nous ajoutons cette critique du film, considéré comme perdu, d’Erich von Stroheim paru dans Cinémagazine en janvier 1924.
LE PASSE-PARTOUT DU DIABLE (Universal).
paru dans Cinémagazine du 25 janvier 1924
J’ai toujours reconnu les qualités de Stroheim comme réalisateur, l’article que je lui ai consacré récemment dans Cinémagazine en témoigne. Cependant, il ne faudrait pas qu’il gâte ses qualités évidentes par des lourdes erreurs qui vont parfois jusqu’à la grossièreté et qui attaquent d’une manière odieuse et fausse le caractère de la femme française.
J’avais applaudi à la reconstitution de Monte-Carlo dans Folies de Femmes, que je considérais comme un tour de force ; dans le film que je viens de voir, Le Passe-Partout du Diable (The Devils Pass Key), je n’ai pu que hausser les épaules en considérant le Paris grotesque édifié par Stroheim à Universal City.
Le Café de la Paix porte une aimable indication qui, loin de présenter les tarifs des consommations, étale ces mots : « Défense d’uriner »… Le « Bon Marché » nous est représenté comme une petite mercerie de rien du tout, sise rue de la Paix, et d’allure plus que misérable. Les antiques omnibus à impériales de 1880 y reparaissent sur nos boulevards (et l’action se passe après l’armistice !) nos respectables gardiens de la paix ont le chef surmonté d’une véritable casquette de jockey, etc. , etc.
Quant à l’histoire, elle met aux prises un officier américain, une modiste, un auteur dramatique et sa femme. Une tentative de chantage, tentative que répare de manière fort chevaleresque, évidemment, l’officier yankee, constitue tout le thème de l’action, mais les caractères français y sont dépeints sous le plus fâcheux aspect et je ne doute pas que la projection ne soit accueillie par des bordées de coups de sifflet s’il y a des directeurs assez audacieux pour présenter cette petite infamie à leur clientèle.
A part cela je dois reconnaître que la photographie est excellente et l’interprétation de choix, en tête de laquelle il serait injuste de ne pas citer Mac Bush, Mande George et Sam de Grasse.
Albert Bonneau
Pour en savoir plus :
La rétrospective Erich von Stroheim à la Cinémathèque française du 27 février au 10 mars 2019.
« L’homme que vous aimerez haïr » : Erich von Stroheim sur le site de la Cinémathèque française par Delphine Simon-Marsaud.
“Erich von Stroheim, le maudit” sur le site aVoir-aLire.
Erich von Stroheim – Bande annonce de La Cinémathèque française sur Vimeo.
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Le documentaire de Ryan Netakki diffusé sur Ciné-Cinéma (2008).
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La Loi des montagnes (Blind Husbands) d’Erich von Stroheim.
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