Marcel Pagnol et le Cinéma (Cinéa 1931)


C’est dans le n°19 daté de novembre 1931 de la revue Cinéa que l’on trouve la reproduction d’un article de Marcel Pagnol sur le Cinéma, écrit peu de temps avant le tournage de Marius. Malheureusement il n’y a aucune mention de la source de ce texte.

 

Ce post est le troisième de notre série consacré à la trilogie de Marius qui ressort en salles en version restaurée le 09 décembre 2015. Le premier est à lire ici, le second .

L’affiche pour la ressortie en salles.

Regrettons que les souscripteurs (via Ulule) grâce à qui cette restauration a eu lieu (dont je suis) n’aient aucune nouvelle depuis de long mois…

 

Cinéa - novembre 1931

Cinéa – novembre 1931

Marcel Pagnol et le Cinéma

Au moment où Marius triomphe à l’écran, il nous paraît intéressant de mettre sous les yeux de nos lecteurs quelques extraits d’interviews où Marcel Pagnol expose son point de vue d’auteur dramatique sur le cinéma parlant :

« …Au point de vue artistique, et non pas seulement au point de vue pittoresque, le film parlant offre à l’écrivain des ressources différentes et, en bien des cas, merveilleusement nouvelles.

« L’auteur dramatique qui compose une pièce de théâtre ne s’adresse pas à un individu isolé : il écrit pour mille personnes (qui d’ailleurs ne viennent pas toujours), assises dans une salle d’une architecture spéciale et connue d’avance.

« Ces mille personnes ne peuvent pas toutes s’asseoir à la même place par rapport à la scène, puisque, comme le disent les physiciens, « deux corps ne peuvent occuper simultanément le même point de l’espace ». C’est d’ailleurs une affirmation qu’il nous est facile de vérifier à chaque instant, et particulièrement au théâtre, lorsqu’un contrôleur distrait a vendu deux fois le même fauteuil.

« Ces mille personnes occuperont donc des places différentes par rapport à la scène. Les unes siégeront à cinq mètres, d’autres à trente ou quarante mètres ; certains verront les acteurs d’en bas, d’autres les verront d’en haut ; les unes seront placées à droite, d’autres à gauche. Comparons, par exemple, le spectateur placé au premier fauteuil à droite du premier rang d’orchestre, et le monsieur assis là-haut à gauche, au dernier fauteuil du deuxième balcon : nous pouvons affirmer qu’ils ne verront pas la même pièce. Et voilà le problème qui se pose à l’écrivain du théâtre : il faudra que son sujet, son rythme, son dialogue, soient valables en même temps pour mille spectateurs — qui sont déjà différents par leur âge, leur éducation, leur intelligence — et dont aucun ne verra l’oeuvre sous le même angle que son voisin !

« Pour les acteurs, le problème est le même.
Pendant les répétitions de Marius, Pierre Fresnay et Orane Demazis avaient mis au point, dans le hall du théâtre, leur interprétation d’une scène très longue et très importante.

« Lorsqu’ils la répétèrent sur la scène, je fus enthousiasmé par leur jeu. Comme j’étais assis au premier rang, je me tournai vers Raimu, qui écoutait au dernier rang de la salle vide, et je lui criai : « Ils sont admirables ».

« Alors, dit Raimu, fais-moi tout de même un peu profiter, et raconte-moi ce qu’ils ont dit, parce que je n’ai pas compris un seul mot ». Il fallut monter la scène d’un ton, et nous y avons perdu la moitié de l’effet ; mais c’était la faute de l’auteur, qui aurait dû prévoir qu’une scène écrite à mi-voix ne s’adresse qu’à la moitié de la salle.

« Et voilà pourquoi les acteurs paraissent parfois déclamatoires, voilà pourquoi le théâtre a l’air souvent assez élémentaire ; voilà pourquoi les romanciers nous accusent souvent — et en toute bonne foi — de faire de la « psychologie rudimentaire » ou « des effets un peu gros » : c’est parce qu’ils n’ont pas l’expérience de notre métier.

« Le romancier s’adresse au lecteur isolé, il ne vise qu’une seule cible : il peut prendre une fine carabine de stand, la mettre sur un chevalet, régler la hausse, et tirer à balle : le coup est précis, et la balle va loin. Mais pour nous, il nous faut choisir la canardière, et la bourrer de mille plombs de chasse, pour frapper d’un seul coup mille buts différents…

« Eh bien, le cinéma parlant a résolu le problème : il l’a résolu entièrement, et définitivement.

Cinéa - novembre 1931

Cinéa – novembre 1931

« Si Charlot a regardé l’objectif, la photographie de, Charlot regardera bien en face tous ceux qui la verront, qu’ils soient à droite, à gauche, en haut ou en bas. S’il est placé à un mètre; de profil à droite, tous les spectateurs le verront à un mètre de profil à droite, même ceux qui sont assis à trente mètres de l’écran, et même ceux qui sont à gauche. Et voilà le miracle, de l’appareil de prise de vues : Tout spectateur verra l’image exactement comme l’objectif l’a vue, à la même distance et sous le même angle

« Le microphone a la même vertu : tout spectateur entendra les paroles de l’acteur comme les entendit la petite boîte ronde, lorsqu’elle les enregistra : dans une salle de cinéma, il n’y a pas mille spectateurs : il n’y en a qu’un.

« Les conséquences de cette vertu sont immenses : car nous pourrons désormais faire des effets de théâtre irréalisables sur la scène.

« Tout d’abord, nous ne sommes plus limités par les dimensions de la salle. Puisque le spectateur voit et entend exactement comme l’objectif et le microphone ont vu et entendu, nous allons avancer et reculer comme il nous plaira l’appareil de prise de vues, et par cela même, avancer et reculer notre spectateur sans fatigue pour lui. Nous pourrons lui montrer un visage à cinquante centimètres, comme s’il s’en approchait pour mieux voir se former et tomber une larme. Charlot nous a déjà montré, sur l’écran silencieux, l’incomparable puissance d’un cillement ou d’un tremblement de lèvres. Nous pourrons écrire une scène chuchotée, et la faire entendre à trois mille personnes, sans changer le timbre ni la valeur du chuchotement… Voilà un domaine nouveau, celui de la tragédie ou de la comédie purement psychologique, qui pourra s’exprimer sans cris et sans gestes, avec une admirable simplicité et une mesure jusqu’ici inconnue, parce qu’inutile.

« Puis, au delà des trente ou quarante mètres du théâtre, nous montrerons au loin une bataille, une montagne, un naufrage. Enfin, dans une scène, nous pourrons choisir : nous ne ferons voir qu’une main, ou un revolver, ou le sorbet qui glisse dans le cou de Charlot… Procédé, si l’on veut : mais procédé d’une incomparable valeur artistique, qui permet d’isoler un centre comique, ou dramatique.

« Voilà tout ce que nous apporte la merveilleuse découverte : nous sauterons la rampe, nous tournerons tout autour de la scène. Nous ferons éclater tous les murs du théâtre, nous mettrons en morceaux le décor ou l’acteur… Pour la première fois, des auteurs dramatiques pourront réaliser des oeuvres que ni Molière, ni Racine, ni Shakespeare n’ont eu les moyens de tenter. »

Cinéa - novembre 1931

Cinéa – novembre 1931

« Et bientôt, je vais tourner Marius

« Ah ! le Marius du cinéma, ce sera autre chose que le Marius du théâtre, allez ! Les coudées franches… Les murs de toile, abattus… le décor changeant, l’horizon… Tenez, écoutez le début de Marius. Du ciel… En bas, à huit cents mètres : Marseille… Tout Marseille ! Une carte géographique… de la ville… de la mer… Puis on se rapproche, on survole… on distingue les rues, les quais… Le port ! Ses fumées, ses halètements, ses sifflements, ses sirènes, ses appels, sa voix entière, immense, multiple, grondante… Le pont transbordeur… Les grands bateaux qui viennent de l’autre côté de la terre, qui apportent dans leur mâture un reflet des tropiques, et dans leurs cales les fruits mûris sous un soleil plus doré, et dans le coeur de leurs marins la nostalgie des îles lointaines, des cieux qui ont plus d’étoiles que les nôtres…

« On approche encore… c’est le Vieux Port… et tout à coup, on entre dans le bar de la Marine, devant le comptoir de zinc de César.

« Tout le port… qui résume tout le monde, dans le bar, entre les murs où sont peints les bateaux… et entre ces murs, Marius, prisonnier…

« On a dit que Marius, c’était Marseille. Au cinéma, oui, ce sera bien Marseille.

« Au théâtre, pour amener un personnage, Panisse, par exemple, et lui faire dire la phrase importante qu’il doit dire, il faut composer tout un sketch. Pour exposer une situation, il faut bâtir un quart d’heure de dialogue… Dans le film, on ne racontera rien… mais on montrera :

« On verra le bateau amarré sur le quai… et Panisse dans sa belle boutique… ou bien partant au cabanon avec Honorine et la petite dans la carriole traînée par un âne gros comme une souris… ces pauvres bourriquots de là-bas, qu’on asticote tous les trois pas : « Hue donc, feignant !» qui ne pèsent pas trente-cinq kilos et qui traînent toute une famille… et sur cet attelage, du soleil… du soleil de Provence… du soleil comme il n’en fait qu’à Marseille ! »

Marcel Pagnol
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Pour en savoir plus :

la page sur Marius du site officiel de Marcel Pagnol.

« Marius », les débuts de Marcel Pagnol au cinéma par Hervé Pichard sur le site de la Cinémathèque Française.

[youtube width=”420″ height=”315″]https://www.youtube.com/watch?v=H72tz2rkgak[/youtube]

la scène du Picon-Citron dans Marius.

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