Voici la série d’articles que consacra la revue Cinémonde à Marius, le premier film de la trilogie de Marcel Pagnol. Ce post s’inscrit dans la série que nous mettons en ligne cette année pour fêter la restauration des films qui sortent à la fin de l’année en salles et en DVD/Blu-ray.
Voici notre premier post ici.
Dernier tour de manivelle : Marius n’est plus à Paris
paru dans le n°146 daté du 06 août 1931
Lorsqu’un homme de talent aime son pays et se met en devoir de le faire vivre dans une œuvre, celle-ci ne peut être médiocre… On y retrouve une flamme, une sincérité, une piété touchante qui créent une atmosphère et animent le poème ou le tableau et jusqu’à la chanson naïve du joueur de vielle ou de biniou…
C’est pourquoi Marius restera sans doute, quelle que soit la carrière de Pagnol, sa pièce la plus particulière, celle qu’il préférera à toutes, en secret. Alors que tant d’autres, par négligence, ou par dédain, ou plus simplement par manque de loisirs, se contentaient de vendre les droits d’une de leurs pièces, et abandonnaient ensuite action et personnages aux mains d’un metteur en scène, Pagnol a tenu non seulement à suivre de près, mais encore à diriger toutes les scènes de Marius.
Certes, il s’est fait adjoindre un metteur en scène expérimenté, Alexandre Korda, formé à l’école d’Hollywood. On ne s’improvise pas du jour au lendemain réalisateur d’un film de telle envergure. Pagnol le savait… Il a compris son rôle… Il n’avait pas à se soucier des détails techniques assurés par Korda, non plus que du jeu des interprètes qui — Raimu, Orane Demazis, Fresnay, Alida Rouffe et Charpin — sont ceux qui ont mené la pièce, au théâtre de Paris, jusqu’à sa 8oo° représentation… Il s’est donc appliqué à chercher le pittoresque dans les décors, à corser l’intrigue d’une anecdote ou d’un tableau typiques, de choisir les petits rôles qui font glisser dans le film des silhouettes caractéristiques, de fixer enfin, parmi cent autres, les quelques aspects du vieux Port qui résumeront Marseille, son peuple, sa chaleur, son coloris vigoureux, son odeur et son soleil…
Nul autre que lui n’aurait pu faire reconstituer ce quai, cette devanture du Café de la Marine, avec son store de perles de bois, cette ruelle aux marches inégales, traversée de cordes où sèchent des linges douteux, et qui mène au marché aux poissons, avec ses Marseillaises fortes en gueule… Des nègres ont installé leurs caisses et leur matériel de cireur. Des matelots, en jersey rayé, des sidis s’étirent, vautrés sur des chaises de fer… Un petit âne trotte sur les gros pavés… La jolie marchande de coquillage ouvre des oursins, d’un mouvement tournant de son couteau pointu… Voilà maintenant l’intérieur du café, ce comptoir que le théâtre nous a fait connaître…
Fresnay, une mèche noire lui pendant sur le front, le cou serré d’un mouchoir roulé, rêve, le regard et la pensée perdus très loin, suivant le bateau qui a quitté le quai. Tout près, c’est la petite chambre de Marius, au sol carrelé de rouge, avec un étroit lit-bateau et une petite étagère à dessus de guipure, ornée d’affreux bibelots de porcelaine… Une chambre de maison sans femme…
Et, outre ces décors montés sous le ciel incertain de Saint-Maurice, il y aura aussi, il y aura surtout les paysages de Marseille et de la campagne environnante, que Pagnol est allé rechercher, guidé par ses souvenirs.
Les derniers tours de manivelle ont été donnés…
Dans les jardins de Saint-Maurice, on ne verra plus passer Raimu, sa casquette sur l’oreille, avec sa voix de basse profonde, qui, lorsqu’il déjeunait avec Charlotte, dominait les bruits du réfectoire… On ne rencontrera plus, à la porte du stage, sur un banc, des marins au jersey déteint, le béret de travers, fumant leur pipe avec des filles en cheveux, riant très haut de plaisanteries fortes en sel et authentiquement marseillaises… Et Orane Demazis, menue et rousse, ne viendra pas, au comptoir du bar, renouveler son stock de cigarettes, qu’elle fumait, silencieuse, à longues bouffées, en égrenant les troènes de la cour.
Marius est achevé, et Marseille n’est plus rue des Réservoirs…
Suzanne Chantal
“Marius” et “Fanny”, le film et la pièce seront présentés le même jour à Paris
paru dans le n°148 daté du 20 août 1931 de Cinémonde
Ainsi que l’annonça notre collaboraient Michel Gérac, les dernières scènes de Marius, l’oeuvre célèbre de Marcel Pagnol, portée à l’écran par Alexandre Korda, le metteur en scène de La Vie amoureuse, Hélène de Troie et d’autres œuvres de qualité, ont été tournées sur la fin de l’autre semaine, aux studios Paramount de Saint-Maurice. On sait tout ce que Marius a apporté au théâtre. Adaptée au cinéma, l’oeuvre apparaît plus conséquente encore, plus ferme ! Marcel Pagnol, qui a veillé à sa réalisation, s’est révélé comme un érudit en matière cinématographique ; il s’est admirablement débarrassé de sa culture théâtrale pour devenir sous les feux des sunlight un « visuel » perspicace et adroit. Ce qui ne l’empêche nullement de retrouver au vestiaire, lorsqu’il lui plaît, sa robe de chambre d’homme de scène…
Marcel Pagnol a terminé Fanny, une nouvelle pièce qui permettra de retrouver les trois héros de Marius, magnifiquement interprété par Orane Demazis, Raimu et Pierre Fresnay.
Qu’on ne songe pas à une resucée, ou à l’exploitation d’une veine facile. Fanny est une pièce qui complète merveilleusement Marius ; elle deviendra un film aussi.
Mais, et c’est sur ce point qu’on nous permettra d’insister, Marcel Pagnol a eu une idée, dont il nous a confié la primeur et qui nous parait une trouvaille fort intéressante. Marius, film, sera présenté d’ici quelques semaines — le 23 septembre — quatre heures avant la création de Fanny au Théatre de Paris. Les critiques cinématographiques et dramatiques, conviés à ces deux manifestations, seront donc à même de juger ce spectacle « bisexué » puisqu’il touchera à deux plans très différents.
(Non Signé)
Marius sort à Paris le vendredi 09 octobre 1931 en exclusivité au Paramount, salle des Grands Boulevards (2 boulevard des capucines) comme le prouve cet encart publicitaire paru dans le quotidien Comoedia du jour.
Et les horaires de projections dans ce même numéro (notons la séance nocturne à 24h35 !!) :
Plutôt que de consacrer une simple critique du film au moment de sa sortie, Cinémonde va publier cet article de deux pages signé par Maurice Bessy, futur rédacteur en chef de la revue à partir de 1934 et jusqu’en 1939.
MARSEILLE A PARIS ou comment Marius fit son entrée dans la capitale
paru dans le n°156 daté du 15 octobre 1931 de Cinémonde
Marius qui, depuis vendredi dernier, passe avec quel triomphal succès sur l’écran du Paramount, ne marque pas seulement l’étape cinématographique dont je vous parlerai tout à l’heure : c’est, avant tout, une conquête. Conquête pacifique d’une ville par une autre, d’un esprit par un autre esprit. Conquête qui devait rappeler bien des souvenirs à Marcel Pagnol lorsqu’il y a neuf ans, presque jour pour jour, il montait, lui aussi, à l’assaut de Paris…
Je ne sais pas si l’on a beaucoup pensé à faire ce rapprochement. Je ne crois même pas qu’on ait songé à commémorer, de la plus plaisante façon, un anniversaire. Neuf ans, Marcel, ça ne nous rajeunit pas beaucoup ! Mais ça ne nous a tout de même pas vieillis puisqu’à voir et à écouter ton Marius, je retrouvai, l’autre matin, le paysage de nos vingt ans.
Il faut maintenant vous dire que Marseille est une ville où l’on ne fait jamais les choses comme tout le monde. Je le sais bien, pour y être né et en avoir longtemps respiré l’air léger. Paris a sa commune libre du Vieux-Montmartre, qu’administre un maire, qui est un modèle du genre, Pierre Labric. Marseille a depuis quelque temps, la République des Maurins. Si la commune libre du Vieux-Montmartre, fidèle au souvenir de Louis-Philippe, par le costume et par le sentiment, se contente d’une simple diligence, les Maurins, eux, ont adopté l’autocar. C’est par ce moyen, plus trépidant, qu’ils décidèrent de venir à Paris pour applaudir Marius. Ni plus, ni moins. On ne prétendra plus désonnais que le cinéma ne tient pas de la magie…
Cela commença sous le coup de dix heures, à la porte d’Orléans. Devant un public aussi nombreux qu’amusé, la commune libre du Vieux-Montmartre était venue recevoir la république des Maurins. Symbolique rencontre de la diligence et de l’autocar… Quand, des vastes voitures, frétées par Paramount, descendirent alertement les hauts dignitaires maurins, avec, à leur tête, le président Calinaud, les « Marseillais de Paris » avec notre ami Louis Talpa et la commune libre du Vieux-Montmartre avec Pierre Labric, s’en vinrent au-devant d’eux et leur tendirent la clef de la ville. Moment historique. Tout à l’heure, au banquet qui suivra, Michel Herbert pourra plaisamment constater qu’entre Marseille et Paris, il n’y a maintenant plus de Pyrénées…
Les présentations achevées, tout ce monde gagna en hâte le cinéma du Panthéon où Marius devait être projeté, et où l’attendait M. David Souhami, l’aimable administrateur-délégué de la Paramount Française.
Ce qu’est le film, je vous le dirai tout à l’heure. Saches seulement qu’il fut à chaque instant criblé de bravos, que les rires couvrirent souvent le texte, qu’il y eut une levée générale de mouchoirs, avec des raclements de gorge, qui sont encore peu de saison, et que tout cela donnait à cette « générale » privée un avant-goût de ce qu’allait être, à partir du surlendemain, l’enthousiasme public…
Notez bien qu’il n’était que deux heures lorsque la foule des invités se rendit en corps au bal Tabarin. Non point pour y danser, certes, encore que le buffet y fût bien garni, mais pour y déjeuner, par les soins d’une magistrale cuisinière que Marseille a depuis quelques années prêtée à Paris, Nine, reine incontestée de la bouillabaisse, des pieds et paquets et du bœuf en daube… L’arrivée fut triomphale. Chacun avait retrouvé son accent, je ne sais où. Il y avait là des avocats, des industriels, des commerçants, des fonctionnaires, qui ne se font point à l’ordinaire remarquer par le pittoresque de leur prononciation, et qui, soudain, parlaient une langue toute parfumée d’ail. Comme Paris semblait loin, dans cette vaste salle de Tabarin, tendue d’un rideau aux rudes couleurs, qui représentait le Vieux-Port avec son pont transbordeur ! Sur chaque assiette, était posée une feuille qui rappelait à chacun de tendres souvenirs d’avant-guerre, quand, pour vingt centimes, on pouvait se payer le luxe d’un tour en mer ! Celui qu’on nous proposait, vous le ferez avec Marius. C est bien la plus belle excursion que je vous conseille… Que la rue de Douai fut bouleversée pendant un après-midi, je n’y contredirai point. A la sortie, nécessairement tapageuse, des Maurins, toutes les fenêtres des environs se garnirent de curieux. Il fallut presque un service d’ordre.
La carrière de Marius commençait… Ce n’eût pu être qu’un fait-divers. Ce fut une belle journée. On eu reparlera. On s’en souviendra. Et c’est peut être le moment d’écrire qu elle fut parfaitement organisée… Mais je ne vous ai rien dit encore du film lui-même…
Qu est-ce que Marius ? Une simple histoire qui cache la beauté de son drame sous les rires. Marius, c’est l’amour de la mer, le culte de l’inconnu dont on rêve, cette frénésie du départ qui vous prend un beau jour, quand le mouvement incessant des navires et des matelots vous tend l’esprit jusqu’à l’obsession. Mais Marius, c’est Marseille, son atmosphère de franche gaieté, sa nature que les excès même ne rendent jamais cynique, sa façon de concevoir et de juger les choses avec autant de sentiment, mais sur une autre échelle qu’ailleurs. Marius, ce sont ces héros quotidiens qui hantent le quai de Rive-Neuve, ces bars à demi endormis dans la fraîcheur de leur ombre, cette race qui tient à son sol aussi profondément qu’en d’autres provinces, mais qui s’est habituée à vivre au contact de toutes les civilisations, qui en a épousé certaines coutumes sans jamais rien renier de son fond.
Tout le parti qu’on pouvait tirer d’un pareil tableau si violemment contrasté, la pièce nous l’avait déjà révélé. Le film a fait mieux. Il a illustré une cité. Que Marseille apparaisse plus ou moins dans le film — quelques « vues » supplémentaires eussent été nécessaires — il n’importe. Son esprit est là. On le retrouve à chaque scène, dans chaque personnage. Marseille s’impose ici comme une surimpression formidable, par ce pittoresque, cette couleur, ce mouvement, cette bonne humeur, cet accent aussi, qui la situent à jamais en notes, qui font de chacun des interprètes le type même qu’on pouvait imaginer…
La tâche d’Alexandre Korda, avec, il est vrai, Marcel Pagnol comme « superviseur », n’était donc pas aussi aisée qu’on le pouvait croire. Il ne s’agissait pas plus de « photographier » la pièce que de se lancer dans l’imprévu, de surcharger bien inutilement une intrigue déjà complexe pour le plaisir de belles images inédites… Ce reproche, si on le fait, ne sera pas justifié. Marius vaut, avant tout, par sa somme d’humanité et de joie. Tout le reste n’eût été que méchante littérature…
Il n’est, d’ailleurs, que de considérer l’ensemble de l’interprétation. Rarement un film a pu offrir semblable homogénéité. Tous ont joué pour tous et non chacun pour soi. Vérité combien émouvante ! Ainsi les acteurs ont-ils fait de cette œuvre une fresque inoubliable, d’où chaque détail se détache, mais dont s’affirme tout en long l’unité.
Raimu, d’abord, Raimu, dont je veux écrire qu’il occupe maintenant au cinéma une place plus considérable encore qu’au théâtre, parce qu’il n’est pas loin d’être son premier acteur comique ; Raimu dont on savait partant le talent, mais qui affirme ici une manière de génie ; Raimu qui est César et qui le restera désormais dans toutes les mémoires. Puis Fresnay, dont on aimera la sobriété et l’étonnant accent de sincérité ; Charpin, Alida Rouffe, Dullac, Mihalesco, Vattier, Delmont, qui ne composent pas leur rôle, mais l’ont si bien senti qu’ils le vivent, le jouent non sur l’écran, mais à côté de vous…
J’ai gardé pour la fin Orane Demazis. Le temps n’est pas si loin où je l’applaudissais au théâtre de l’Atelier, dans un répertoire qui allait de Musset à Pirandello, en passant par Mérimée et Alexandre Arnoux. Puis, ç’avait été Jazz, au théâtre des Arts ; puis Marius, au théâtre de Paris. La voici aujourd’hui nouvelle venue dans le cinéma français. Pour ses débuts, elle marque son rôle d’une empreinte extraordinaire. Fanny, son amour refoulé, puis blessé, son sacrifice un peu cornélien, ses larmes sous son sourire, cette tristesse qui sait si bien se déguiser, ce mélange d’enfant et de femme, elle a su exprimer tant de sentiments avec une simplicité, une justesse de ton, une tendresse qui sont d’une très grande artiste. Il ne tient qu’à elle de faire à l’écran la plus brillante, la plus sure carrière. La chose est jugée.
Maurice Bessy
Malgré tous ses éloges, Marius sera sévèrement critiqué dans le n°202 daté du 01 Septembre 1932
Ce film, inspiré directement, trop peut-être, de la pièce de Marcel Pagnol, n’est autre qu’une œuvre théâtrale cinématographié. La pièce étant de valeur, à la fois souriante et émue, le film est prenant. Tous les interprètes de Marius jouent avec émotion et un superbe métier.
Charles Kemp
Source : Collection personnelle Philippe Morisson
Pour en savoir plus :
la page sur Marius du site officiel de Marcel Pagnol.
« Marius », les débuts de Marcel Pagnol au cinéma par Hervé Pichard sur le site de la Cinémathèque Française.
La version restaurée de Marius sera projetée en exclusivité au Festival Lumière les 12, 14 et 16 octobre 2015 à Lyon.
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la scène du Picon-Citron dans Marius.
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