Sacha Guitry tient une place à part dans le cinéma français pour tout un tas de raison à commencer qu’il l’a longtemps dénigré avant de réaliser son premier film en 1935 : Pasteur.
De 1935 à 1939, Sacha Guitry va régulièrement être accueilli dans les colonnes de la revue Pour Vous.
Nous proposons donc de lire ces entretiens parus en octobre 1935, janvier 1936, septembre 1936, avril 1937, décembre 1937 et novembre 1939.
Bonne lecture !
« Le cinéma aurait plus à emprunter à la littérature et au dessin qu’au théâtre », nous dit Sacha Guitry
paru dans Pour Vous daté du 03 octobre 1935
Voir M. Sacha Guitry au théâtre ou au cinéma — ou, du moins, l’entendre s’exprimer par la voix de ses interprètes — c’est, Dieu merci, chose aisée. Dans la même semaine, deux films, une pièce nouvelle — et encore une pièce nouvelle ! — on serait mal venu, vraiment, à se montrer plus exigeant…
Par un juste mais non moins déplorable retour des choses, voir M. Sacha Guitry, ne fût-ce que quelques minutes, autrement que sur une scène ou sur un écran, est une entreprise difficile. La chance m’aidant, je réussis pourtant à le rencontrer à cet instant précis où, venant de quitter le plateau du théâtre de la Madeleine, il ne s’était pas encore enfoncé dans les coulisses du théâtre de Paris.
C’est à M. Sacha Guitry, nouveau venu au cinéma, et, en particulier, auteur-acteur de Bonne Chance, que j’en avais.
« Je serais le plus ingrat des hommes, me dit-il, si je ne rendais d’abord justice au cinéma pour tout le plaisir qu’il m’a donné. Oui, je me suis amusé à écrire les scénarios de mes films, je me suis amusé à les tourner. Le cinéma est un jouet merveilleux qu’un génie bienfaisant a laissé aux mains des hommes.
« De mes films, que vous dirai-je ? Vous les avez vus : votre opinion est faite. Je ne saurais en dire autant, car je ne les ai vus, moi, que « bout » par « bout », comme « ils » disent… C’est bien regrettable, d’ailleurs, que les films en cours de fabrication ne puissent être soumis au jugement des auteurs et des acteurs que par fragments ! L’idéal, au contraire, serait de faire le film d’après un premier film-essai. C’est à dire que le film devrait d’abord être tourné en entier, pour rien, puis « visionné » — vous voyez que je sais parler cinéma — par l’auteur et ses principaux interprètes, lesquels pourraient ensuite modifier telle ou telle scène en toute connaissance de cause. J’ai peur, malheureusement, que cette judicieuse suggestion ne trouve pas auprès des producteurs ou autres financiers du cinéma un accueil très enthousiaste…
— C’est à craindre, en effet… Mais n’avez-vous pas eu la curiosité, cette semaine, de venir vous asseoir dans la salle où passent vos films ?
— Je l’ai fait, mais je ne suis pas resté plus de cinq minutes ! C’est un spectacle insupportable que se voir sur un écran, se regarder agir et s’entendre parler, alors qu’on est en réalité assis sur un fauteuil, au milieu d’une foule de spectateurs…
« Mais ce peu de temps que j’ai passé dans la salle, pendant la projection de Bonne Chance, m’a pourtant valu une satisfaction : celle de voir mes voisins sourire à telle ou telle scène… Sourire, vous entendez bien. Le sourire est l’hommage le plus délicat et le plus précieux que le spectateur puisse décerner à l’auteur. Il est d’une essence plus rare, plus difficile à obtenir que le rire, ce balourd, qui noie toutes les nuances dans ses cascades…
« Quant à Pasteur, je souhaite que ce film arrache, chaque soir, à quelques spectateurs, une larme, une seule, et j’aurai bien servi la mémoire de mon père.
— Maintenant que vous en avez « fait », que pensez-vous du cinéma en général et du français en particulier ?
— Je pense que le cinéma est un admirable instrument trop souvent manié par des mains indignes. Je n’ai eu, quand à moi, qu’à me louer de mes collaborateurs.
« Ce qui me chagrine surtout, c’est d’entendre certaines gens, que rien ne qualifie pour cet emploi, se faire les avocats du public. « Le public veut ceci, le public ne veut pas cela… » Mais ils ne le connaissent pas, ce public, Monsieur, et il n’y a aucune raison pour qu’ils le connaissent jamais !
« Une autre erreur est de s’efforcer de copier le voisin. C’est entendu, ils font parfois de très bonnes choses, ces voisins, les Américains surtout, et je suis le premier à les applaudir. Mais ils sont, eux, Américains, ou Allemands, ou tout ce que vous voudrez, et nous sommes, nous, Français. Or, je prétends — et quelques bons esprits avec moi — qu’un pays ne saurait rien produire de grand et d’universel, dans n’importe quel art, qui ne soit conforme à son génie propre. Goethe et Shakespeare ne seraient pas ce qu’ils sont si l’inspiration du premier avait été anglaise et celle du second, allemande. Ce n’est pas non plus en s’inspirant du cinéma étranger, même dans ce qu’il a de meilleur, que le cinéma français trouvera sa voie. Qu’il aille de l’avant en tout ce qui concerne la technique, cela va sans dire, mais qu’il sache, pour le reste, se tourner vers le passé — un passé français, que dominerait, par exemple, le génie d’un Molière, ou, plus proche de nous, d’un Courteline.
— Vous avez prouvé, en écrivant « pour le cinéma » le scénario de Bonne Chance, que vous n’étiez pas partisan, en principe, du théâtre filmé…
— Certainement non, je n’en suis pas partisan. Un film, avant d’être tourné, doit être écrit, c’est ce qu’on oublie trop souvent. D’ailleurs je crois que le cinéma aurait plus à emprunter à la littérature et au dessin, qu’au théâtre.
« … Si je ferai d’autres films ? Sans aucun doute. Je n’ai encore laissé au cinéma qu’une carte de visite : j’irai le revoir. »
Robert de Thomasson
Une enquête de POUR VOUS : Avec ceux qui ont médit du cinéma.
paru dans Pour Vous daté du 9 Janvier 1936
Pendant longtemps, il n’y eut pas pire adversaire du cinéma que M. Sacha Guitry. Dans des dizaines d’articles, de conférences et d’interviews, il a médit de cet instrument du diable… Mais maintenant que deux films de lui, Pasteur et Bonne Chance, portent sa voix et son talent dans les plus petites bourgades de France, nous avons voulu savoir si l’ostracisme que nous connaissions n’avait pas fait place à une sympathie bien plus compréhensible pour nous.
Lors de la première représentation de Pasteur et de Bonne Chance, on se le rappelle, Sacha Guitry a expliqué dans un à-propos plein de bonne humeur son apparente volte-face. En substance, il a dit ceci :
« Si vous trouvez mauvais les films que voici, c’est que j’ai eu raison de médire du cinéma ; et si vous les trouvez bons, c’est que j’ai eu raison d’en faire.
— Vous avez eu raison d’en faire, avons-nous dit à M. Sacha Guitry. L’accueil magnifique fait à Pasteur et à Bonne Chance ne peut vous laisser de doute sur ce point.
— Je vous remercie pour votre opinion, nous répond-il. Je suis sensible, certes, à l’accueil que rencontrent Pasteur et Bonne Chance. Mais n’attendez pas de moi une parole définitive. Puisque j’ai fait du cinéma, il serait illogique que j’en dise du mal maintenant.
— Et puisqu’on vous loue d’en avoir fait, cela serait cruel…
— Evidemment.
— Lequel de ces deux films vous a donné le plus de satisfaction ?
— Votre question, cher Monsieur, restera sans réponse. Sachez seulement que l’autre jour j’ai présenté Pasteur à deux mille jeunes écoliers. Leur attitude me toucha plus que je ne saurais le dire. Evidemment, j’étais fier. Non en tant qu’auteur, non en tant qu’acteur… J’étais fier en tant que Français.
— S’il vous fallait résumer d’un mot votre attitude actuelle à l’égard du cinéma, quel mot, quel verbe choisiriez-vous ? Le verbe adorer ? Le verbe aimer ? Apprécier ? Admettre ? Lequel, parmi tous ces infinitifs ?
— Le verbe penser.
— Vous pensez au cinéma. Laissez-vous entendre par là que vous avez des projets de films ?
— Je fais plus que le laisser entendre. Je pense… Je pense à des films… Mais si, en cette matière, il est bon de penser, il est sage de ne point parler.
— Donc, sur vos projets ?
— Motus !
— L’expérience du cinéma que vous avez faite, le succès de cette expérience ne sont cependant pas sans vous avoir incité à réitérer ?
— Assurément. »
Nous avions promis à M. Sacha Guitry de ne pas l’importuner pendant plus d’une minute ; nous avons tenu notre promesse. —
Charles-A. Rickard
P.S — Nous sommes, dès maintenant, en mesure de dévoiler l’un des projets cinématographiques de M. Sacha Guitry : il s’agit du « Nouveau Testament ».
Sacha Guitry chez lui
paru dans Pour Vous daté du 17 Septembre 1936
On a pris soin de me prévenir : « Sacha Guitry est rebelle à l’interview… Préparez des questions précises, il y répondra sans doute… »
Comme c’est simple !… J’attends dans le hall du petit hôtel où vivent le maître et l’aimable Jacqueline Delubac.
Deux messieurs attendent aussi, qui bavardent gaiement ; ils n’ont pas l’air de s’en faire, ils ne viennent pas pour une interview. Au-dessus de nos têtes, une porte s’ouvre. La voix qu’essayent en vain d’imiter cent comédiens de moindre envergure descend de là-haut.
« Monsieur Boudin est là ? Oh ! qu’il monte… qu’il monte… et qu’on le complimente !… Vous avez, cher monsieur, réussi une merveille… »
Heureux antiquaire, heureux tapissier ! Que ne puis-je choisir des rideaux, inventer des draperies, pour mériter semblable accueil ! Je me recroqueville sur mon siège ; mon bloc-notes et mon stylo sont lourds…
Les visiteurs descendent, rayonnants. Sacha Guitry m’appelle. Il y a quinze ans que je l’ai vu d’aussi près — il n’en sait rien sans doute ! — il est plus mince qu’alors, plus mince aussi qu’à la scène ; ses larges lunettes à monture sombre achèvent de donner à son visage mat une expression d’ironie qui me glace tout d’abord… et je n’avais pas besoin de ça !…
« Vous voulez vraiment m’interviewer ? Quelle idée !» (Quelle idée!… il disait cela dans son Jean de La Fontaine.)
— Mon Dieu… oui…
— Vous avez des questions précises à me poser ?
— C’est ce qu’on m’a conseillé…
— On a bien fait.
— Pas du tout ; on a eu tort, parce que mes questions sont idiotes, naturellement.
— Naturellement ! (Il répète le mot avec un mélange de gentillesse encourageante et d’impertinence narquoise.) Posez-les toujours, on va bien voir…
— Eh bien, vous qui tournez souvent ce que vous avez joué, trouvez-vous une différence à reprendre vos rôles devant l’objectif ?
— Une ?… Non… Deux ou trois différences considérables… L’acteur qui est en train de tourner court instinctivement après l’acteur qu’il était en scène: « Voyons, voyons… Comment est-ce que je faisais ceci ?… Comment est-ce que je disais ça ?… Comment étais-je à tel moment ?… »
« Et puis — ceci n’est point inédit — il manque le public. Le théâtre est un métier admirable parce qu’il nous donne une récompense immédiate… Le public, qui ne formule pourtant jamais rien, lorsque nous avons le bonheur de pouvoir créer ce lien invisible qui permet entre lui et nous une communication constante, le public nous incite à jouer de telle ou telle manière… nous donne des vertus que peut-être nous n’avons pas… Il y a entre lui et nous une collaboration certaine qui n’existe pas à l’écran…
« Mais n’en concluez point que je trouve le cinéma dépourvu d’intérêt…
— Je me garderai de semblable conclusion, vous ne faites que ce qui vous intéresse.
— Que, c’est vrai. Peut-être pas tout. Théâtre et cinéma sont deux métiers différents, dont je ne saurais mieux comparer les rapports qu’à ceux qui existent entre la peinture et la gravure. Sur l’écran, nous gravons nos rôles.
— Bonne Chance, ce film que j’aime tant, a été écrit tout exprès pour l’écran ; Le Roman d’un tricheur était… un roman. Plus d’expérience théâtrale dans ces cas, plus d’acteur après qui courir. Comment les avez-vous tournés ?
— A l’aveuglette ! Je ne peux pas vous répondre autre chose… La question suivante ?
— Avez-vous senti un élargissement de votre public, un changement, la venue d’un élément plus populaire ? »
Derrière les lunettes, le regard nonchalant s’allume dangereusement, scintille : c’était bien celle-là, la question idiote. La réponse arrive.
Du pur Sacha.
« Mais oui, mais oui… On me reconnaît beaucoup plus dans la rue… Je ne sais pas pour qui on me prend, mais on me reconnaît beaucoup plus…
« Ensuite ? »
Tout de même, je ne puis m’empêcher de rire.
Arletty, qui causait avec Jacqueline Delubac, rit aussi. C’est peut-être un peu méchant, cette façon de répondre, mais en même temps c’est gentil.
« Ensuite ? Il paraît que le jeu vous intéresse énormément ; il passait dans Bonne Chance, il est la base du Tricheur… Je ne comprends pas…
— Pas quoi ?
—Qu’un homme dont la vie est aussi pleine, aussi meublée, que tout intéresse, ait besoin du jeu.
— D’abord, je n’en ai pas besoin. Ensuite, puisque tout m’intéresse !… Enfin, cela m’amuse beaucoup… j’adore le jeu… c’est le destin… c’est excellent, ça remet l’argent à sa véritable place, qui n’est pas très importante…
« En ce moment, je tourne Mon père avait raison.
— Puis-je venir sur le plateau ?
— Pourquoi pas ?
— A aucun de vos films précédents je n’ai osé…
— Autrefois, je ne voulais pas… Et je me frappais beaucoup aussi lorsque le sujet d’une de mes pièces était connu avant la générale… Maintenant, ça m’est égal ; au fond, tout cela n’a aucune importance… il n’y a pas de « sujet » de pièce… Le pire ennemi du cinéma, ce n’est certes pas l’indiscrétion des journalistes !
— C’est ?
— C’est la mode, dit Jacqueline Delubac.
— Sans aucun doute, confirme Sacha Guitry. Si on a la chance de tomber sur un succès et le malheur de l’habiller au goût du jour, en moins d’un an il fait rire, simplement parce que les chapeaux, qui étaient minuscules, sont devenus grands — pas dans le film, hélas ! seulement sur la tête des femmes ! — et que de pointus ils sont devenus plats… Tragédie !
« C’est peut-être de là que vient la vogue du film historique… Mais, même là, on ne peut pas truquer. Une Cléopâtre tournée en 1912, une autre en 1924, une autre aujourd’hui, porteraient leur date, et je ne parle pas, bien entendu, de la technique cinématographique, mais bien de l’allure de l’actrice, qui, avec un même costume et un même rôle, diffère à chaque génération.
— Quant au Roman d’un tricheur…
— Chuttt !… Chûûût !… Pas de questions à son sujet… D’ailleurs, nous répétons ce soir… ce n’est pas vrai du tout… Mais je vais vous faire une confidence, n’en dites rien : nous allons dîner ! »
Sans doute Sacha Guitry a-t-il l’oreille fine, car la porte de la salle à manger s’ouvrit, avec une précision aussi rigoureuse que si le maître d’hôtel avait attendu dans la coulisse le moment de dire : Madame est servie. Et c’est, en effet, ce qu’il annonça, avec autant de majesté que si, derrière Sacha Guitry, Jacqueline Delubac et Arletty, tout le public de la Madeleine avait tendu l’oreille.
Doringe
Un Homme modeste : Sacha Guitry
paru dans Pour Vous daté du 8 Avril 1937
Je sais qu’il faut avoir le mépris de la raillerie et un certain courage pour entreprendre un article vantant, sans ironie, la modestie de M. Sacha Guitry. C’est en pleine connaissance de ce danger que j’attaque cette tâche. Tâche séduisante, d’ailleurs, puisqu’elle s’oppose à tout conformisme facile, à toute soumission aux lieux communs et aux légendes établies. L’âge de Cécile Sorel et de Mistinguett, la vanité de Sacha Guitry, l’avarice de Raimu ont fait leur temps. Et les vrais chansonniers, dignes de ce nom, ne font plus que de rares allusions à ces poncifs. Il est temps de remettre à sa place la vérité…
Je n’ai pas la bonne fortune d’être un ami de M. Sacha Guitry, ni même un de ses familiers ; ce qui me permet de le voir beaucoup plus objectivement que quiconque.
En outre, l’ayant rencontré quatre ou cinq fois dans ma vie, je suis débarrassé des préjugés qu’une réputation bien établie a pu accréditer. Au surplus, je n’ai ni le désir de lui être forcément agréable ni celui de le désobliger ; je ne puis tenir qu’à son estime, comme à celle de tout honnête homme.
On reproche surtout à Sacha Guitry le culte du moi… Il y a là une erreur d’interprétation. L’orgueil peut être un défaut ou une vertu : cela dépend de l’usage que l’on en fait. La juste estimation de ses qualités peut permettre à un homme de faire de grandes choses.
Les adversaires de Sacha Guitry eux-mêmes n’ont jamais nié ses dons ni son intelligence exceptionnels : pourquoi serait-il donc le seul à les ignorer ou à feindre de les ignorer, ce qui serait une hypocrite modestie et une preuve beaucoup plus certaine de vanité ?….
Voici une anecdote qui en dira sur lui plus long que de longs discours.
« J’ai souvent vu tourner certains metteurs en scène, m’a-t-il dit, et j’ai été frappé par d’infimes détails. Celui-ci, par exemple.
« Lorsque tout est prêt pour la prise de vues, que l’opérateur a réglé ses lumières, que le son a donné son accord, qu’un assistant a fait retentir sa claquette, que vous avez entendu enfin tous les termes incompréhensibles mais rituels des techniciens, beaucoup de metteurs en scène, pour donner le signal aux acteurs, lancent un « Partez ! » péremptoire. Pour tous les films que j’ai dirigés, j’ai, dans les mêmes circonstances, annoncé : « Quand vous voudrez… »
« Car les larmes, le rire, l’émotion, l’insouciance, tous sentiments enfin qu’un artiste doit exprimer, ne jaillissent pas sur commande. Un comédien doit commencer à jouer quand il sent sa scène. Dix, vingt, quarante secondes seront-elles nécessaires pour cela, peu m’importe ! « Pellicule perdue, gaspillage », dit-on au studio. Sottise ! Il n’y a qu’une chose qui coûte cher : c’est une scène ratée…
« On ne minute pas l’expression humaine. Du moins chez les bons acteurs ! Les autres… Pour eux je dis : « Partez ! », comme tout le monde… »
Voilà qui prouve suffisamment en quelle estime Sacha Guitry tient les artistes. Pourquoi donc n’aurait-il pas pour lui-même une égale considération ?
De la vanité, cela ?
C’est une plaisanterie !
Il a aussi de la fierté, l’un des sentiments humains les plus honorables. Il reconnaît aux autres tous les droits, sauf celui de le déranger. Il ne prétend pas donner de leçons, mais n’en veut point recevoir, ce qui fait dire aux « fins psychologues » que Sacha Guitry ne trouve bien que ce qu’il fait !…
La situation et l’autorité qu’il a acquises le portent, en outre, à offrir une large part aux attaques des « tapeurs » et des « raseurs ». Qu’il refuse d’accepter les uns et les autres dans sa vie, est-ce donc une nouvelle preuve d’infatuation ? Il a su adopter une attitude qui en impose et qui éloigne les fâcheux. Qui, sauf ceux-là mêmes, le lui reprocherait ?
Si l’on veut être sincère, il n’est pas donné à tout le monde de penser du bien de soi-même !… Quel être aussi subtil et doué d’un sens critique aussi développé que Sacha Guitry se méprendrait sur ses propres qualités ?
« Ce n’est pas à l’intéressé de les proclamer ! » dit-on. L’auteur de La Fin du Monde ne proclame rien du tout !
Les êtres qu’il estime n’ont jamais éprouvé sa vanité. Mais les autres, certes, ne sauraient en dire autant… Avec une joie malicieuse il se joue de l’ignorance ou de la bêtise des autres, les ridiculise, les flétrit. Ses victoires retentissent (et c’est ce qu’on lui reproche), parce que ses armes sont à peu près invincibles.
Peut-être écoute-t-il avec une certaine complaisance ce que l’on dit et ce qu’il se dit de lui-même !… Petite faiblesse humaine à laquelle cèdent tant d’hommes qui n’ont pas les mêmes raisons que lui d’être attentifs à l’opinion.
Il faut toujours se méfier des idées toutes faites, des vérités premières que prétendent exprimer les proverbes et les maximes populaires. Chacun sait que l’habit fait le moine, et que pierre qui roule amasse la mousse… Pourquoi Sacha Guitry ne serait-il pas un homme modeste ? Il n’a pas la maladie de l’humilité, voilà tout, et sa prétendue vanité ne saurait atteindre ceux qui aiment l’élégance, la noblesse, la fierté, vertus qui ne passent inaperçues que si elles manquent d’ardeur.
Aurai-je détrompé tous ceux qui pensent que Sacha Guitry est l’homme le plus orgueilleux de Paris ? Qu’importe !
Le plaisir d’avoir une opinion libre de tout conformisme et de pouvoir l’exprimer en dépit d’un avis général qui prévaut est une satisfaction d’un prix rare. Qui ne s’en contenterait ?
Roger Régent
Le Théâtre et le cinéma
paru dans Pour Vous daté du 1 Décembre 1937
J’ai trop souvent dit – et j’ai assez souvent répété qu’il ne fallait pas comparer le cinéma au théâtre – oui, vraiment, je l’ai trop dit pour n’avoir pas acquis le droit de dire aujourd’hui le contraire.
Il arrive un moment où l’on se fatigue de dire toujours la même chose. D’ailleurs, en l’occurence, je ne m’en lasse pas parce que je l’ai trop dit, mais je suis excédé de l’entendre répéter par d’autres.
Il y a des opinions que l’on n’aime pas à voir partager par n’importe qui.
Dois-je ajouter que le jour où les films que je fais n’auront plus la faveur du public, ma nouvelle opinion s’en trouvera derechef automatiquement modifié.
L’avantage d’une pareille versatilité me parait évident, car le fait de n’attacher qu’une importance relative à sa propre opinion vous confère le droit absolu de n’en attacher aucune à l’opinion d’autrui.
Sacha Guitry
Sacha Guitry aime collaborer avec Sacha Guitry
paru dans Pour vous daté du 22 Novembre 1939
M. Sacha Guitry, après avoir conduit Mme Mireille sur la scène, pour son tour de chant, vient de rentrer dans sa loge au fond de laquelle sa jeune et ravissante épouse procède soigneusement à son maquillage.
— A présent, me dit-il avec son ordinaire bonne grâce, je vous écoute. Quelles sont les questions que vous désirez me poser ?
— Je voudrais vous interroger sur la façon dont Sacha Guitry a collaboré avec Sacha Guitry… et avec Sacha Guitry pour la réalisation de « Ils étaient neuf célibataires » et, d’une façon plus générale, sur leur collaboration habituelle dans un film.
» Mais puis-je, d’abord, vous demander ce qui vous a donné l’idée du scénario de « Ils étaient neuf célibataires » ? J’ai pensé qu’il vous avait été suggéré par l’existence réelle que la presse, naguère, nous a révélée de ces ingénieux intermédiaires matrimoniaux.
— Ma foi non ; j’avais eu l’occasion à diverses reprises, ces derniers temps, d’entendre parler d’étrangères résidant à Paris et très désireuses de devenir Françaises ; j’en ai conclu que le cas devait être assez fréquent, et c’est ainsi que mon scénario a pris naissance dans mon esprit.
— S’est-il beaucoup modifié en cours de réalisation ?
— Nullement ; le film que vous m’avez dit avoir applaudi ne diffère en rien de celui que prévoyait le scénario original, si surprenant que cela puisse vous paraître.
— J’ai aussi pensé, en voyant « Ils étaient neuf célibataires », que, pour ce qui est des péripéties, certains des interprètes de si grand talent dont vous vous êtes assuré le concours devaient les avoir passablement influencées, qu’ils devaient être également pour beaucoup dans la détermination de vos personnages de second plan dont on aurait peine à les dissocier, et que peut-être même vous n’aviez écrit les dialogues que vous leur avez confiés qu’après la distribution des rôles. Est-ce que je me suis trompé ?
— Totalement ; j’ai eu la chance de trouver d’excellents acteurs, doués souvent d’une très forte personnalité, pour les moindres rôles de mon film, mais le dialogue était entièrement achevé lorsque je les ai choisis.
» Votre hypothèse, d’ailleurs, aurait pu être juste. Il m’est arrivé d’écrire un rôle en pensant au comédien qui le jouerait. Mais, plus souvent peut-être, en créant mes personnages, j’ai pu les voir à travers l’interprétation de tel ou tel grand artiste, parfois disparu, d’une Réjane, par exemple, ou d’une Daynes-Grassot.
— Venons-en maintenant, si vous voulez bien, à cette collaboration « des » Sacha Guitry ; que consentirez-vous à m’en dire ?
— Qu’elle me paraît la chose la plus naturelle du monde ; la mise en scène d’un film n’est pas moins liée pour moi au scénario et au dialogue qu’elle ne l’est dans une pièce de théâtre. Or je ne m’imagine pas écrivant une comédie dans laquelle, en faisant parler un de mes héros, je ne prévoirais pas ses mouvements et le décor où il devra se mouvoir. Ne sentez-vous pas qu’un homme, dans telle circonstance, ne s’exprimera pas de la même manière s’il est demeuré debout ou s’il s’est assis ? Qui peut douter que Molière, auteur et acteur, était tout aussi bien metteur en scène ?
— De ces différentes fonctions, pour vous si étroitement associées, laquelle remplissez-vous avec le plus de plaisir ?
— Ce que je puis vous répondre, en tout cas, c’est que je serais terriblement gêné si l’une quelconque d’entre elles m’était retirée. Mais assurément ce n’est pas mon emploi d’acteur qui, dans un film, m’est le plus cher. Jouer sans spectateurs, sans la constante communion d’une salle qui réagit à chaque réplique, est pour moi une chose assez décevante.
— Dans un film que vous avez conçu, dialogué, mis en scène et interprété, c’est donc l’auteur que vous êtes surtout à vos propres yeux ?
— Naturellement ; l’importance de l’auteur est prédominante. Je trouve même assez surprenant que ce ne soit pas toujours lui qui ait la vedette sur les affiches et sur les génériques, qu’il y doive céder si souvent le pas au metteur en scène et aux interprètes…
— Je puis déduire de ce que vous me dites là que c’est à l’auteur du film avant tout que vous aimez à voir décerner des éloges.
— Sans aucun doute ; j’aime mieux être complimenté comme père que comme fils, car je suis le père de mes œuvres et je suis le fils de Lucien Guitry.
— Ecrivez-vous le dialogue d’un film comme celui d’une pièce de théâtre ?
— A peu près, en tenant compte seulement de certains avantages et de certains désavantages que comporte l’écran, par exemple de la possibilité de donner des lorgnettes aux spectateurs toutes les fois que je le désire, grâce aux gros plans…
Notre conversation, qu’a seulement interrompue jusqu’ici la visite de Mme Elvire Popesco, tracassée par une réplique que l’auteur a modifiée pour elle devant moi, doit momentanément prendre fin, car c’est le moment pour M. Sacha Guitry d’entrer en scène. L’entr’acte, un peu plus tard, ne nous permettra pas de la reprendre, la loge de l’illustre dramaturge se trouvant envahie par ses admirateurs. Ce n’est qu’après la seconde de ses pièces que l’auteur se prêtera de nouveau à mon insatiable curiosité.
— Que voulez-vous encore savoir ? me demande-t-il sans la moindre nuance d’impatience.
— Ce que sont actuellement vos projets cinématographiques, si ce n’est pas trop indiscret…
— J’ai en ce moment trois idées de films dans la tête ; je ne sais pas encore laquelle sera réalisée la première…
— Et ces idées de films…
— Trop tôt, beaucoup trop tôt ; laissez-leur le temps de mûrir. Mais j’espère qu’elles viendront à maturité, l’une après l’autre, toutes les trois.
— Une dernière question, monsieur Guitry, si vous permettez. J’aimerais que vous compariez le plaisir que vous procure le succès d’un film et celui, qui vous est encore plus familier, que vous éprouvez devant la réussite d’une de vos pièces…
— Ce sont deux très grands plaisirs, assez différents et qu’il me serait fort difficile de classer. La différence que je vois surtout entre eux, c’est que je suis sans action sur le succès d’un film, qui est réalisé « ne varietur ». Pour celui-ci, la seule possibilité dont je dispose est d’y pratiquer des coupures ; mais, comme pour le dialogue d’une œuvre dramatique, il est souvent malaisé de se rendre compte de ce qui fait longueur, de discerner quelle partie exacte de la bande est responsable du relâchement de l’intérêt.
Maurice Romain
Pour finir, Sacha Guitry eut trois fois l’honneur de la couverture de Pour Vous, les voici :
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Pour en savoir plus :
Le site sur Sacha Guitry de Roberto Savia.
[youtube width=”420″ height=”315″]https://www.youtube.com/watch?v=UHe70vtCEN8[/youtube]
Le documentaire « Un siècle d’écrivain » sur Sacha Guitry.
[youtube width=”420″ height=”315″]https://www.youtube.com/watch?v=q8ol6XfUR1E[/youtube]
La bande-annonce du Roman d’un Tricheur de Sacha Guitry (Gaumont).
***
Nous en profitons pour vous annoncer que la souscription est ouverte pour SACHA GUITRY – LES FILMS, le volumineux ouvrage de l’équipe de l’@ide-Mémoire (Armel De Lorme et Stéphane Boudin) à cette adresse (jusqu’au 31 décembre 2015).
Merci
Merci
Merci
Maitre Sacha est avec nous grace à vous !!!
Henri Jadoux est un saint civil ! disait Sacha Guitry. De nos jours il emploierait le terme “saint laïc”.
Voyant avec un compagnon passer une jolie femme, ce dernier dit au maître : “je la baiserais bien”, et Sacha de répondre “vous vouliez certainement dire ” je la baiserais VOLONTIERS !
Avec “Le roman d’un tricheur” Sacha Guitry mettait au gout du jour, bref inventait : LA VOIX OFF sur toute la longueur d’un film !
Personne n’avait eu le talent de l’imposer jusque là.
Et pourtant très peu de spectateurs se rendaient compte qu’ils venaient de voir un film sans dialogue…
Alain Decaux, qui vient de nous quitter à l’âge de 90 ans, était déjà tout jeune un fervent admirateur de Sacha Guitry. Aussi vint-il un jour de 1943 lui demander l’autorisation de mettre en scène et de jouer avec sa jeune troupe la pièce “Jean III ou l’irrésistible vocation du fils Mondoucet”, requête que le Maître encouragea avec joie. Quand survint la libération de Paris, Decaux apprenant l’arrestation de Sacha le 23 août par des FFI qui lui reprochaient son attitude à l’égard de l’occupant, demanda à faire partie des militaires chargés de garder sa maison 18 avenue Elisée-Reclus afin de la protéger des risques de pillage. Ce qu’il fit donc pendant les deux mois durant lesquels Sacha Guitry fut incarcéré successivement au dépôt, au Vel d’Hiv. à Drancy puis à Fresnes. Aucune charge n’étant retenue contre lui il est finalement libéré le 24 octobre. En remerciement pour sa fidélité, Sacha Guitry invita Alain Decaux à devenir un familier de sa légendaire demeure. La Libération écrira Sacha, je peux dire que j’en ai été le premier “prévenu”!
Admirables pages consacrées au “Maître”. On pense l’entendre, on croit le voir lui qui attendit la fin de sa vie pour découvrir que l’humanité pouvait être laide. Il en souffrit terriblement.
L’acteur Maurice Teynac racontait à l’historien Alain Decaux dans l’émission de France Inter “La Tribune de l’Histoire” intitulée :” Cette année Sacha Guitry aurait eu 80 ans “, le monument de bassesse suivant. Un jeune homme se présenta à son domicile avenue Elisée-Reclus, peu de temps après la fin de la deuxième guerre, en lui disant ceci ” Monsieur Guitry vous m’avez sauvé la vie, mais soyez assez aimable pour ne le dire à personne cela me ferait du tort “.
Sans commentaire…