La semaine dernière, nous vous parlions de Jean George Auriol, ce grand critique influent du cinéma français (et scénariste français, pour Marcel L’Herbier notamment) de la fin des années vingt à la fin des années quarante. On lui doit surtout la fondation de la revue Du Cinéma, qui devint bien vite La Revue du cinéma qui connut deux vies (1928-1931 et 1947-1949).
Notre ami Jean George Auriol par Claude Autant-Lara et Jean-Paul Le Chanois (l’Ecran Français 1950)
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Aussi, devant le peu d’informations disponible sur le net à son sujet, nous avons décidé de publier sa première série d’articles parue dans sa revue Du Cinéma devenue La Revue du cinéma.
« Le Cinéma et les Moeurs » est ainsi l’évocation libre de la puissance du cinéma à une époque où il atteint l’un de ses apogées (celui du Muet), ce que Jean George Auriol ne sait pas encore. Ce témoignage d’un cinéphile à cette période charnière entre la fin du Muet et le basculement du Parlant nous paraît très pertinent.
Nous attirons votre attention sur la quatrième partie dans laquelle Jean George Auriol évoque avec moquerie l’apparition du Parlant et les bouleversements qu’il opère (à lire ici).
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Nous vous souhaitons à tous et à toutes de passer de bonnes fêtes de fin d’année et nous vous donnons rendez-vous début janvier 1919.
Danielle Darrieux dans Cinémonde pour Noël 1936.
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« Le Cinéma et les Moeurs » par Jean George Auriol
La Fenêtre Magique
paru dans Du Cinéma – décembre 1928 (n°1)
II y avait une fois une soeur que son frère cinématographiait clandestinement. Au bout d’un certain temps, n’ayant plus la force de ne pas partager, ll lui offrit la révélation d’une série d’elles-mêmes. Se découvrir ainsi devint bientôt pour elle un besoin vital. Non seulement elle était encore avide d’images qu’elle avait vues vingt fois, mais elle arrivait à ne plus pouvoir se passer de ce poison pour s’endormir, pour être gaie, belle, bavarde. Pensant qu’elle avait toujours été prise à son insu, elle s’apprit à ne jamais se trouver saisie en défaut par l’oeil de verre, — tout en paraissant agir d’abondance, étourdiment. Elle joua donc pour la joie de se voir dans l’actrice qu’elle était devenue et qui, à n’importe quel instant du jour ou de la nuit, avait la conscience du moindre battement de paupière. Si les films y perdirent en fraîcheur, ils y gagnèrent en charme.
Elle finit par tomber amoureuse d’elle-même ; et se mit à vivre la moitié de sa vie pour en jouir des yeux pendant l’autre moitié. Un jour enfin elle devint folle et se transperça le sein avec une aiguille de verre, toute chaude de la scène qu’elle se préparait.
On commence à deviner dans quel personnage on est, quel jeu peut vous être attribué seulement quand on a pu se voir sur l’écran. Vous vous découvrez alors en liberté, il ne vous est plus possible de rien redresser, de rien corriger : ces qualités farouches qui vous intéressent si peu là s’étalent, et disparaît tout ce que vous croyiez mettre en relief avec talent.
Alors on rit, on crie, on fond en larmes. Vous avez été mis à une épreuve terrible. Apprenez maintenant à marcher, à ne pas grimacer, à ne pas vous trahir, à vous tenir enfin : votre bonheur est perdu, jusqu’à ce que vous puissiez de nouveau agir sans vous surveiller. Ah ! elle devait joliment avoir confiance en sa beauté, la jeune fille de tout à l’heure, en être sure, si elle n’a pas commencé par noyer le travail de son frère pendant qu’il dormait.
Oui. Vous pouvez admirer sans discretion, sans prudence jalouse, ces fées presque palpables, ces dieux déchaînés avec qui vous entretenez tout de suite et encore longtemps après, des amitiés secrètes. Et comme l’enchanteur qui les a eus sous sa baguette peut être heureux, un peu fier n’est-ce pas ? et peut-être vengé, quand il sent que ce qu’il a fait va aller troubler des millions d’êtres.
La puissance du cinema est immense ; mais nous rions dans notre coin en songeant à ce que deviendrait l’humanité si elle savait se servir de ses yeux et si du jour au lendemain, le Cinema n’était plus harcelé, emprisonné. Car les forts le diminuent seulement par raison, par élégance ; les faibles par défaillance, par contrainte, par misère. Nous laissons les cretins, les impuissants dans leur sotte tranquillité, leur lamentable tourment.
Mais il y a là toute une autre question dont nous ne parlerons qu’une autre fois.
Si le cinema a amené chez des âmes primitives ou troubles les égarements les plus extravagants, il provoque plus fréquemment chez ses victimes une exaltation inoffensive ou une intoxication et des manies peu graves. Mais tout le monde sait ça.
Je ne m’étendrai pas non plus aujourd’hui sur la bienfaisante influence que le cinema américain a eu sur les femmes en les rendant exigeantes pour leur beauté et leur santé physiques, en les incitant à les cultiver et à les parfaire, — pour pouvoir finalement en être fières.
Le moment n’est pas venu encore de parler des signes que le cinema a inventés et invente sans cesse. Signes tous les jours renouvelés, abandonnés, signes maladroits, signes fugitifs qui ont pourtant passé l’écran pour aller chez les hommes enrichir ou remplacer bien des paroles de reconnaissance ou de complicité.
Ce que je saisis avec plus de complaisance chez autrui, ce sont les petites transformations soigneusement cultivées et mesurées qui parfois même sont, ou sont devenues, inconscientes ; — des tics légers, des scrupules nouveaux, des souhaits confus qui se laissent à peine soupçonner dans une attitude, sur un visage, dans un appel retenu.
Mais ces choses échappent rarement à quelqu’un qui, en jeune âge, une belle après-midi, s’abandonna corps et âme aux effets surnaturels du rectangle magique. Le développement de ma vie a été, depuis ce moment, presque complètement bouleversé, — à tel point que je ne puis plus me rappeler maintenant ce que j’aurais du devenir sans cette transfiguration.
On n’excusera peut-être ces details que si j’en donne d’autres sur mon education. Je vais alors vous dire que c’est dans les salles obscures que je me suis laissé tout montrer, tout traduire, tout reveler. J’y ai eu parfois d’intenses ivresses, provoquées par les images les plus diverses. J’ai surtout été soûl de vie, de toutes les vies qui passaient devant moi, de tous les personnages que je ne serai jamais. J’ai aussi été irrésistiblement grisé par d’inexplicables suites d’images d’une atmosphère flattant confusément ma non moins confuse sensibilité ; même par un simple geste qui avait pu être accompli spontanément, en toute liberté.
C’est au cinema que j’ai appris la merveilleuse facilité des choses, des actions les plus insolites. C’est au cinema que j’ai formé l’inutile sévérité que j’ai maintenant pour mes différents désirs, que j’ai étudie quelle valeur un acte devrait atteindre pour valoir la peine d’être accompli. Les films m’ont également enseigné à déjouer les dangereux effets d’une porte qui s’ouvre trop facilement, d’une parole imprudente, d’un geste indicateur, d’un besoin intrépide de se mêler de ce qu’on ne faisait que regarder.
J’abandonne mes expériences (?) personnelles.
Avez-vous pensé à ce que toute une salle ressent quand une Greta Garbo, une Clara Bow, un John Gilbert, un George O’Brien (par exemple) prend tout a coup possession de l’écran ? à toutes les ondes d’amour, de jalousie, de regrets, de haine, de pitié, de renonciation, de complaisance qui circulent aussitôt et se mélangent parmi les spectateurs ?
Oh ! j’aurais honte de continuer plus longtemps à, non pas expliquer, ni même dévoiler, mais essayer de déclencher chez quelques personnes une attention précise sur les mystérieux effets des films sur les êtres. C’est l’imposante confusion qui se dégage de cet enchantement que j’admire par-dessus tout.
Il ne faut surtout pas mêler le cinema à la vie. Conservons le monde qui apparaît sur l’écran comme un ciel qu’on pourrait peut-être bien gagner — le plus tard possible, pour ne pas risquer de le perdre.
(à suivre)
Jean George Auriol
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« Le Cinéma et les Moeurs » par Jean George Auriol
Les Hasards du Cinema
paru dans Du Cinéma – février 1929 (n°2)
Les coupures qu’en toute sécurité les censeurs commettent en invoquant le prétexte « école du crime » ont pour principal résultat d’affaiblir les films. Mais ces messieurs croient également protéger la morale : ils pensent que les parfaites descriptions de vols ou de meurtres sont, dans leur précision et leur habileté, des exemples malsains pour les mauvaises têtes à qui, pour accomplir de sombres projets, il manque seulement cette ingéniosité et cette audace que certains films exaltent si magistralement.
Ces messieurs ont bien tort de prendre de semblables precautions. Les héros du revolver et de la pince-monseigneur encouragent rarement les spectateurs à imiter leurs exploits. Certes, plus d’un, dans son fauteuil, admire en passant le « beau travail », mais ses poings et sa mâchoire se desserrent bien vite. Tout au plus, celui qui, avant intervention de tel film, préparant un coup délicat, sera-t-il amené à l’exécuter plus élégamment, plus proprement, à prendre des precautions inédites ; mais il le fera uniquement poussé par la nécessite, l’amour, la folie ou la haine, — non pour le pittoresque d’une expedition dangereuse.
Vous souvenez-vous de ce précieux fait-divers ?
Une petite bande d’enfants téméraires avaient saboté l‘aiguillage pour faire dérailler un train. Interrogés, ils répondirent avec plus de sincérité et moins de malignité que les gros yeux du lieu et les journalistes ne le crurent : « Nous voulions voir comment ça ferait ».
L’un d’eux, ayant peut-être découvert du coup sa vocation, lâcha le mot cinema. Il n’en fallut pas plus pour faire baisser de moitié les recettes des salles avoisinantes et pour que maintes âmes bien intentionnées dénoncent le danger public, réclament la protection des faibles et des sanctions contre les véritables coupables. Or ll apparaît que du cinema les jeunes entrepreneurs connaissaient plutôt la sonnette invisible, les affiches sanglantes et les photos incompréhensibles que l’écran prestigieux ; ne possédant pas la liberté ou la possibilité de s’offrir une bonne cure de salle obscure, ils se payèrent, sans souci des conséquences, l’imitation de film qu’ils trouvèrent.
Le cinema, n’est-ce pas, n’excite guère le désir de réaliser. En nous en donnant l’experience, il nous fait reculer devant des actes nouveaux qui nous tentent ; il nous écarte, dans la vie, de choses fascinantes en nous les faisant toucher du doigt. II nous accable, nous humilie parfois. Le temps n’est pas loin ou, grâce à une synchronisation de rayons ultra-violets, les spectateurs sortiront d’une exploration en Afrique Equatoriale avec le teint bronzé.
Si nous pouvons, grâce aux films, sauter par-dessus le Pole Nord, New-York, Tahiti, les Pyramides, le prestige des pays lointains diminue en nous à notre insu. Aussi bien la vue habituelle d’Hindenburg, d’Henry Ford permet à la foule d’avoir avec ces personnages une familiarité de voisins, de domestiques.
Et les details de la fabrication du chocolat fourré ne vous ôtent-ils pas quelques illusions ?
Dans quelques années, le cinema par T. S. F. vous donnera le sourire de Billie Dove pour le dessert et, abonné à la television, vous ne quitterez même pas votre bureau et votre fauteuil pour jeter quelques coups d’oeil connaisseurs sur l’incendie des forêts brésiliennes ; un « héroïque opérateur » restera le dernier à bord pour transmettre subjectivement à l’humanité le spectacle épouvantable mais authentique du naufrage du Pensacola. Alors on aura l’occasion d’adjoindre à MM. les censeurs quelques fins limiers de la rue des Saussaies (où se trouve le Ministère de l’Intérieur. ndlr) qui pourront faire de fructueuses déductions en rapprochant certaines images apocalyptiques de panneaux-réclame de ce genre :
Tous les jours
LES CATASTROPHES
LES PLUS SENSATIONNELLES
A 17 h : Les Beautés de la Nature : Les Mille îles en Fleurs. Embrasement des Chutes du Nil. Fêtes de Natation à Samoa.
Aujourd’hui
LES HORREURS DE LA GUERRE A TRAVERS LE MONDE
et
28 EXPLOSIONS, INONDATIONS SEISMES, SUPPLICES DIVERS 28
Un splendide raz de marée. Le dernier soupir du President Mirliflorito
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A cette époque, la pression d’une main, la douceur d’une parole à vous seul destinée n’aura pas de prix.
On apprendra couramment que telle personne, lasse, s’est crevé les yeux et les tympans. Soyez tranquilles, la réaction de l’en-chair-et-en-os verra le jour avant ça.
La gloutonnerie du cinema est formidable. Rien n’effraye ce parvenu inquiet ; il absorbe tout ce qui peut lui donner de l’éclat, il achète tous les honneurs qu’il n’a pas eu le temps de gagner et qu’il devrait ou mépriser ou craindre ; rien n’est assez grand (ou assez bas) pour le faire hésiter : il se jette sur tout ce qu’il découvre, le transfigure et, par ses moyens si rudes, plus d’une fois le détruit.
II nous débarrasse d’abord des plus grosses pièces, — en nous assommant de tragedies, d’héroïsmes, de cataclysmes, de terreurs, de sacrifices, de splendeurs, de rires obligatoires.
Déjà le perfectionnement des Actualités (aux U. S. A. les Fox News sont maintenant quotidiennes et sonores) donne une singulière puissance au sur-le-vif. Après avoir suivi l’éruption de l’Etna et avoir vu la lave fumante pousser comme des chateaux de cartes des maisons que les habitants venaient de quitter, les spectateurs ne supporteront plus qu’un nombre limité de tremblements de terre à ressorts et d’incendies à fumées Ruggieri.
Je vous laisse bien libre de tirer de ce qui précède les conclusions que vous voudrez, de pencher pour tel ou tel coté. Jusqu’à nouvel ordre, je considère le cinema, dans cette chronique, comme une force de la nature. II n’encourage pas l’action, il la diffère, il peut la remplacer. Il permet de traiter familièrement tel acte difficile, luxueux, impossible, ou même courant, mais il n’en donne heureusement pas la clé : il laisse toute la chance. Si cet acte est à present plus accessible, on l’aborde avec moins d’ignorance, de présomption, et des surprises nouvelles vous guettent.
Jean George Auriol
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« Le Cinéma et les Moeurs » par Jean George Auriol
Vies libérées
paru dans Du Cinéma – mai 1929 (n°3)
Je ne peux pas prendre les femmes et les hommes des films américains pour des acteurs — qui jouent des roles, qui représentent des personnages, dont la profession est de jouer la comédie, ceux, celles que feignent des sentiments qu’ils, qu’elles n’ont pas, des creux simulateurs, des hypocrites.
Rien ne parvient à atténuer l’idée que j’avais dans mon enfance que c’étaient leurs propres vies qui se passaient sur l’écran et qu’on en voyait seulement ce qu’on voulait bien en donner, c’est-à-dire les actes les plus frappants, les périodes les plus bourrées ; Je consacrais ensuite mes moments les mieux abrités à découvrir, à voir ce qui était caché ou volé et que, si je les connaissais comme je les aimais, ces fées ne pouvaient pas ne pas accomplir.
Mary Duncan, Greta Garbo, Virginia Valli, Edna Purviance, Georgia Hale, Dorothy Mackaill ne jouent pas dans les films. Elles vivent avec fièvre les moments les plus nobles de leur existence, les plus généreux, les seuls émouvants. Elles s’abandonnent corps et âme à leurs passions et à leur rêve et se découvrent avec une sincérité bouleversante. Edna Purviance s’enivrait après s’être vue sur l’écran.
Quand Greta Garbo sent s’appesantir sur elle un amour qu’elle redoute, quand l’inefficace frayeur qui la parcourt soudain donne à son visage cette tristesse dégoûtée, croyez-vous qu’un metteur en scene puisse lui faire modifier le moindre geste ? et quand elle enfouit un enfant dans ses bras et le pleure d’avance en le couvrant de caresses précipitées. Aucune richesse, aucune satisfaction ne viendront voiler les yeux affamés de Georgia Hale ni effacer la haine impénétrable qui marque ses lèvres : sa misère hautaine lui permettra de toujours dominer par son mépris, un mépris de mauvais augure.
Mary Duncan ne savait pas elle-même qui elle était il y a un an — avant de devenir cette longue femme vibrante lancée éperdument à la poursuite de l’amour.
Mary Duncan ne fait que suivre Mary Duncan depuis l’heure où elle s’est baignée pour la premiere fois dans la lumière magique du cinema et quelle s’est laissée introduire dans une aventure dont le rêve a gagné ses sens et son coeur. Ne la perdez pas des yeux : elle rayonne, elle brûle, elle tremble, ses mains, ses dents sont dangereuses, elle ondule, elle va bondir, — je brûle la cervelle au premier qui dit, qui pense qu’elle mime — la passion s’est réfugiée dans ce corps et l’émeut jusqu’à la folie, la crainte tord un instant sa bouche, glisse le long de sa chair, flambe dans ses yeux qui pleurent des perles, elle a peur de cette passion redoutable, ravissante, qui va l’engloutir.
Dorothy Mackaill se perdra. Espérant tout de ce qui va arriver, intrépide, familière, prête à toutes les folies, seulement guidée par ses désirs et par sa haine de l’ennui, elle n’a pour se défendre que sa beauté changeante, une intelligence dominée par l‘instinct, et la chance. Elle porte sur elle toutes les marques capricieuses de la chance, qu’elle ait du courage, les plus laids malheurs l’attendent.
Virginia Valli connait trop profondément sa beauté pour en tirer de l’eclat. Elle sent toujours, a la défaillance la plus furtive, comme on se trompe sur Virginia Valli : elle seule connait tous les secrets qui masquent son visage dont l’emotion fascine, confond, son corps un peu use, fort, magnifique. Les films dénoncent l’orgueil indomptable de cette Irlandaise qui a tout souffert dans son adolescence, que rien n’a jamais pu intimement humilier et qui a acquis cette étrange force de révolte.
Virgina Valli est la seule femme pour l’amour de qui des hommes peuvent mourir.
Virginia Bradford, Joan Crawford, Sue Carol sont trop neuves, trop heureuses pour qu’on ose découvrir en elles autre chose que leur belle jeunesse, leur charme troublant. Ces jeunes filles fraîches deviennent graves tout a coup, terriblement graves et vos paupières battent ; ne parlez jamais d’elles à la légère.
C’est une autre fois que je parlerai des hommes et d’un tout autre point de vue. Je ne pourrais citer ici que Jack Mulhall, séduisant comme un jeune animal remuant, le beau et lourd Charles Farrell et Charles Morton que son inexperience oblige a être sincere. Mac Laglen et tous ces beaux jeunes gens savent tout a fait bien ce qu’ils font et ne risquent rien aux yeux du monde entier dont ils ne soient surs. Ils n’ont jamais la liberté admirable, sublime de femmes comme celles que j’ai nommées.
Des qu‘elles ont senti qu’elles allaient pouvoir un peu s’affranchir de leur existence, vivre une autre vie qui, grace au hasard ou par leur volonté, était semblable à leurs rêves, elles s’abandonnèrent bravement à la fatalité de leur nature.
Mais il y a un film qu on ne verra jamais, une partie de leur vie qui toujours demeurera cachée ou inachevée. On verrait la Greta Garbo voler tendrement des enfants avec la complicité de Lilyan Tashman, Mary Duncan stupéfaite tuer dix hommes qu’elle aime peut-être et qui ne peuvent la fuir. Georgia Hale ne penserait même pas à sourire et Gloria Swanson, en plein soleil, aimerait une trop jolie fille blonde et batailleuse.
Dans la lumière clandestine du petit matin, on distinguerait Jane Winton, succube redoutable, ouvrant sa porte et rentrant chez elle, lourde des caresses ravies dans la nuit.
Virginia Valli provoquerait la révolte de tous ceux qui l’ont vue et, après avoir épuisé toute la dureté de son esprit, elle sombrerait dans un rêve d’ou elle ne reviendrait pas.
Je n’en dis pas plus.
Jean George Auriol
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« Le Cinéma et les Moeurs » par Jean George Auriol
LA VILAINE QUERELLE DU CINEMA PARLANT
paru dans La Revue du Cinéma – octobre 1929 (n°4)
II faut dire qu’on ne s’y attendait pas plus que ca. Seuls quelques électriciens privilégies ajoutèrent foi aux premiers rapports. Mais quand le bruit du lancement du cinema parlant se répandit sérieusement dans le monde, comme une fausse nouvelle, comme une declaration de guerre, nous sentîmes tous les souffles courts ou fétides se diviser en troupes qu’une suffisance improvisée ou des revendications sordides rendaient toutes plus minables les unes que les autres.
Ceux qui avaient réussi a se donner quelque autorité en la matière, ceux qui, grâce a une plume académisable, avaient été précipitamment élus par les gens qui en avaient assez d’aller aux Ursulines sous un pseudonyme, crurent de bon ton de prendre leur air le plus dégoûté. Firent comme eux les malingres qui avaient fait tant d’efforts à la fois pour écarter un peu leurs œillères et pour réduire assez le champ pour que leur miserable talent n’y eut pas froid ; et tous ceux qui tenaient le coup à cause d’un malentendu toléré à force de mesquinerie, ceux qui croient grandiose d’opposer l’Art et la mécanique et enfin tous les gratteurs de cordes et autres fonctionnaires touchés par la question.
En face, se dressèrent les concurrents du championnat de Comme-je-l’avais-prévu, journalistes qui, la tête la premiere ou après plus amples renseignements, se sont jetés avec gloutonnerie sur cette nouvelle et inespérée Poudre à faire pondre. Sans tarder se joignirent à eux les stylographes à taximètre, officiels et corporatifs, puis, tout de suite, les prévoyants, les pensent-vite, les gens qui marchent avec leur temps. Les revanchards des coulisses poussiéreuses aussi se réveillèrent sans tarder, espérant encore caser une réplique, un gosier, une livre de blanc-gras rajeunisseur.
En quelques jours, toutes les vieilles pancartes de circonstance furent repeintes à neuf et tous ces messieurs, prêchant chacun pour la reconstruction de leur clocher, ne perdirent pas une occasion de nous ternir les oreilles avec les grossières formules : capitaux engloutis, invasion américaine, loi du progrès, genre inférieur, art du verbe-vertu latine, musique de sauvage, des millions dans la bouche, protégeons notre langue, que diable ! des milliers de chômeurs, mais le thereat ! Sans compter les lâchetés du genre tout à rapprendre, on s’y était fait, et moi qui n’ai pas de voix, ça ne durera pas, mettons-nous-y vite des fois que ça nous réussisse mieux.
Ces manifestations pitoyables nous ont permis d’avoir de nouveaux renseignements, des opinions fraîches sur nos contemporains.
Y avait-il autre chose à faire qu’attendre avec plus ou moins de gourmandise, que chercher à savoir si l’invention était belle, si le procédé était fidèle, obéissant, agréable, si l’on allait pouvoir entendre des cris, des bruits, des voix ?
Il s’agissait de savoir comment on se défendrait contre l‘illusion des paroles prononcées, contre le haïssable mensonge des mots, contre les mirlifichures d’une immonde littérature dramatique entretenue, perfectionnée, régulière, à la mode, comme une jolie voiture de série.
Il était important de savoir avant tout le reste si le metteur en scene n’allait pas être encore plus sûrement trahi qu’auparavant, si sa vision, son hallucination n’arrivant sur l’écran qu’après un nombre d’étapes plus considerable n’allaient pas risquer d’être, cette fois, infailliblement transformée. N’allait-on pas obliger le poète à suivre des chemins tout tracés, lui imposer un style esclave. des richesses et des faiblesses immanentes des appareils cinephoniques ?
C’est avec cette preoccupation que j’ai été amené à abandonner, avec les gens qui se demandaient, le menton dans la main, s’il était contraire ou non aux lois de l’art de faire parler des images mouvantes, ceux qui se moquaient tranquillement des recherches fanatiques auxquelles se livraient les ingénieurs pour obtenir au cinema parlant un réalisme absolu. Naturellement, j’ai toujours fui comme la peste, dès les premiers mots, ces individus à mentalité d’ouvriers-mécaniciens — la forme d’esprit au reste la plus appréciée de nos jours — qui vous déclarent que c’est faramineux, comment ? Vous n’y êtes pas encore allés ? Mais mon cher, quel synchronisme ! II ouvre la bouche et exactement en même temps qu’il articule « Maman » (nasales labiales, n’est-ce pas ?), pas une seconde plus tot ou plus tard, le son parvient à vos oreilles. Je pense bien.
II est evident que les compagnies américaines ne se seraient jamais donné la peine d’exploiter l’invention s’il en était autrement. Ce sont des types de même acabit qui, dans peu de temps, iront guetter le passage de la voix de Lupe Velez sur une note qu’ils connaissent bien, sur laquelle on ne la leur fera pas, et vous verrez leur sourire satisfait, miroir aux tartes à la creme, si elle a chanté comme un oiseau et non pas comme une prima-donna. Comptant sur leur clientele, on aura fait venir sur l’écran tel baryton dont les dents en or feront noir, dont le sourire est couturé et dont le gosier vu à la loupe nous dégoûte. Je le dis tout de suite, je n’arriverai jamais à admettre, à supporter les grimaces d’une bouche distendue par les hurlements d’opéra.
Mais revenons donc à la question du réalisme : je réclame toutes les possibilités « realistiques ». Je suis inquiet de savoir si le crissement du gravier sous les roues d’une carriole peut, au premier coup sur le tympan, s’imposant irréfutablement à l’oreille, se distinguer du bruit d’une crécelle ou du son que donne un peigne en passant dans une chevelure electrisée par l’orage. II faudra peut-être faire l’education des oreilles, mais il faut que, par leur intermédiaire, on puisse offrir à l’esprit des révélations, aussi distinctes, nuancées, impressionnantes que celles qui passaient par les yeux. Il s’agit d’avoir le vocabulaire sonore le plus riche possible, pour nous permettre de nous exprimer sans mentir malgré nous, sans être retenus ou influencés pour des raisons techniques.
Je répéterai bientôt des phrases analogues au sujet de la couleur et du relief. Je desire obtenir sur l’écran les couleurs exactes des choses, sinon je serai dupe d’un caprice chimique dont les résultats n’auront pas la seduction des couleurs « à la main » d’avant la guerre. Ah, vous pensez que je prepare des images d’Epinal. Je dis trop de choses, vous allez croire que si je prends la peine d’énoncer tout ca, c’est que je me propose d’édifier une théorie. Non. Je parle pour ma liberté, pour la liberté de ceux pour qui le cinema ouvre une fenêtre sur l’amour, une vie, l’éternité.
Nous allons voir et entendre des histoires 100 % effroyables. L’écran va être encombré de vieilles cantatrices, de voix célèbres, de beaux parleurs. Chaque goutte d’eau tombant sur du zinc, chaque ronflement de machine, chaque friture dans la poêle sera une oeuvre d’art. Et je vous annonce les roucoulis, les ricanements, les dialogues narquois dans des salons bien modernes (verreries de Lalique, ferronnerie de Brandt, etc..) tout un sale attirail dramatique de terre, de plâtre, pouvant toujours servir, et toute la fausseté, le detestable prestige des mots, le pouvoir lourd et trompeur des paroles creuses qui impressionnent les foules.
Mais déjà je peux à peine supporter qu’un film soit accompagné par un orchestre qui ne sait ce qu’il fait ; je veux que la musique qui accompagne un film ait un caractère obligatoire. Je veux entendre les bruits, les voix, ou ne pas les entendre, selon la volonté du metteur en scene.
D’ailleurs, dans peu de temps, vous n’aurez qu’à bien choisir vos programmes — comme auparavant. Certaines phrases auront le même mystérieux pouvoir évocateur que ces sous-titres que nous savions par coeur et que nous ne laissions jamais de prononcer avec des intonations assez solennelles qu’ils n’exigeaient nullement. « Jusqu’à quand vivrai-je ? » demandait l’étudiant au somnambule de Caligari : « Jusqu’à l’aube ». Il me semble que j’ai besoin d’entendre la voix qu’avait Pauline Starke pour dire à Lars Hanson : « Vous entendez ? Une damnée rude chance que l’enfant soit mort ».
Car les films parlants contiennent dans leurs inflexions un mystère nouveau qui s’empare de l’ouïe et de l’imagination pour nous ravir. J’ai retrouvé, avec les premiers films parlants, cette inquietude en attendant la projection que j’avais perdue depuis les impressions à demi clandestines de n’importe quelle matinée de cinema il y a dix ans et depuis les miracles du Cine Opera — ou, au milieu de cinq personnes de hasard arrivées également avant 14 heures, après les danses de Picratt ou les ébats désordonnes des Christie-girls, sont apparus, pour modifier ma destinée, Caligari, le Docteur Jekyll, Nosferatu et des femmes comme Priscilla Dean, amazone terrible, pourtant tout à coup désemparée par la piqûre à la lèvre d’une abeille cachée dans du miel sauvage.
J’allais chercher à travers l’écran une impulsion de vie magnifique, une ivresse fructueuse, je découvrais. Les limites rectangulaires de la projection n’étaient plus alors pour moi un cadre mais quelque chose comme mes mains disposées en lunettes autour de mes yeux ; et je poursuivais éperdument ces êtres qui m’ont entraîné dans des aventures ineffaçables. Je me suis abandonné avec une curiosité presque aussi étonnée et favorablement généreuse en presence des personnages de The Broadway Melody, des Folies Fox, d’In Old Arizona.
Je ne cherche pas à expliquer pourquoi un spectacle comme The Broadway Melody m’a remué, pourquoi certains passages de cette histoire à la disposition de tout le monde, transmis par des moyens encore imparfaits, m’ont ému jusqu’aux larmes. J’aimerais ce film même s’il n’avait fait que réveiller une vieille sentimentalité fragile et confuse dont j’ai le plaisir de ne pas avoir honte. Je dirai aussi d’autre part, que j’aimerais The Broadway Melody, que j’aimerais les Folies Fox, même si ces films n’avaient fait que me faire découvrir un chemin que je n’osais pas soupçonner et dans lequel je desire irrésistiblement m’enfoncer.
Jean George Auriol
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Source : Collection Philippe Morisson et Archive.org
Pour en savoir plus :
Retrouvez les numéros de La Revue du Cinéma des années 1928-1929 sur le site archive.org grâce au MOMA de New York qui les a numérisés.