Jean George Auriol (pas de tiret, pas de s, il y tenait fortement et nous nous sommes fait prendre plusieurs fois sur ce blog !) fut un grand critique influent du cinéma français (et scénariste français, pour Marcel L’Herbier notamment) de la fin des années vingt à la fin des années quarante. On lui doit surtout la fondation de la revue Du Cinéma, qui devint bien vite La Revue du cinéma qui connut deux vies.
Tout d’abord de 1929 à 1932, c’était une revue qui se démarquait des autres par la qualité de ses collaborateurs, Brunius, André Delons, Louis Chavance, Jean-Paul Le Chanois, Paul Gilson, Robert Desnos, Philippe Soupault, Pirandello ou Ehrenbourg. Mais elle se démarquait également par une approche esthétique et intellectuelle du cinéma assez ambitieuse, donc forcément élitiste, ce qui est particulièrement vrai pour sa version des années 47-49.
Elle renaît en 1946, sous le même nom, avec cette célèbre couverture jaune qui inspirera Les Cahiers du cinéma.
Entre temps, on retrouve des papiers de Jean George Auriol dans la revue Pour Vous au début des années trente, puis durant la guerre curieusement dans Ciné-Mondial, et finalement il collabore à L’Ecran Français en 1945 juste avant de ressortir La Revue du cinéma.
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A notre connaissance, le premier article, qu’il écrivit sur le cinéma, est paru dans la prestigieuse revue Cinéa, fondé par Louis Delluc. C’était en 1926 à propos de Mack Sennett et nous l’avons reproduit ci-dessous.
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Pour finir, nous avons reproduit, avec son autorisation, l’article hommage de Lucien Logette de la revue Jeune Cinéma, « Jean George Auriol ou l’Oublié majuscule » paru en 2011, ici.
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Bonne lecture.
“Notre ami Jean-George Auriol” par Claude Autant-Lara et Jean-Paul Le Chanois
paru dans l’Ecran Français du 17 avril 1950
Dimanche dernier, l’un des nôtres est mort.
Il est mort bêtement, sur une route de printemps, en allant sur les lieux de son travail, son prochain film. Et l’on s’est alors aperçu avec surprise que ce garçon fin et discret était seul, tout seul. Qu’il n’avait pas de famille, au sens où l’état civil l’entend.
Et puis, à son enterrement, la grande famille du cinéma était là, la grande famille de ce cinéma que lui-même aimait tant, et qu’il servait de toute son intelligence et de tout son cœur. Il n’y avait pas de très jeunes gens, mais des femmes et des hommes d’âge mûr, les pionniers des débuts du cinéma.
Nous étions là, nous à qui nos parents avaient prédit les pires déboires, dans la vie, à cause de la passion qui nous animait pour ce métier de forain, le cinéma.
Nous étions là, ceux qui, il y a maintenant près d’un quart de siècle, se retrouvaient pour partager le plaisir des salles noires, et avaient formé ce noyau d’amis qui a contribué à faire, peu à peu, le cinéma français.
Il n’est pas besoin de vous citer des noms, mais sachez qu’ils étaient presque tous là, comme en 1927, en 1928, ils étaient là pour défendre, ou pour siffler des films.
Et puis, la vie les a séparés, et aussi quelques petites discordes, d’amour-propre ou d’intérêts, des fâcheries de cinéma…
Et puis, voilà que l’un d’entre eux, tout d’un coup, s’avise de mourir, bêtement, sur une route de printemps, en allant sur les lieux de son prochain film…
Et les voilà tous réunis spontanément, sans s’être autrement concertés — et grâce à lui. Cela faisait un peu chaud au cœur, il faut bien le dire, que cette famille bouleversée, accompagnant — sans que rien l’y obligeât — l’un des siens vers son repos, et le maudissant seulement de ne plus être à ses côtés…
Car c’était bien la famille du Cinéma, venant de perdre l’un des siens, l’un des siens qui par une dernière attention délicate, lui faisait sentir sa grande fraternité.
Et de cela, entre bien d’autres choses bénéfiques pour notre cinéma, je vous remercie aussi, cher Jean George.
Mais je vous en veux un peu aussi d’avoir fermé un chapitre de nos premiers enthousiasmes, de nos premières querelles, de nos débuts.
Je vous en veux d’être parti si brutalement, si vite, alors que nous avions besoin non seulement de vous, mais de votre exemple, de votre présence, pour continuer la tâche que notre famille cinématographique attendait encore de vous.
Et, puisque nous sommes obligés de tourner une page, Jean George, celle de notre jeunesse, la plus grave, avouez que, à quarante-trois ans, vous auriez pu attendre un peu, car nous ne sommes pas si nombreux.
Je vous en veux de tout mon cœur, car on en veut toujours à un ami qui vous quitte sans espoir.
Claude Autant-Lara
Sa mort brutale et méchante nous a trop frappés pour que nous ne tenions pas rigueur à ceux qui l’ont passée sous silence et pour que nous ne soyons pas reconnaissants, au contraire, à ceux qui, comme l’Ecran français, nous permettent d’évoquer son souvenir.
Jean George Auriol était le fils de l’humoriste George Auriol, dessinateur de la grande époque du « Chat Noir », ami de Verlaine et sur lesquels il contait d’inépuisables anecdotes. Sa mère, d’origine irlandaise, lui légua son sens de l’humour, une brusquerie redoutable et l’amour de Twain.
Tout jeune, image fidèle et expressive de sa génération, il subit profondément l’influence du cinéma. Dans un de ses premiers articles, intitulé « La fenêtre magique », il écrit : “le développement de ma vie a depuis ce moment (la découverte du cinéma) presque complètement bouleversé, à tel point que je ne puis plus me rappeler ce que j’aurais dû devenir sans cette transfiguration… »
En 1928, il est un des fondateurs du Studio 28, salle « d’avant-garde », où il dirige tous les samedis un des premiers ciné-clubs.
A la fin de 1928, il fonde Du Cinéma, « revue de critique et de recherches cinématographiques », éditée par José Corti, et qui, après trois numéros, se transforme, chez Gallimard, en « La Revue du Cinéma », qui parut jusqu’en 1932, fit de nouveaux débuts en 1946 pour s’interrompre, hélas ! dans le courant de 1949.
Encyclopédie du film (aujourd’hui introuvable et orgueil des collectionneurs), la “Revue du Cinéma » a beaucoup fait pour établir l’histoire du cinéma, pour découvrir « tout ce qui avait permis au nouvel art d’établir son indépendance ; tant dans les domaines du métier, du langage, du style, de la technique; que de sa vie économique, morale, sociale ».
La France n a jamais eu d’autre revue cinématographique digne de ce nom (1) et le monde entier non plus, si l’on excepté la britannique « Close Up », vite disparue, ou “American Cinematographer“, essentiellement technique.
Jean George était un véritable rédacteur en chef (un rédacteur en chef qui savait faire écrire les autres, et au besoin corriger leurs articles, mais qui écrivait lui-même, et avec quel talent !). C’était aussi un « metteur en pages > scrupuleux et plein de goût, ennemi de la facilité, impitoyable pour les imprimeurs. Il fut un critique dans le meilleur sens de ce mot, donnant sur les films de véritables comptes rendus, où il apportait sa sensibilité, sa passion et sa partialité.
Revue de critique et de recherches sous la direction de Jean George Auriol, la « Revue du Cinéma » fut aussi la revue d’une équipe. Parmi ses collaborateurs français, on trouve les noms de Michel Arnaud, Autant-Lara, Bernard Brunius, Jeanine Bouissounouse, Louis Chavance, Paul Gilson, Maurice Henry, Jean Ferry, Denis Marion, Darius Milhaud, Jacques Prévert, Jacques Manuel, Jean Aurenche, Marcel Aymé, Jean-Richard Bloch, Robert Desnos, (que ceux que j’oublie ni excusent), et parmi les « étrangers » : Luis Bunuel, Dali, Charlie Chaplin. Dovjenko, Eisenstein, llya Ehrenbourg, Murnau, Egon Erwin Kish, Pirandello, Poudovkine.
Jean George avait su être et rester le lien qui unissait encore beaucoup d’entre nous. En lui, en ses paroles. en ses articles, nous retrouvions notre jeunesse, l’accord et l’enthousiasme pour le cinéma qui avaient été les nôtres. Relisons sa préface (2) à la nouvelle série de la « Revue du Cinéma », octobre 1946 :
«… Notre Revue se présentait, en 1928-1929, comme l’organe d’un groupe de jeunes spectateurs connaisseurs et d’amateurs de rêves à travers la fenêtre magique de l’écran. Spectateurs en quelque sorte « délégués”, nous nous laissions parfois fasciner par des films étonnants, poignants, irrésistibles — ou, qui l’étaient dans notre imagination, avide de révélations toujours plus profondes et plus prenantes.N’est-ce pas, cher André-R. Maugé, cher André Delons, aujourd’hui disparus ? (3). N’est-ce pas, chers amis enthousiastes, infaillibles, qui êtes à présent de l’autre côté de l’écran : auteurs, réalisateurs, opérateurs, acteurs ?… »
Ainsi, en 1946, tendait-il la main aux amis d’autrefois. Mais aux nouveaux, aux jeunes, Jean George Auriol promettait que le Cinéma pas mort :
« Nous avons la conviction qu’il faut tout recommencer sur l’écran, non par sot besoin de changement ou d’ « épater le public », mais pour reconquérir notre art, de l’intérieur, par le maniement de ses outils et la pleine utilisation de son langage… On n’avance guère en regardant sans cesse derrière soi… Le cinéma est un enfant, mais il n’est plus en bas âge….Peut-être n’existe-t-il plus de « cinéma d’avant-garde », mais il a dans tous les pays des jeunes gens qui font des poèmes sur pellicule, tandis que des techniciens célèbres entreprennent des essais personnels entre deux… productions… Un nouveau style s’élabore et le temps est passé, où l’on croyait que le cinéma ne serait qu’un art descriptif. Nous avons une révolution à faire… »
Sans avoir jamais été précieux, ni « snob », même dans ses recherches esthétiques les plus poussées, Jean George abandonnait définitivement toute attitude de « dilettante », « d’intoxiqué » ou même « d’étudiant de cinéma »… Rappelons-nous la ligne pure qu’il a toujours suivie et tâchons de lui être fidèle.
Ses emballements du temps de la « vilaine querelle du cinéma parlant » (analogue aux discussions actuelles sur la Télévision), où il fut un des rares à écrire, dès le début : « On ne lutte pas contre le progrès »…
Rappelons sa découverte d’Hallelujah de King Vidor, d’Harry Langdon, ce « comique » presque inconnu, les articles sur F.W. Murnau (lui aussi mort tragiquement dans un accident d’auto), son numéro spécial sur les films soviétiques, sa grande admiration pour Eisenstein et, en dernier lieu pour Ivan le terrible, sa véritable compréhension d’Orson Welles et de Citizen Kane, non pas l’Orson Welles truqué par la publicité, le technicien des plafonds, mais un Orson Welles presque inconnu : le créateur… enfin, sa passion ,pour l’Italie et le cinéma italien…
Son dernier article « Formes et Manières. » (autres théories…) peut être lu et relu avec profit par tous ceux qui aiment le cinéma. L’article se terminait par : A suivre…
Il y a près de vingt ans, dans le petit appartement de ses parents, rue des Abbesses, nous parlions tous deux de la mort, en vrais jeunes gens, et souhaitions qu’on projetât à notre enterrement un de ces films d’autrefois qui nous émouvaient tant.
On n’a pas projeté de films à l’enterrement de notre ami Jean George Auriol, mais Jacques et Pierre Prévert, Claude Autant-Lara, Jean Grémillon, Charles Spaak, Jacques Manuel, Denise et Roland Tual, Louis Chavance, Jean Ferry et Pierre Lévi, Michel Arnaud, Jean Mitry, Henri Langlois et tant d’autres, tous les anciens de la « Revue du Cinéma » (et aussi tous les nouveaux) qui, dans ces vingt années, avaient écrit, tourné, produit ou interprété beaucoup de films, les portaient avec eux comme autant d’offrandes, au deuil de leur camarade.
Jean-Paul Le Chanois
(1) Exception faite d’une courte période de Cinéa-cine.
(2) En collaboration avec Denise Tual.
(3) A.-R. Maugé, mort tragiquement en 1934 ; André Delons, tué en 1940.
Grâce à Gallica, voici le premier article que nous avons trouvé de Jean George Auriol à l’été 1926 pour la revue Cinéa. Il y en a un autre dans le n° du 1 septembre 1926 à propos d’Eric von Stroheim mais il semble être une traduction d’un article américain (Si vous êtes intéressé, vous pouvez le lire ici).
Les Cinéastes : MACK SENNETT par Jean George Auriol
paru dans Cinéa du 15 août 1926
Le vrai nom de Mack Sennett est Michael Sinnot. Il naquit, il y a une quarantaine d’années, dans la province de Québec, de père et mère irlandais.
C’est un homme grand, puissant, large, au visage rouge et joufflu. Ses yeux brillants étincellent de malice à la fois enfantine et rusée ; il a les yeux de l’Irlandais qui vient de rouler un juif (sic ! ndlr). Son esprit est riche, simple et robuste. S’il lui arrive deux ou trois fois dans l’année d’être très chic, il est le reste du temps, on ne peut plus négligé, et aussi soigneux de son travail qu’il l’est peu de ses vêtements.
Son père était forgeron et ce fut à manier le marteau que le jeune Michael développa ses immenses épaules. Comme pour son célèbre fils, le physique et l’instinctif seuls comptaient dans la vie du père Sinnot. Il lui arrivait de passer la moitié d’un dimanche à se battre avec ses trois fils, uniquement pour son amusement.
Jeune homme, Mack Sennett était enfant de choeur et chantait comme un ange. Un beau jour, il quitta le choeur et la petite forge canadienne, sans se demander où il allait ni ce qu’il allait faire : il partait, cela suffisait. L’aide-forgeron, pendant ces années de vagabondage et d’aventure, apprit ce qu’était la pauvreté, sinon la misère, et il acquit à fond l’usage des expédients et des moyens de fortune. C’est sans doute parce qu’il n’a jamais subi l’influence desséchante d’une éducation scolaire, parce qu’il n’a jamais été qu’à l’école de la vie, qu’il peut envelopper son caractère impulsif, allègre et insouciant, si terriblement irlandais, dans une nature ferme comme le granit.
Mack Sennett entra dans le monde des arts et quitta son état de vagabond le jour où il rencontra le choeur, alors célèbre, de Floradora. A l’heure actuelle, il a une fortune de quinze millions de dollars. Il est en train de faire construire sur le sommet d’une montagne un monument colossal qui dominera toute une région. Sa mère y demeurera, et lui-même y passera une partie de l’année.
Pendant des années Madame Sinnot resta dans la petite maison canadienne, d’où elle sortait seulement pour aller à l’église et au cinéma où elle évaluait les progrès de son fils au moyen d’un infaillible baromètre de sa propre invention.
A cette époque, Sennett portait au doigt un gros diamant ; mais il arrivait souvent que la bague allât faire un petit voyage au Mont-de-Piété. Madame Sinnot, à chaque comédie où apparaissait son fils, surveillait attentivement le diamant. S’il était au doigt de Michael, elle savait que tout allait pour le mieux. Si la bague manquait, elle quittait la salle, en désespérant à jamais de régner un jour dans une maison construite sur le sommet d’une montagne.
Sennett débuta au cinéma, à la Biograph, sous la direction de Griffith ; il jouait de tout petits rôles. Quand, mécontent et malheureux, Mack en eut assez d’être extra-player, il alla demanda à Griffith de lui parler de son avenir. Ce dernier lui répondit qu’il ne ferait jamais un grand acteur, mais qu’il pouvait tenter sa chance dans la mise en scène.
Mack Sennett quitta bientôt Griffith pour travailler à son compte.
Il n’avait pas de studio. Aidé des quelques vagabonds de théâtre qui formaient sa troupe, il transportait son maigre équipement cinématographique en tramway. Quand il eut achevé sa première comédie, il n’eut plus assez d’argent pour faire développer la bande. Alors il se mit à faire deux autres films avec l’espoir que la fortune le favoriserait et qu’il pourrait les faire développer tous les trois à la fois. Ce jour arriva. Mais, hélas ! à la projection les images apparaissaient à peu près nettes sur l’écran seulement de loin en loin. Il jeta les rouleaux à la mer.
Après cette première expérience, Sennett mit tout ce qu’il possédait au Mont-de-Piété, et partit pour la Californie. Il loua un studio inoccupé aux environs de Los Angeles. Chaque matin, il arrivait au studio avant l’aube, et il le quittait seulement tard dans la nuit, après avoir travaillé au montage des scènes tournées dans la journée.
Après beaucoup de travail, Sennett envoya une comédie à des gens dans l’Est susceptibles de s’y intéresser.
Un télégramme vint… « Epouvantable ».
Mack se remit au travail et expédia un autre film.
Nouveau télégramme… « Pire ».
Le jeune Irlandais faillit se laisser aller au désespoir et il serait peut-être maintenant détective si une idée de génie ne lui était venue.
Il cinématographia une grande revue militaire à Los Angeles et introduisit le plus de morceaux possible de ce film dans ses comédies. II en envoya une à New-York.
Vint un troisième télégramme… « Admirable ».
Les Keystone Comédies étaient nées. L’Amérique allait compter un nouveau millionnaire. Cela se passait en 1912.
Mack Sennett, à son tour envoya à New-York un télégramme rédigé ainsi :
« Urgent. Envoyez grande collection vêtements comédie caractéristiques pour dames et messieurs. »
Il se trouva qu’en plus des smokings, costumes de bains, uniformes de matelots, habits de porteurs, de valets de chambre, de soubrettes, etc., le marchand de costumes proposa à l’agent de la Keystone un choix merveilleux d’uniformes de policemen. Quand les paquets de hardes arrivèrent à Hollywood, l’oeil astucieux de Sennett tomba tout de suite sur cette collection d’uniformes de « flics ».
Dès lors, dans chacune de ses comédies, les Keystone Cops (les flics de la Keystone) prirent une grande part à l’action. Ces cops furent tour à tour dupés par le rusé Charlot, vampés par la scintillante Mabel Normand, pris en défaut par l’innocent Fatty. Les cops devaient devenir, dans le cinéma américain, une véritable institution.
Il n’est peut-être pas exagéré de dire que sans Mack Sennett, Charlot ne serait peut-être pas devenu ce qu’il est. En tous cas, je ne les compare pas : le comique de Charlot est profond, émouvant, il fait penser. Celui de Mack Sennett est instinctif, spontané, pur, c’est tout.
Au critique qui le comparait à Molière et à Aristophane, Mack demanda :
— Qui sont Aristophane et Molière ? Où jouent-ils ?
Mack Sennett est loin d’être une brute, mais il ne possède pas le sens de ce qui est délicat et ignore la modération ; en outre, il n’y a aucune philosophie dans son oeuvre, c’est ce qui a fait la force de son génie. Et s’il a perdu, aujourd’hui, la spontanéité de ses débuts, cela est dû à l’encouragement intellectuel qu’on lui a donné et auquel il n’était pas préparé.
Laissez-moi dire avec Mabel Normand :
— Mack est un grand homme, si grand qu’en marchant il se frotte le nez aux étoiles.
C’est à cet Irlandais à la fois rude et sentimental que l’on doit la révélation des bathing-beauties qui ont fait la joie du monde entier. Il a su en découvrir continuellement de nouvelles, appliquant évidemment son propre principe : « J’admire et j’aime toujours une femme belle, mais je ne m’y attarde pas, car il y en a toujours une autre au premier tournant du chemin ».
II ne faut pas oublier que sans compter Charlot et ces superbes girls, c’est lui qui a découvert Mabel Normand, Phyllis Haver, Maë Busch, Marie Prévost, Louise Fazenda, Fatty Arbuckle, Billy Beevan, Ford Sterling et Charles Murray, etc..
L’étourdissante puissance comique des productions de Mack Sennett vient de ce qu’il n’y a pas de vieillesse dans son esprit, c’est d’ailleurs là le secret de l’humour irlandais, pur, plantureux et plein de verdeur. Mais comme tous les illettrés, il a plus encore le sens du ridicule que le sens de l’humour.
Il voit les hommes et les choses tels qu’ils sont, mais il les voit avec les yeux neufs de l’enfant dont il a les étonnements ingénus et les curiosités infinies. Son regard pénétrant sait noter le trait essentiel, le geste caractéristique, l’allure ou la physionomie typique. Il grossit cela dix fois pour nous donner des images burlesques, étourdissantes, amplifiées encore par la magie de sa prodigieuse imagination. Au lieu de s’affliger de la sottise, de la laideur, du vice, il en rit et il en fait rire.
Chaplin, Keaton, Langdon, et dans une autre conception Lloyd et feu Max Linder ont su se composer un type inoubliable.
Mack Sennett a raté le sien propre, mais il a su développer, chez les acteurs de sa compagnie, le personnage génialement caricatural dont ils avaient, en eux, le germe. Ces personnages qu’on retrouve de comédie en comédie, qu’on reconnaît à la première image parce que leur jeu comique ne vient pas de leur physionomie généralement fixée en une expression définitive convenant exactement à leur caractère, mais de leurs gestes, ces gestes magnifiques des Mack-Sennetters, aussi précis, aussi synthétiquement exacts que des figures de danse.
Rappelez-vous ces personnages épiques : Ben Turpin louche et dégingandé ; Billy Beevan, toujours ivre et larmoyant ; Chester Conklin, idiot à la moustache touffue ; Fatty, obèse et bon enfant ; la femme colosse ; les vamps gracieuses et inquiétantes, les girls délicieuses et sportives ; et tous ceux que j’oublie.
On ne parlera jamais assez en détail de la mise en scène si merveilleusement burlesque de Mack Sennett. Je me contenterai de rappeler ici cette manière de faire jouer les acteurs de face, qui donnait des effets comiques absolument impayables.
Rien n’est mystérieux pour Mack Sennett, maître du comique pur, homme plein de vitalité, de santé, de force, pour qui la vie est un éternel choc de forces comiques.
Jean George AURIOL
*
https://gallica.bnf.fr/services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&startRecord=0&maximumRecords=15&page=1&query=%28gallica%20adj%20%22Jean%20George%20Auriol%22%29&filter=century%20all%20%2220%22
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k202000x/f201.item.r=%22Jean%20George%20Auriol%22.zoom
JABIRU
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7641021/f4.item.r=%22Jean%20George%20Auriol%22.zoom
CINECLUB
« Jean George Auriol ou l’Oublié majuscule » par Lucien Logette
paru dans La Lettre du syndicat de la critique de cinéma (n°39) en novembre 2011.
avec l’aimable autorisation de Lucien Logette de la revue Jeune Cinéma.
Ne serait-il que l’inventeur de la définition “le cinéma, c’est l’art de faire faire de jolies choses à de jolies filles” que Jean George Auriol – attention, ne croire ni certains dictionnaires, ni wikipedia : pas de tiret, pas de s, Auriol y tenait fortement – aurait droit à notre sympathie. Mais, comme Claude Beylie le rappelait dans la notice qu’il lui consacra dans notre toujours indispensable bréviaire La Critique de cinéma en France, il fut bien autre chose que l’auteur de cette boutade un peu rapide, écrite à un moment, entre muet et parlant, où les stars américaines brillaient de leur plus pur éclat. Pas un théoricien, qu’il a toujours refusé d’être, mais un critique, assurément un des plus fins et des plus pénétrants de son temps, et aussi un animateur-fédérateur-pédagogue-scénariste-traducteur-préfacier – et surtout un créateur de revues, sans qui la presse de cinéma française aurait certainement eu un autre visage.
Son père, né baron Huyot, mais plus connu comme peintre, dessinateur et graveur sous son pseudonyme de George Auriol, l’abreuva aux meilleures sources, littéraires et artistiques. À 19 ans, en 1926, il fonde sa première revue, Jabiru, “magazine mensuel” à l’ambition plus grande que le format et qui ne connut que cinq numéros, mais dont les rédacteurs avaient nom Bernard Brunius, Edmond Gréville et Jean Mitry, ses amis de lycée, ou Henri Jeanson – que du (futur) beau monde. Pour eux, “pour qui le cinéma ouvre une fenêtre sur l’amour, la vie, l’éternité“, c’est la grande époque des ciné-clubs, de l’inauguration des salles d’essai, Studio 28 et Ursulines. Deux ans plus tard, en décembre 1928, Auriol publie, chez José Corti, le premier numéro de Du Cinéma, vite devenu, après passage chez Gallimard, La Revue du Cinéma. Suivront 28 autres numéros – l’aventure s’arrête en décembre 1931, faute de finances.
Si la revue a laissé une telle trace dans l’histoire – c’était un mythe, jusqu’à sa réimpression par Pierre Lherminier en 1979 – c’est grâce à la qualité de ses participants, cinéphiles purs comme Brunius, André Delons, Louis Chavance, Jean-Paul Le Chanois ou Paul Gilson, ou écrivains de renom comme Desnos, Soupault, Pirandello ou Ehrenbourg. Mais aussi grâce à sa forme. Jacques Doniol-Valcroze le reconnaît, en mai 1979, dans sa préface à la réimpression : “Elle fut un modèle. Dès 1928, Auriol avait conçu une structure – un grand article, diverses études, la revue des films et notules diverses – et un style de mise en page et d’illustration qui furent repris par toutes les revues à venir.” Il suffit d’en parcourir quelques numéros pour vérifier que La Revue du Cinéma demeure effectivement un modèle, clarté et agrément réunis, surtout si on la compare aux autres périodiques des années 20, Cinéa-Ciné pour tous ou Mon Ciné. Lorsqu’Auriol lancera en 1946, toujours chez Gallimard, une seconde série (19 numéros jusqu’en 1949), il n’effectuera aucun changement – et les Cahiers du cinéma (dont le n° 1, en avril 1951, un an après sa disparition, lui sera dédié) en reprendront telle quelle la maquette pour les quinze années suivantes.
C’était un rédacteur en chef exemplaire, tous les témoignages recueillis le reconnaissent, bâtissant soigneusement chaque numéro, de la conception au marbre, aussi exigeant avec ses collaborateurs qu’avec lui-même, cristallisant les énergies, multipliant les pseudonymes pour combler les trous éventuels du sommaire, toujours prêt à la découverte (la publication du scénario d’Un chien andalou en 1929, le numéro spécial sur Hallelujah en 1930 ou sur le cinéma soviétique en 1931). En outre, critique de haut bord, capable d’analyser au plus près les beautés ou les manques d’un film, sachant trouver les accents poétiques pour célébrer Joan Crawford, Dorothy Mackaill ou Mary Duncan – son texte sur La Femme au corbeau de Borzage demeure un modèle de lyrisme amoureux. Le tout sans “jamais poser au chef d’école”, comme le relève Beylie : pas de grille d’explication, pas de théorie filmique, travers pourtant déjà fort partagé, pas d’esthétique normative. La critique est affaire de subjectivité, de voix personnelle et les œuvres sont des choses vivantes, comme il le montrera dans sa série “La vie des films” en 1930, remplacée par “Faire des films” après 1946.
Faire des films, il s’y essaiera, après la première mort de La Revue du Cinéma, en devenant scénariste, sans pour autant cesser d’écrire sur l’actualité – entre 1931 et 1950, il signera quelque 600 articles, de Pour Vous à Bianco e Nero, via Ciné-Mondial ou L’Écran français. Il n’est pas certain qu’il s’agisse là de la plus mémorable partie de son activité, quand on sait qu’il travailla pour Léo Joannon, Jean Choux ou Pierre Billon, et beaucoup (cinq titres) pour Marcel L’Herbier. Mais Lac-aux-Dames (M. Allégret 1934), Divine (Ophuls 1935) ou Fabiola (Blasetti 1949) sont loin d’être négligeables. Et Les Filles de la concierge (1934) reste le plus intéressant des films français de Jacques Tourneur.
Mais c’est son rôle de catalyseur, de chef d’équipe, qui prévaut. Qui lui permettra d’être à l’origine du congrès de La Sarraz, qui réunit en septembre 1929 le gratin des cinéastes indépendants du temps, Eisenstein, Cavalcanti, Storck, Richter, de rassembler ce qui se faisait de plus brillant dans la critique de chaque époque, tant au début des années 30 qu’à la fin des années 40 : c’est dans la seconde série de La Revue que débuteront quelques noms appelés à briller, Pierre Kast, Armand Panigel, Éric Rohmer, Doniol-Valcroze, sans oublier Bazin, transfuge de L’Écran français. Lorsqu’il meurt accidentellement, en avril 1950, l’équipe qui donnera naissance aux Cahiers est constituée et la transmission s’effectuera naturellement, même si en quelques années, la “politique des films” élaborée par Auriol devra laisser la place à celle des “auteurs”, avec parfois les œillères que l’on sait.
Dans leur préface à la réimpression de 1979, dont ils étaient les maîtres d’œuvre, Alain & Odette Virmaux affirmaient que “le sillon creusé par Auriol dans notre sol mental est de ceux qui survivent aux années et aux déboires conjoncturels“. On aimerait en être sûr. Laissons la conclusion à Doniol, qui, en même temps, écrivait :
“À quelqu’un qui, aujourd’hui, n’aurait la possibilité de lire qu’un seul grand texte sur le cinéma, je conseillerais sans hésiter “Faire des films”. Tout ce qui concerne les précurseurs de la mise en scène dans l’histoire de l’art, les problèmes du scénario et de l’adaptation, le tournage des acteurs, la production, la diffusion et l’exploitation des films, y est passé au crible d’un esprit lucide, extraordinairement documenté, brassant les cultures avec acuité et les mythologies avec humour. Le mystère c’est que c’est justement le texte qu’on ne lit pas, dont on ne parle pas. On cite Delluc, Canudo, Faure, Malraux, Balasz, Kracauer, Bazin, Leenhardt, etc. Mais pour Auriol, c’est l’oubli. Je m’interroge sans comprendre sur la malédiction qui l’écarte du florilège.” On ne peut mieux dire.
Lucien Logette
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Source :
L’Ecran Français = Collection personnelle Philippe Morisson
Cinéa ainsi que les extraits de journaux = gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Pour en savoir plus :
Retrouvez les numéros de La Revue du Cinéma des années 1947-1948 sur le site archive.org grâce au MOMA de New York qui les a numérisés.
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Merci pour ce “Carrefour des enfants perdus” qui remet en lumière l’une des multiples facettes du talent de Stéphane Pizella.
Il nous a quitté depuis 48 ans déjà, mais cet enfant de Corte nous laisse de beaux souvenirs, particulièrement sur les ondes radiophoniques de la RTF avec entre autres émissions : “Dialogue avec ma mémoire”, “Moments Perdus”, ou “Les nuits du bout du monde”, que ses auditeurs fidèles écoutaient avant de s’endormir.
Je suis toujours avec plaisir vos parutions même si je n’ai pas régulièrement la possibilité d’intervenir.