Nous avons consacré plusieurs posts à Georges Méliès depuis l’ouverture de ce site, par exemple celui-ci :
Les débuts d’un film célèbre, Le Voyage dans la lune par Georges Méliès (Ce Soir 1937)
Or pour ces fêtes de Noël, la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé organise un cycle « MAGIC MELIES, aux sources des effets spéciaux » (du 22 décembre 2016 au 3 janvier 2017).
L’occasion était trop belle pour ne pas la saisir et mettre en ligne de nouveaux articles sur le “créateur du spectacle cinématographique” comme le relève l’auteur des lignes ci-dessous.
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En effet, à la fin des années vingt, Georges Méliès était déjà oublié et vendait des jouets à la Gare Montparnasse. C’est à ce moment là que des personnalités du monde du cinéma (Abel Gance, Jean Mauclaire du Studio 28 notamment) décidèrent de lui rendre hommage lors d’un gala organisé à la Salle Pleyel il y a un peu plus de 87 ans !! jour pour jour, en projetant certains de ses plus grands succès dont le fameux Voyage dans la lune. Celui-ci sera projeté jeudi 22 décembre 2016 à la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé dans une version 35 mm exceptionnelle, cf ce lien).
Ce Gala Méliès est d’autant plus important que la petite-fille de Méliès, Madeleine Malthête-Méliès, y assistait et que c’est grâce à elle et à sa ténacité pour faire vivre l’oeuvre de son grand-père que nous pouvons au 21°siècle toujours voir ces films de Méliès.
Elle écrivit notamment : « Lorsque j’ai vu pour la première fois, au Gala Pleyel en 1929, huit films retrouvés de mon grand-père (j’avais six ans et demi), j’étais loin de penser que j’allais courir après les dessins, lettres, photos, costumes et films pendant plus de soixante ans. En 1943, je devins secrétaire à la Cinémathèque française. Henri Langlois me dit “j’ai le cinéma du monde entier sur les épaules, occupez-vous de Méliès“, ce que je fis. Il ne se passe pas une année sans que l’on retrouve un film, un dessin, une lettre. C’est toujours un moment d’émotion double car, en plus de celle du collectionneur, il y a celle de la petite-fille retrouvant la trace de son grand-père le magicien qui lui faisait des tours de cartes, de cigarettes et de pièces de monnaie tout en lui parlant d’Homère et d’Offenbach. »
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Voici donc un long article sans doute de Maurice Noverre, qui dirigeait la revue Le Nouvel Art Cinématographique (1925-1930), qui revient sur le Gala Méliès avec un extrait du discours que celui-ci prononça puis revient en détail sur la carrière et les films de Méliès. D’ailleurs tout au long de l’année 1929, il rédigea plusieurs articles sur Méliès que nous comptons mettre en ligne l’année prochaine.
Nous avons rajouté plusieurs critiques du Gala Méliès à la Salle Pleyel parues dans Le Petit Journal (René Jeanne), La Semaine à Paris (Claude Fayard) et Les Nouvelles Littéraires (Alexandre Arnoux).
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Dans le numéro suivant (avril 1930), un article du Nouvel Art Cinématographique fera le point sur ce qui s’est passé après ce Gala Méliès et la polémique qui s’en suivit, Méliès étant accusé par certains de s’être enrichi avec ce gala. Nous publierons cet article la semaine prochaine.
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Bonne lecture ! (prenez votre temps, l’article est très long mais passionnant).
Publicité paru dans Le Figaro du 16 décembre 1929
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Le Gala Georges Méliès à la Salle Pleyel
publié dans Le Nouvel Art Cinématographique daté de Janvier 1930.
Le GALA MÉLIES, organisé par le « Studio 28 » avec le concours de l’Ami du Peuple et du Figaro, en l’honneur du créateur du spectacle cinématographique, a eu lieu, dans la soirée du 16 décembre dernier, à la grande Salle Pleyel. (1)
Mis en bonne disposition par la façade illuminée, les couples pénétraient gaiement dans le hall de cinquante mètres qui conduit aux escaliers de la grande salle… pour en monter avec gravité, les marches, entre deux haies de cavaliers de la garde républicaine, immobiles comme les « Cent-Gardes » dans leur grande tenue. Pardessus, manteaux et chapeaux remis au vestiaire, on se hâtait d’entrer dans la salle où le meilleur accueil vous était réservé par les plus agréables vedettes du cinéma français qui vous offraient des programmes. (2)
Après avoir adoré Dieu dans ses charmantes petites créatures et jeté un coup d’œil admiratif à l’immense voûte qui d’un seul jet, joint le fond de la scène au sommet du second balcon, le nouvel arrivant, déjà conduit à sa place, embrassait d’un regard panoramique le captivant spectacle offert par l’assistance elle-même.
Orchestre, parterre, loges, balcons semblaient former autant de corbeilles émaillées de fleurs vivantes.
A peine assis, on ne tardait pas à s’apercevoir que le plaisir des yeux était le fruit de l’éclairage indirect, de l’absence voulue de toute recherche décorative, de la disposition des fauteuils en quinconce… ce qui ne suffisait pas à satisfaire le jugement de chacun.
D’où pouvait bien provenir le cachet inoubliable de distinction racée, d’élégance naturelle non seulement des mimes, mais du public, j’allais dire : de la figuration tout entière ?
— De l’atmosphère de calme créée par l’ambiance architectonique, de la faible intensité des conversations mezza-voce (en raison de l’heureuse acoustique du grand vaisseau)…
Peut-être ? Mais il y avait autre chose : l’attente curieuse du spectacle chez les jeunes femmes, les jeunes gens et les jeunes filles, le souvenir et l’envie de revoir des vues évocatrices d’années heureuses chez les spectateurs d’âge moyen ; enfin, chez certains « cinéastes », l’espoir charitable de critiquer demain de vieilles productions antédiluviennes… oh ! pardon ! d’avant guerre !
A 20 h. 30, les 2.540 places de l’immense vaisseau étaient déjà prises et plus de mille personnes refusées à la porte. La salle devint animée et les conversations bruyantes. On se montra les membres présents du comité d’honneur (MM. Abel Gance, Frantz Jourdain, Grimoin-Sanson, Harold Smith, Pierre Noguès, Léon Druhot, Charles Burguet).
Puis l’attention générale se concentra sur Georges Méliès, très entouré, et qui avait grande allure, en tenue de soirée.
Nombre de ses anciens artistes, beaucoup d’amis et de relations venaient le saluer et le complimenter dans la loge qu’il occupait avec les siens.
Georges Méliès, courtois et charmant, paraissait un peu distrait et ses partisans devinaient sa perplexité sur le point de savoir comment le public de 1929 ayant payé ses places au prix fort, allait apprécier une exhumation de vues admirables, certes, par leur technique et par leur virtuosité d’exécution, mais différant diamétralement des vues cinématographiques actuelles…
L’éclairage de la salle fit place à celui de l’écran, tandis que retentissait le phonographe électrique, à 21 heures précises…
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La première vue présentée : Les illusions fantaisistes, dans laquelle, mimant le rôle principal, Georges Méliès apparut sur l’écran, fut accueillie par des rires et des bravos enthousiastes.
Le maître fut dès lors rassuré, car il avait redouté l’insuffisance photographique de ses vues anciennes prises avec des appareils très inférieurs à ceux d’aujourd’hui. Les films du gala étant classés par ordre d’intérêt et d’importance, toutes les vues obtinrent un vif succès, un succès progressif, chaque pièce laissant le public abasourdi qu’on ait pu réaliser de tels spectacles longtemps avant la guerre, intrigué surtout par ce genre — inconnu aujourd’hui — de pièces hérissées de difficultés d’exécution technique, charmé par des actions rapides, amusantes, intelligibles sans effort, sans sous-titres et sans gros plans, bref d’un art absolument différent de la technique américaine, d’une dramatique purement française dont Geo Méliès aura été le créateur.
Les dernières vues projetées : Les 400 coups du Diable, les Hallucinations du Baron de Munchausen (films féeriques) et La Conquête du Pôle valurent à leur auteur d’interminables ovations.
A la fin de la projection des films de Méliès, accueillie par des bravos enthousiastes, on vit apparaître sur l’écran Méliès lui-même, déchirant avec fureur et traversant au fur et à mesure une série d’affiches de Barrère ; puis l’obscurité se fit brusquement, et sous le feu brutal d’un projecteur, il apparut en scène, complètement ébloui au moment où la lumière reparut. Aussi commença-t-il en ces termes humoristiques dès que le tonnerre d’applaudissements qui l’accueillit prit fin et qu’il put parler :
« Mesdames, messieurs, je vous demande mille pardons, mais vous me voyez complètement rempli de stupeur. On me poursuit dans les rues, on arrache mes films de mes poches, on me jette sur la scène, en m’obligeant à traverser nombre d’affiches; quelle diable d’idée ont eue les organisateurs de ce gala. Enfin, je m’incline, il paraît que c’est une présentation moderne d’un artiste « en chair et en os ». (On sait que c’est Méliès lui-même qui inventa cette présentation de l’acteur Vilbert, dans une revue des Folies-Bergères) et l’on me demande de dire quelques mots au sujet des films que vous venez de voir.
Je vais donc le faire, mais, auparavant, j’ai un devoir supérieur et très agréable en même temps à remplir. Je dois tout d’abord remercier les organisateurs de ce gala splendide en mon honneur. Tout d’abord M. Mauclaire, directeur du « Studio 28 », qui a découvert tout ce stock de pellicules, complètement introuvables depuis 1914, et qui a dû se livrer à un énorme travail pour les remettre en état, les faisant contretyper, pour certaines, et recolorier, comme les originaux. Je remercie aussi l’Ami du Peuple du Matin et son fondateur, M. François Coty, l’Ami du Peuple du Soir, ainsi que le Figaro, de l’énorme effort qu’ils ont accompli, gracieusement, pour le succès de ce gala, qui dépasse toutes les prévisions, car cette salle immense a été trop petite pour contenir les spectateurs, accourus en foule, que je remercie, eux aussi, de leur splendide accueil.
« Je dois aussi de chaleureux remerciements aux membres du comité d’honneur qui sont en face de moi. Le grand Talma, nous dit l’histoire, eut un jour l’honneur de jouer devant un parterre de rois. L’honneur qu’on me fait aujourd’hui est pour moi aussi précieux, car j’ai la joie de paraître ici devant les plus hautes notabilités de la corporation cinématographique.
Merci à M. Abel Gance, qui est considéré, à juste titre, comme un de nos meilleurs metteurs en scène français ; à M. Franz-Jourdain, l’éminent président du Salon d’automne ; à MM. Léon Gaumont et Louis Aubert, tous deux présidents d’honneur de la Chambre syndicale de la Cinématographie, et dont les noms sont si connus du monde entier que je n’ai pas besoin de rappeler leurs titres ; à M. Delac, le très distingué président actuel de cette Chambre syndicale ; à M. Burguet, président de la Société des auteurs de films ; à M. Harold Smith, représentant en France les grandes firmes américaines ; à M. le docteur Noguès, un grand savant, beaucoup trop modeste, mais éminent, car il est l’inventeur du cinéma au ralenti à grande fréquence, qui fera faire un pas énorme aux sciences en général, et à la chimie, la médecine et la chirurgie en particulier. Merci aussi à trois de mes bons amis du comité, M. Grimoin-Sanson, un des premiers constructeurs d’appareils, inventeur du phototachygraphe et du Cinéorama de l’exposition de 1900, projection panoramique sur écran circulaire ; M. Léon Druhot, le très sympathique rédacteur en chef de Ciné-Journal, le Journal du Film, le plus ancien, si je ne me trompe, des journaux corporatifs ; enfin, à M. Maurice Noverre, l’érudit directeur du « Nouvel Art Cinématographique ».
Si j’oublie quelqu’un, excusez-moi, il est si difficile, dans une improvisation, de ne pas avoir quelques absences de mémoire. Je m’en voudrais, toutefois, de ne pas remercier nos charmantes vedettes… On disait vedettes, de mon temps. Aujourd’hui, on dit « Stars », c’est plus américain. Mais voilà, le mot « Star »… était, précisément, ma marque de fabrique. J’hésite à l’employer ; enfin, va pour Star : je ne les remercie pas moins de leur aimable dévouement, car c’en est un, et une grande fatigue que de vendre les programmes dans cette immense assemblée. Je ne suppose pas, en effet, qu’elles soient venues simplement poussées par la curiosité pour contempler un des vieux grands-pères de l’Art muet. Mais qu’elles sachent bien une chose, et je le déclare ici, sous la foi du serment, je n’ai aucune intention de leur faire concurrence en public, soit par la beauté luxuriante de ma blonde chevelure, ni par ma beauté plastique, ni par ma pho-to-gé-nie (Rires.)
Enfin, malgré cette longue énumération. permettez-moi de remercier de sa présence une artiste éminente, Mme Thuillier (3) qui, pendant vingt ans, coloria avec un remarquable talent les films de la maison Pathé et les miens ; travail de bénédictin, demandant, à cause de la petitesse des personnages, une habileté et une sûreté de main qui dépasse tout ce qu’on peut concevoir comme difficulté d’exécution.
« Et maintenant, quelques mots à propos des films eux-mêmes :
« Il n’est, nullement entré dans l’idée des organisateurs, et vous l’avez bien compris, de vouloir établir une comparaison quelconque entre des films datant de vingt-cinq et trente ans, et ceux d’aujourd’hui. Leur seul but a été de produire une sorte d’étude rétrospective et de montrer aux spectateurs d’aujourd’hui l’évolution de la cinématographie depuis sa création.
Certes, je suis le premier à reconnaître les immenses progrès réalisés depuis le début par la beauté photographique des images, due au perfectionnement incessant des appareils, perfectionnement auquel nous avons pris notre part dans une carrière de vingt-cinq ans ; je reconnais aussi que la technique a changé du tout au tout. Donc, n’établissons aucune comparaison ; surtout alors que vous venez de voir un genre très spécial de films, genre dans lequel je n’ai pas de successeur.
Ces films ont été retrouvés par hasard, dans la laiterie d’un château et dans quel état, mon Dieu ! Or, quoique j’aie touché un peu à tous, les genres en cinématographie, cet établissement (4) ne prenait chez moi que des films fantastiques ou féeriques ; c’est pourquoi tous les films présentés ce soir sont remplis des truquages fantaisistes et fantastiques les plus cocasses, l’une de mes spécialités. Alors, le cinéma servait surtout à occuper la jeunesse, mais il fallait aussi intéresser les grandes personnes qui les accompagnaient. D’où cette accumulation énorme de trucs imprévus, qui frappaient de stupeur les spectateurs d’alors, complètement incapables de se rendre compte de la façon dont tout cela pouvait s’obtenir. Les jeunes s’amusaient, grâce à la naïveté voulue du scénario ; les grands étaient intrigués par des réalisations incompréhensibles.
J’ai vu, et je redoutais un peu le contraire, que les spectateurs de ce soir ont pris le même plaisir à la vue de ces fantaisies que ceux d’il y a vingt ans, et j’en ai été très heureux. Vous avez bien compris aussi, et je vous remercie de n’avoir pas été choqués, que les appareils avec lesquels ont été prises ces vues, étaient plus que rudimentaires, presque toujours construits par nous, et ne comportant aucun des perfectionnements et des commodités actuelles. De plus, nous n’avions pas ces merveilleux éclairages intensifs qui permettent des luminosités et des prises à contre-jour admirables. Nous devions nous contenter de la lumière du jour qui nous jouait souvent de vilains tours, et nos pellicules négatives n’avaient pas encore la perfection et la sensibilité extrême de celles d’aujourd’hui.
« Enfin, mesdames et messieurs, j’ai vu que tout le monde s’est bien amusé, malgré les imperfections photographiques des vues ressuscitées. et je vous assure que je n’ai pas été le dernier à me divertir, en retrouvant sur ces films nombre de mes anciens artistes, dont beaucoup m’ont fait le plaisir d’assister à cette représentation, et en me revoyant moi-même, vingt-cinq ans plus tard, à l’époque où je me livrais aux compositions les plus humoristiques, et, permettez-moi cette expression triviale, où j’exécutais les « galipettes » les plus échevelées pour amuser mes contemporains du XIXe siècle et ceux du commencement du XX° » (5)
Georges Méliès doit cette merveilleuse facilité d’improvisation à la longue pratique (43 ans) de la Prestidigitation, plutôt qu’à son expérience de la scène théâtrale. La soirée du 16 décembre 1929 fut une résurrection triomphale pour celui que Léon Druhot avait fait déjà revivre aux yeux de la Corporation, en 1927, et que nous désignions nous-mêmes dans Ciné-Journal et dans un tract, comme le CRÉATEUR DU SPECTACLE CINÉMATOGRAPHIQUE, il y a deux ans à peine.
Cette fois, un pas immense, décisif, vient d’être franchi. Le grand public qui ignorait, hier, Méliès, le connaît désormais et peut apprécier l’opportunité de nos efforts pour rendre au créateur de l’Art cinématographique, à son auteur le plus fécond (4.000 films), à son interprète le plus brillant (1896-1912), la place qu’on ne peut lui refuser dans l’Histoire de l’Art et dans celle de l’invention des procédés techniques du Cinéma, la PREMIÈRE.
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Le spectacle du 16 décembre a-t-il offert au public une vision synthétique complète de l’art créé par Georges Méliès ?
— Hélas ! non, puisque la Maison Dufayel ne prenait chez Méliès que des films comiques, fantastiques ou féeriques, pour amuser sa clientèle d’enfants.
Ce genre spécial où le maître excella ne représente qu’une faible partie de sa production qui comportait de nombreuses reconstitutions historiques, des drames, des comédies, des opérettes, des opéras-comiques, des opéras, sans oublier les scènes de batailles, les actions mythologiques, les œuvres sociales (Histoire de la Civilisation, etc.).
Dans la série projetée à la grande Salle Pleyel, il y eut seulement des pièces dites « à trucs », d’ailleurs si bien établies qu’elles ne fatiguèrent à aucun moment le public.
Il faut espérer que tout n’est pas perdu dans l’énorme quantité de films édités par Georges Méliès et qu’un jour prochain on mettra la main sur d’autres bandes « Star-Film » oubliées dans l’armoire d’anciens forains ou impresarii.
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— Pourquoi le nom de Georges Méliès était-il inconnu du grand public ? nous ont demandé plusieurs lecteurs du « Nouvel Art »…
La réponse est facile :
— Seul en cinématographie, Méliès n’a jamais fait la moindre « publicité » sur son nom. Il a été pendant 18 ans l’interprète principal de toutes ses compositions, sans que son nom ait jamais figuré comme « vedette » ou comme « Star », sur les affiches, sur les programmes, sur l’écran.
Si Georges Méliès « interprétait » lui-même, c’est que dans le genre de vues — hérissées de difficultés techniques — qui constituait sa spécialité, il lui était matériellement impossible de se faire remplacer par un artiste quelconque, qui, tout bon comédien qu’il pût être, aurait été incapable de surmonter ces difficultés particulières, dont seul l’inventeur pouvait triompher, après les avoir préalablement étudiées de façon approfondie.
Méliès tenait si peu à se faire un nom, comme vedette, que l’une de ses préoccupations était qu’on ne le reconnût pas — à l’inverse des artistes qui comme Charlot, Max Linder, Prince (Rigadin), André Deed (Gribouille), etc., conservaient toujours sur l’écran une physionomie identique pour se créer une personnalité artistique spéciale et se faire reconnaître du public à première vue ; Méliès, fort habile dans l’art du maquillage, s’appliquait à se rendre méconnaissable dans les innombrables vues qu’il a produites, jouant un grand nombre de rôles dans des costumes différents et avec les « rôles » les plus variées.
Le titre de ses films était, lui aussi, toujours impersonnel.
On lisait, par exemple :
L’illusionniste fin de siècle, Le roi du maquillage, Prestidigitation transcendante, Le compositeur toqué, Le dessinateur express, Un cauchemar, Le Royaume des Fées, Le Palais des Mille et une Nuits, Hydrothérapie fantastique, La conquête du Pôle, Le Voyage à travers l’Impossible, etc. Il en était ainsi pour toutes les productions mentionnées sur son catalogue.
Les acheteurs de ses films voyaient bien, imprimée en relief (au début de chaque bande) la marque de fabrique Geo-Méliès Star-film, mais seuls, ils la voyaient, car cette marque n’était pas projetée sur l’écran, à la fin du film, comme le Globe de la maison Gaumont, le Coq de la maison Pathé ou les autres marques figurant à la fin de tous les films des maisons d’édition.
Dans un autre ordre d’idées, Georges Méliès n’avait pas ouvert de succursales, de maisons de vente ou d’exploitation dans toutes les villes du monde, comme le firent d’autres grandes firmes, ni formé de filiales étalant sur tous les murs le nom de la Maison Mère.
Le maître se bornait à concevoir et à réaliser ses vues, puis à la vendre (on ne « louait » pas, en ce temps-là). Ses pièces, fort intéressantes, obtenant un grand succès, il n’en demandait pas davantage et ne songeait guère à attirer l’attention du public sur son nom, célèbre depuis longtemps, comme étant celui du directeur du Théâtre Robert Houdin et du plus fécond des inventeurs en illusionnisme.
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la brillante jeunesse de 1929 n’en ait jamais entendu parler et que les générations d’avant guerre, qui se souviennent fort bien des films extraordinaires qui ont diverti leurs belles années, sachent seulement, depuis quelques mois le nom du créateur du spectacle cinématographique.
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Revenons sur les Vues fantastiques présentées au Gala : les Illusions fantaisistes et le Papillon fantastique (6) sont des scènes de prestidigitation transcendante, exécutées par l’auteur avec une habileté, un brio, une imaginative extraordinaires.
Le Locataire diabolique, film folichon, comporte des truquages incompréhensibles. Le déménagement « à la cloche de bois » du locataire qui déguerpit après avoir enfermé, avec une vitesse vertigineuse, l’ensemble de ses meubles et les membres de sa famille dans sa valise qu’il emporte, est un chef-d’œuvre.
Le Juif errant présentait un grand intérêt rétrospectif. Dans ce film, on voit, en effet, la première surimpression (le Christ et les personnages de la Passion passant dans le ciel) et le premier orage avec pluie et éclairs produits par des moyens artificiels.
Le voyage dans la lune, cité couramment encore aujourd’hui comme un chef-d’œuvre des âges héroïques du Cinéma, fut la première pièce fantastique, de métrage relativement long. Ce film, qui contient les plus amusants truquages, obtint d’ailleurs, en son temps, un succès mondial.
Les hallucinations du baron de Munchausen représente un long cauchemar où l’on voit alternativement des scènes gracieuses et des scènes infernales peuplées de monstres hideux.
Un trop bon dîner du baron motive le mauvais rêve.
On a fort admiré la maîtrise avec laquelle ont été construits et actionnés les êtres ou animaux fantastiques qui fourmillent dans cette fiction. Ils paraissent vivants, bien que mécaniques, et crachent feu, flammes et fumée. Les visions agréables qui leur succèdent sont d’une réalisation charmante.
Les 400 coups du Diable, féerie remplie de trucs et de machinerie théâtrale, rappelle les anciennes pièces du Châtelet.
Le passage de la « Voiture Astrale » et de son désopilant cheval articulé au milieu des astres, merveille d’exécution, a soulevé une tempête de bravos.
La Fée Carabosse, pièce fantastique aux décors admirables, a séduit tout le monde. La chevauchée de la vieille fée sur son balai à travers les airs a fait exploser les rires et les applaudissements.
Enfin, la Conquête du Pôle, voyage fantastique au milieu des paysages les plus étranges, a ravi le public. Dans la Conquête, on voit le premier aérobus à hélice (hélicoptère) imaginé, par Georges Méliès longtemps avant que les appareils de cette nature entrassent dans le domaine de la réalité. Ce film splendide fut acclamé après le dernier tableau.
Nous donnons deux gravures représentant le passage de la voiture astrale au milieu des astres, et celui de l’aérobus au milieu des constellations, tandis que les nuages défilent à grande vitesse en sens inverse de la marche de l’aéro. Des astres en feu et des personnages mythologiques flottant au milieu des nuées font, dans ces tableaux, le plus artistique et le plus fantastique effet. La voiture astrale figure dans Les 400 coups du Diable, l’aérobus dans La conquête du Pôle. Une troisième gravure représente l’arrivée de l’obus dans la lune (tableau intitulé : en plein dans l’œil !), dans Le Voyage dans la Lune. Ces trois tableaux ont provoqué une ovation au gala de la Salle Pleyel.
Il suffit de jeter un coup d’œil sur ces photogravures qui sont la reproduction exacte des maquettes originales conçues et exécutées par G. Méliès, ainsi que sur celle représentant un Selénite (ou habitant de la Lune), pour voir avec quel soin Méliès préparait ses vues avant de passer à leur réalisation. Tous les décors, les praticables, pièces de la machinerie, costumes, accessoires, etc., étaient dessinés à part, jusqu’à ce qu’il fut satisfait, de l’ensemble de ses compositions, et rien n’était laissé au hasard : de telle sorte que, lors des prises de vues, tout était prévu et organisé dans les moindres détails. C’est la raison principale pour laquelle, même dans les vues où il s’est lancé dans des conceptions, volontairement extravagantes, tout semble se passer de la façon la plus naturelle dans un monde cependant tout à fait imaginaire.
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Nous avons dit que si Méliès fut le créateur du spectacle cinématographique, sa réputation s’est surtout établie grâce à ses vues fantastiques, et qu’il est ordinairement reconnu comme le père des truquages cinématographiques, ou désigné comme le Jules Verne du Cinéma (Coissac). Cela tient à ce que devant le succès de ce genre de vues, il y a 15 ou 20 ans, il se vit obligé d’en produire un très grand nombre, mais l’erreur qui consiste à croire qu’il a produit seulement des vues fantastiques est des plus graves. Et, malheureusement, le fait que l’on n’a, jusqu’à présent, retrouvé et projeté à la Salle Pleyel que quelques-unes de ses vues à trucs, contribuera aussi à perpétuer cette erreur fondamentale. (7)
Or, si nous l’avons dénommé, nous, le créateur du spectacle cinématographique, c’est précisément parce qu’il a créé ce spectacle de toutes pièces, dans tous les genres, et non pas seulement dans le genre fantastique, dans lequel il montra une si étonnante maîtrise.
Georges Méliès vint au Cinéma trop tôt, à une époque où l’éducation des spectateurs n’était pas encore faite, à un moment où seules les compositions comiques avaient chance d’attirer un public de primaires. II ne faut pas oublier que pendant longtemps, le public lettré hésita à se risquer dans les salles cinématographiques, et qu’avant l’ouverture de ces salles, seules les baraques foraines exhibaient des vues animées. Comment s’étonner, dès lors, des productions qui nous paraissent aujourd’hui enfantines, et qui étaient, en effet, destinées à la foule et non à une élite. Mais nous savons que Méliès était dessinateur, peintre, artiste en un mot, en même temps qu’homme de théâtre. Il ne pouvait donc se contenter de ces petites vues qu’on a flétries depuis sous le nom de « pitreries ridicules »ou de « productions guignolesques » ; et c’est pourquoi il eut, le premier, l’idée de produire des compositions, plus relevées, et plus artistiques.
Il nous suffit de jeter un coup d’œil sur son catalogue pour voir que, dès la première année, il chercha à utiliser le cinématographe soit pour reproduire des tableaux connus, soit pour reconstituer les événements d’actualité, soit pour mettre à l’écran des pièces, des contes, des opéras ou opérettes, soit pour réaliser ses conceptions personnelles. Il alla, même jusqu’à faire des vues mythologiques, une histoire de la civilisation, des vues historiques, toutes choses exigeant une certaine instruction pour être appréciées des spectateurs.
Et c’est à ce moment de sa carrière que, comme tous les précurseurs, il vint trop tôt, car le public, comme nous le disions plus haut, n’était pas celui qui convenait à des vues d’un ordre trop relevé.
La clientèle réclamait avant tout des sujets comiques, et quand, au hasard de ses recherches, Méliès commença à découvrir les premiers truquages possibles en cinématographie, il mit la main, sans s’en douter, à ce moment, sur une mine inépuisable. En effet, ce nouveau genre permettait toutes les compositions d’imagination, les épisodes les plus comiques et en même temps la réalisation de choses réputées impossibles. Il y avait donc là, non seulement matière à satisfaire les primitifs, mais aussi à intriguer les chercheurs et à plaire aux artistes, ce genre de compositions permettant de se lancer dans le domaine de la fantaisie et du rêve et de réaliser des tableaux harmonieux, artistiques, féeriques ou fantastiques.
De plus, il y avait un avantage énorme, en ce sens que ce genre de productions était compris d’emblée par les peuples les plus divers, sans qu’il fût besoin de donner d’explications écrites. C’était donc la diffusion assurée des vues cinématographiques chez les peuples de toutes langues ; en un mot, un vrai langage universel.
Ce fut la raison pour laquelle, tout en continuant à faire, de temps en temps, d’autres vues, il concentra tous ses soins et toute son attention sur les films comportant les plus grandes difficultés techniques d’exécution.
Il fut d’ailleurs admirablement servi par son caractère gai, son amour du comique (n’oublions pas qu’il avait été caricaturiste) et par sa longue pratique du théâtre. Habitué, de longue date, au théâtre Robert Houdin qu’il dirigeait, à inventer, construire et décorer les délicats appareils d’illusion, à lutter constamment contre des difficultés d’exécution, il avait une volonté opiniâtre et ne se laissait jamais rebuter par une apparente impossibilité. Quand il décidait de produire tel ou tel effet, rien ne pouvait, l’empêcher de réussir ; coûte que coûte, il lui fallait arriver au résultat désiré, et il y arrivait, non sans avoir essayé et employé, un à un, tous les procédés possibles. C’est cette opiniâtreté, cet acharnement au travail, en même temps que ses multiples qualités, qui ont fait de lui le roi de la fantasmagorie.
Il serait impossible de décrire en détail ses très nombreuses productions, mais nous passerons en revue, dans cette étude, les différents films qui marquèrent, chacun, une invention nouvelle dans la technique cinématographique, démontrant ainsi qu’il fut bien le créateur de tous les procédés employés généralement aujourd’hui.
Qu’on nous permette, cependant, de dire en passant que ces procédés sont souvent, maintenant, employés hors de propos et à tout propos ; défaut dont s’était bien gardé le créateur. Chez lui, ou bien le truquage passait inaperçu et la photographie semblait être prise sur nature, ou bien il était toujours motivé par une puissance infernale, une fée, un illusionniste, ou bien encore était présenté sous forme de cauchemar, de rêve ou d’hallucination. Là, les trucs de toute nature avaient leur raison d’être. Or, que dire des vues actuelles, où l’objectif est censé suivre des personnages de la vie réelle, et les photographier à leur insu, quand on use à chaque instant des fondus, des surimpressions, de trous s’ouvrant dans une muraille pour laisser voir ce qui se passe de l’autre côté, de titres qui se gondolent ou se déforment sur l’écran, de sous-titres qui viennent constamment couper l’action et vous enlever toute illusion en vous rappelant que « vous êtes au cinéma » ? Que dire aussi des décors qui se déplacent horizontalement, ou de bas en haut, pour laisser voir les différentes parties d’une pièce, des personnages qui grossissent subitement, quand ce ne sont pas leurs pieds ou leurs mains qui deviennent énormes pour laisser voir un détail.
Evidemment, on nous dira : c’est la technique moderne ! Est-ce la bonne ? Voilà la question; est-ce naturel ? Et le truquage est-il à sa place en dehors des scènes féeriques ou fantastiques, alors qu’il s’agit d’un truquage visible pour le spectateur ? N’est-ce pas une erreur, dans de superbes compositions ou reconstitutions, comme, dans « Verdun, visions, d’histoire », d’intercaler des titres fantaisistes, ondulants, serpentants ou étincelants, qui sentent le truquage à plein nez, alors qu’on est sous l’impression très émouvante de la vie des tranchées pendant la grande guerre ? Dans ces sortes de vues, rien de fantaisiste ne doit venir interrompre l’émotion réelle du spectateur.
Lorsque Méliès, dès les premières années du cinéma, reproduisit le célèbre tableau de la défense de Bazeilles en 1870, intitulé les Dernières Cartouches, il ne tomba pas dans semblable erreur. Certes, tout était truqué, les éclatements d’obus, les murs et le toit qui s’effondraient, le feu qui prenait à la maison, les meubles qui tombaient déchiquetés par }a mitraille, les explosions lointaines qu’on apercevait par la fenêtre brisée ; mais le truquage, habilement dissimulé, passait complètement inaperçu, et on avait l’absolue impression de la réalité, lorsqu’à la fin du tableau, les artistes se trouvaient insensiblement groupés, au cours de l’action, comme dans le tableau connu. Là seulement, il était possible de voir qu’il s’agissait d’une adroite reconstitution, mais non dans le cours de la vue.
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Comment peut-on ne pas regretter, d’autre part, la trop grande importance qu’a pris, dans les vues modernes, l’opérateur de prise de vue, lequel ne devrait être qu’un bon photographe, et rien de plus. Ceci vient de ce que l’auteur unique n’existe plus, ainsi que nous le disions dans un de nos tracts, à propos de Méliès qui, lui, était le seul réalisateur de ses propres scénarios. Aujourd’hui, étant donné qu’un film est le résultat de la collaboration de nombre de spécialistes, chacun veut mettre du sien dans son élaboration. Qu’arrive-t-il alors ?
L’opérateur de prise de vues tenant à montrer sa maîtrise, en tant qu’opérateur, s’ingénie à prendre ses vues dans les positions les plus baroques et les plus invraisemblables ; tantôt couché sur le dos, pour cinématographier une charge de cavaliers dans laquelle on ne voit les chevaux que par le ventre, tantôt perché en haut de quelque praticable pour prendre les gens de haut en bas, dans des raccourcis extravagants, c’est ce qu’il nomme : « Trouver des angles inédits de prise de vue. »
Ne voit-on pas que toutes ces cocasseries n’ont pour effet que d’enlever tout naturel à l’action qui se déroule, et que d’attirer l’attention sur le photographe qui devrait rester impersonnel, le public se disant : l’opérateur devait être bien mal à son aise pour prendre cela, ou bien : il devait courir un grand danger, ou bien encore : où diable a-t-il pu se pencher pour prendre ces maisons qui penchent dans des positions étranges. En un mot, ce n’est plus l’action du film qui intéresse, mais la personnalité d’un comparse dont le public ne devrait même pas avoir en tête l’existence, puisqu’il n’est là que pour assister à ce qu’on lui présente sur l’écran.
Que dire aussi des auteurs qui s’ingénient, sous prétexte d’originalité, à produire des vues qui n’ont aucun sens, où se trouvent pêle-mêle des tableaux sans aucun lien entre eux, vous montrant des quartiers de viande de boucherie, des ordures sur un piano, des mains coupées et couvertes de fourmi, un œil crevé d’un coup de rasoir, la poitrine nue d’une femme, remplacée par une cuisse (par fondu), etc., etc. (Tout cela est authentique.) (8).
Nous ne disons pas ce qui précède dans l’intention de nous lancer dans une campagne contre les erreurs du cinéma actuel, mais nous voyons là une des causes certaines de la décadence du spectacle cinématographique dont la corporation se plaint amèrement. La cause principale est certainement l’indigence des scénarios d’une part, et l’intervention trop indiscrète, dans la confection du film, dès opérateurs et des monteurs qui veulent, chacun, imprimer au film sa marque personnelle. Il en résulte une grande monotonie dans les vues actuelles, chose qui n’existerait pas si chaque auteur conservait sa manière de faire personnelle, et si ceux qu’il emploie se contentaient du rôle secondaire, passant inaperçu du public, qui devrait être le leur.
Seules les images et le jeu des artistes doivent intéresser le public : le reste du personnel de la prise de vue, ainsi que l’opérateur de projection d’ailleurs, ne doivent pas attirer son attention. Nous nous rendons très bien compte que ce que nous disons là ne sera pas du goût de tout le monde, mais ce sont des réflexions suggérées par le simple bon sens. Le spectateur, au théâtre, s’occupe-t-il des machinistes, des metteurs en scène, des électriciens, du souffleur, des habilleurs, des régisseurs, etc. ?
Evidemment non. Et ceux-là du moins ne cherchent pas à attirer l’attention sur eux-mêmes, tout en collaborant à la bonne marche de la pièce. Pourquoi les opérateurs de prise de vue n’en font-ils pas autant ? Nous éviterions tous ces truquages inutiles qui flattent leur désir de montrer leur habileté professionnelle, mais qui nuisent au naturel et à l’apparence de vérité du sujet représenté.
Passons maintenant, rapidement, à l’origine des vues à trucs, et déterminons les époques où Méliès inventa, successivement, les divers truquages, ce qui sera facile avec l’aide de son catalogue. Nous remarquons tout d’abord que depuis la Partie de cartes, portant le n°1, jusqu’au n°37, toutes les vues du début ne sont que des vues dites : de plein air ; sans aucun truquage.
Nombre d’entre elles sont de petites scènes comiques (l’Arroseur, La leçon de bicyclette, Le chiffonnier, Les colleurs d’affiches, etc.). Seul le n°2 (déjà !) nous montre un prestidigitateur exécutant un tour réel de prestidigitation (mais sans truquage cinématographique). Dans les n°37, 57, 61 et 73, Méliès cherche déjà à sortir des sentiers battus en utilisant son talent de caricaturiste, et on le voit en personne exécutant en « dessins éclairs » les silhouettes caricaturales de MM. Thiers, Chamberlain, Bismark et de la reine Victoria. Le n°38 est déjà un documentaire, l’Atelier d’un forgeron. Le n°44, une danseuse serpentine ; le n°71, Le Fakir mystère indien, une scène de lévitation (truc d’illusionniste).
Il faut arriver au n°78-80 pour trouver la première petite pièce, de 60 mètres environ, qui soit réellement un des premiers films à trucs (trucs à arrêts), Le château hanté. Cette pièce est de la fin de 1896, les autres sont échelonnées dans cette même année. On voit, en tout cas, que dès la première année, Méliès songe à faire autre chose que des vues de plein air, des scènes composées, avec décors, autrement dit, c’est la naissance du spectacle théâtral cinématographique.
Dès le début de 1897, il exécute, avec décors (et exclusivement à la lumière de lampes à arc), trois vues, les n°88, 89 et 90, représentant le chanteur Paulus, dans ses chansons à succès : Derrière l’omnibus, Coquin de Printemps et le Duelliste marseillais. Le n°96 nous transporte au Château du Diable (trucs par arrêts), puis les n°103, 104, 106, 107, 108 sont les premiers films de reconstitution d’actualités : Épisodes de guerre, La prise de Tournavos, L’Exécution d’un espion, Massacres en Crête. Nous arrivons, toujours en 1897, au n°118-120, Le laboratoire de Méphistophéles, premier film avec effets de feu ; 122-123, l’Auberge ensorcelée (machinerie théâtrale) ; 125, Le chirurgien fin
de siècle (truquages d’illusionniste) ; 129, l’Hypnotiseur (catalepsie simulée par truc de prestidigitation) ; puis 134, Combat dans les rues aux Indes ; 135, Attaque d’un fortin anglais (reconstitution d’actualités) et 138, Faust et Marguerite (première mise à l’écran d’un opéra).
En 1898, il exécute deux reconstitutions des plus curieuses : l’explosion du cuirassé « Maine »
dans le port de La Havane, n° 144-145, et les plongeurs et scaphandriers visitant l’épave de ce navire au fond de la mer (première vue truquée prise à travers un aquarium contenant algues et poissons vivants). Puis viennent Pygmalion et Galathée, n° 156 ; Le rêve de l’astronome, n°160, 162 ; les Illusions fantastiques, n° 172. A part, ces quelques vues comportant des truquages, en général fort simples, toutes les autres sont des sujets de genre, des scènes comiques, de petites comédies.
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Nous avons donné ces quelques renseignements pour démontrer que, si Méliès avait, par nature, le goût de la recherche de la difficulté, s’il employait parfois le truquage dans ses premières vues, il faisait aussi nombre de films d’où le truquage était complètement banni. Ce ne fut que lorsqu’il fut en possession de tous les procédés qu’il créa un à un dans ses vues mystérieuses, qu’il se lança dans les grandes compositions fantastiques qui le rendirent célèbre.
Jusqu’en 1899, les plus longues vues n’excédaient pas 60 à 70 mètres. Dès 1899, nous voyons apparaître, au n°109, Le Miroir de Cagliostro, et au n° 200, Neptune et Amphitrite, une des premières vues avec fondus, et une des premières scènes mythologiques. Puis, avec les n°206 à 217, nous voyons défiler toute l’affaire Dreyfus (reconstituée, comme on voit, bien avant les Allemands qui viennent de rééditer ce travail en 1929 !). Cette série, très importante, comporte : Dreyfus au conseil de guerre, l’Arrestation, l’Ile du Diable, l’Intérieur de la Palissade, Dreyfus mis aux fers, Le suicide du colonel Henry, Atterrissage de Dreyfus à Quiberon, Rencontre de Dreyfus avec sa femme à Rennes, L’attentat contre maître Labori, Les reporters au Lycée de Rennes, La Cour martiale à Rennes, La dégradation, Dreyfus partant au Bagne.
L’année 1900 est presque entièrement consacrée à des vues panoramiques de l’Exposition internationale de Paris. Pour cela, Méliès avait organisé un pied tournant de son invention. Les
n° de 245 à 261 sont une série ininterrompue de vues panoramiques, prises à l’intérieur de l’Exposition et, du haut du Trocadéro.
Cette année-là, il fit cependant le n°307-308, Coppélia ou la poupée animée ; 373, Phrénologie burlesque ; 397, l’éruption du Mont Pelé (Martinique), reconstitution, et 398, la Catastrophe du dirigeable Pax (reconstitution) ; puis 262-63, l’Homme orchestre, première vue avec 12 dédoublements du même personnage (lui-même), jouant de toutes sortes d’instruments, puis Jeanne d’Arc, reconstitution historique ; 298-305, Rêve de Noël, une splendide féerie ; 337-344, Le petit Chaperon Rouge ; 361-370, Barbe Bleue ; 382-83, L’homme à la tête en caoutchouc, étrange grossissement de sa propre tête, en la gonflant avec un soufflet ; 394-96, La danseuse microscopique, sortant d’un œuf de poule, première vue de ce genre ; 399-411, Le voyage dans la Lune, de célèbre mémoire, date de l’année 1901, ainsi que : 413-416, l’Homme-Mouche, première vue avec personnage grimpant sur un mur vertical ; 422-25, La chirurgie fin de siècle ; 426-29, Le voyage de Gulliver à Lilliput et chez les géants, première application, en grand, du truc créé dans la « danseuse microscopique » ; 430-443, Robinson Crusoé, parut en 1902.
A partir de ce moment, tout, en continuant à faire des drames, des comédies, des opérettes, des vaudevilles, des scènes comiques et des reconstitutions, Méliès commençait cette longue série de grandes pièces fantastiques qui lui assurèrent la célébrité. Faut-il citer, au hasard, celles qui eurent le plus grand retentissement dans le monde ? Il n’y a qu’à choisir dans son immense répertoire : Le cake-walk infernal, Les hallucinations du baron de Munchausen, Le royaume des fées, 30.000 lieues sous les mers, l’Empire de Neptune, Le Palais des Mille et une Nuits, Jack le ramoneur, Si j’étais le Roi ! Les 400 coups du diable, La conquête du Pôle, Cendrillon (en 45 tableaux), La fée Carabosse, Paris-Monte-Carlo en deux heures (faite pour les Folies-Bergères), La damnation du Docteur Faust, Le sacre
d’Edouard VII, etc., etc.
Nous ne pouvons les donner toutes, il y en a trop ; Méliès était un « producer » inépuisable.
En tout cas, il est aisé de voir que sur les 4.000 numéros de son catalogue, les vues à trucs n’entrent environ que pour un tiers de la production totale.
Nous terminerons cette étude, déjà longue, par quelques mots sur la très importante vue du Sacre d’Edouard VII, que Méliès fut chargé de reconstituer par la « Warwick Trading C° » de
Londres, l’interdiction de photographier à l’intérieur de l’abbaye de Westminster ayant été absolue. Ce fut un travail considérable, et il dut construire dans le jardin de sa propriété, à Montreuil, une grande partie de l’intérieur de la cathédrale, d’après les dessins qu’il dut aller prendre, sur place, à Londres, en même temps qu’il faisait exécuter tous les costumes et accessoires nécessaires, d’après des documents authentiques. Ce furent les maîtres de cérémonie de Westminster même qui vinrent à Montreuil régler la cérémonie, reproduction très exacte de la vraie. Le reste des cérémonies du sacre fut pris sur nature à Londres. Le public anglais acclama le couronnement, comme s’il se fût agi du souverain véritable, et les journaux britanniques de l’époque consacrèrent à cette vue des colonnes de louanges. Le roi eut même la curiosité de demander à Urban, directeur de la Warwick C° et agent de Méliès pour l’Angleterre, de venir donner la projection du sacre à son château de Windsor.
La cour et le roi, sachant qu’il ne s’agissait que d’une reconstitution, puisqu’il avait été impossible de photographier dans la cathédrale, furent émerveillés de la perfection de ce travail.
Edouard VII dit même à Urban : « Le plus fort de l’affaire, c’est que je me reconnais très bien, je reconnais la reine aussi, et si je n’étais sûr du contraire, je croirais que je nous vois nous-mêmes, en personne. » La vue comportait 300 personnages environ et revint à 80.000 francs, somme énorme pour l’époque. Mais la Warwick s’empressa, dans ses articles remis à la presse, d’exagérer fortement la vérité ; et on put lire que le sacre comportait 800 personnages et avait coûté 300.000 francs. Il est vrai qu’Urban était Américain, par suite, assez partisan du bluff, qui lui réussissait d’ailleurs fort bien.
Quoi qu’il en soit, ce fut un gros succès à l’actif de Méliès, mais, hélas ! nul n’est prophète en son pays, et un journaliste français écrivit dans Le Petit Bleu un article des plus grotesques, où Méliès, après s’être donné bien du mal pour produire une œuvre des plus sérieuses et éminemment artistique, se vit tout bonnement traiter de faussaire ! Voilà ce qu’il en coûta à notre inventeur pour avoir voulu, trop tôt, faire de la « reconstitution », alors que le public croyait encore que : « Du moment que c’est de la photographie, c’est que c’est vrai. » Cet article le fit pouffer de rire, cela va sans, dire, car aucun Anglais ne prit la vue du Sacre dans la cathédrale pour une supercherie, la Warwick l’ayant annoncée, à grand renfort de réclames et d’explications, sur la manière dont la cérémonie avait été reconstituée.
Nous ne pouvons résister au plaisir d’offrir au lecteur ce morceau de littérature ridicule qui montre bien à quelle incompréhension se heurtèrent souvent nos pionniers lorsqu’ils lançaient une application nouvelle du cinéma. Voici l’article, paru dans le n° 35 du lundi 23 juin 1902, dans Le Petit Bleu, que nous avons en notre possession :
« Edouard VII à Montreuil
« Couronnement truqué
« Salle du trône en toile peinte. — Simili-Majestés.
« La cérémonie historique. — Tournez la manivelle
« Messieurs les Anglais, on vous trompe ! et nous, tenons à vous le faire savoir, au risque de doucher votre enthousiasme de spectateurs émerveillés. ! La vérité avant tout !
« Oui ! l’on vous trompe, Londoniens, en vous annonçant que le jour même du couronnement de Leurs Majestés Edouard VII et Alexandra dans la célèbre abbaye de Westminster, vous pourrez contempler, de votre loge ou de votre fauteuil, dans un music-hall célèbre (l’Alhambra), la cérémonie historique, prise sur le vif, au moyen de la cinématographie, et immédiatement reproduite sur pellicule pour, votre joie.
« Certes, on vous montrera quelque chose, mais ce quelque chose sera — passez-moi le mot — « du chiqué », du trompe l’œil, du théâtre de banlieue. Edouard VII qu’on vous exhibera, solennel sur son trône, l’Alexandra gracieuse et grave qui prendra place à ses cotés, seront des figurants couronnés à Montreuil, dans une salle postiche, enrichie de toiles peintes et meublée de fauteuils en carton !… Vrai de vrai ! Nous avons vu le matériel dans le magasin aux accessoires de l’opérateur, qui n’en est pas à son coup d’essai en matière d’illusions. Cent cinquante artistes et figurants, revêtus de costumes authentiques, ont formé, sur tréteaux, à plusieurs reprises, sous la direction d’un ordonnateur des pompes royales, venu de Londres, la cérémonie du couronnement, et lorsque la « scène à faire » fut tout à fait au point, lorsque lords and ladies, pairs et pairesses, généraux et chambellans eurent manœuvré avec aisance et attrapé le chic anglais, le photographe tourna la manivelle de son cinéma et fixa sur une pellicule, une très longue pellicule, cette page d’histoire.« Oh nous affirme et nous nous faisons l’écho de ce bruit sous les plus expresses réserves, que S. M. Edouard VII est garçon brasseur au Kremlin-Bicêtre, et que S. M. Alexandra fut reine de féerie au Châtelet. L’opérateur, nouveau Cromwell, leur coupe la tête froidement, et y substitue celle des vrais acteurs : c’est indispensable pour la vraisemblance.
« Quant à l’aristocratie anglaise de Montreuil-sous-Bois, elle fréquente la « cour et le jardin » — car c’est en plein air que la comédie se passe — à raison de cent sous le cachet.« Tantôt le régisseur demande à son personnel de constituer un commando Boer et de prendre d’assaut un Kopje des Buttes-Chaumont, qui imite à s’y méprendre les retranchements naturels du Transvaal. Tantôt, on transmue ces passe-partout en brigands Macédoniens, ravisseurs de miss Stone.
« Le public qui voit évoluer les personnages, dans un cadre approprié, ou à peu près, est dupe du décor et de la mise en scène. Il est sûr, bien sûr d’avoir vu un combat au Transvaal, un enlèvement en Macédoine, un couronnement à Londres.
« Des mots, des mots ! s’écriait Shakespeare !
« Des gestes, des gestes, dit M…
« Et ça lui rapporte entre 4 et 10.000 francs la pellicule, quand il s’agit d’un événement unique et grandiose.
« Voilà le truc dévoilé. Et maintenant, MM. les Cockneys, allez au music-hall crier: hip, hip’, hurrah ! au King de Montreuil les pêches ! ! ! »
Et l’article n’est pas signé ; c’est dommage. Il eût été intéressant de connaître cet écrivain, qui découvrait, en 1902, que ce qui se fait en cinématographie n’est pas pris toujours sur nature. En tout cas, l’auteur aurait pu mieux se renseigner, car Méliès ne donna jamais aux figurants un cachet inférieur à 20 francs (100 francs aujourd’hui) ; ses artistes ne jouaient qu’au jour, entre midi et 3 heures, et non toute la journée, comme à présent.
La naïveté du journaliste avertissant les Anglais d’une supercherie, d’un « chiqué », dont la Warwick les avait loyalement prévenus d’avance, est vraiment cocasse, et Méliès, qui aime à rire, s’en amusa beaucoup.
Non signé (NDLR. mais vraisemblablement de Maurice Noverre, le directeur de la publication.)
NOTES
(1) 252, rue du Faubourg Saint-Honoré, Paris, 8e. Due aux travaux d’acoustique de Gustave Lyon et réalisée par les architectes Auburtin, A. Granet et Mathon, la Salle Pleyel est l’auditorium le plus parfait du monde et se prête merveilleusement à l’exploitation cinématographique. L’immeuble, inauguré le 10 octobre 1927, comprend les salles Pleyel (2.543 places), Chopin (509 pl.) et Debussy (150 pl.), soixante studios d’artistes, une galerie de peintures, un salon de thé-bar, de vastes magasins de pianos, une importante collection de souvenirs, etc.. La visite en est intéressante.
On sait que fondée en 1807 par Ignace Pleyel (1757-1831), élève de Haydn (1732-1809), la Maison Pleyel s’installa en 1838, 22-24, rue de Rochechouart (Paris-9°). C’est dans la salle aujourd’hui disparue de cette maison que Chopin. A. Rubinstein, Saint-Saëns, Debussy, etc., firent leurs débuts.
(2) Mmes Monique Chrysès, Vera Flory, Simone Mareuil. Hélène Hallier, Jane Hesling, Esther Kiss, Claudie Lombard, Ginette Maddie, Jackie Monnier, Suzy Pierson, Andrée Standard et Suzy Vernon.
Ami du Peuple, 16 décembre 1929, édition de 5 heures.
(3) « Devant nous, Mme Thuillier qui, sur les indications du cinéaste (Georges Méliès), coloria tous ses films, s’indigne de voir disparaître la technique de la couleur.
— J’ai colorié tous les films de M. Méliès, nous dit-elle. Ce coloriage était entièrement fait à la main. J’occupais deux cent vingt ouvrières dans mon atelier, je passais mes nuits à sélectionner et échantillonner les couleurs. Pendant le jour, les ouvrières posaient la couleur, suivant mes instructions. Chaque ouvrière spécialisée ne posait qu’une couleur. Celles-ci, souvent, dépassaient le nombre de vingt. Nous employions des couleurs d’aniline très fines. Elles étaient successivement dissoutes dans l’eau et dans l’alcool. Le ton obtenu était transparent, lumineux. Des fausses teintes n’étaient pas négligées.
— Et le public du cinéma Dufayel !
— Ne ménageait pas son enthousiasme. Ah! monsieur, Dufayel fut mon dernier client. Il exigea toujours des bandes coloriées à la main. Le coût en était plus élevé… De six à sept mille francs par copie, pour une bande de 300 mètres, et cela, avant la guerre. Nous exécutions en moyenne soixante copies pour chaque production. Le coloriage à la main grevait donc assez lourdement le budget des producteurs.
— Aujourd’hui, le métier se perd. Si j’avais eu le temps, je me serais occupée moi-même du coloriage des films destinés au gala Méliès.
— J’ai colorié les films de Méliès pendant quinze ans. Depuis 1897 jusqu’en 1912… »
L’Ami du Peuple (du soir). 13 décembre 1929. « Mme Thuillier nous rappelle… Le temps où le cinéma ne manquait pas de couleurs », par François Mazeline.
(5) Ami du Peuple, vendredi 20 décembre 1929, Au Gala de la Salle Pleyel. Allocution de Georges Méliès.
(6) Dans Pavillon fantastique, au milieu d’un décor où les couleurs les plus caressantes se succèdent sans difficulté, Méliès, vêtu d’un superbe costume Louis XIV rouge carmin, meurt inexplicablement dans une cage d’or à gauche, pour réapparaître doucement à droite dans le plateau d’une énorme balance. Il s’adonne à ce jeu périlleux de plus en plus rapidement et dans des circonstances et des décors de plus en plus compliqués, puis il fait apparaître entre les ailes d’un grand papillon né d’un petit nuage de fumée rose, le corps gracieux et joliment habillé d’une femme longue. Un autre papillon vient bientôt, également animé par une femme. Mais un feu d’artifice effrayant fait disparaître ces charmantes créatures. Contre une vaste toile d’araignée, une nouvelle fée est tapie,, autour de laquelle s’agitent dangereusement des sortes de bras de pieuvre.
Méliès a visé avec sa carabine l’apparition menaçante et il termine ces tableaux dont il semble à la fois fier et stupéfait dans les nuées d’un éden rose et or.
Le premier magicien du cinéma n’était pas à court de fantasmagorie.
J. G. A.
Ami du Peuple. 19 juillet 1929, « Un film de Méliès », par J. Georges Auriol.
(7) Voyez à ce sujet une excellente étude de Léon Druhot, parue dans Ciné-Journal, 21 mars 1930, sous le titre : « Une mauvaise action ».
Druhot démontre, avec sa logique habituelle, que les critiques agressives d’un jeune cinéaste hollandais reproduites par le journal Cinéma d’Anvers (26 février 1930) sont dérisoires. Il est à retenir que Georges Méliès est le fils d’un Français, d’ascendance espagnole lointaine, marié avec une jeune Hollandaise de Schevenngue (Hollande), Mlle Catherine Schueringh.
Le génie de Méliès est le fruit magnifique de trois races.
(8) En référence au Chien Andalou de Luis Bunuel. NDLR
Source : Ciné-Ressources / La Cinémathèque Française
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EN L’HONNEUR DE G. MELIES
paru dans Le Petit Journal du 20 décembre 1929
M. Mauclair, directeur du « Studio 28 » a eu la très heureuse idée d’organiser un spectacle capable de rappeler aux innombrables amis que le cinéma compte en 1929 le nom d’un homme, d’un Français, Georges Méliès, dont il n ‘est pas exagéré de dire qu’il est le créateur du spectacle cinématographique, comme les frères Lumière sont les inventeurs de l’instrument qui rend ce spectacle possible.
Mais alors que tous ceux qui aiment le cinéma, tous ceux qui en vivent, tous ceux qu’il a enrichis connaissent les noms de Louis et Auguste Lumière, celui de Méliès est tombé dans l’oubli. Et pourtant qu’est-ce que Georges Méliès n’a pas fait pour le cinéma français.
Jugez-en : en 1895, lorsque naquit le cinéma, G. Méliès donnait au petit théâtre Robert-Houdin, sis boulevard des italiens, des séances de magie blanche, d’illusionnisme et de prestidigitation.
Comprenant toute l’importance — et tout l’attrait — de l’invention des frères Lumière, il transforma son petit théâtre en salle de projection. Mais comme les films dont il composait ses programmes ne répondaient pas à ses désirs et que, d’autre part, ils n’étaient pas assez nombreux, il se fit son propre fournisseur. Il fit construire à Montreuil un studio et y réalisa des films dont il était à la fois le scénariste, le décorateur, le metteur en scène et l’interprète. Sa compréhension — sa divination, devrait-on dire — des possibilités de l’appareil de prise de vues cinématographiques était telle qu’en quelques mois il imagina tous les procédés techniques que nous désignons sous le terme général de « truquages », découvrit le moyen de les rendre utilisables et les mit si parfaitement au point qu’ils n’ont pour ainsi dire fait, depuis lors, aucun progrès.
Ces efforts furent récompensés d’un succès tel qu’en 1905 il ouvrit à New-York une succursale dont il confia la direction à son frère. Mais le gouvernement américain ayant compris quelle force représente le cinéma, conféra à Edison le monopole du cinéma sur tout le territoire des Etats-Unis. Et puis ce fut la guerre. Successivement, G. Méliès vit sa maison d’édition ruinée, perdit son studio et son théâtre et, pour gagner sa vie, fut obligé de tenir une boutique de jouets et de confiserie dans une gare parisienne.
Ainsi Georges Méliès a fondé en 1897 la Chambre syndicale française de la Cinématographie : qu’ont fait pour lui ses successeurs à qui il a permis de faire fortune ?
Il a été obligé de fermer la maison qu’il avait ouverte à New-York parce que le gouvernement américain n’a pas voulu qu’un moyen d’action aussi puissant fût exploité sur le territoire de l’Union par un étranger ; qu’ont fait pour lui les directeurs de firmes américaines si largement accueillies en France ?
Il a démontré — la soirée organisée par M. Mauclaire, qui nous permet de revoir quelques-uns des films qui firent les beaux soirs du théâtre Robert-Houdin ne peut sur ce point laisser le moindre doute — que l’appareil de prise de vues cinématographiques n’était pas seulement un moyen d’enregistrer la réalité, mais qu’il permettait, au contraire, les plus belles incursions dans le domaine de la fantaisie et de la fantasmagorie ; qu’ont fait pour lui les auteurs de films de qui il est le doyen et le maître et les auteurs dramatiques qui viennent de s’annexer le cinéma, sous le juste prétexte qu’il est un spectacle ? Sans parler des services qu’il a rendus à l’expansion de l’esprit français par la diffusion à travers le monde des innombrables films qu’il a réalisés de 1908 à 1914…
« Sic vos non vobis œdificatis aves ” a écrit le poète latin : « Ainsi vous faites des nids, oiseaux / et ce n’est pas vous qui en profitez ! » Georges Méliès, qui a certainement des souvenirs classiques, doit se consoler en murmurant ce vers et les trois autres qui le suivent « Sic vos non vobis…” pendant qu’il enveloppe dans un papier de soie les sucres d’orge que lui achètent les petits voyageurs dont la gourmandise le fait vivre.
René Jeanne
Deux dates du cinéma : Mélès et Forfaiture
paru dans Les Nouvelles Littéraires du 28 décembre 1929
C’était, l’autre jour, à la salle Pleyel, un bien curieux spectacle que de voir, réunis au cours d’un même programme, les ouvrages de Méliès et le célèbre film de Cecil B. de Mille : Forfaiture. Soirée charmante et mélancolique. Le cinéma a pris de l’âge ; il commence à se fabriquer une tradition, à composer l’histoire de ses époques, à discerner ses primitifs, ses classiques, ses romantiques, déjà même ses décadents. Les vagissements brutaux du film parlant relèguent toute une période dans le passé ; il semble que nous ayons besoin de nous recueillir, de rassembler notre mémoire, avant de tenter cette aventure trouble des talkies, dont il ne sortira peut-être rien, qui nous dotera peut-être d’un extraordinaire instrument d’expression, parfaitement accordé à la vitesse, à l’abstraction, au besoin de frapper fort et puissamment qui caractérise notre siècle, à sa manière vulgaire et directe d’accumuler les moyens et d’économiser les transitions. Vulgarité qui nous choque actuellement, mais qui, si elle réussit à atteindre ce style simple et collectif qu’elle cherche, constituera une sorte de classicisme démocratique, un art de masse.
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Mais revenons à Méliès. Celui-ci appartient à la période du cinéma que l’on pourrait nommer illusionniste. Il tournait en cinq jours, pour Dufayel, de petites bandes à trucs, imitées des féeries du théâtre Robert-Houdin, d’où il sortait. Il construisait lui-même ses appareils, ses décors, jouait les principaux rôles, imaginait les scénarios. Ses petites bandes, le Voyage dans la Lune, Les quatre cents coups du Diable, Le Juif Errant, sont des merveilles d’ingéniosité.
Il ne s’occupait que de divertir, entre 1905 et 1910, les enfants et de retenir, si possible, les parents. Il avait pour mécène intéressé (mais un mécène ne fait-il pas toujours, au fond, une affaire de publicité ?) ce Dufayel qui a été le Napoléon de la vente à tempérament, le Roi Soleil, si l’on peut dire, de la salle à manger Henri II payable en dix-huit mois. Le septième art, le cinéma, sort d’un grand magasin, comme la tragédie grecque des fêtes de Bacchus, comme le Mystère de la Passion de la cathédrale et de la liturgie. Et, en vérité, le grand magasin où l’on vend tout en série, n’est-il pas, avec le garage, le lieu caractéristique de notre époque, ne remplit-il pas le rôle que tiennent en Orient le caravansérail et le souk d’où naquirent les Mille et une nuits ?
De plus, pour nous Français, Méliès mérite le rang de héros national. Il représente notre temps de gloire. Nous surpassions à son époque, et grâce à lui, le monde entier. Notre pellicule régnait sans conteste ; ni les Allemands, ni les Américains ne pouvaient se considérer comme nos rivaux ; nous avons bien lâchement cédé la main depuis et ce sont d’assez tristes consolations, que celles qu’on déniche sous la poussière des ans.
Du moins les petits films si aimablement peinturlurés du lustre Dufayel se voient-ils toujours avec plaisir, avec émotion. Leur auteur possédait évidemment le génie du cinéma, un génie pur que ne souillaient aucune littérature, aucune ambition esthétique. Une certaine grâce dansante et féerique, un poésie populaire, celle qui fait le charme des foires, des images d’Epinal, des cartes postales en couleur, une ingénuité très adroite nous ravissent à la projection de ces courtes bandes.
Quant à la technique, elle est prodigieuse. Méliès a tout devancé ; la surimpression de la montée du Calvaire devant le Juif Errant présage nettement la Charrette Fantôme ; la Chevauchée de la haridelle à travers les signes du zodiaque annonce ce film fantastique que nous attendons et qui n’a pas encore été tourné ; Métropolis se trouve prévu et, déjà, avec de si petits moyens, surclassé par l’évocation des machines et de l’obus lunaire. Les évolutions d’une escadrille d’avions témoignent d’une prescience étonnant de la prise de vue en plein vol.
Qu’un simple artisan, une sorte de bricoleur enfantin, travaillant pour fabriquer des attractions de bazar, ait mené si loin les recherches d’un métier nouveau, a élevé, inconsciemment, les assises d’art, ait achevé, en quelques années ou presque sans appui matériel, le vocabulaire du cinéma, voilà de quoi confondre notre jugement et enseigner, si possible, la modestie à nos cinéastes qui bouleversent aisément le monde de leurs proclamations sans efficacité qui brûlent tant de millions et de dithyrambes dans le vide. Puissent les ouvrages de Méliès, la Ligne générale d’Eisenstein, ces deux points extrêmes de l’évolution du cinéma muet, travaux d’artisans qui ne connaissent pas leur grandeur, servir de remède à cette boursouflure, à cette inflation publicitaire commerciale, esthétique qui nous étouffent, et ramener les esprits à l’application et l’humilité.
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Alexandre Arnoux
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Pour en savoir plus :
Le site officiel de l’association « Cinémathèque Méliès – Les Amis de Georges Méliès ».
Le site officiel de Georges Méliès.
La page Facebook Georges Méliès.
Le cycle « MAGIC MELIES, aux sources des effets spéciaux » à la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé jusqu’au 3 janvier 2017.
Extrait 1 de la version restaurée du Voyage dans la lune (2011)
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Extrait 2 de la version restaurée du Voyage dans la lune (2011)
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Extrait 3 de la version restaurée du Voyage dans la lune (2011)
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Extrait 4 de la version restaurée du Voyage dans la lune (2011)