Le nouveau cycle, consacré à un réalisateur français, de la Cinémathèque française débute le 5 avril et dure jusqu’au 29 avril 2017. L’honneur cette fois-ci revient à Jacques Becker, l’un des plus importants de sa génération. C’est également l’un des cinéastes mis en avant dans le documentaire Voyage à travers le cinéma français de Bertrand Tavernier, qui vient de sortir en DVD chez Gaumont. Goupi Mains Rouges est son second film et c’est déjà son premier succès, le quatrième film français depuis 1940 au niveau des entrées d’après cet article de Comoedia.
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Vous pourrez lire ci-dessous la totalité des articles parus dans la revue collaborationniste Ciné-Mondial en 1942 et 1943 dont cet article de Pierre Leprohon. Nous avons rajouté également une brève parue dans Comoedia en octobre 1942 sur le tournage du film ainsi que la chronique d’Arthur Hoérée paru à la sortie du film, au Madeleine-Cinéma, en avril 1943.
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Finalement, Jacques Becker et Pierre Véry recevront le Grand Prix du cinéma de la Société des Auteurs Dramatiques et Compositeurs Musicaux (la SACD) doté d’un prix de 10 000 francs selon l’article de Paris-Soir du 9 mars 1944 ou de 15 000 francs selon celui du Matin du même jour.
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Signalons que comme Edmond Gréville (le 20 juin), Marcel Carné (le 18 août 1906), Jacques Becker est également né en 1906 (le 15 septembre).
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Bonne lecture !
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Le “Parlant” qui a brisé la carrière de Schutz
…lui rend sa chance dans un rôle de muet
paru dans Ciné-Mondial du 28 Août 1942
…II y a Goupi-Mains-Rouges, paysan un peu sorcier que l’on tient pour responsable de tous les malheurs qui s’abattent sur le pays, et son neveu, Goupi-Tonkin, un rêveur dont le soleil des tropiques a quelque peu tourné la tête et qui passe sa vie à évoquer le souvenir de ses campagnes…
Il y a Goupi-Monsieur, qui a rompu avec le pays natal, et Goupi-Muguet, la jeune fille charmante et fraîche… Il y a encore Goupi-Mes-Sous, l’avare ; Goupi-Dicton, qui ne parle que par maximes, et le vieux Goupi-l’Empereur, l’héritier de l’enthousiasme bonapartiste…
Cette étrange famille, aux personnages si curieusement « typés », s’animera prochainement dans l’adaptation du célèbre roman de Pierre Véry : Goupi-Mains-Rouges, dont Jacques Becker commencera la réalisation en octobre.
Plusieurs des interprètes sont déjà choisis. Blanchette Brunoy incarne la charmante Goupi-Muguet ; Fernand Ledoux sera Goupi-Mains-Rouges, et Le Vigan, qui fera là une composition intéressante, sera Goupi-Tonkin. Goupi-Monsieur sera incarné par Georges Rollin et Goupi-Dicton par René Génin. Enfin Goupi-I’Empereur aura pour interprète un vieil acteur du muet, Maurice Schutz, dont la carrière avait été brisée par le parlant.
Il fut pourtant autrefois le héros d’innombrables films. Quelques silhouettes — celle de Paganini dans la Symphonie Fantastique (de de Christian-Jaque en 1941), un gros plan émouvant dans le documentaire de René Hervouin, Notre-Dame de Paris — avaient rappelé le souvenir de ce vieil artisan du film… Dans Goupi-Mains-Rouges, il jouera le rôle d’un centenaire à peu près aphone, qui cache un magot convoité àprement par ses héritiers…
Pierre Leprohon
Signalons que curieusement cet article n’est pas illustré d’une photographie de Maurice Schutz !
Voici l’affront réparé grâce au site BDFF (lien) que nous remercions au passage.
Du temps du muet, Maurice Schutz avait joué sous la direction de Germaine Dulac, René Clair, Abel Gance et même dans La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer.
En Charente avec Goupi Mains Rouges
paru dans Ciné-Mondial du 27 Novembre 1942
Dans ce coin de campagne charentaise où la troupe de Goupi-mains rouges, orientée par le metteur en scène Becker, a transporté ses pénates, en même temps qu’on découvre un ancien garçon de bureau de Charles Maurras devenu cultivateur, on voisine avec un fermier à la fois millionnaire, mais terriblement âpre au gain et si éloigné de la civilisation qu’il fallut les gens de cinéma (dont il ne sait rien d’ailleurs) pour lui faire connaître l’électricité…
Qui donc a parlé de l’instruction obligatoire, des bienfaits du progrès, de la civilisation mise à la portée de tous par la démocratie ?
Ce millionnaire paysan moisit plus littéralement sur son fumier que Job… Et la pauvre petite servante, une « champi » de quatorze ans, de la vie ne connaît que les amertumes, souffreteuse, atrophiée et ayant déjà subi de la part des routiers et des goujats les pires avanies. C’était bien évidemment le cadre qui convenait au dur roman de Pierre Véry.
Et c’est ainsi qu’en ce coin perdu, sans chemin de fer ni aventure civilisée d’aucune sorte pour occuper leurs loisirs ou meubler les absences du soleil, les artistes n’ont eu d’autre ressource que de revenir tout uniment à la terre… On s’aperçoit que Le Vigan, Blanchette Brunoy, voire le gendarme Pérès, y excellent. Quant à Fernand Ledoux, nous l’avons vu, tout comme un gars attaché à la glèbe, changer la litière des vaches tandis que Germaine Kerjean préparait dans un château de misère la popote avec une soupe aux choux fumante et des châtaignes cuites dans la cendre.
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Non signé.
(Les photographies sont crédités : Photos Minerva. NDLR)
UN ENVOUTEMENT
Robert Le Vigan, hors-la-loi aurait pris la fuite…
paru dans Ciné-Mondial du 22 Janvier 1943
Une cabane en pleine forêt. Aux murs, des fusils de chasse et des oiseaux empaillés révèlent la passion de son habitant. Mais il en a une autre, s’il faut en croire les on-dit de la famille Goupi, « Mains-Rouges » fait des envoûtements et jette des sorts. Et voici, en effet, les chauves-souris clouées aux portes, les figurines piquées d’épingles, tout l’accessoire habituel du magicien champêtre…
Dans cette cabane, deux hommes sentent le poids d’un crime qui vient de troubler la famille, La tante Goupi-Tisane a été assommée à coups de bâton. Les soupçons pèsent sur Tonkin, un exalté que hante le souvenir des colonies et qui rêve d’y repartir bientôt.
Mais tandis qu’il discute avec Mains-Rouges, un brigadier de gendarmerie parait au seuil de la cabane. Goupi-Tonkin bondit vers l’homme et, par un vigoureux coup de tête en pleine poitrine, le repousse au dehors. Mains-Rouges arrive à la rescousse, maintient la porte, permettant ainsi à Tonkin d’enjamber la fenêtre pour fuir dans la forêt.
Scène muette mais violente que Le Vigan joue avec conviction. A la seconde répétition, l’ardeur des adversaires est telle que la porte du décor craque avec un bruit sec. Quant à Pérès, le gendarme, il supporte le choc avec vaillance, n’en étant pas à son coup d’essai.
Jacques Becker termine à Epinay Goupi Mains-Rouges, un curieux film d’atmosphère paysanne, avec Fernand Ledoux, Goupi-Mains-Rouges ; Rollin, Goupi-Monsieur ; Blanchette Brunoy, Goupi-Muguet, et de nombreux autres acteurs.
Goupi Mains-Rouges, drame de la terre, drame de l’amour
paru dans Ciné-Mondial du 9 Avril 1943
Jacques Becker, ce jeune et déjà célèbre metteur en scène, ancien assistant de Jean Renoir, qui nous donna il y a quelques mois « Dernier Atout », s’est attaqué à une tâche difficile, très difficile, qu’il a magnifiquement réussie. Il s’agissait de nous montrer le paysan chez lui, dans sa vie intérieure, avec les lois de sa terre, et…
Mais ne poursuivons pas, l’opinion du comédien dont le nom s’inscrit en premier sur le générique, dont le personnage sert de titre au film, importe plus que tous les discours à un journaliste.
Ce comédien, c’est Fernand Ledoux ; son personnage : Goupi Mains-Rouges.
— Nom étrange, sourit Ledoux, mais qui le sera beaucoup moins lorsque vous saurez que tous le village est habité par les Goupi. Pour les distinguer, un seul moyen : les sobriquets.
Et il poursuit, le sourire aux lèvres, l’oeil éclairci par le souvenir des moments qu’il a vécus en Charente aux moissons dernières.
— Pendant un mois, nous avons partagé la vie d’un fermier de Villeboy-la-Villette, qui avait mis à notre disposition ses oies, ses vaches, ses chevaux, ses instruments aratoires, etc. Notre travail fini, nous aidions à rentrer le blé, et nous nous identifions presque aux personnages que nous représentions. Nous en gardions jusqu’aux costumes. Grâce à Goupi Mains-Rouges et à ses cousins, une ferme isolée de tout, où l’électricité n’arrivait même pas, se trouve d’un coup modernisée, et joue un rôle de vedette dans ce film, apologie du cinéma français et de son attachement à sa terre.
— Les Goupi sont des paysans durs et âpres au gain, ajoute Ledoux. Ils sont divisés en deux camps : ceux qui honorent le travail et les traditions : Génin et Line Noro ; ceux qui sont tentés par l’aventure : Le Vigan et moi-même, qui suis l’homme de la forêt et de la rivière. Au-dessus de ces clans, plane l’ancêtre, le centenaire, surnommé l’Empereur : Maurice Schutz.
— Que pensez-vous du film ?
Après un instant de réflexion :
— Je crois que nous avons tourné là une œuvre essentiellement française, qui marquera une étape. Becker s’est efforcé de faire vivre une famille de paysans. Il a fui l’accent, les paysans régionalistes, et s’est attaché à l’intérieur de ces esprits pesants, l’aspect extérieur passant au second plan… Ainsi il peut nous montrer un Goupi à son retour de la ville, paraissant gauche, « fabriqué », alors qu’à Paris il semblerait normal. Petit a petit, l’atavisme joue et ce Goupi-là (Georges Rollin) est repris par la terre et par sa famille puisqu’il épouse sa jeune cousine, Muguet. Tous se disputent, mais lorsqu’un danger extérieur se manifeste, ils se resserrent tous autour d’un même idéal : la terre.
Et concluant Mains-Rouges, pour l’appeler par son sobriquet, précise :
— Dans ce film, il n’y a pas de vedettes. « Personne ne peut tirer la couverture. » Nous avons fait avant tout un travail d’équipe, beaucoup plus utile au cinéma que n’importe quelle publicité. Pour ma part, j’ai l’impression que nous avons bien travaillé pendant les trois mois qu’ont duré les prises de vues. Dans quelques jours, le public pourra juger par lui-même.
Mais nous, qui avons vu, déjà nous prévoyons le plus mérité des succès.
Guy Edard
Goupi Mains-Rouges par Pierre Leprohon
paru dans Ciné-Mondial du 16 Avril 1943
Pour le paysan , il y a la terre c’est-à-dire l’argent et la famille. Intimement liés l’un à l’autre, dépendant l’un de l’autre, Ils constituent les réalité immédiates. Au delà, tout la reste est secondaire. On ne le conçoit qu’en fonction de ces deux choses essentielles. On ne l’accepte que s’il les sert. Le roman de Pierre Véry, « Goupi-Main Rouges », est bâti tout entier sur ce fait. L’argent est le support du drame, la famille est celui du cadre. En l’adaptant lui-même pour l’écran, l’auteur a gardé cette idée primordiale. Il a modifié quelques circonstances et changé quelques noms. Mais il a eu soin de conserver les mobiles et les caractères. Voilà du travail bien fait !
Le drame, ce n’est pas notre tâche, de le raconter ici. Il est solidement bâti et quoique le vol et le crime y tiennent leur place, il s’écarte du policier comme de tout genre trop bien défini. On l’aime mieux ainsi. Les effets de surprise n’y sont pas une condition première d’intérêt. Celui-ci est ailleurs et plus durement accroché. Mais il y a des caractères.
Ceux du roman, d’abord, et ceux du film ensuite. Ce sont les mêmes, certes mais en prenant forme et visage, Ils ont singulièrement accru leur pouvoir, leur vie. On ne se contente plus de les évoquer ; on les voit, on les touche. On les comprend mieux, même en ce qu’ils ont de plus âpre, d’un peu hors nature. On les saisit en pleine crise et l’on est presque tenté de les absoudre.
Car c’est une singulière famille, que ces Goupi. Divers, opposés même, ayant les uns pour les autres plus de haine que d’amour, et pourtant fermés à tout ce qui n’est pas des Goupi, formant bloc quand il s’agit de faire front contre l’étranger.
« Au commencement de tout, était Goupi Besace, le sans feu ni lieu, l’homme de la route… », écrit le romancier. Le survivant de cette première lignée, c’est Goupi-l’Empereur, le blessé d’Isly, l’homme au magot. Autour de lui, voici les descendants, veillant sur le centenaire et son fameux secret : « Goupi-la loi », un gendarme retraité, « Goupi-Dicton », un homme bonasse qui ne s’exprimait guère que par proverbes ; « Goupi-Tisane », une vieille fille autoritaire qui avait pris la direction de la maison à la mort de la femme de Dicton — et son frère, Goupi-Mes-Sous, un épargneur qui tenait une auberge avec sa femme, Goupi-Cancan, appelée ainsi parce qu’elle était le journal parlé du canton : une bavarde finie.
« En revenant à la branche cadette, qui ne portait guère que de drôles d’oiseaux, on arrivait à Goupi-Mains-Rouges n°2, désigné de la sorte parce qu’il était le portrait craché du Mains-Rouges de la Révolution. » Et voici encore Goupi-Tonkin. « Mauvaise tête, cervelle brûlée, Tonkin avait fait son service aux colonies et en était revenu avec une peau couleur de safran, des yeux jaunes, un foie délabré, des accès de paludisme,- qu’il lui fallait couper à grand renfort de quinine. »
« Enfin, Goupi-Muguet, fille de Dicton, à l’extrême pointe de la branche aînée », et Goupi-Monsieur, élevé à Paris, le seul citadin de la famille. Ajoutez-y la servante et son fils, un grand gars un peu simplet, tellement accrochés à la famille qu’on les appelle Marie des Goupi et Jean des Goupi.
Tels sont les acteurs du drame. Ils ne le créent pas. Ils le portent en eux. Et c’est le premier mérite de ce film qui en a tant d’autres, que de rendre sensible cette cohésion entre les personnages, l’intrigue, le décor. Jamais sans doute en France, un film paysan n’a été traité avec un tel accent d’authenticité. Nous voici loin par là, on le devine, des bergeries. C’est dur, amer, mais solide et humain. C’est mieux que de l’art de composition ; c’est la vie dans sa brutalité !
« Goupi-Mains-Rouges » est l’œuvre d’un jeune réalisateur, Jacques Becker, qui, à vrai dire, nous avait déjà donné avec « Dernier Atout » un film de classe. Dans un style absolument différent, mais plus sûr encore, il atteint ici à une sorte de perfeetfon technique qui témoigne d’un métier, de dons exceptionnels. Rien dans tout cela qui sente le fabriqué, l’artificiel. Pas une bavure, pas un effet chargé, si la scène ou le personnage ne l’exige. Il faudrait également parler du jeu des acteurs. Ou plutôt il n’y a à parler ni de jeu, ni d’acteurs. On n’a pas coutume de voir des rôles coller aussi parfaitement aux personnages. Il faut les citer tous, car ils y sont également remarquables dans ce ton de vérité extérieure et de puissance psychologique. Fernand Ledoux, excellent ; Georges Rollin, Le Vigan, René Génin, Maurice Schutz, Albert Rémy, Germaine Kerjean, Marcelle Hainia, Guy Favières, Arthur Devère, Line Noro, Pérès et enfin Blanchette Brunoy, charmante, mais elle aussi, paysanne, et qui n’a jamais été si juste.
Pierre Leprohon
Critique de Goupi Mains-Rouges par Didier Daix
paru dans Ciné-Mondial du 23 Avril 1943
Dur comme le crâne de ces paysans âpres au gain mais durs à la peine, têtu comme eux, solide comme leurs bras ; rude comme leur coeur, dépouillé de toute sensiblarderie, de toute flagornerie, de toute fioriture, tel apparaît ce film immense et d’une résonance rarement entendue. Ainsi, en deux coups d’ailes — deux films — Jacques Becker, le néophyte, rejoint les plus grands et s’installe, en égal, parmi eux.
Certes il n’est pas le seul artisan de cette réussite qui nous fait reprendre espoir dans les destinées du cinéma français. Pierre Véry a adapté son propre roman avec une habilité, une intelligence, une précision qui portent leurs fruits, et son dialogue est écrit d’une langue riche, vivante, colorée, juste. De même l’interprétation intégralement parfaite apporte l’étonnant appoint de son implacable homogénéité. Mais le réalisateur imprimé au film sa personnalité, il a su le doser doucement, le conduire sûrement et lui donner une unité de ton qui en fait un tout compact et fortement cimenté. Partout on décèle sa présence, on subit son emprise, dans chaque phrase et jusque dans le jeu des artistes. Il apparaît comme l’animateur qui, du plus profond de l’écran, dirige, actionne et anime les marionnettes qu’il tient au bout de ses deux mains. Dans “Goupi Mains-Rouges“, il n’y a pas un auteur, un réalisateur et des interprètes aux possibilités diverses. Il y a un film.
La pittoresque famille des Goupi imaginée par Pierre Véry et qui, par sa perfection même, dépasse le dessein de l’auteur qui était — si l’on en croit le titre — de ne se pencher que sur un seul de ses membres et de le détacher des autres, forme à elle seule un seul et même personnage, personnage tentaculaire de cette histoire cruelle, dure et comme aiguisée, mais dans laquelle le comique sait, à temps, apporter l’apaisement aux nerfs tendus.
J’ai dit la surprenante cohésion de l’interprétation, les individualités n’y ont pas de place. Il y a un ensemble et il est impossible de louer l’un plutôt que l’autre. Tous sont égaux dans le succès et on ne peut que citer et admirer en bloc Fernand Ledoux, Georges Rollin, Germaine Kerjean, Le Vigan, Arthur Devère, Blanchette Brunoy, Line Noro, René Génin, Marcelle Hainia, Maurice Schutz, sans que cet ordre même constitue une hiérarchie.
Didier Daix
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Jacques Becker tourne « Goupi-mains-rouges »
paru dans Comoedia du 31 octobre 1942
Le château de Villebois-Lavalette domine une immense étendue de prairies, de forêt, de vallées et de coteaux charentais. Son style mélangé (mi-douzième mi-Louis XIII : le roi y passa une nuit avec Anne d’Autriche) s’augmente actuellement du « style cinéma », c’est-à-dire que l’on peut apercevoir dans la cour du château des camions d’enregistrement sonore, que des hommes en pull-over arpentent le chemin de ronde, et que des script-girls en pantalon et en souliers de ski se promènent avec des serviette bourrées de papiers sous le bras !
C’est dans ce très beau cadre de l’Angoumois que Jacques Becker qui fit « Dernier Atout » est venu tourner son nouveau film : « Goupi-mains-rouges ». Il s’inspire du livre connu de Pierre Véry portant ce titre et dont l’action se déroule précisément dans cette Charente que l’auteur connaît bien puisque c’est son pays !
Après quinze jours de soleil satisfaisant. metteur en scène, auteur et interprètes, doivent regagner Paris demain. Mais nous sommes allés jusque dans leur tanière de Villebois-Lavalette, saisir sur le vif leurs démêlés avec les Goupi.
A Tournessou, village de l’Angoumois.
Le hameau dans lequel tourne Jacques Becker s’appelle Tournessou. L’auteur lui-même n’aurait pas trouvé mieux pour loger ses curieux Goupi !
Là tous les interprètes mènent depuis quinze jours la vie champêtre. Ledoux scie du bois, entre deux prises de vues ; Blanchette Brunoy trait les vaches ; Georges Rollin fait des promenades romantiques sous les châtaigniers, endimanché dans son complet de Goupi-monsieur ; Le Vigan donne des coups de gourdin aux arbres et « redresse le paysage”, comme disait en sa jeunesse Léon-Paul Fargue en administrant des coups de canne à tous les platanes du boulevard Montparnasse.
Dès mardi prochain Tournessou sera installé au studio d’Epinay avec toute sa cargaison de Goupi : alors commenceront au coin du feu des protecteurs les veillées de l’étrange famille,
Non signé
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Critique de Goupi Mains-Rouges par Arthur Hoérée
paru dans Comoedia du 23 Avril 1943
Chronique des films par Arthur Hoérée
GOUPI MAINS-ROUGES
( Madeleine)
Que penseriez-vous d’un lecteur qui lirait le tome II d’un roman avant le tome I, d’un spectateur arrivant en matinée au second acte d’une pièce, et attendrait la soirée pour voir le premier ? C’est pourtant le lot de bon nombre de cinéphiles, soumis au régime du spectacle permanent. Les films sont-ils d’une essence si médiocre — simple divertissement que l’on prend à mi-route, voire à rebours, comme numéro de music-hall — ses usagers constituent-ils un public si peu exigeant, si facile qu’on puisse s’accommoder d’un tel état de chose ? Il est des bandes (ce sont probablement les meilleures) qu’il est indispensable de voir dès la première image, si on en veut goûter toutes les qualités, les vertus, l’essence. Un film comme les « Visiteurs du soir » n’avait de sens que pour autant qu’on avait assisté aux trois premières minutes de la projection ; car elles contenaient, en puissance, tout le développement de l’action comme aussi la clé de son articulation dramatique.
Et parmi les nombreuses lettres que m’a values l’œuvre de Carné, la majorité s’insurgeaient contre la pratique du permanent. N’ayant pu assister au début de « Goupi-Mains-Rouges », il m’a bien fallu constater que le nouveau film de Becker me laissait hésitant, dérouté que j’étais et par son style qui s’imposait à moi sans nécessité, et par la psychologie de ses personnages outrés, dont l’étrangeté, les réactions m’échappaient.
J’ai revu « Goupi“. le lendemain : mon impression a été excellente. S’il suffit d’extraire une pierre d’un édifice pour le voir s’écrouler, c’est que sa construction est un chef-d’œuvre de logique, de déduction, de sobriété. Chaque pierre y joue le rôle de clé de voûte : un style sans cheville, ni épithètes oiseuses. Omettez les prémices et le film n’a plus de sens, tant son développement est rigoureux, chaque image primordiale.
C’est le signe de I’oeuvre forte, solidement charpentée, dense de pensée, concise dans son expression. Jacques Becker en est presque à ses débuts. Après « L’Or de Cristobal », il tourne «Dernier atout », dont la vivacité, la fermeté dans la conduite de l’action avaient frappé. Et voici « Goupi » qui, après des promesses, certes substantielles, nous apporte l’œuvre de choix. Coup d’essai qui est un coup de maître. La distance est grande qui sépare ces deux derniers films, et les genres sont à l’opposé. Pareille réussite est le signe d’un grand talent, d’un authentique tempérament de cinéaste.
On connaît le roman de Véry, qui campe l’une de ces familles paysannes, où l’âpreté le dispute au pittoresque, pour qui un sou est un sou, dont les caractères taillés dans l’écorce la plus rude s’accommodent mal de la fantaisie rêvassière de l’adolescence, où le gendarme est tenu quelque peu pour suspect, et le plus possible écarté des affaires personnelles. La famille comporte un arrière-petit-fils, Goupi-Monsieur (Georges Rollin), vendeur dans un grand magasin à Paris et rappelé au village auprès de son père, Goupi-Mes-Sous (Arthur Devère), qu’il a à peine connu. Le but de ce rappel ?
Epouser la cousine Muguet (Blanchette Brunoy) que courtise Tonkin (encore un Goupi). qui a rapporté des Colonies les fièvres et la nostalgie du soleil dur.
Il accueille fort mal, aidé en cela par Goupi-Mains-Rouges (Fernand Ledoux), le prétendant qui devient son rival.
Monsieur tombe d’ailleurs en plein drame. L’aïeul, L’Empereur, est à l’article de la mort, la tenancière du cabaret est bientôt trouvée assassinée dans le bois, et le magot, dont L’Empereur connaissait seul le secret, a disparu. Monsieur est tout de suite soupçonné par son père qui entend mener l’enquête sans prévenir la gendarmerie. Tout finit par s’éclairer, le coupable est châtié, le mariage désiré se fera. L’action en soi n’a, d’ailleurs, qu’une importance secondaire. Elle n’est que le fond sur lequel jouent les personnages tous fortement dessinés.
Et c’est ici qu’apparaît le talent de Jacques Becker qui est aussi l’adaptateur du film. Il ne suffit pas de disposer d’un bon sujet, d’un livre aussi haut en couleur que celui de Pierre Véry pour garantir la réussite. Il s’agit de transformer la matière littéraire en expression d’écran. Le traitement cinégraphique de la donnée, voilà qui est essentiel. Le réalisateur en a le sens le plus aigu. Sans doute s’agit-il, ici, d’une galerie de portraits, de portraits poussés parfois à la caricature ; mais le trait reste juste, malgré le style appuyé, le caractère vraisemblable, malgré l’outrance. Monsieur ne quitte, au début, ni son imperméable, ni sa valise qu’il trimbale, dans ce milieu paysan, comme les inutiles attributs de la grand-ville.
La façon dont il subit peu à peu le climat campagnard est rendu à souhait : cravate dénouée, chemise entrouverte, manches relevées, sourire détendu. Ce n’est là qu’un détail parmi cent autres ; mais il frappe. Tonkin (Le Vigan) est le type de l’exalté, ivre d’espace. Sa mort en fuyant jusqu’au faîte d’un arbre est un magnifique morceau de cinéma, sans doute filmé avec adresse, mais dont la beauté plastique reste gravée dans la mémoire. Il y a aussi L’Empereur (Schutz), le centenaire qui époussette lui-même le buste de Bonaparte et qui réclame sans cesse sa « lichée » de vin rouge. Il y a encore Goupi-la-Loi, ancien gendarme, maniaque du tir à la carabine ; Tisane, acariâtre ; Mes-Sous, qui séquestre son fils qu’il traite d’assassin et de voleur ; Mains-Rouges, taciturne, l’intelligent de la famille.
Le récit, bien conduit, comme incertain au départ, s’affirme de plus en plus et relie fort habilement quelques scènes de genre d’une belle venue. L’enterrement campagnard est typique en ce sens comme aussi l’interrogatoire par le gendarme, de la veine d’un Courteline, d’un René Clair. Enfin, le film s’achève sur une scène magnifique où Fernand Ledoux, très grand acteur, a sa part. On a retrouvé les dix mille francs volés, l’assassin de Tisane a payé, Muguet va épouser Monsieur. Reste le magot, cache dans la maison, et le vieux qui va mourir ! Mains-Rouges, lui, a deviné, puis découvert le trésor, pourtant visible pour tout le monde, L’Empereur, sur son lit, lui confie le secret qu’il ne doit dévoiler qu’à sa propre mort. Peu à peu, les personnages rentrent, s’asseyent autour de la grande table. Toutes les incidentes du drame paysan convergent vers cette réunion familiale : les haines sont éteintes, les suspicions en sommeil. La soupe fume. On attend le départ de l’importun : Mains-Rouges. Muguet l’invite. Il reste. Dans un style magnifique, il annonce : « Je sais où eut le trésor. » Mais ce n’est point de l’argent gagné. Le paysan s’accroche à ce qu’il a durement acquis par sa peine, non à l’or.
Ainsi s’ achève cette étude, burinée à la manière d’une eau-forte. On songe à un proverbe de Brueghel, à une toile de Le Nain, pour la composition. Quant au ton, c’est au meilleur Molière qu’il faut se référer. Le compliment n’est pas mince, tant pis s’il monte à la tète de l’excellent Fernand Ledoux.
J’ai dit l’art du réalisateur. Ajoutons qu’il sait conduire une scène, faire jouer ses acteurs. Intégrer le détail à l’ensemble, maintenir le rythme général de l’action et créer une atmosphère, ici saisissante.
Le style photographique est adéquat au sujet, haut en relief. Côté interprétation, insistons sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un film de vedette — on comprend ce que cela veut dire ! — aucun acteur ne crève l’écran de sa personnalité, n’absorbe l’action à son profit, ne fait le vide autour de lui. La vedette-aspirateur n’a que faire ici. C’est dire l’homogénéité de la distribution qui groupe, outre les artistes déjà nommés, la touchante Blanchette Brunoy. Une Noro, si juste d’accent ; Germaine Kerjean, Marcelle Hainia, Schutz, qui campe parfaitement un centenaire ; Génin, Remy. Rollin. l’un des meilleurs parmi les jeunes ; le personnel Le Vigan dont le fantasque a ici sa place. Je ne méconnais nullement le talent d’Arthur Devère. N’ayant pas tout à fait le physique de l’emploi, il a voulu donner de l’envergure à son personnage en appuyant le jeu. Un vrai paysan reste plus calme, même quand il agit aussi durement. L’âpreté chez lui aurait dû être tout intérieure et non extériorisée avec tant d’apparente véhémence. A part avec tant d’apparente véhémence.
A part cette restriction — on peut aussi se demander si nos paysans sont vraiment aussi outrés, si la peinture n’est pas hyperbolique — Il faut attribuer à « Goupi Mains-Rouges » une des toutes premières places dans la production actuelle.
(La musique d’Alfaro est joliment écrite, sensible, trop sensible peut-être, pour un sujet aussi rude.)
Arthur Hoérée
Pour clore nous avons trouvé cet article relatant le succès de Goupi Mains-Rouges à Paris.
Exclusivités
paru dans Comoedia du 9 octobre 1943
Comoedia publiait, la semaine dernière, le tableau des douze meilleures exclusivités cinématographiques depuis juin 1940.
Aux douze filme cités dans ce palmarès, d’autres productions viendront certainement s’ajouter avant peu. Dès maintenant, il faut citer « Goupi-mains-rouges », dont le succès se poursuit après avoir totalisé des recettes d’exclusivité qui, si elles ne battent pas le record attribué aux « Visiteurs du soir », n’en sont pas moine impressionnantes.
En effet, ce film n’a pu passer au Madeleine que pendant huit semaines et les recettes ont atteint, pour cette salle : 3.301.630 francs.
Toujours en première exclusivité, le film a été ensuite projeté au Radio-Cité-Opéra où il a fourni 1.723.589 francs et au Cinéma des Champs-Elysées : 1.509.661 francs.
Au calcul, « Goupi-mains-rouges » a donc « fait », en trois salles de première exclusivité, tout près de 6 millions six cents mille francs de recettes brutes, ce qui lui vaudrait la quatrième place dans la liste des grandes productions de l’écran depuis juin 1940.
Source :
Ciné-Mondial : Ciné-Ressources / La Cinémathèque Française
Comoedia : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Pour en savoir plus :
La “réception critique” des films de Jacques Becker par Claude Nauman.
Raymont Chirat et Olivier Barrot présentent Goupi mains rouges de Jacques Becker et Pot Bouille de Julien Duvivier à l’Institut Lumière le 20 Juin 2001.
Bande annonce de Goupi Mains Rouges, version restaurée.
Bande annonce de la rétrospective consacrée à Jacques Becker, du 5 au 29 avril 2017 à la Cinémathèque française.
Bonjour cher Philippe et un grand bravo à vous pour ce superbe article très détaillé et instructif !
Décidément, votre travail de chercheur force le respect !
Par contre, contrairement à ce qui a été écrit à l’époque dans l’article Comoedia du 9/10/1943, je voulais rectifier quelques données :
“Goupi Mains-Rouges” n’est pas resté 8 semaines à l’affiche au Madeleine, mais 9 semaines et 2 jours (pour être exact !). En terme d’entrées, il aurait fait venir 93 510 spectateurs sur cette seule salle !
D’après la revue “Le film” du 20/11/1943, le film aurait tenu 35 semaines d’exclusivité : 10 semaines au Madeleine, 15 semaines au Radio-Cité-Opéra et 10 semaines au Cinéma des Champs-Elysées ! Rapportant une recette de 7 743 436 francs ! Ce qui le classerait en fait en 6ème position dans le Top des exclusivités des films sorti entre 1940 et 1943 (en comptant les films sortis en toute fin d’année 1943).
En tout cas, je tenais à vous remercier aussi car votre article m’a permit de découvrir le fameux tableau récapitulatif des meilleures exclusivités publié dans le numéro précédant de “Comoedia” !
Didier