Souvenirs de Jacques Prévert (Ciné-Club 1949)


Ce mardi 11 janvier 2017, nous célébrons le 40°anniversaire de la mort de Jacques Prévert. Tout au long de cet année plusieurs événements culturels (films, livres, cd, etc.) sont prévus, nous vous conseillons de visiter le site de Fatras-succession Jacques Prévert qui répertorie tous ces événements.

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Bien sur, nous voulions nous associer à cette démarche à notre manière. La première idée était de rechercher toutes les références dans la presse de l’époque des années 20 et trente le concernant. Par exemple, la toute première référence que nous avons trouvé, et c’est très touchant, c’est cette mention du petit Jacques Prévert, il avait 11 ans, qui a gagné un “couteau pique-nique” au concours des Grandes Célébrités organisé par le journal humoristique Le Pêle-Mêle   !!

Voici la mention publiée dans le numéro en date du 7 mai 1911, avec l’adresse du petit Prévert, le 4 rue férou, qui correspond bien à l’adresse de ses parents à l’époque.

pele-mele-07.05.11 (c) Gallica

Nous avons trouvé bien sur des mentions plus intéressantes artistiquement parlant au long des années trente lorsque Prévert écrivait des pièces pour le Groupe Octobre puis pour le cinéma. Mais nous avons décider de ne pas publier ces recherches qui s’écartaient de notre propos à La Belle Equipe.

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A la place nous avons trouvé plus judicieux de publier les articles publiés dans le numéro spécial de la revue Ciné-Club en janvier 1949.

Vous pouvez donc lire les souvenirs de Pierre Laroche qui collabora avec Jacques Prévert pendant la guerre notamment sur Les Visiteurs du Soir de Marcel Carné (à lire ici). Ceux du réalisateur Jean-Paul Le Chanois, qui connut Prévert dans les années vingt et participa à L’Affaire est dans le sac des Frères Prévert (1932) qu’il évoque de belle façon (à lire ). Puis le critique Georges Sadoul, qui connut Prévert dans les années vingt, nous explique pourquoi Jacques Prévert reste toujours pour nous “humain et fraternel“(à lire ici).

Pour finir, nous avons trouvé un article paru dans L’Ecran Français en 1946 écrit par Jean Rougeul qui rencontra brièvement Prévert chez Jean-Louis Barrault en 1935 et nous en parle avec émotion .

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Voilà, nous pensons que tous ces témoignages vous permettront de mieux comprendre pourquoi Jacques Prévert continue à nous parler et à nous émouvoir plus de 40 ans après sa mort.

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Bonne lecture !

Ciné-Club de janvier 1949

Ciné-Club de janvier 1949 (avec son frère Pierre)

Secret d’une Collaboration par Pierre Laroche

paru dans Ciné-Club de janvier 1949

Ciné-Club de janvier 1949

Ciné-Club de janvier 1949

C’est à Marseille, au début de 1941, qu’un producteur, à la demande de Jacques Prévert, vint me proposer un contrat aux termes duquel je devais aller rejoindre mon ami, à Tourrettes-sur-Loup, pour y préparer le prochain film de Viviane Romance.

Je ne me souviens plus de la “monnaie » offerte mais la perspective de retrouver Jacques Prévert en ces temps de solitude calamiteuse aurait suffi à me décider, et, quelques jours plus tard, un autobus à gazogène me déposait, au milieu des oliviers, des implacables cactus, des rochers calcinés, devant une extraordinaire réunion de masures perchées au flanc d’une colline abrupte.

C’était Tourrettes-sur-Loup, ses bistrots accueillants, ses hôtels à la chiche nourriture, au pain rare et aux copains affamés et souriants. Il y avait Niko, “prince » abyssin en rupture de ban, Trauner, petit nain de la montagne et grand décorateur clandestin. Kosma qui ne l’était pas moins, Lou Tchimoukoff qui s’appelait Louis Bonin comme tout le monde et bien d’autres dont les visages et les visites se succédaient à cadence accélérée.

Il y avait aussi et surtout Jacques Prévert, tel qu’en lui-même la célébrité ne l’a pas changé : bredouillant et précis, affable et fuyant, tendre et indifférent, brutal et souple, généreux, amoureux, simple et compliqué, gai et triste, jouant avec son chien : l’impossible Dragon, et avec les mots, nouant des phrases à ses interminables monologues et jonglant avec de cruels paradoxes.

Le scénario était d’une rare imbécillité. Nous nous sommes acharnés à le modifier avec beaucoup de peine, de conscience professionnelle, de soin et même d’amour : enfin, nous avons fait de notre mieux. Trauner préparait de merveilleuses maquettes de décors, Kosma cherchait des thèmes musicaux. Il y avait aussi Mme Viviane Romance et M. Georges Flamand. II y, avait encore — mais tout juste pour mémoire — un metteur en scène : M. Edmond T. Gréville.

Le résultat de tout cela fut Une Femme dans la nuit, un très joli navet de serre où il restait deux scènes que nous pouvions reconnaître. Le reste appartenait, en sale, à Mme Romance et à ses collaborateurs occasionnels. Bien entendu, nos signatures ne figurèrent pas sur cette croûte.

Après un entracte, au cours duquel je travaillais à Cannes, avec Jacques Feyder, je retrouvais Jacques Prévert à La Garoupe.

La colonie des Tourrettes-sur-Loup était là, au grand complet, augmentée du funambulesque Pierre Prévert et de ses amis, en villégiature forcée sur la Côte : Jean Effel, Madru — as des caméramen d’actualités que l’une des dernières balles nazies devait abattre, plus tard, devant LeipzigRené Lefèvre et Albert Riéra.

Chaque matin je descendais à La Bouée pour y travailler avec Jacques. Nous restions contre le poêle qui ne tirait pas. Des parties de boule nous réchauffaient.

C’est là que nous avons écrit Les Visiteurs du soir.

Le film terminé, nous sommes restés à La GaroupeJean Grémillon vint nous demander son prochain scénario. Il avait un sujet en tête. Il nous l’expliqua en promenade, au cours d’une conversation difficile et pleine de mauvaise volonté. Nous n’étions pas d’accord pour cette histoire de ville d’Ys , où un homme blanc, qui ressemblait à J.-L. Barrault comme un frère, conduisait une nouvelle charrette fantôme.

Déçu, mais toujours olympien, Jean Grémillon nous déclara :

Eh bien, dans ce cas… j’attends votre scénario, mes bons amis !…

Lumière d’été surgit dans la conversation d’un après-midi ensoleillé avec ses masques égarés dans le chantier d’un barrage, l’inexpiable personnage de Paul Bernard et le tendre et misérable visage de Madeleine Renaud. Le Raté éthylique, joué par Pierre Brasseur, vint plus tard à Saint-Vallier où nous avions transporté nos écritoires.

Quand je redescendis à La Garoupe Lumière d’été était terminé et je venais de refuser de travailler avec Jacques, toujours pour Grémillon, à une adaptation de Sylvie et le Fantôme, car je trouvais ce sujet trop proche d’un scénario original que je venais d’écrire.

J’ai encore travaillé, avec Jacques Prévert, à l’adaptation et aux dialogues de L’Arche de Noé, il y a deux ans, à Paris. Beaucoup pour le plaisir de prouver que nous étions les mêmes amis à ceux qui auraient aimé faire semblant d’en douter.

En 1940, augmentés de Pierre Véry, nous avions écrit à Barbizon un film à sketchs intitulé Feux Follets, qui ne fut pas tourné en raison des fameux « événements » et, entre Les Visiteurs et Lumière d’été, j’avais collaboré avec Jacques à un autre scénario ; Casa, qui devint Comme la plume au vent et que Marc Allégret ne put se résoudre à réaliser.

Voilà toute l’histoire d’une collaboration affectueuse qui nous a laissés semblables à nous-mêmes et à notre amitié. Il en reste des films, qui valent ce qu’ils valent, et des souvenirs qui ont leur prix.

C’est surtout cela que j’ai voulu essayer de vous dire.

Pierre Laroche

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De la rue Dauphine au Studio… par Jean-Paul Le Chanois

paru dans Ciné-Club de janvier 1949

Ciné-Club de janvier 1949

Ciné-Club de janvier 1949

Remontez avec moi le cours du temps (c’est devenu une habitude ! commode pour scénaristes fatigués) et écoutez-moi…

Nous sommes en 1932… Mes cheveux repoussent… Le Café de Flore n’est pas encore inventé. Nous sommes une équipe jeune, enthousiaste, passionnée de cinéma… et absolument sans un sou… Nous ne sommes ni un « club », ni une « chapelle littéraire » à la manière dont on les comprend aujourd’hui. Nous sommes une équipe dont chaque membre a voué une amitié totale à Jacques Prévert, pour toujours et sans détours, parce qu’il est Jacques Prévert, notre aîné, notre raison d’être, et en quelque sorte notre directeur de conscience (1).

Au milieu de la rue Dauphine se dresse un étroit immeuble de 7 étapes. Au rez-de-chaussée se succèdent tristement des restaurants hongrois, italiens, végétariens, des « prix fixe » à 7,50, des plats cuisinés, etc. Des gérants moustachus, alcooliques, endormis, irascibles se repassent l’hôtel. Au 6® étage sur la rue habite Jacques Prévert. La chambre comporte un réchaud et un compteur à gaz qu’on incline quand on n’a plus de pièces de 20 sous à mettre dedans. Les chambres voisines sont toujours plus ou moins louées à des membres de l’équipe qu’on appelle les Lacoudems (néologisme hardi qui signifie « ceux-qui-se-reconnaissent-en-se-frottant-le-coude”).

En hiver, la confiture se mélange au sel, au poivre, à l’eau qui ruisselle le longs des murs. En été on grimpe sur le toit d’où on surveille un institut de jeunes filles et des voisins se plaignent de nous voir prendre des bains de soleil à plat sur le zinc dans des costumes réduits. Été comme hiver on entre ou on sort de la maison sur la pointe des pieds et en se courbant pour éviter la lucarne du gérant qui a toujours uns note à réclamer. Été comme hiver on se retrouve le soir autour d’une boîte de « pilchards » (2,60 la boîte pour 4 personnes), une omelette, ou des spaghettis à la tomate. Pierre Prévert, qui habite rue du Vieux-Colombier avec ses parents et son chat « Médor”, participe chaque jour à ses agapes. Quand l’un ou l’autre a un peu d’argent on dîne dans des petits bistros et on attend minuit pour aller à la séance du Paramount à 100 sous. On revient à pied par les Halles chercher des fanes de carottes pour . « Doudouille », le cochon d’Inde de Jacques.

Bien des personnages, dont quelques-uns sont devenus célèbres (ou croient l’être) ont défilé rue Dauphine. Presque chaque soir on y donnait la comédie.

La scène et la salle se confondaient dans la chambre, le bout de couloir et l’amorce de l’escalier. Les spectateurs, à leur gré, devenaient acteurs, participaient à l’action, improvisaient leurs propres rôles. Les points de départ de l’action étaient innombrables et le spectacle commençait quand on en avait envie… On frappait à la porte. Jacques Prévert sortait mystérieusement. On l’entendait discuter ou se battre, puis il faisait entrer le trouble-fête : c’était le docteur de la famille, un huissier, quelqu’un qui voulait couper le gaz. le gérant qui réclamait sa note, un général qui s’était trompé de maison, un artiste célèbre, qui prétendait s’intéresser à l’art populaire, un garçon qui venait prendre la commande d’un repas imaginaire, un parent de province, le président du Conseil, Mussolini, Hitler, une petite sœur des pauvres quêtant pour la grande sœur des riches, etc.

Selon que nous étions plus ou moins lancés le sketch durait une heure ou deux. Une heure de discours insensés, de coqs à l’âne, de dialogues étincelants où se déchaînait le génie poétique de Jacques Prévert. Pierre, lui, composait un personnage larmoyant, lugubre, inquiet, lymphatique, heureux mélange de Buster Keaton et d’Harry Langdon.

Aucune sténo n’a jamais noté le moindre de ces sketchs dont certains étaient par leur valeur comique et leur dialogue de purs chefs d’œuvre. Pourtant Jacques commençait à écrire, soit dans sa chambre, soit au fond des bistros voisins et c’est ainsi qu’il nous donna plusieurs soirs de suite en pâture des scènes de L’Affaire est dans le sac. Sa réalisation fut plus difficile.

En effet, si nous étions tous passionnés du cinéma, nous n’y touchions que d’assez loin. Quelques-uns collaboraient à la « Revue du Cinéma » ou s’étaient faits critiques de films. Un autre avait créé « Spectateurs » dont la violence était à la hauteur de mes 22 ans. Seuls Brunius devint assistant de Chomette et Pierre Prévert, d’abord projectionniste au studio de Billancourt, passa assistant de Marc Allegret, puis de Jean Renoir dans « La Chienne », où l’auteur de ces lignes prit pour la première fois un contact sérieux avec le studio. Quant à Jacques Prévert il n’avait encore rien donné au cinéma. En collaboration avec Pierre Batcheff il avait écrit un scénario d’aventures que Pierre Batcheff devait interpréter et mettre en scène quand il mourut tragiquement. L’affaire fut vendue en bloc et réalisée avec de nombreuses coupures et modifications. Aussi, le générique ne porta-t-il pas le nom de Jacques Prévert.

C’est alors qu’intervint un personnage qu’on me permettra d’appeler Sammy puisque par certains côtés il est fort près du héros du roman de Budd Schulberg. Sammy était un homme de cinéma, un homme d’affaires assez intelligent pour savoir qu’il n’était pas lui-même doué pour l’art, assez sensible pour avoir le désir de protéger les artistes, et d’assez bon goût pour être perspicace en la matière.

C’est dans ces heureuses dispositions d’esprit que Sammy rencontra Jacques Prévert. On ne rencontre pas impunément Jacques Prévert. .Son rayonnement, son charme, ses discours, sa manière de faire le gros dos, de faire patte de velours, de montrer les griffes ou simplement patte blanche sont maintenant trop célèbres pour que je les décrive ici. On ne l’appelait pas pour rien à cette époque : « Gros Minou ».

En bref, Jacques Prévert sut persuader Sammy qu’il était Jacques Prévert. Et Sammy se chargea de persuader une maison de productions (qui venait de s’illustrer par d’éloquents navets 100 % causés) que lui Sammy avait découvert de jeunes talents. Il obtint, à vrai dire, beaucoup de conseils, peu d’argent, une équipe technique réduite et les décors de plusieurs productions restés plantés sur différents studios.

C’est en fonction de ces décors que Jacques Prévert récrivit rapidement « L’Affaire est dans le sac », que Pierre Prévert, promu metteur en scène, avait pour mission de réaliser en moins de 8 jours.

Ces 8 jours ont laissé un souvenir vivace chez tous ceux qui de près ou de loin ont vu tourner « L’Affaire est dans le sac ». C’était la première fois qu’une équipe d’amis réalisait un film. C’était la première fois qu’on s’amusait sur le plateau. 16 ans après, machinistes et électriciens m’en parlent encore avec le sourire et je ne peux rencontrer Carette sans qu’il me tombe dans les bras en criant avec son accent de titi parisien: « M’sieur Jean-Paul, l’affaire est dans le sac… », C’était Gibory, un vieil opérateur plein d’humour, qui dirigeait les lumières. Lotar était cadreur, Chavance monteur et la distribution comprenait Jacques Prévert : le flûtiste ; Lou Bonin : le flic ; Brunius : l’homme au béret ; Marcel Duhamel : le lieutenant ; Guy Decomble : le pasteur ; Ghislaine : la nurse ; Laura Hays : la jeune fille ; Carette : le chapelier ; Gildès : le milliardaire qui s’ennuie ; Decroux ; l’escroc Déboisé ; Jamin : Pierre Darteuil ; Gilbert : l’homme au chapeau de papier… tandis que votre serviteur était appelé à jouer le « jeune premier imbécile ».

Ces jours de travail passèrent comme un rêve. Et pourtant beaucoup d’entre nous y commencèrent à apprendre combien il est difficile de faire un film.

Pendant les extérieurs je fus arrêté par des agents qu’intriguaient mon chargement : melons, canotiers, hauts de forme, chapeaux de curés, képis de flics… Je n’avais pas la carte grise. L’affaire se termina au commissariat où Decroux (qui avait « l’air louche ») fut également emmené, pendant que l’équipe nous cherchait partout et que des gamins prétendaient que nous étions tombés dans la Marne…

Le film se tournait au mois d’août et il faisait très chaud. Pour la scène de la neige je devais revêtir une lourde peau de bique et le thermomètre accusait 60° sur le plateau, accusation dont il ne se défendait d’ailleurs pas.

C’est alors que s’abattit pendant 2 jours et 2 nuits un nuage de lépidoptères (nom qu’on donne aux papillons quand ils sont vilains). On en avait partout ; dans la bouche, dans les verres, dans la soupe, dans les lits. Ils tombaient comme de la neige. Je n’ai jamais étudié les présages mais il est sûr qu’il y avait là de quoi rendre un bel oracle. Cette pluie de papillons pour le premier film des Prévert, c’était l’annonce de toutes les grandes productions, de tous les beaux succès qui devaient particulièrement illustrer le nom de Jacques par la suite.

Toutefois l’accueil du public fut plutôt frais. Présenté en « preview » à Grenelle dans une salle de quartier (à la place de la première partie du programme), « L’Affaire est dans le sac » surprit grandement les spectateurs. Ceux-ci après avoir tranquillement absorbé aux actualités l’inauguration d’un bateau-lavoir, la bénédiction des équipages de la Duchesse d’Uzès, Paris-Madrid en trottinette, une danse pittoresque au Gabon, et le discours d’un ministre sur l’oeuvre-de-la-goutte-d’eau-qui-fait-déborder-le-vase, ceux-ci comprirent qu’il y avait du nouveau et se fâchèrent.

Pour ma part, assis tout petit au fond d’un fauteuil, je me souviens de cette appréciation d’un spectateur à mon arrivée sur l’écran : « Il a une sale gueule, celui-là… ».

Aussi, depuis, suis-je passé de l’autre côté de la caméra… ce qui n’a pas fait taire les critiques pour cela… Mais ceci est une autre histoire, beaucoup plus longue… et qui n’est pas finie.

Jean-Paul Le Chanois

(1) Lorsque récemment un affreux accident mit ses jours en danger , nous avons pu mesurer les uns et les autres , malgré le recul du temps, combien nous lui étions restés physiquement fidèles.

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Jacques Prévert et son univers par Georges Sadoul

paru dans Ciné-Club de janvier 1949

Ciné-Club de janvier 1949

Ciné-Club de janvier 1949

Le bassin de la Villette est borné au nord-est par l’entrepôt réel des sucres indigènes, au sud-ouest par une haute passerelle portant une horloge en son milieu. C’est sur cette passerelle qu’à minuit, un soir d’hiver, en 1926, je rencontrai pour la première fois Jacques Prévert, qui portait une curieuse casquette ronde de drap marine. Une lettre mystérieuse avait attiré les surréalistes dans ce désert nocturne. Ils avaient tous répondu avec ferveur à cet appel du Destin, qui fut, ce soir-là, absent au rendez-vous.

Plus tard, quand je fus devenu l’ami de Jacques Prévert, j’allais le voir souvent dans la petite maison de la rue du Château, qui fut plus tard la mienne. Les murs proclamaient sentencieusement, « On Ouvre et On Porte en Ville » — « Taille de Guêpe, Barbe de Fleuve » — « Les Légumes Secs Sont Arrivés ». Face à un tabernacle de messe noire, une tortue nageait dans un aquarium surmonté par un théâtre de papier dont on changeait souvent les décors. L’hiver, on voyait rarement le jour. On se levait après lui. A la grande table verte, tout un chacun trouvait à manger ; les pommes de terre bouillies et les poissons fumés tenaient, durant les longues périodes sans argent, beaucoup de place dans les menus. Ce fut autour de cette table verte que Jacques Prévert transforma un soir le « Jeu des petits papiers » en un divertissement poétique : « Le Cadavre Exquis », dont on voulut plus tard faire un arrêt du destin, une méthode, presque une pratique mystique. Jacques Prévert se défendait alors de vouloir jamais écrire ou du moins publier. Nous feuilletions le grand registre de toile noire où Pierre Prévert avait collé des photos de vieux films, nous évoquions avec ferveur Les Nuits de Chicago, les Rapaces, Fantomas, Ombres Blanches, Le Club des Trois ; et nous condamnions bien haut le cinéma parlant, cette absurdité sans lendemain…

Parfois, minuit largement passé, nous allions à travers les rues noires de Plaisance vers Montparnasse proche. La Terrasse du Dôme nous accueillait, avec ses alcools et ses braseros. Prévert parlait, parlait, en conteur, en charmeur, en poète. Quelque temps avant l’aube, des hommes ou des femmes inconnus sortaient de l’ombre, demi-clochards, demi-peintres, demi-prostituées… Du coq à l’âne de ces rencontres naissait une magie déclassée. Le destin, ou l’art, paraissait avoir organisé nos rencontres et nos conversations. Au chant du coq, tout se dénouait…

Depuis ces temps anciens, vingt années et notre jeunesse ont passé… J’ai vu moins souvent Jacques Prévert, mais chacun de ses films m’a fait à nouveau rentrer dans son univers, j’ai retrouvé dans Les Portes de la Nuit le bassin de la Villette, dans Quai des Brumes, une cabane parente de la rue du Château, dans Les Enfants du Paradis un Tapis Franc où j’ai reconnu les rencontres et les conversations du Dôme

« Le bonheur avec les yeux cernés
Le bonheur avec des aiguilles de pin dans le dos
Le bonheur qui ne pense à rien…
… Et puis le malheur
Le malheur avec une montre en or…
… et qui gagne à « presque » tous les coups
Presque ».

Ces vers, déjà célèbres, sont une des clefs de l’Univers exprimé dans les films que Prévert signa avec son frère Pierre, avec Grémillon, avec Renoir, enfin et surtout avec Marcel Carné, « Le bonheur avec des aiguilles de pin dans le dos » c’est le couple Gabin-Morgan dans la claire chambre d’hôtel, au Havre, et le « malheur avec une montre en or », le sinistre Michel Simon, que tuera Gabin et qui tuera son bonheur. Dans cet Univers, chez Duvivier ou Clouzot chacun est à la fois bon et méchant, chez Renoir les méchants le sont presque malgré eux, par leur fonction ou leur position…

Puisque le monde est ainsi fait que « le malheur gagne à presque tous les coups », le héros de Prévert pourrait être le costaud, qui écrase les salauds. Tel le Barcroft des Nuits de Chicago, régnant par le colt, abattant les mouchards et gardant pour lui sa dernière balle, quand les vaches ont le dessus. Mais dans la Rafle (un film de Sternberg qui succéda aux Nuits de Chicago), Bancroft, ce mythe héroïque de 1928, devenait policier. Et cet avatar fut je crois pour Prévert une moralité. Dans Quai des Brumes, le gars du milieu — frère du gangster américain — abat le gentil Gabin. Pour les héros qu’aime Prévert, le crime, quand ils y sont poussés, est une forme du malheur : les salauds vous forcent parfois à les tuer, par un raffinement de méchanceté…

Ces héros ne sont donc pas semblables aux amers anarchistes à mitraillettes des anciens films de Ben Hecht, Sternberg ou Howard Hawks. Mais le déclassement les caractérise souvent. Tel le déserteur de Quai des Brumes, l’ouvrier devenu criminel du Jour se lève, le peintre alcoolique de Lumière d’Eté, le voyageur assez indéfini des Portes de la Nuit… Mais bien des « méchants » par leurs propos ou leurs actes, sont aussi la critique de certaines formes de dclassement.

« Oui, j’écoute aux portes, je n’ai pas de préjugés », dit le bohème Berry dans Le Jour se lève. Et le bandit Michel Simon dans le Quai des Brumes, crie : « Tu crois au Père Noël » pour se moquer de celui qui croit au bonheur et à la bonté…

Cette critique des déclassés est presque toujours éthique. Jacques Prévert, quoi qu’on en pense — et surtout quoi qu’il en pense — est peut-être, avant tout, un moraliste.

« Ecoute, dit à peu près l’amoureux à l’amoureuse, dans le Jour se lève, tous les gens dorment. C’est comme s’ils étaient morts. Et qu’on reste tous les deux, tous seuls à s’aimer… ».

Mais l’humanité ne disparaît pourtant pas quand un couple s’aime — ou quand s’édifie un Univers. Celui de Prévert n’est ni un salon au fond d’un lac, ni même cette « belle terrasse de café » en qui les surréalistes voyaient jadis la fin du monde. Malgré son goût pour les « en marge » ou pour les « ailleurs », la mythologie prévertienne n’est pas hors du temps. Et de Paris, Paris en 1935, brûlant de grandes espérances (Monsieur Lange). Paris inquiet et cafardeux de l’immédiate avant-guerre (le Jour se lève). Le Paris, enfin, minutieusement décrit et situé, du dur hiver 1944-1945 (Les Portes de la Nuit). Dans ce film, le personnage le plus vrai le plus sympathique est en apparence secondaire et il sort tout juste de la Bataille du Rail.

En dix ans, du déserteur Gabin, au métallo Gabin, puis au cheminot que joue Bussières, tout un chemin a été parcouru… L’Univers de Prévert n’est ni muré ni figé…

Le goût des paroles, la fantaisie poétique, un « presque » fatalisme, l’amour du baroque y foisonnent sans submerger le vrai et le réel. Et c’est pourquoi Prévert reste toujours pour nous humain, proche, fraternel…

Georges Sadoul

Ciné-Club de janvier 1949

Ciné-Club de janvier 1949

Jacques Prévert ou la poésie telle qu’on la parle

paru dans L’Ecran Français du 25 septembre 1946

L'Ecran Français du 25 septembre 1946

L’Ecran Français du 25 septembre 1946

On a souvent décrit Jacques Prévert. Maurice Henry, en plusieurs dessins remarquables, a fort bien éclairé cette vague ressemblance qui l’unit à Jean Gabin. On dirait une sorte d’inquiétude bizarre, à fleur de peau. Cependant, Prévert ressemble un peu aussi à Marcel Duhamel, qui jouait jadis au Groupe Octobre avant de devenir le traducteur d’Hemingway, de John Steinbeck et de Peter Cheney. Or Marcel Duhamel lui-même ressemble à l’ex-prince de Galles, celui qui a changé de nom en renonçant au trône. Cela fait une curieuse petite famille.

Mais Prévert tout seul, avec ses gros yeux bleus, aperçoit sans doute quelques secrets étranges du monde lorsqu’il se promène dans les rues de Paris, coiffé d’un petit chapeau rond rejeté en arrière du crâne, — et son éternel mégot pendant au coin d’une bouche apparemment amère. Il a la réputation, fort justifiée d’ailleurs, d’être drôle, et l’on cite ses « mots », dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils sont socialement explosifs. Reconnaissons qu’il fait volontiers le clown avec un humour furieusement original, bien qu’à ce point de vue il se soit un peu assagi, semble-t-il, ces dernières années. Au fond pourtant, il n’a guère changé. Toujours jeune d’allure, malgré ses cheveux blanchis, il a un peu plus l’air d’un gentleman, c’est tout.

De tout temps, même lorsqu’il ne gagnait pas d’argent, on l’a connu bien habillé, — à la manière anglaise, de préférence, où la souplesse de la ligne s’allie très librement à une agréable netteté ! Il ne manque jamais d’avoir une belle cravate, dont le dessin particulier surprend souvent. Il aime, cette élégance personnelle, par goût naturel, comme une des multiples formes du plaisir de vivre. Il est plus agréable de toucher une belle étoffe qu’un tissu en bois. Cela fait partie des objets soigneusement manufacturés qui donnent confiance.

D’où vient le fameux rayonnement de Prévert ?

Un certain soir de réveillon — c’était en 1935, quelque cinq ou six mois avant les grandes grèves de juin 36 — nous nous sommes trouvés toute une petite bande chez Jean-Louis Barrault, qui, habitait alors rue des Grands-Augustins un immense local poussiéreux, sans aucun confort, au deuxième et dernier étage d’un ancien hôtel particulier du XVI° siècle. Barrault appelait cet endroit le grenier des Augustins. Il y couchait, mais il voulait aussi en faire le centre d’un effort théâtral auquel participaient, en toute indépendance respective, Jean Dasté et Sylvain Itkine.

Nous avions fait une apparition assez mouvementée chez un sculpteur, du côté du parc Montsouris, et comme l’endroit nous déplaisait, nous étions revenu chez Barrault.

Il devrait être trois ou quatre heures du matin, et nous restâmes là jusqu’à l’aube. Ce sont ces quelques heures qui m’ont laissé un étrange souvenir. Prévert parlait. Le visage de la nuit s’éloignait, s’en allait, au delà des murs fanés, loin de ce lieu magnifiquement misérable, immense et presque vide, où nous écoutions, à  califourchon sur des chaises boiteuses. Des planches posées sur des tréteaux formaient une longue table perdue au milieu du local nu. Le grenier des Augustins, balancé sur un flot insolite, partait pour un long voyage, comme un navire détaché de la ville. Prévert parlait.

L'Ecran Français du 25 septembre 1946

L’Ecran Français du 25 septembre 1946

Il parlait des autobus, des chevaux, des invisibles miracles où se construisent les journées. C’était très simple, c’était seulement une conversation. Une conversation avec Prévert, où il ne laisse à personne le loisir de lui répondre, mais on n’en sentait pas le besoin. Je ne me souviens plus guère de ce qu’il disait. J’ai cependant gardé l’image d’une nuit où les formes familières de la vie quotidienne venaient s’illuminer comme des secrets qu’on découvre. On comprenait tout. On était d’accord. Ce vieux monde où nous vivions devenait si affectueux qu’au fond même de nos misères nous l’aimions beaucoup.

Aujourd’hui, quand je revois Prévert, ou en lisant ses poèmes, je songe souvent à cette nuit finissante où il nous emmena si loin, je me rappelle aussi une ancienne journée, longuement assise à la minuscule terrasse d’un petit café-tabac du boulevard Saint-Germain, où il m’expliqua durant des heures pourquoi, malgré une distance qui d’abord nous séparait, nous n’avions pu faire autrement que d’en venir à une profonde amitié mutuelle.

Prévert parle et c’est une sorte de délire. Il se forme des associations de mots, des enchaînements d’images qui l’entraînent d’un thème à un autre, et il parcourt ainsi des chemins interminables. Un courant incessant d’allusions le conduit, par d’étonnants détours, de long en large, en un monde étincelant qui est son domaine. Aucune littérature dans tout cela. Le ton du langage est si populaire que jamais un poète, je pense, ne s’est entendu aussi directement avec des ouvriers ou avec des enfants.

Aucune logique non plus. La pensée de Prévert est purement affective. Si bien que la discussion avec lui est difficile. Je ne suis pas toujours d’accord avec ses jugements, mais je dois avouer qu’il vous dispose généralement à les admettre. Ses affirmations péremptoires viennent d’une terre si profonde qu’il y monte, comme une sève, un étrange pouvoir de persuasion. Voici que les mots les plus familiers reluisent, comme un métal si vigoureusement frotté qu’il apparaît tout neuf. Le caractère intime des êtres et des choses prend un autre sens. Il n’y a pas de mensonges dans les rêves : même si l’on croit que Prévert se trompe, l’on pressent dans son « erreur » un aspect secret d’une vérité.

Toute cette vision poétique de l’univers s’encadre d’ailleurs dans une conception très précise des rapports humains. Prévert est solidement révolutionnaire, non par théorie, parce qu’il perçoit, avec une sorte d’infaillible instinct, les mouvements divers de la lutte des classes. Quelles que puissent être ses démarches futures, l’on n’imagine absolument pas qu’il puisse fondamentalement changer dans ce domaine.

Il est ainsi, comme un homme vivant, chez lui, dans la rue, au studio ou à la terrasse d’un café. Le scénario presque sans intrigue des Enfants du paradis est exactement construit comme son délire. Comme son délire aussi viennent jaillir ses plus beaux poèmes.

Tout cela tourne autour de quelques sentiments immenses qui sont sa vie même : l’amour, l’amitié, la gentillesse, l’angoisse de voir le sang qui coule, la cruauté envers les tyrans de ce monde et leurs valets. Evidemment, Prévert adore les animaux. Il aime le plaisir de vivre et les allures naturelles. Ainsi penche-t-il vers l’optimisme, tandis qu’une inquiétude insolite, qui tourne au plus grave tourment, navigue au fond de ses gros yeux bleus.

C’est pour cela, je pense, qu’il imprègne tout d’un humour irrésistible. Profondément internationaliste, il prétend qu’il n’est pas besoin de connaître les langues étrangères pour s’entendre avec les étrangers. « En Tchécoslovaquie, raconte-t-il, j’ai longuement parlé avec des bergers qui ne savaient pas le français, et moi, sans aucun doute, je ne connais rien du tchèque. Ils étaient formidables… Je leur ai montré un ecclésiastique qui se trouvait, comme par hasards sur la route, et je leur ai dit : gangster… Eh bien, ils ont parfaitement comprisC est vrai, d’ailleurs…  »

Jean Rougeul

L'Ecran Français du 25 septembre 1946

L’Ecran Français du 25 septembre 1946

 

Source : Collection personnelle Philippe Morisson

Pour en savoir plus :

Toutes les actualités de  Jacques Prévert pour le 40° anniversaire de sa mort sont répertoriées sur le site de Fatras-succession Jacques Prévert.

Présentation de l’exposition “Jacques Prévert | Images” à la Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature (Suisse).

Jacques Prévert présente son livre de collages (INA)

Marcel Carné sur sa rencontre avec Jacques Prévert en 1970 (INA)

L’hommage à Jacques Prévert pour les dix ans de sa mort en 1987 sur FR3 (INA).

 

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