Cela faisait longtemps que nous voulions rendre hommage à Jean Epstein, sans doute l’un des réalisateurs français qui a le mieux réussi à marier les recherches d’avant-garde et la poésie à travers des films comme Cœur fidèle, La Glace à trois faces et La Chute de la maison Usher.
Voici le premier article que lui consacra la revue Cinémonde.
Il est signé vraisemblablement de Pierre Leprohon, le grand critique, qui lui consacra une monographie en 1964.Bonne lecture !
Jean Epstein un poète de l’image
paru dans Cinémonde du 28 février 1929
On présentait ce jour-là Pasteur, l’œuvre d’un jeune dont le nom était inconnu., C’était, je crois, en 1922, à l’époque où le cinéma français commençait à acquérir un style. Après avoir vu cette bande, je compris que nous devions compter désormais avec Jean Epstein parce que ce début, non seulement révélait un talent incontestable mais aussi des qualités qui manquent souvent aux jeunes : le sens de la mesure, une sobriété pleine d’émotion et la volonté simple de ceux qui connaissent leur but. Epstein atteignait le sien d’emblée. Ce documentaire nous apportait, avec la grande figure de Pasteur, l’expression même de son oeuvre, cette lutte de l’homme contre l’hostilité du mal, comme l’écrivait alors Canudo.
Cet essai cachait beaucoup d’audace. Avec L’Auberge rouge, tirée d’une nouvelle de Balzac, le jeune cinéaste se classait parmi les novateurs. Les procédés utilisés dans ce film, le furent avec une rare intelligence : gros plans d’un réalisme puissant, flous délicats, angles de prises de vues particulièrement bien étudiés. Le montage était celui d’un grand artiste et permit certains rythmes que nous n’avons pas oubliés, notamment dans les scènes de l’auberge et dans la chevauchée nocturne. Il y avait là de curieuses oppositions de teintes dans la bande, une sorte de ralentissement dans l’action toute chargée de ce fantastique que nous devions retrouver beaucoup plus tard dans Usher, et enfin le jeu pathétique de Gina Manès et de Léon Mathot. Voilà un film que nous reverrions avec intérêt et qui doit rester parmi les classiques.
Il avait suffi , avec les promesses que contenait Pasteur, à mettre son auteur au premier rang. Encouragé, persévérant dans ses recherches techniques, Jean Epstein réalisa alors Cœur fidèle, d’après un scénario qu’il avait conçu, une simple histoire quotidienne qu’il voulut exprimer selon son tempérament cinégraphique. Cœur fidèle fut interrompu à la suite de bruyants incidents. Ce film, boycotté par des gens que le succès d’Epstein commençait sans doute à gêner, avait pourtant rencontré une critique fort élogieuse dont j’ai plaisir à citer cette remarque : Il y a dans telle rêverie de l’un de ses personnages au bord de la mer, une si parfaite compréhension de ce que doit et de ce que peut être le cinéma, que l’on a l’impression de se trouver brusquement en face de la vérité.
La carrière de Cœur fidèle n’en était pas moins suspendue et les coupures qui y furent opérées ont totalement dénaturé de plus récentes projections.
Jean Epstein ne se découragea pas. Il présentait peu après La Belle Nivernaise, tirée du roman d’Alphonse Daudet et qui demeure aujourd’hui encore l’une de ses œuvres les meilleures. Son style accusait là un réalisme que nous connaissions un peu depuis l‘Auberge rouge et Cœur fidèle, et cette parfaite utilisation de la valeur photogénique des objets. L’art d’Epstein procède par détails successifs, par une observation aiguë du sens intérieur de chaque chose et de chaque geste. Il nous contait la vie des mariniers de La Belle Nivernaise par le jeu de leur visage et par celui de la péniche entre les berges, mais on sentait au-dessus de cela une fatalité résignée, une prodigieuse puissance de rêve qu’Epstein sut exprimer par un rythme très lent et d’admirables surimpressions de paysages.
Sa personnalité était désormais dégagée, et malgré les nécessités commerciales qui le contraignirent à revenir à la forme commune, Jean Epstein gardait le désir d’un art qui soit autre chose qu’une pâle photographie du monde. Parmi les films qu’il réalise ainsi en marge de ses conceptions personnelles, citons Le Lion des Mogols, La Montagne infidèle, Le Double Amour, La Goutte de Sang. Période d’attente et sans doute de réflexion. On sait qu’Epstein a défini dans de remarquables études les possibilités de l’art visuel. II a publié La Poésie d’aujourd’hui, Bonjour Cinéma, La Lyrosophie, Le Cinématographe vu de l’Etna, de courts ouvrages dans lesquels on découvre une grande richesse de pensée et le besoin tourmenté de faire neuf, de sortir de la routine, pour ouvrir au cinéma de plus larges horizons. Cette recherche à elle seule mériterait notre reconnaissance. Mais Epstein ne se contente pas de citer ; il prouve.
L*Affiche, Mauprat commencèrent une nouvelle ascension. De l’ouvrage touffu de George Sand, Jean Epstein sut réaliser, avec l’interprétation de Sandra Milowanoff, Nino Constantini et Maurice Schutz, une oeuvre claire, d’une élégance mesurée, d’un romantisme très juste. Des photographies étaient fines, les paysages magnifiques et l’une des scènes — la fuite de Constantini à travers la Campagne — nous permit de retrouver le meilleur talent de l’auteur de Cœur fidèle : un dynamisme prodigieux d’émotion.
Avec Six et demi-onze, réalisé ensuite, Jean Epstein nous donnait à nouveau une œuvre caractéristique. Nino Constantini en était l’interprète, mais là comme précédemment l’ambiance déterminait le sens de l’action. Des intérieurs et les paysages participaient au rythme même du film, à la psychologie de ses personnages, à l’évolution de leurs sentiments.
Et ce fût La Glace à trois faces, brève nouvelle de Paul Morand dont J. Epstein sut tirer un film d’une poésie ardente. On peut dire qu’il exprimait là toutes ses conceptions de l’art visuel. On retrouvait dans La Glace à trois faces, les détails en gros plans de l’Auberge rouge et La Belle-Nivernaise, un réalisme tamisé d’ironie (la fête en banlieue, la partie de campagne), des images pleines de finesse et d’émotion. Sans le secours d’aucun sous-titre, Epstein exprimait le caractère de son héros — fort intelligemment interprété par René Ferté — et c’est bien là, nous semble-t-il, la science d’un réalisateur. Cette soif ardente d’indépendance, cette avidité d’imprévu qui conduit le jeune homme vers une mort dictée par le destin, cet admirable chant de vie et de lumière, furent évoqués dans un mouvement nerveux, un lyrisme contenu mais dont on devinait la force jeune. Et quel rythme étonnant ! Ces trois faces d’une même vie en images heurtées, puis la course hallucinante, ce morceau cinégraphique pur, et le lamento de la fin où les arbres en surimpression achèvent la symphonie brisée. Il y a là autre chose qu’un intérêt spectaculaire ou une émotion sentimentale, mais l’expression d’une poésie nouvelle et vraiment personnelle.
On a reproché à Jean Epstein d’user de procédés « techniques » qui sont à la portée de tous. Il reste à savoir s’en servir. Epstein n’utilise la surimpression ou le montage court que lorsque la nécessité l’y conduit, car ces moyens que certains jugent factices ne sortent pas d’une stricte vérité.
Après cette œuvre de valeur, Jean Epstein ne devait point faiblir. D’un conte d’Edgar Poë, il fit La Chute de la Maison Usher le plus beau film fantastique que je connaisse. Epstein est à présent maître de ses moyens. Il en use avec certitude. Usher tint quatre mois consécutifs au Studio 28 ; c’est un succès qui nous laisse espérer que le public commence à comprendre le cinéma. Epstein a fait un film qui doit son fantastique plus encore à la forme qu’au fond. Il a créé d’un bout à l’autre une atmosphère de cauchemar, mais combien différente de la lourdeur factice de certains films allemands ! Les scènes d’intérieur dans le château d’Usher sont moins mystérieuses encore que les paysages. De cette nature qu’il nous révéla si sereine dans La Bclle Nivernaise, Jean Epstein a exprimé ici la sens fabuleux et dramatique : branches dépouillées sous des ciels ternes, étangs sans reflets, solitudes d’arbres et d’eaux dans mie lumière voilée de vapeurs. Il n’est pas un détail qui ne contribue à la progression du fantastique. Une telle œuvre mériterait de longues études. II faut au moins citer le masque halluciné de Roderick, le chant de la guitare rendu cinégraphiquement par une admirable synthèse de paysages, le cortège funèbre à travers la campagne dans un rythme de lourde marche.
Chez Jean Epstein l’interprète n’est plus un comédien. Le visage humain fait partie des choses qui l’entourent. Il s’unit à l’action sans la dominer. Aux cotés de Marguerite Gance et Charles Lamy, Jean Debucourt a personnifié Roderick avec une sincérité effarante.
Jean Epstein achève à présent le montage de Finis Terrae. Il a réalisé cette bande au cours de l’été dernier, dans les environs d’Ouessant. La mer sera cette fois le thème de son œuvre et grâce aux merveilleux appareils que la Société Générale de Films a mis à sa disposition, grâce à sa ténacité et surtout à son talent, nous en connaîtrons sans doute des aspects insoupçonnés de poésie sauvage. Il n’a point voulu transiger avec la vérité et ses personnages sont des goémoniers du pays, des hommes frustes et rudes à qui Epstein a demandé non plus de jouer devant l’objectif, mais de vivre. C’est la première fois qu’un metteur en scène a osé pousser aussi loin le souci du réalisme. Nous savons par avance que cette expérience sera une réussite. Jean Epstein est de ceux qui triomphent de toutes les difficultés et de tous les sarcasmes. Il est aujourd’hui l’un des soutiens du cinéma français.
P. L. (vraisemblablement Pierre Leprohon).
Source : Collection personnelle Philippe Morisson
Pour en savoir plus :
La conférence de Joël Daire à la Cinémathèque française : QUI ÊTES-VOUS JEAN EPSTEIN ?
Article sur la restauration des films de Jean Epstein sur le site de la Cinémathèque française.
Excellent documentaire sur Jean Epstein (ou le Cinéma pour lui-même) diffusé en 1978.
La fameuse scène du manège dans Coeur Fidèle (1924).
Extrait de La Glace à Trois faces (1927).
Extrait de La chute de la maison Usher (1929)