Le Chef-Opérateur Jules Kruger (Cinémagazine 1928)


Il y a quelques semaines, nous avions consacré un article à un autre grand chef-opérateur, Rudolph Maté (La Passion de Jeanne d’Arc).

Cette fois-ci c’est au tour de Jules Kruger, le chef-opérateur du Napoléon d’Abel Gance mais aussi L’Argent de Marcel L’HerbierLes Croix de bois de Raymond BernardLa Bandera, La Belle Équipe et Pépé le Moko de Julien Duvivier, entre autres bien évidemment.

Cet entretien a été réalisé durant le tournage de Napoléon d’où son intérêt.

Bonne lecture !

LES AS DE LA MANIVELLE :  JULES KRUGER

paru dans Cinémagazine du 31 août 1928

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Abel Gance qui va tourner prochainement sans doute La Chute de L’Aigle, sait toujours s’entourer de tout un état-major technique, et chacun de ses collaborateurs, il sait le mettre à sa vraie place. Il n’ignore pas quelle est la responsabilité énorme encourue de la première à la dernière scène du film par l’opérateur, et il sait qu’une photographie défectueuse peut compromettre irrémédiablement l’harmonie d’un ensemble d’une cohésion parfaite.

Au moment où on commence à comprendre la valeur réelle de celui qui sait « faire les lumières », Gance n’hésita pas pour Napoléon à nommer son principal opérateur, « directeur des prises de vues ».  Ainsi défini, le rôle de Jules Kruger prend une extension considérable.

Restant toujours sous le contrôle du metteur en scène, son expérience professionnelle trouva néanmoins un champ plus vaste d’applications. A la tête d’une équipe qui comprenait huit opérateurs, il servit de trait d’union entre l’animateur et les cameramen, s’attaquant de parti pris à la solution des impossibilités.

Quel fut son apport intime dans l’invention du triptyque, de l’appareil portatif, des loupes synchrones, de la mise au point à distance, du panoramique automatique ?… Il est difficile à préciser, puisque ces appareils furent établis par des ingénieurs et des constructeurs notoires en complet accord avec Gance qui les avait conçus. Mais je sais qu’il y a pris une part très importante.

Pendant deux ans, je l’ai vu chaque jour au travail, ses yeux attentifs rivés sur Gance. Il voyait tout. Mais il sait tout voir, sans jamais sortir de son rôle, sans amputer sur des fonctions qui ne sont pas les siennes, et s’il émet un avis, s’il formule une critique, c’est toujours au strict point de vue photographique.
Je dis qu’il voit tout, qu’il pense à tout, qu’il est partout.
Je l’ai vu tourner sur le dos d’un cheval au galop, dans une barque secouée par la tempête, sur une torpédo trépidante, parmi des foules déchaînées, sous la pluie, le vent, la grêle, les éclairs, toujours calme, précis,. méthodique. Le film terminé, je l’ai vu chaque jour surveiller le tirage de ses négatifs.

A la première de l’Epopée, c’est lui encore que j’ai retrouvé dans la cabine de projection de l’Opéra. Il suivait le déroulement de l’œuvre du maître, image par image, avec amour. Les appareils ronronnaient avec égalité, les faisceaux lumineux fulguraient vers l’écran, l’écho sourd des applaudissements de triomphe parvenait jusqu’à nous. Il me dit son émotion et sa joie :

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« Tenez, Arroy, je voudrais profiter de cette heure, pour vous dire quelle a été ma collaboration avec Gance. Avec lui, la collaboration ne porte pas sur des mots, mais sur des impondérables. Il n’est pas expansif et vit toujours dans son rêve. Il est difficile d’atteindre au cœur de l’homme, car entre lui et nous, il y a toujours ce précipice qui sépare le rêve de la réalité. Quand il magnétise les foules, quand il déchaîne les orages d’enthousiasme de la Convention et des Cordeliers, c’est qu’il lance un pont de sympathie sur ce gouffre. II fait des efforts terribles pour s’extérioriser, sachant que les grands sentiments, les grandes pensées ne se traduisent pas par des mots. Mais normalement, quotidiennement, c’est nous qui devons le créer, ce pont. La lumière est cet archet télépathique…

« Il ne parle guère. Alors, il faut transpercer son mutisme. Il faut comprendre sans paroles, il faut observer les grandes houles d’éloquence silencieuse qui déferlent en lui-même. Ce qu’il n’exprime pas, il faut le deviner, le prévoir, le pressentir. Un mot tout simple, qui est peut-être un mot grandiose égaré dans la conversation courante, trahit souvent une préoccupation cachée. Il faut le retenir, le pénétrer, en faire son profit et lui éviter de le laisser échapper une seconde fois. Si vous saviez comme il est heureux, après coup, quand il constate qu’on l’a compris, en marge des mots.

« Je n’ai jamais eu de conversations avec lui au delà de huit à dix minutes par jour. Je crois avoir toujours compris ses préoccupations dominantes et fait tout ce qu’il m’était humblement possible de faire pour les lui éviter.

« Il y a un grand mal, voyez-vous. C’est que les éléments qui concourent à la réalisation des films ne croient pas réellement à la grandeur du cinéma, ils n’en comprennent pas la signification morale supérieure. Je suis fermement convaincu que le film est plus encore une création morale qu’une construction matérielle. Si on pouvait amener seulement un quart d’heure par jour ces éléments indifférents et réfractaires sur le plan où nous nous plaçons, on pourrait sûrement faire de très grandes choses. Au contraire, toutes sortes de heurts se produisent constamment entre les hommes du rêve et ceux de la réalité. On nous reproche notre lenteur au travail qui s’achemine péniblement vers une perfection idéale. On ne fait rien de grand sans une foi ardente et une patience à toute épreuve.

« Quand je me trompe, je n’hésite pas à tout recommencer, à perdre des heures entières s’il le faut. On a reproché de ces heures-là à Gance, sans comprendre que chacune d’elles représentait souvent une journée de gagnée. Si je m’étais trompé dans la composition des lumières d’un grand décor, il aurait fallu le recommencer dix ou ou quinze jours plus tard. Or, c’eût été trop tard. Pour chaque phase de ses films, Gance crée en lui un état d’exaltation de toutes ses facultés qui provoque l’élan fougueux de son imagination. Dix jours après, c’est toujours trop tard, et même dix heures ou dix minutes. Il se plaît lui-même à répéter cette phrase de Bonaparte : « Chaque minute de perdue est une chance de plus pour le malheur… »

« Il faut aussi prévoir ce que Gance ajoutera à son scénario, au cours du montage. Souvent, après la réalisation, il veut utiliser des éléments accessoires dont il n’avait pas prévu la création. Il faut, par conséquent, deviner ce dont il pourrait avoir besoin plus tard. Souvent aussi, quand il réclame une chose que ni lui ni nous n’avions prévue, il est tout étonné qu’on ne la lui donne pas.

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« Ma conception du cinéma est que chaque film doit être traité dans un style technique approprié et exclusif. Un jour, j’ai complètement flanqué un film par terre qui comportait pourtant tous les éléments de réussite, parce que j’avais accentué tous les effets successifs, alors qu’il fallait les atténuer et chercher un style photographique d’ensemble. C’est une leçon qui m’a utilement servi.

« Je pourrais vous dire mille choses encore sur notre travail, mais regardez plutôt le résultat de ce travail. Il sera plus éloquent et convaincant que moi. »

Quel plus beau commentaire à ses paroles Jules Kruger pouvait-il souhaiter, que le « triptyque » qui démarrait au moment qu’il me parlait, projetant la plus saisissante vision d’Apocalypse qu’on ait jamais rêvée, sur un écran de 70 mètres carrés ?

JEAN ARROY

Source : Ciné-Ressources / La Cinémathèque Française

 

Pour en savoir plus :

La bande-annonce de la version restaurée de Napoleon par la BFI en 2016.

 

Un extrait de la version restaurée de Napoleon par la BFI en 2016.

 

Restaurer le Napoléon d’Abel Gance : nécessité, ambition et méthode d’un vaste chantier par Georges Mourier (1/2) de La Cinémathèque française.

 

Reportage sur la restauration du Napoléon d’Abel Gance par Georges Mourier (2/2) de La Cinémathèque française.

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L’article LA COMÈTE « NAPOLÉON » : RESTAURATION DU FILM D’ABEL GANCE par Georges Mourier sur le site de La Cinémathèque française.

 

 

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