Pour rendre hommage à Buster Keaton pour les 50 ans de sa mort le 1 février 1966, nous avons décidé de mettre en ligne ce texte paru dans la revue Pour Vous le 28 juillet 1932 dans lequel il nous délivre « les secrets de l’humour ».
Les secrets de l’humour ou la loi des contrastes
par BUSTER KEATON
L’Expression « sens de l’humour » est une des plus communes et des plus sottes du monde. L’individu qui a le sens de l’humour est celui qui rit dans des circonstances où les gens, moins favorisés, ne peuvent qu’hocher la tête. Un homme qui est capable d’une telle attitude a la réputation de posséder le sens de l’humour, à moins qu’il ne soit qualifié de fou.
Un homme qui rit toujours, alors qu’il ne se produit rien de risible, est intolérable en société. Un de mes amis avait l’habitude de m’accabler de plaisanteries ridicules lorsqu’il m’arrive de commettre quelque bévue. Nous sommes restés en mauvais termes parce que, durant trois jours consécutifs, il lui arriva de me prendre trois fois en défaut et nous ne nous parlons plus.
Je ne sais quel est le pire, de celui qui rit de tout ou de celui qui gémit toujours sans raison. Il n’y a rien de plus stupide qu’un rire niais. Celui qui éclate de rire lorsqu’il voit quelqu’un se mettre en colère, tomber des escaliers ou être éclaboussé par une automobile, devrait être plongé jusqu’à la bouche dans la boue de l’enfer de Dante, et là, condamné à rire perpétuellement la bouche ouverte.
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Un Français cynique — le duc de la Rochefoucauld, je crois — a dit que tous les hommes se réjouissaient secrètement du malheur de leurs amis. C’est parfait, tant que ce plaisir reste secret ; mais l’ami qui affiche son plaisir en présence des malheurs d’un ami mérite que ces malheurs lui arrivent à lui-même.
J’ai entendu dire que le manque d’humour va généralement de pair avec le manque de tact et le défaut de sens des proportions.
C’est exact.
En commençant à écrire cet article, je me proposais de vous raconter l’histoire la plus drôle que j’aie jamais connue. Elle m’a souvent fait rire. C’est vraiment un bijou. C’est l’histoire d’un type… mais pourquoi la gâterais-je et pourquoi vous désappointer ? Vous la trouveriez bien moins drôle que moi-même. Au moment de l’écrire, je me rends compte, soudain, qu’elle n’est pas si drôle, après tout.
Qu’est-ce que l’humour ? Au risque de paraître stupide, je répondrai que c’est quelque chose qui fait rire, et ce qui fait le mieux rire, c’est le contraste. Si vous riez lorsqu’un individu glisse sur une peau de banane, c’est le contraste qui vous amuse. Plus le contraste est fort, plus le rire augmente. Si l’individu est impeccablement vêtu, s’il est particulièrement élégant, s’il a une démarche prétentieuse, la catastrophe n’en sera que plus risible.
Quel est l’humour de Charlie Chaplin ?
C’est son air de confiance, l’allure dégagée et le « savoir-faire » qu’il adopte et qui contrastent si étrangement avec ses vêtements rapiécés. Le vagabond, l’éternel malchanceux que nous représente Charlie n’est pas, en lui-même, particulièrement risible. Mais lorsque ce vagabond allume le mégot d’un cigare, place sur l’oreille son chapeau crasseux, fait tourner sa canne et semble, en un mot, vouloir circuler dans la vie avec un air dégagé de grand seigneur, il devient aussitôt comique.
Un des plus grands éclats de rire de l’histoire s’est produit, il y a plus de cent ans, au Congrès de Vienne. Un certain Napoléon avait alors détruit l’harmonie de l’Europe.
Les membres du concert européen décidèrent de mettre un frein à ses agissements, s’emparèrent de sa personne et l’enfermèrent. Ils se réunirent ensuite afin d’arrêter le programme de la saison suivante. C’était là un travail délicat, car ils le concevaient tous d’une façon différente et tous désiraient l’établir de telle sorte que les amis de Napoléon ne vinssent plus les troubler à nouveau. Après avoir parlé, crié, et s’être querellés entre eux durant trois mois, l’accord se fit enfin. Tous se serraient les mains en se réjouissant, lorsque survint un messager qui leur apprit que Napoléon avait quitté les lieux qui lui avaient été assignés et se préparait à recommencer ses plaisanteries. Que firent-ils alors ? Ils ne purent que s’asseoir et éclater de rire. Cela se trouve dans tous les livres d’histoire. C’est ainsi que se termina le Congrès de Vienne. Le contraste leur parut si grand qu’il leur avait semblé que, discutant sur le sort d’un homme mort, le corps du défunt soudain ranimé était venu leur demander ce qu’ils faisaient.
Il y a de l’humour dans les choses les plus sérieuses de la vie. Pour l’homme ordinaire, la chute de Napoléon ou de César est un fait qui inspire la crainte et le laisse haletant. Le contraste est trop grand pour en rire. Mais, pour les grands génies spirituels du monde, un Napoléon et un César ne sont que du menu fretin. Les grands génies spirituels dépassent l’humour du monde. Leur rire est le rire des Dieux. Ils voient Napoléon et César comme l’homme simple voit Charlie Chaplin, une petite créature qui crâne, fait des manières dans un veston trop court et des souliers usés.
« L’homme, a dit l’un des plus grands d’entre eux, fait, à l’égal d’un singe en colère, des bêtises si fantastiques sous les cieux qu’il en fait pleurer les anges. »
Swift, un autre grand humoriste, obtint le contraste en dotant les nains de Liliput des coutumes et de la pompe des humains de taille normale. Il transposa ensuite le comique sur nous-mêmes en nous transportant au pays des géants. « Combien est frêle la grandeur mortelle, philosophe le roi des géants en tenant dans sa main un pauvre petit être humain, lorsque d’aussi chétives créatures en sont affligées ! »
Une forme favorite de l’humour est le burlesque : une histoire sérieuse ou tragique présentée d’une façon ridicule et commune, ou le contraire ; un sujet ridicule et commun traité dans un style sérieux ou tragique.
Mon genre personnel d’humour est un visage de bois. Sur l’écran, je conserve un masque impassible en toutes circonstances, qu’il s’agisse d’amour, de mariage, d’enterrement ou de baptême. Autour de moi, les gens sont frémissants de joie, tremblants de crainte, affectés par les larmes. Mon visage, lui, reste de bois. Sur l’écran, je suis le type qui n’a pas le sens de l’humour. Mon masque reste impassible, alors que je fais rire tout le monde.
C’est dans le contraste que réside le comique.
Un homme qui est anormalement petit ou grand, devient immédiatement comique, mais il est toujours prudent de se souvenir que dans la réalité de la vie, il ne peut s’en rendre compte lui-même.
Buster Keaton
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Pour en savoir plus :
Le site officiel sur Buster Keaton et sa page facebook.
Play-list de 8 archives vidéos et radio sur Buster Keaton dans les Archives de l’INA.
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La vidéo « Buster Keaton – The Art of the Gag » sur la chaîne Youtube de Every Frame a Painting.