C’est dans le n°180 du 28 avril 1932 de Pour Vous que l’on trouve la première interview de Pierre Renoir, le frère de Jean, à l’occasion de la première adaptation du commissaire Maigret dans La Nuit du carrefour.
France 3 diffuse ce film rare de Jean Renoir ce soir dans le cadre du ciné-club indispensable de Patrick Brion.
Pierre Renoir vient de débuter à l’écran
« Etes-vous content de votre initiation au cinéma, monsieur Renoir, et de ce rôle de La Nuit du carrefour ?
— Vous le pensez. On n’a pas fréquemment le plaisir d’être initié par son frère à un travail nouveau. Je le suis d’autant plus que le personnage qu’il m’a confié n’avait rien, comme on pouvait le craindre d’un roman policier, de bêtement romantique. Ce qui fait la personnalité de Maigret, c’est peut-être son absence de personnalité : c’est un policier banal, un professionnel sans génie ; il fait son métier, il ne comprend pas dès la première image (il est même moins fort que le public), il n’a pas l’air de gagner un demi-million par an et de faire le Sherlock par passe-temps. Et puis, ce drame nocturne n’est pas poussé au noir, et cela me paraît de bonne observation.
— Ce film va sans doute être une date dans l’histoire de la technique. Oser photographier du vrai brouillard, de la vraie nuit, un garage non futuriste, une vieille maison qui ne sent pas la peinture fraîche, quelles gageures ! C’est votre premier parlant ? N’aviez-vous jamais tourné ?
— Comme tout le monde, avant la guerre. En 1914. Non, non, on mettait trois semaines déjà pour faire un film, pas trois jours. Ça s’appelait Les Deux Gosses. Ce que je faisais ? J’avais un bel uniforme bardé d’aiguillettes, mais, pourquoi ? je ne m’en souviens plus.
— Avez-vous de nouveaux projets ?
— Le même rôle, des autres romans de Simenon, si on les tourne.
— Aimez-vous le travail du studio ?
— L’expérience que j’en ai est toute personnelle. Je jouais le soir et je répétais l’aprèsmidi. Mon frère me réglait mon emploi du temps et me ménageait des repos. Et il m’a laissé tout à fait libre. « Ne t’occupe pas de l’appareil, c’est mon rayon. » Ainsi délivré de contingences que je sais énervantes et dans cette atmosphère amicale, mon travail ne fut guère pénible. Et puis j’ai vingt-sept ans de théâtre. Je suis administrateur de la Comédie. J’ai l’habitude d’un emploi du temps chronométré, de repas manqués, du surmenage permanent.
— Avez-vous vu des films qui vous aient beaucoup plu ?
— Je ne vais voir que les bons films : Hallelujah, L’Opéra de quat’ sous, M…, City Streets. Vous voyez, je ne puis faire de comparaison qu’entre des œuvres très choisies.
— C’est un privilège qu’on peut vous envier. Vous ignorez le film commercial ?
— Je ne comprends pas ce mot. pas plus que la prétention à l’art. Ne suffit-il pas de faire honnêtement son métier, de jouer pour soi seul mais sans oublier qu’on n’est là que pour le public, de se montrer bon artisan ? Si on a du génie, tant mieux ; mais c’est rare. L’estime du public, le boulot propre, est-ce ça qu’on nomme des qualités commerciales ? La vraie joie que peut donner ce métier, c’est d’exprimer aussi bien que possible le type irremplaçable que l’on est. C’est d’ailleurs une satisfaction que de savoir qu’il n’y a, qu’il n’y eut, qu’il n’y aura jamais un second soi. Mais fichons le camp, nous allons philosopher. »
Claude Vermorel
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Pour en savoir plus :
Jean RENOIR présente pour la télévision son film “La nuit du carrefour” :
http://www.ina.fr/video/CPF86635736