“LA VIE SECRÈTE D’UN GRAND CINÉMA” Le Grand Rex (Pour Vous 1933)


Alors que les salles de cinéma sont toujours fermées depuis de long mois, la Cinémathèque de Toulouse nous a donné l’idée de consacrer ce nouveau post à celui-ci consacré aux coulisses d’un grand cinéma des Boulevards à Paris : le Grand Rex.

*

En effet, ils ont mis en évidence sur leur page d’accueil cet article intitulé : la vie secrète d’un grand cinéma, paru dans la grande revue de cinéma de l’époque : Pour Vous.

*

Palace, temple, cathédrale, écrin, les qualificatifs pour désigner les salles de cinéma ne manquent pas. Illustré de photos de grandes salles parisiennes – le Rex, le Paramount, l’Olympia – l’article de Pour vous compare la salle de cinéma à un paquebot. Les coulisses dévoilent 300 employés affairés, de la “coupole gigantesque” du huitième étage jusqu’au “quartier des machines” du troisième sous-sol, au service des 4 000 spectateurs que peut accueillir la salle.

Lire l’article (lien direct en pdf sur leur site).

*

Le critique René Miquel, qui contribua également à la revue Ciné-Mondial, se glisse dans les coulisses d’un cinéma que l’on reconnait aisément comme étant Le Grand Rex.

Gardons en mémoire qu’à l’époque, les projections faisaient partie de tout un spectacle, avec attractions, danses, orchestre, etc., le tout pour le prix d’une place de cinéma.

*

René Miquel évoquera dans son article les Girls qui animent la soirée autant que les musiciens qui les accompagnent, il n’oublie pas de signaler l’imposante machinerie pour climatiser la salle, et finit par se faire engager comme placeur.

*

Bref, un article qui nous a paru intéressant pour se rappeler ce qu’était une séance de cinéma en 1933 dans un grand cinéma à Paris.

*

Signalons que nous avions déjà consacré un article au Grand Rex, à lire ici.

*

Vive le cinéma et bonne lecture !

***

DE L’AUTRE COTÉ DE L’ÉCRAN ET DE LA SCÈNE

LA VIE SECRÈTE D’UN GRAND CINÉMA par René Miquel

paru dans Pour Vous le 2 mars 1933

paru dans Pour Vous le 2 mars 1933

SAMEDI après-midi. Sur ce trottoir des boulevards, un jeune couple marche devant moi. J’intercepte : « André, sois gentil, paye-moi deux heures de cinéma ». Elle a prononcé ce brin de phrase, candidement, comme elle aurait dit : « André, achète-moi un chou à la crème… » L’homme acquiesce au désir exprimé — le sien aussi apparemment — et tous deux franchissent le seuil d’une grande salle cinématographique.

Un appareil automatique éjecte leurs tickets que deux mains gantées de blanc déchirent aussitôt. Ça y est. Cent-vingt minutes durant, ces jeunes gens vont suspendre la quotidienneté de leur vie. Même s’ils n’ont plus que six sous en poche, l’estomac vide et les talons éculés — suppositions — ils fouleront des tapis très doux, un placeur correct leur prodiguera des égards, un fauteuil moelleux, à l’inclinaison étudiée, détendra leur corps, un air hygiéniquement dosé pénétrera leurs poumons, des sons joyeux leurs oreilles. Et si le spectacle est à la mesure de leur esprit, leurs yeux s’embueront d’émotion. Deux heures de rêve !…

paru dans Pour Vous le 2 mars 1933

Mais ce bonheur-horaire, que tout spectateur achète à l’entrée, sait-il de quels efforts, de quel labeur, de quelle ingéniosité il est fait, au-delà de la scène, du cintre, sous le plancher, au moment même où il le goûte ? S’en doute-t-il seulement ?

C’est pour le lui dire que, dans cette grande salle cinématographique, j’ai poussé une petite porte interdite au public.

*

paru dans Pour Vous le 2 mars 1933

Par delà les confins des sphères étoilées

On n’entre pas ici comme dans un moulin, soyez-en sûr, mais enfin, on entre…

Me voici arpentant un couloir à l’angle lointain. Au plafond, des tuyauteries tracent mille lignes en fuite perspective. A droite, à gauche, des portes s’ouvrent, se referment, et la vie circule. Je croise une femme en blouse blanche, un gardien de la paix, deux hommes en smoking, la casquette étincelante d’un portier ; j’emboîte le pas d’un ouvrier en salopette et ceux d’une élégante aux cheveux platinés. L’air sec et chaud propage, assourdi, un bruit de machines.

J’imaginais retrouver ici une impression de music-hall, de théâtre. Mais non. Ce couloir évoque mieux une coursive et les gens que je coudoie, des passagers ou des membres d’équipage.

« En faut-il du monde pour faire marcher une telle usine ! dis-je au liftier qui me monte au huitième étage.

Trois cents personnes environ, me répond-il avec quelque fierté… Vous êtes arrivé, Monsieur, prenez le couloir à gauche, la cabine de projection est en face. »

La cabine, l’âme d’une salle cinématographique. Dans celle-ci, équipée du sol au plafond d’appareils indescriptibles pour un profane, quatre hommes bleus, attentifs et précis, commandent à l’émotion de quatre mille spectateurs en maniant trois puissants appareils de projection, mitrailleuses pacifiques braquées devant leur créneau. D’autres hommes actionnent des projecteurs et créent des milliers d’ « états d’âme » rien qu’en colorant la lumière. Celui-là, près de moi, la fond, cette lumière, avec l’ivresse du peintre étalant des couleurs sur sa toile. Beau sujet pour Abel Gance : l’opérateur amoureux de sa lanterne magique !

paru dans Pour Vous le 2 mars 1933

*

A regret, je quitte ces artistes anonymes.

Je pénètre dans l’attique qui domine la salle, abri d’une coupole gigantesque.

L’inspection en est facilitée par des passerelles suspendues. J’avance sur l’une d’elles et, bientôt, je surplombe la voie lactée ! Las ! Voici donc la limite de cet univers qui, de la salle, semble infini… et comme il est tristement matériel, l’envers de ce ciel d’Orient !

La passerelle où je suis engagé est étroite. Je ne me sens aucune fierté d’occuper la place de Dieu le Père. Vais-je choir sur la Grande Ourse ou sur le Petit Chariot ? ou encore sur cette étoile solitaire qui, comme toutes ses sœurs, éclot, champignon géométrique, sur le ciel convexe ? Je ne tombe pas, mais mon chapeau heurte un des énormes tuyaux qui refoulent dans la salle la « brise tempérée ». Ce paradis d’ingénieurs est admirable, mais je n’en souhaite pas le séjour à ceux que j’aime. Ascenseur — une coulée de onze étages, troisième sous-sol.

paru dans Pour Vous le 2 mars 1933

Usine de bien-être

A quinze mètres sous les boulevards, en deçà des égouts, au niveau même et non loin d’un tunnel de métro, une salle immense et unicolore comme un gymnase, ou cinquante artistes, musiciens et danseuses, finissent de répéter.

« Quelle heure est-il ? » demande quelqu’un dans la débandade générale.

Ma montre marque onze heures. Est-ce avant midi ? avant minuit ? Sur le moment, je suis incapable de le préciser tant me déserte ici l’instinct du rythme extérieur. Impression commune à tous, d’ailleurs, et créée par cette étourdissante animation enfermée entre des parois insonorisées, créée aussi par son atmosphère qui ne connaît que lumière et air fabriqués. Je repasse le seuil de la salle à la suite de la dernière girl. Ses hanches sont encore agitées des mesures de l’orchestre. Un peignoir à ramages balance sous son bras. Elle ne s’en est pas recouverte, car, dans ce troisième sous-sol, il fait chaud : de plus en plus chaud à mesure que j’approche du quartier des machines.

paru dans Pour Vous le 2 mars 1933

La chaufferie. Trois chaudières à mazout dont la proximité est insupportable, mais qui rayonnent comme des soleils. N’était l’absence de roulis, je m’imaginerais volontiers à bord de quelque transatlantique, et ces étroits escaliers métalliques, et ce bruit régulier de machines ajoutent encore à l’illusion.

Je pénètre maintenant dans une sorte de sous-station électrique. Deux hommes manœuvrent gravement des leviers de commande. Rien ne ressemble plus à une usine électrique qu’une autre usine électrique ; mais ce qui donne à celle-ci un attrait spécial, c’est qu’elle procure du confort et du bien-être à des milliers de spectateurs à quelques mètres d’eux, sans qu’ils en soupçonnent l’existence.

Plus loin, on lave l’air. Quel beau documentaire que le film qui nous montrerait ces deux ventilateurs géants aspirant, par dessous les fauteuils, l’air vicié de la salle et l’envoyant dans ces bacs dépoussiéreurs, filtreurs et laveurs ! Un air hygiénique, humide à souhait, chauffé ou réfrigéré selon la température extérieure, est alors refoulé dans la salle par son sommet.

paru dans Pour Vous le 2 mars 1933

J’abandonne l’usine souterraine et c’est de nouveau le dédale des couloirs. Celui-ci est encombré d’hommes en smoking : des musiciens. Un signal, le couloir est vide. Tous les musiciens ont disparu par trois portes métalliques donnant accès à leur fosse. Dès les premières mesures ils s’élèveront, lentement, vers le public.

Encore des couloirs ; sur des portes je lis : Infirmerie… Lingerie… Douches. Des jeunes gens à l’uniforme bicolore s affairent. Le quartier des placeurs.

« Que cherchez-vous ? me demande un « gradé ».
— Un emploi dis-je, au hasard.

Aucun disponible pour le moment.
— Tant pis ! »

Et comme je me dirige vers la sortie, un « collègue » qui a entendu me souffle en passant : « Va voir au (ici le nom d’un autre grand cinéma) on embauche !… »
J’irai.

paru dans Pour Vous le 2 mars 1933

Jeunes gens en uniforme

Je suis placeur. Hier matin, le chef du personnel de ce grand cinéma m’a accueilli dans son bureau du septième étage.

« Vous voulez être placeur ?
— Oui, Monsieur.

Français ?
— Oui.

Mais, il faut une taille d’un mètre soixante-dix au moins.
— …

Enfin ! Vous avez des diplômes universitaires — (beaucoup parmi les placeurs en ont) —- nous allons faire un essai. »

Un petit laïus m’a appris qu’un placeur doit toujours montrer une tenue correcte, qu’il est là pour servir les spectateurs et qu’il ne doit accepter d’eux aucun argent, sous peine de renvoi immédiat.

Au premier sous-sol, dans mon quartier, j’ai pris contact avec mon chef de groupe : il m’a conduit à la lingerie, où j’ai essayé plusieurs uniformes ; l’un m’allait à peu près.

« Il faut que ça colle exactement », m’a dit le maître-tailleur. Et, après avoir décousu une manche, il la rajusta avec des épingles, cependant que mon chef m’instruisait :

« Il existe trois groupes, vous faites partie du second ; heures de travail : 2 heures à 6 h.30, 8 h.30 à minuit. A demain, avant 2 heures. »

paru dans Pour Vous le 2 mars 1933

A 1 h. 30, je pointe ma carte à l’entrée. Le foyer des placeurs, imaginez le rouf d’un navire : sa grande glace, ses notes de service collées aux cloisons. Une vingtaine de jeunes gens sont là, en civil, en uniforme, qui lisent, fument, devisent. Attenant au foyer, des douches, le vestiaire. Voici mon armoire : mon uniforme pend. Je l’endosse. Puis, fin prêt, mes mains se portent à l’emplacement des poches : elles sont cousues !

En attendant l’heure, j’ai tout loisir pour examiner mes « collègues » en civil. Silhouettes de jeunes gens d’aujourd’hui, sans chapeau, foulard et pardessus confortables.

Mon chef de groupe vient vers moi, accompagné d’un placeur.

« Voici Martin, me dit-il. Il vous mettra au courant du service. »

Poignée de mains de Martin qui est un grand gars de vingt-cinq ans.

« Tu ne connais pas le métier ? me demande-t-il.
— Non.

Comme moi, il y a trois semaines. J’étais représentant en maroquinerie, mais ça ne marchait plus. Alors, je suis venu. Ici, il y a de la discipline, mais c’est sûr. Mets tes gants. »

paru dans Pour Vous le 2 mars 1933

Deux heures.

« Rassemblement ! » lance le chef de groupe.

Cinquante jeunes gens en uniforme s’alignent sur trois rangs. Le chef de groupe en passe la revue dans un silence absolu. Tout va bien. Alors, la porte s’ouvre, les jeunes gens sortent en file. Je suis Martin. Son service l’appelle à la troisième porte de la corbeille. Le travail commence.

Cent fois Martin quitte sa faction et s’enfonce dans l’obscurité pour placer des spectateurs. Quelques-uns, par habitude, lui tendent un pourboire qu’il refuse. Le flot apaisé, il revient près de moi, face à l’écran. A mi-voix, il bavarde :
« C’est la vingt-septième fois que je vois le film… Attention, tout le monde va rire… »

Et tout le monde rit. Mais voici un gros homme à face carminée. Il est flanqué d’une petite femme. Martin se précipite, entraîne le couple et projette le rayon de sa lampe sur deux fauteuils.

« Non, pas ici, dit l’homme.
— Mais, Monsieur, ce sont les deux seuls fauteuils libres pour le moment. D’autres le seront bientôt.

Comment, bientôt ! clame l’homme, mais c’est tout de suite que je veux deux bons fauteuils. »

Entrée des artistes

Comment suis-je entré dans ce grand cinéma ? Mystère.

D’où je suis, pour accéder au plateau il faut enfiler ce long couloir. Le bureau des régisseurs, à son début, en surveille jalousement l’accès. Car entre tous les couloirs de la maison, celui-ci est très recherché, idéalisé même, par tous ceux dont les occupations sont ailleurs.

Vous avez deviné : ce couloir dessert les loges d’où sortent, vont et viennent artistes, girls et figurants.

paru dans Pour Vous le 2 mars 1933

Depuis que j’évolue dans l’intimité des grandes salles cinématographiques, c’est la première fois que je retrouve vraiment le climat familier d’un music-hall. Mais d’où ? De Broadway, car ici flotte une odeur de féminité exclusivement anglo-saxonne qu’accentue encore la fumée des cigarettes blondes ; car la seule langue parlée est anglaise.

« Please, sir ? » me lance un Cupidon aux ailes de carton qui veut passer.

Les musiciens d’un jazz quittent leur loge et se dirigent vers le plateau. Ils le tiendront pendant vingt-cinq minutes. Donc, répit d’autant pour les girls. Allons bavarder avec elles.

Je pousse une porte : « Loge, sept places » et me trouve devant une miss sans maquillage et plus habillée que les, autres : The Captain.

J’ai vu tant de captains of girls rébarbatives que le shake-hand de cette jeune femme qui rit à pleines dents m’est infiniment sympathique.

Autour de moi, sept girls se maquillent, sept petites filles roses aussi disciplinées pour poser que pour danser, car à peine ai-je ouvert mon carnet de croquis que toutes suspendent leur attitude pour me faciliter la besogne.

paru dans Pour Vous le 2 mars 1933

 

La miss-captain m’expose la journée des girls attachées à une salle cinématographique.

« Le matin, répétition de 9 à 11 heures. L’après-midi, de 1h.45 à minuit, les girls sont à la disposition des régisseurs ; dans ce temps, elles exécutent cinq fois leur numéro, et celui-ci peut comporter jusqu’à trois apparitions sur la scène dans différentes tenues !

Une journée bien remplie, en somme, que celle d’une girl.

paru dans Pour Vous le 2 mars 1933

Par la porte entr’ouverte, je regarde trois d’entre elles qui répètent un fragment de danse avec une conscience remarquable. Six petites chaussures argentées claquent vigoureusement le ciment du couloir.

Mais un signal tinte ; en file, toutes les girls s’élancent. A l’arrière, marche, aristocratique, une petite danseuse de ballet.

« La première danseuse », me dit la miss-captain.

J’ajoute, tout haut :
« L’étoile !… »

La petite danseuse a entendu :
« What is étoile ? demande-t-elle.
— Star.

Aoh ! Star ! » s’exclame-t-elle.

Tout heureuse, elle rejoint la file en courant.

Star ! le devenir, voilà bien le but qui hante toutes ces petites têtes blondes, et très respectables, je vous l’assure.

René Miquel

(Les photos que nous reproduisons ont été prises dans les coulisses du Rex, du Paramount et de l’Olympia.)

Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse

Pour en savoir plus :

Le site officiel du Grand Rex.

La page facebook du Grand Rex.

Une page historique sur le Grand Rex sur le site de Linternaute.

Une page biographique sur Jacques Haïk sur le site des Indépendants du premier siècle.

Le spectacle La Féerie des Eaux au Grand Rex qui vous donnera une idée de l’intérieur de la salle.

 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.