Greta Garbo, une grande artiste de l’écran (Cinémagazine 1928)


A l’occasion de la projection exceptionnelle dans le cadre du Festival Lumière 2020, de La Chair et le Diable, l’un des grands films de Greta Garbo, réalisé par Clarence Brown, nous avons décidé de vous proposer cet article contemporain de la sortie de ce film à Paris.

M. Passelergue évoque dans cet article les début de Greta Garbo et notamment les trois premiers films de sa carrière américaine : La Tentatrice, La Chair et le Diable, Anna Karenine, et La Divine (ce fameux film perdu de Victor Sjöström). Par contre, il passe sous silence Le Torrent  ! (Peut-être parce que le film n’était pas sorti à Paris ? même si le film date de 1926 ?)

Nous ajoutons la belle critique du film La Chair et le Diable, paru dans Cinémonde (à lire ici) en 1929.

paru dans Comedia du 2 novembre 1928

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UNE GRANDE ARTISTE DE L’ÉCRAN : GRETA GARBO

paru dans Cinémagazine du 14 décembre 1928

paru dans Cinémagazine du 14 décembre 1928

Depuis trois jours déjà, le grand paquebot, avec ses centaines de passagers, voguait vers l’Amérique. Presque pas de vent, peu de houle. Sur le pont des premières, une jeune femme, vingt ans à peine, laissait errer son regard sur l’immensité de l’Océan. Ses yeux étranges, voilés de tristesse, se fermaient parfois pour enclore une larme. La jeune Suédoise, Greta Garbo, quittait son pays. Elle allait vers l’inconnu, vers ce qu’on lui avait prédit, vers la gloire, mais son cœur se serrait en songeant aux jours heureux qu’elle laissait loin derrière elle.

Entre ses deux frères et sa sœur, également chéris, elle avait passé une enfance calme et assidue. Ses doigts avaient manié l’aiguille et souvent aidé aux soins du ménage. C’était une enfant tranquille et mélancolique, dont les grands yeux reflétaient déjà de profondes pensées. Lorsque les soirées d’hiver, longues et pluvieuses, la retenaient au coin de l’âtre, Greta lisait de sa voix prenante les belles légendes des pays Scandinaves. Et lorsque, la lampe éteinte, toute la famille reposait, elle en rêvait longtemps avant que le sommeil lui apportât d’autres rêves.

La scène la tentait. Elle avait la vocation du théâtre et, vraiment douée, après avoir passé l’examen voulu, elle fut admise à l’École dramatique royale. L’État se chargeait de l’éducation dramatique de ses lauréats. Greta apprit tous les rôles qu’il lui fut possible de retenir. Entre les heures d’étude, elle prit des leçons de diction, de maintien, de danse et d’escrime. Lorsqu’elle se sentit sûre d’elle, Greta pensa à ses diplômes. Pour les obtenir, il fallait faire ses débuts au Théâtre Royal, dans quelque rôle difficile.

Avant la date de ses débuts, Greta, dont le talent s’affirmait, fut engagée par une compagnie suédoise cinématographique. On n’hésita pas à lui confier le rôle de vedette dans La Légende de Gosta Berling et dans La Rue sans Joie.

paru dans Cinémagazine du 14 décembre 1928

Toujours à l’affût d’une découverte de valeur, Louis B. Mayer, vice-président de la M. G. M., faisait sa ronde des studios suédois. Il fut tout de suite attiré par le charme étrange de la jeune fille et le jeu sensible de celle-ci le conquit. Il l’engagea aussitôt et Greta signa un long contrat, ainsi que son compagnon, le jeune premier Lars Hanson.
Les studios d’Amérique lui étaient ouverts. La prédiction de L.-B. Mayer devait se réaliser.

Greta Garbo s’est révélée l’interprète rêvée des grands rôles de tragédienne qui lui ont été confiés.

Très simple, aimant la solitude, la jeune vedette vit dans un hôtel de la petite ville de Santa-Monica. A Hollywood, elle passe pour distante et mystérieuse. Après les heures de studio, elle évite autant que possible les réunions joyeuses, où le langage lui est à peu près inconnu. Elle ne peut s’habituer à la camaraderie familière des artistes et préfère rester elle-même. Malgré les toilettes excentriques qu’elle porte à l’écran, elle est à la ville d’une simplicité remarquable. Mais le charme, pour émaner d’elle, n’a nullement besoin de décor ou de costumes.

On l’accuse souvent de faire « bande à part ». Greta Garbo n’a jamais eu cette intention. Elle aime la tranquillité et le mystère, comme elle les a toujours aimés. Elle partage son temps entre le studio et la mer. Souvent, nostalgique, elle ne pense qu’à revoir le plus possible le beau pays qu’elle ne peut oublier. Son plus grand bonheur est de quitter l’Amérique et de venir revivre en Suède les jours simples et calmes de son enfance.

paru dans Cinémagazine du 14 décembre 1928

La jeune vedette possède le tempérament des vrais artistes. Elle se donne entièrement à ses rôles et vit les scènes tragiques avec une telle vérité que l’on a peine à croire qu’on se trouve en présence d’une actrice maquillée. Elle se transfigure dès qu’elle entre dans le champ. Dès ce moment, Greta Garbo n’est plus elle-même. Un merveilleux dédoublement s’opère. Ce n’est pas un rôle joué, c’est un rôle vécu. Elle arrive à s’imprégner si profondément de l’état d’esprit de l’héroïne, à souffrir si véritablement les mêmes souffrances qu’elle sort du studio complètement épuisée. Ses larmes ne sont pas feintes.

Comment s’étonner alors de sa réussite rapide ? Elle est l’interprète idéale des grands films de la Metro-GoldwynMayer. Elle fut La Tentatrice — merveilleusement belle et fatale, la femme dangereuse, aimée et désirée, mais combien douloureuse de La Chair et le Diable.

Ce film, c’est l’éternel combat de l’amour et de l’amitié. Les deux amis (John Gilbert et Lars Hanson) deviennent rivaux et ennemis, car tous deux aiment la même femme. Mais l’amitié sera victorieuse. Comprenant que c’est le seul bien qui existe vraiment, ils se  tendent la main, tandis que la femme, déchirée, trouve la mort.

paru dans Cinémagazine du 14 décembre 1928

Après ce rôle, qu’elle interprète magistralement, Greta Garbo voit se réaliser son plus grand désir. Elle voulait créer le rôle d’Anna Karénine, une femme ni bonne ni mauvaise, mais marquée par le destin. Anna Karénine, l’œuvre poignante de Tolstoï, triomphe à l’écran. Les reconstitutions russes sont merveilleuses. On a reconstitué, pour ce film, aux studios de la M. G. M., de grands châteaux russes et une cathédrale célèbre de Pétrograd.

Le célèbre Royal Steeple Chase est une des plus belles scènes du film. John Gilbert (comte Vronsky) porte sept uniformes différents, garde-robe complète d’un officier de la garde impériale russe. La couronne que porte Greta Garbo (Anna Karénine) est la copie exacte de la couronne des joyaux perdus de Russie. Vous souvenez-vous du roman? :

Anna Karénine a failli au devoir et fuit avec celui qu’elle aime, le comte Vronsky, mais l’image de l’enfant la ramène à l’expiation. Et puisqu’elle ne peut plus vivre pour son amour, elle se réfugie dans la mort. C’est douloureux et tragique, et la belle artiste sait exprimer la lutte constante de ses sentiments : amour maternel, passion, devoir, remords. C’est une de ses meilleures créations, celle où elle atteint au sublime.

paru dans Cinémagazine du 14 décembre 1928

Dans La Femme divine, fille négligée d’une femme légère, elle sent tout son amour aller vers Lucien Borel, jeune homme pauvre mais sincère.
Un jour, tentée par la grande vie, elle se laisse « lancer » au théâtre et devient « la femme divine ». Puis, un jour, le théâtre ne veut plus d’elle, son banquier la ruine. Elle a essayé, en vain, étant encore riche, de se faire pardonner de Lucien. Il ne lui reste plus qu’à mourir. Le gaz la délivrera. Mais une voisine la sauve. Lucien, averti, la retrouve. Ils auront le bonheur dans la simplicité d’une coquette villa de banlieue, où ils vivront unis.

Le film abonde en péripéties angoissantes, telles l’arrestation du jeune homme (Lars Hanson) qui, pour parer son idole, a volé une robe ; la chute au troisième acte de la pièce qu’elle joue, la résolution funeste, etc.

paru dans Cinémagazine du 14 décembre 1928

Masque délicat et tragique, qui s’anime au rythme des sentiments les plus profonds, la tragédienne Greta Garbo est une des plus émouvantes vedettes de l’écran. Elle sait vivre elle-même et faire revivre au public les instants poignants des existences sur lesquelles pèse le joug de la fatalité.

M. PASSELERGUE

Greta Garbo en couverture de ce numéro du 14 décembre 1928 de Cinémagazine.

Critique de LA CHAIR ET LE DIABLE par René Olivet

paru dans Cinémonde du 22 août 1929

paru dans Cinémonde du 22 août 1929

Réalisation de Clarence Brown.
Interpretation de Greta Garbo, John Gilbert et Lars Hanson.

L’été propice aux reprises nous ramène les films anciens. Tous ne sont pas d’une qualité égale. Mais quand les reprises sont de la valeur de La Chair et Le Diable, alors on bénit l’été qui permet de ne pas laisser tout à fait mourir les beaux films.

La Chair et Le Diable. Un drame tout déchiré par la passion, un drame pathétique, les séduisants et pitoyables héros se heurtent, se piétinent, possédés par le démon de la chair.

Cette étude de caractères rompt ouvertement avec les traditions de banalité, d’honnèteté bien pensante et d’hypocrisie puritaine qui formaient la base du cinéma américain. Une oeuvre de cette sorte s’impose, malgré sa violence, malgré le déchainement des êtres lancés dans leur passion comme dans une lutte sans pitié.
Et, o miracle, le scénario commence et se termine dans la même et implacable logique.

Le beau visage de femme qui domine le film, un visage inquiet, sensuel, tendre, loyal, est incarne divinement par Greta Garbo, laquelle n’a jamais su mieux exprimer la fatalité de la femme enchainée par son désir
renouvelé. John Gilbert et Lars Hanson jouent les
deux hommes : l’amant et le mari, qu’aime et torture, sans cruauté particulière et par le double pouvoir de sa beauté et de son désir, la femme esclave de la chair. Ils y sont remarquables.

N’allez point croire néanmoins que le sujet de La Chair et le Diable soit à tendances philosophiques.
Jamais
de la vie. C’est simple et profond par le seul jeu des évènements. Jamais le metteur en scène (un des plus intelligents d’Amerique) n’appuie sur un detail, jamais il ne commet le manque de gout de faire un prêche. Il conte les images, et avec la sureté et l’incisive puissance que peut posséder un Maupassant avec les mots.

L’action se déroule en Russie, et le réalisme du sujet prend des tons romantiques par le secours des paysages de neige, des toilettes de fourrures et des traineaux.

La vision inoubliable de Greta Garbo, cette femme-fleur, au visage plus délicat que le pétale d’une orchidée, reste dans les yeux, les regards noyés dans l’ombre des grands cils, cette bouche pourpre, ce visage blême et fin ou il semble que frissonne tout l’amour, n’est-ce pas l‘idealisation de la femme, la vivante synthèse de la volupté ? Greta Garbo, qui est aussi talentueuse et sensible que belle avec raffinement, me parait comme
l’explication, la clef de voute de tout le film. C’est elle qui tente les hommes, elle qui les mène au désespoir, elle encore qui les conduit à se battre, elle qui meurt, expiant le mal que sa beauté a causé.

paru dans Cinémonde du 22 août 1929

Clarence Brown sait, avec de simples plans, nous plonger dans une atmosphère, nous faire participer à une ambiance. Le décor, les objets, les personnages, la lumière sont étroitement associés et chaque point d’une image a sa valeur propre. Ainsi le divan bas où la femme reçoit le baiser de l’amant… ou bien le livre de prières que tient Greta… ou encore l’étendue de glace environnée de brume grise sur quoi court la femme et elle trouvera l’expiation dans la mort.

Tout est parfait, naturel, dosé admirablement dans ce grand film l’on ose crier enfin ce que le cinema n’avait jamais meme osé chuchoter : la puissance et la grandeur du désir.

Source : Ciné-Ressources / La Cinémathèque française

Pour en savoir plus :

Le grand ciné-concert de Lumière 2020 à l’Auditorium de Lyon : La Chair et le Diable – Projection le mercredi 14 octobre 2020

La rencontre de John Gilbert avec Greta Garbo dans La Chair et le Diable.

Garbo and GilbertThe Beauty of Silence

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