La sortie de Juliette ou la clé des songes dans les salles à Paris (mai 1951)


Juliette ou la clé des songes de Marcel Carné est un film à part dans la filmographie du réalisateur des Enfants du Paradis. Il s’inscrit dans la veine du Merveilleux qui, des Visiteurs du Soir (1942) à La Merveilleuse Visite (1973), en passant donc par Juliette ou La Clé des Songes (1951), est souvent sous-estimé dans son œuvre au profit du Réalisme Poétique dont il est l’un des maîtres.

Pourtant, dans des entretiens donnés pendant la deuxième partie de sa carrière, Marcel Carné est régulièrement revenu sur Juliette ou la clé des songes, ce film mal aimé, qui ne s’est jamais totalement remis de son échec lors de sa présentation au Festival de Cannes en avril 1951. Ainsi, en 1972, il avouait : « J’aime Juliette [ou la Clé des songes] comme une mère de famille qui a un enfant un peu maladif alors qu’elle en a d’autres bien mieux portants, beaux et tout ! Le dernier, un peu chétif, a tout l’amour maternel », avant d’ajouter que c’était l’un de ses films préférés. 

En bonus de la version restaurée de Juliette ou la clé des songes que vient de sortir en DVD, Doriane Films, vous pourrez lire un livret de 28 pages revenant sur la genèse, le tournage et la sortie du film, que nous avons eu le plaisir de rédiger.

Aussi, il nous as semblé naturel de vous proposer plusieurs articles emblématiques de la sortie tant décriée de Juliette ou la clé des songes au printemps 1951, dont nous avons utilisé quelques extraits pour ce livret.

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Vous trouvez ci-dessous un article sur le tournage de Juliette ou la clé des songes paru le 3 août 1950 dans Ce Soir, suivi d’un entretien paru le 23 septembre 1950 toujours dans Ce Soir. Puis un article de Marcel Carné paru dans L’Aurore juste avant la projection cannoise le 16 avril 1951. 

Le lendemain, l’article de Marcel IDZKOWSKI, dont le titre “LE FILM DE CARNÉ EST UN ÉCHEC !” résume l’impression générale de toute la presse (paru dans Paris-Presse L’Intransigeant). Ensuite, nous vous proposons l’article de Claude Roy paru dans Ce Soir du même tenant.

Il faudra attendre la sortie public de Juliette ou la clé des songes, le 18 mai 1951, pour lire des chroniques enthousiastes du film, qui malheureusement n’auront pas grand retentissement.

Nous avons reproduit celles parues dans L’Homme Libre du 27 juillet 1951, ainsi que celle du Libertaire du 25 mai 1951.

Pour finir, nous avons reproduit la critique de Juliette ou la clé des songes par François Chalais parue dans Carrefour du 22 mai 1951.

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Bonne lecture ! 

paru dans Ce Soir du 20 mai 1951

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CARNÉ RÊVE À JULIETTE AU PAYS DES SONGES

paru dans Ce soir du 03 août 1950

paru dans Ce soir du 03 août 1950

Ce petit homme au visage rond, qui déjeune en face de moi, paraît préoccupé, nerveux, sous un calme apparent, malgré l’absolue correction du noeud de la cravate. Il est affable et doux, légèrement zozotant, pense et parle avec une sorte de hâte minutieuse, et jette fréquemment un coup d’oeil discret à son bracelet-montre.

On le sent capable d’une infinie patience et des plus grandes colères.

C’est Marcel Carné. Le plus grand, peut-être, de nos metteurs en scène.

Marcel Carné a composé depuis vingt ans quelques-uns des films qui font le plus honneur au cinéma français. Des guinguettes de Nogent aux gouffres d’ombre des « Portes de la Nuit », en passant par les brumes du Havre où l’on aurait tant voulu que « le jour se lève », il a enrichi nos rêves de ses visions les plus personnelles.

On le voudrait plus grand, plus solide, ce « Visiteur du Soir », pour supporter sur ses épaules le poids de tant d’accablantes fatalités dont il nous a effrayé.

Mais ce grand bonhomme n’a de César que les yeux évidemment emplis d’une unique passion. Depuis toujours il ne pense et ne vit que cinéma.

Il rêve.

Il rêve au pays des rêves. Il nous a livré — douloureusement — ses cauchemars. Maintenant, il rêve d’un pays où les rêves les plus doux, tout à coup, deviendraient la réalité. Le pays, simplement, des contes de fées. C’est le pays de Juliette.

« Juliette ou la clef des songes » (d’après la pièce du même nom de Georges Neveux).

Sur une photographie qu’il m’a montrée on voyait :

Au premier plan, la porte d’une prison. A l’intérieur, c’était sale et triste à pleurer. Mais la porte était ouverte.

Ce qu’on voyait par la porte, c’était tendre et lumineux comme le printemps en Provence, avec un ciel tout bleu — modestement — qui inondait la colline couronnée d’un village tout blanc.

C’était le rêve et la réalité, et puis entre les deux, juste devant la porte, dans un drôle d’espace irréel, il y avait un grand jeune homme, très beau, qui marchait vers la colline.

Cela, cet le film que Marcel Carné tourne en ce moment. Il n’a pas bien pu m’expliquer au juste de quoi il s’agissait, parce que c’est très compliqué à raconter, mais voici à peu près ce que j’ai compris :

Ça se passe n’importe où et n’importe quand.

paru dans Ce soir du 03 août 1950

Il y avait une fois un malheureux jeune homme qui était en prison. Si malheureux qu’il s’endormit et rêva. Il rêva au ciel bleu, à un beau château blanc, et qu’il rencontrait dans le château une belle jeune fille qui ressemblait à Juliette, la petite ouvrière qu’il rencontrait autrefois rue Lepic. Ensemble, ils avaient des tas d’aventures merveilleuses, comme dans les histoires…

Et puis le jeune homme est sorti de prison, et tout ce qu’il a rencontré dans, la réalité, c’est ce qu’il avait connu dans son rêve…

Je ne sais pas très bien comment ça finit, parce que d’abord, on ne sait jamais comment ça peut finir, ces histoires-là.

Mais j’ai vu, au studio, la grande salle du château, avec des merveilleuses tapisseries et des trophées de chasse partout, et huit portes derrière lesquelles sont enfermées, m’a-t on dit, les huit femmes de Barbe-Bleue Barbe-Bleue était là, d’ailleurs (dans la vie, il s’appelle Caussimon), mais je n’ai pas osé lui parler, car il a un regard effrayant.

Heureusement, il y avait aussi Juliette, blonde, douce, avec un profil très pur et une robe d’une grand richesse. Elle m’a souri et je lui ai parlé. « C’est très difficile, m’a-t-elle dit, de vivre en rêve. Mais je l’ai tellement, tellement désiré… Je n’ai jamais été aussi heureuse. »

Et Marcel Carné m’explique qu’il l’a choisie parmi cent candidates. Elle s’appelle Suzanne Cloutier. Vous l’avez vue dans « Au Royaume des cieux » et vous la verrez aussi dans « Othello », d’Orson Welles.

Son partenaire, le beau jeune homme amoureux d’elle, c’est Gérard Philipe, mais il n’est pas là pour le moment.

En l’attendant, je me suis promené dans le château de Juliette. Sournoisement, avec la clef des songes, j’ai voulu ouvrir une des huit portes de Barbe-Bleue, pour voir ce qu’il y avait derrière…

Et je me suis réveillé dans la salle de rédaction. Mon rédacteur en chef derrière moi, criait. Je lui ai dit qu’il se prenait pour Marcel Carné. Mais il n’a rien voulu savoir, et j’ai dû faire mon papier sur-le-champ.

Robert Pilati

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Dans la forêt en staff du « père la jeunesse », MARCEL CARNÉ NOUS DONNE LA CLEF DE SES SONGES

paru dans Ce soir, 23 septembre 1950

paru dans Ce soir, 23 septembre 1950

Il y a un « monde à la Carné », une certaine manière de voir les choses comme ça et pas autrement, de regarder la vie en face et en rêve sans que ça grince, mais de façon que s’ouvrent « les portes de la nuit » sur des histoires où le désespoir a quelquefois la dernière bobine, mais jamais le dernier mot, car au passage ceux qui s’aimaient ont entrevu le bonheur.

Ainsi pense-t-on d’abord pour Marcel Carné au monde qu’il crée plutôt qu’au petit homme élégant, vif, précis qui sait où il va et va partout à la fois, tout contrôler, tout régler.

En ce moment, il est assis à la pointe d’une grue avec Alékan (Henri Alekan.ndlr), le directeur de la photographie dont l’œil ne quitte pas la caméra.

Pendant qu’Alékan met la dernière main aux éclairages pour un « travelling en plongée » particulièrement délicat, Carné donne des conseils à Gérard Philipe.

Le film qu’on tourne actuellement est tiré d’une pièce de Georges Neveux qui porte le même titre : Juliette ou La Clé des Songes. Envoûtante histoire, qu’en dire sans en déflorer le charme ?

Juliette, c’est Suzanne Cloutier. Elle est belle et blonde. « Une merveilleuse partenaire », assure Gérard Philipe qui, comme je lui demande ce qu’il pense de ce rôle et de ce film, ajoute :

Dans les extérieurs, Carné a cherché à rendre le ciel d’été noir. Toute la chaleur, toute la lumière vient du sol. Cela est significatif. Il n’est même pas besoin d’ajouter que, comme le sujet, je trouve mon rôle merveilleux et merveilleux aussi de travailler sous la direction d’un tel réalisateur.

Je laisse Gérard Philipe pour m’enfoncer dans le sous-sols où les fils électriques glissent comme de petits serpents noirs sur la mousse artificielle, tandis que les chênes et les ormes en « staff » attendent un vent qui ne viendra pas.

paru dans Ce soir, 23 septembre 1950

Ce bois est près du village sans mémoire. C’est un bois où l’on vient boire à la guinguette du « Père La Jeunesse » que joue René Génin paré d’une barbe blanche qui lui donne une tête de Père Noël, un Père Noël qui apporte à ses clients des poignées de souvenirs frais comme les fleurs qui, dans cette forêt, poussent partout entre les branches.

On peut se demander pourquoi j’ai pris un studio pour tourner cette scène de forêt, alors qu’il y a partout tant d’arbres. Eh ! bien, j’ai cherché en vain un sous-sols où les éclairages puissent convenir. Je ne vous parle pas de ce qu’aurait été l’entretien de 200 figurants en plein bois pendant vingt jours de tournage. Cela vous donne mon opinion sur la question studio ou extérieur. Je ne suis aveuglément ni pour l’un, ni pour l’autre.

Marcel Carné s’est animé en parlant. Je lui demande alors si, malgré tout, il a des projets :

Bah ! Quelques idées dont Germinal de Zola. Mais on ne peut actuellement montrer la police en train de tirer sur les ouvriers. J’ai aussi depuis longtemps l’envie de réaliser le Leviathan de Julien Green et un film d’anticipation : Les Evadés de l’an 4000, quelque chose qui ne soit pas dans le style des anticipations scientifiques allemandes, mais ait un côté souriant. Enfin je songe à un film en couleurs.

Marcel Carné a dit tout cela très vite. Déjà il est auprès de la caméra, auprès des acteurs, auprès du grand rêve de bonté qu’il porte dans la tête.

Un légionnaire me salue comme je sors du studio. C’est Roland Lesaffre, un jeune débutant de talent. Mais qui sur ce plateau n’a pas de talent ? On se le demande…

Alain Guerin

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Le Quotidien, L’Aurore, publie ce texte de Marcel Carné le jour de sa projection à Cannes.

De la scène à l’écran – A Cannes, en attendant Juliette ou la clé des songes –

paru dans L’Aurore du 16 avril 1951

paru dans L’Aurore du 16 avril 1951

Où va le cinéma mondial ? Vers la peinture objective de la vie quotidienne ou plus loin encore vers un symbolisme plein de dangers ?

Les ouvrages de Luis Bunuel et de De Sica ont ouvert à Cannes des controverses acharnées. On trouvera ici pour les lecteurs de l’Aurore, les points de vues de André Maurois, président du jury, et de Marcel Carné, dont le dernier film Juliette ou la clé des songes, sera présenté ce soir.

D.P.

(Nous n’avons pas retranscrit le texte d’André Maurois car il ne concerne pas ce film de Marcel Carné. ndlr)

“TOUT EST DANS LA MANIÈRE DE CONTER” PAR MARCEL CARNÉ

On a peut-être un peu trop écrit et dit que Juliette était la reprise d’un projet vieux de dix ans ou presque. En réalité, l’adaptation que nous avons écrite, Jacques Viot et moi-même l’an dernier, n’offre pour ainsi dire aucun rapport avec celle de 1942 que devait dialoguer Jean Cocteau.

Depuis cette dernière date, le cinéma a considérablement évolué : le goût des spectateurs également. Aussi, malgré le maintien de certains personnages, il ne demeure plus guère de la première Juliette que le thème poétique et cruel des souvenirs disparus.

L’esthétique même du film a changé. Le fantastique ne s’accommode plus de nos jours d’effets techniques par trop usés et voulus. Il prend volontiers au contraire l’aspect du réel et du quotidien. Voyez plutôt les romans de Marcel Aymé et leur vogue grandissante.

Malgré cela, on remarquera peut-être que Juliette va néanmoins assez sensiblement à contrecourant des tendances actuelles.

Il ne nous semble pas, en effet, que le fameux neo-réalisme, à quoi certains voudraient le cantonner, soit tout le cinéma.

Au contraire, ce qui fait la richesse de l’art que nous aimons, c’est précisément que tous les genres lui sont permis, tous les domaines ouverts à sa prodigieuse force d’expression. C’est pourquoi d’ailleurs, j’ai cherché à retrouver avec Juliette un climat poétique qui m’est cher, cela ne m’interdit nullement de me pencher avec autant de conviction sur un sujet d’inspiration sociale ou populaire.

Quelques amis ayant vu mon film ont cru y reconnaître une certaine influence de Kafka.

J’avoue que rien ne pourrait m’être plus agréable. d’abord parce que j’ai la plus vive admiration pour l’auteur du Procès ; ensuite, parce que j’ai vainement essayé il y a deux ans de porter Le Château à l’écran.

Jacques Feyder avait coutume de déclarer à qui voulait l’entendre :

Au cinéma, tout est possible. Donnez-moi L’Esprit des Lois, j’en fais un film.

C’est qu’au cinéma encore plus qu’ailleurs, tout est dans la manière de conter.

Marcel Carné

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Juliette ou la clé des songes est projeté le 16 avril 1951 au Festival de Cannes. Très attendu, les deux autres films français en compétition était Édouard et Caroline de Jacques Becker et Identité judiciaire, de Hervé Bromberger, le film sera un échec cuisant dont Carné restera longtemps peiné.

Cet article publié après la projection cannoise est révélateur de l’avis de la majeure partie des critiques professionnels.

LE FILM DE CARNÉ EST UN ÉCHEC !

paru dans Paris-presse, L’Intransigeant du 17 avril 1951

paru dans Paris-presse, L’Intransigeant du 17 avril 1951

(De notre envoyé spécial Marcel IDZKOWSKI.)

Pour voir le film de Marcel Carné, « Juliette ou la Clef des songes », tout le monde s’est habillé et cette première mondiale, donnée dans une ambiance de grand gala international, commença par des applaudissements dès que les noms de Marcel Carné et de Gérard Philipe parurent à l’écran.

Ces acclamations préalables devaient hélas ! être les dernières, car par une sorte d’aberration collective, la commission qui sélectionne, à Paris, les trois films français présentés au festival, avait voté à l’unanimité pour « Juliette ou La Clef des songes ». On s’attendait donc à une œuvre de qualité. Il n’en fut rien.

Les personnages de rêve qui évoluent devant nous ne parvenaient point à créer un climat poétique, et aucun doute ne pouvait subsister : Marcel Carné était à court d’inspiration. et en voulant réaliser une œuvre d’art — pour festival — il nous offrait un film confus, lent et ennuyeux.

PERSONNE N’Y CROIT !

La pièce de Georges Neveux ne souffrait peut-être pas sa transposition à l’écran, car pour nous entraîner dans l’irréel, il est indispensable de nous émouvoir. Malgré la beauté de certaines images, malgré une merveilleuse musique de Kosma — J’espère que ce compositeur remportera le prix de la meilleure musique au festival — nous ne pouvons suivre Marcel Carné dans le domaine imaginaire qu’il nous propose, parce que nous n’y croyons pas et ce qui est plus grave encore, personne, dans ce film, ne semble « y croire ».

Gérard Philipe est un merveilleux acteur, et à force de talent il nous ferait presque admettre son personnage. Suzanne Cloutier est aussi belle que sensible, et Caussimon dans « Le Personnage » — après tout ce doit être Barbe-Bleue — semble avoir hérité des tics de Michel Simon. Yves Robert est parfait. Mais, répétons-le, tous ces êtres qui devraient nous faire admettre le merveilleux, l’insolite, le rêve, se débattent dans un domaine où nous ne sentons jamais aucune chaleur humaine

Le personnage de Juliette évolue dans un village dont les habitants sont privés de mémoire. Nous aurions tant aimé, nous aussi, résider parmi eux pour ne point nous souvenir de ce film… et pour ne pas avoir à peiner Marcel Carné, mais nous avons trop d’estime pour le metteur en scène de « Quai des Brumes » et de « Hôtel du Nord » pour lui cacher notre déception.

Marcel Idzkowski

(Marcel Idzkowski n’est pas n’importe qui. Cet ancien acteur dans des films oubliés des années trente est le fondateur du Prix Louis Delluc avec Maurice Bessy. Ce prix que Carné a failli avoir pour son premier film Jenny et qu’il obtiendra en 1938 pour Le Quai des Brumes. Mais il fut aussi le rédacteur en chef de Cinémonde après-guerre et collaborera avec divers journaux.)

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Critique de “Juliette ou la Clef des songes” par Claude Roy.

paru dans Ce soir du 18 avril 1951 

(…)

Juliette ou la clef des songes

On attendait avec une curiosité très vive le film que Marcel Carné a tiré de l’exquise pièce de Georges Neveux, Juliette ou la clef des songes.

D’où vient notre déception ? L’univers léger, gracieux et féerique de Georges Neveux est devenu, entre les mains de Marcel Carné, terriblement lourd, artificiel et (au Pire sens du mot) théâtral. Il aurait fallu, pour être fidèle à l’esprit de la pièce, traiter Juliette ou la clef des songes avec une désinvolture de théâtre de marionnettes. On imagine ce que Christian Bérard ou Louis Jouvet, ce que Georges Pitoëff et Chagall auraient tiré de ce prétexte délicieux.

Mais nous sommes ici bien loin de l’univers du Songe, accablés par la pesanteur de ce village qui est un vrai village, de cette forêt qui est une vraie forêt (même si elle a été reconstituée en studio), déconcertés par ces admirables décors de Trauner, qui conviendraient beaucoup mieux à une tragédie qu’à un rêve. La meilleure musique de film que Joseph Kosma ait jamais écrite, quelques minutes assez étonnantes, comme la chevauchée de la noire calèche de Barbe-Bleue dans un paysage lunaire, dévoré de soleil et de blancheur crayeuse, nous consolent mal de l’échec d’une œuvre dont nous attendions beaucoup.

Claude Roy

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Finalement, il faudra attendre deux mois après la sortie du film en salles pour qu’un journaliste prenne le recul nécessaire, loin de la “rafale d’insultes” qui a a déferlé sur « Juliette ou la Clef des songes » et célèbre le film dans cette critique nécessaire.

Critique de “Juliette ou la Clef des songes”

paru dans L’Homme libre du 27 juillet 1951

paru dans L’Homme libre du 27 juillet 1951

BAUDELAIRE a écrit : « Garde tes songes : Les sages n’en font pas d’aussi beaux que les fous. » – M. Marcel Carné, dans son dernier film, nous donne égale désespérance et de la vie et du rêve.

Pour porter sur ce film un jugement impartial, j’ai attendu que soit apaisée la rafale qui a déferlé sur « Juliette ou la Clef des songes » — la rafale d’insultes où se perdaient quelques rares fleurs. Oubliant tout ce que j’avais vu ou entendu, j’ai été regarder cette oeuvre ; et je peux dire maintenant que je me désolidarise entièrement des autres critiques.

On reproche généralement aux productions cinématographiques d’avoir une allure et une forme trop théâtrales : Marcel Carné a livré une production dont l’essence, le déroulement et l’aspect sont uniquement et rigoureusement cinématographiques.

Les images du maître Alekan y sont d’une telle beauté surnaturelle que les mots sont presque inutiles dans ce film. On y éprouve la même impression qu’à l’audition d’une Etude de Frédéric Chopin : on peut laisser flotter son imagination sans lui assigner de frontières. La musique de Kosma n’est pas étrangère à cet envoûtement : sauvage ou amoureuse, mélancolique ou désespérée, lassée ou révoltée, elle accompagne savamment chaque image et en souligne, sans défaillances, l’admirable valeur.

On reproche généralement aux créations actuelles d’être trop près de la vie ou d’en être trop loin : Marcel Carné réalise le miracle de décanter la vie en la touchant avec des ailes.

Il est le metteur en scène type du XX° siècle : sans espoir mais sans lâcheté, sans illusions mais sans haine, sans amour mais sans insultes, sans joie mais ruisselant de beautés. Dans son film, si léger qu’il semble parfois qu’un souffle va le dissiper, et si profond qu’on ne cesse d’y penser pendant des heures, Marcel Carné nous montre, d’une part, que la vie est trop amère pour ne pas lui préférer le rêve, et, d’autre part, il nous fait du rêve un tableau tellement décevant, tellement triste et tellement angoissé, qu’il nous en donne la terreur.

Mais cependant, à la fin de son film, son héros aime mieux retourner au rêve que rester dans la vie. Je donne ici le sens de « Juliette ou la Clef des songes », car je ne veux pas en raconter l’histoire. Je pense que ce serait presque une trahison que de vouloir retracer avec des mots ce qui ne peut l’être qu’avec des images. On dit de Jean Anouilh qu’il fait des pièces roses et des pièces noires : je dirai, de Carné, qu’il vient de nous donner une œuvre noire, du plus beau rose.

L’amour n’a aucune place dans les films de Carné, et s’il en est parfois question entre les partenaires, il n’est qu’un tremplin qui permet à Carné d’exposer ses différents sentiments sur l’humanité. Ce génial créateur ne nous donne jamais une œuvre sans nous laisser aux lèvres le goût, non pas des paradis perdus, mais des paradis impossibles à trouver.

Il est trop grand seigneur pour s’attarder à ses désespoirs, mais il a la suprême habileté de nous conduire à nous y attarder nous-mêmes.

Il n’insiste jamais sur rien, il nous laisse maîtres de notre opinion, mais il sait nous montrer les chemins sur lesquels nous devons nous engager et qui conduisent à ses buts.

Il a toujours la haute main sur des acteurs à qui il donne une personnalité presque supra-terrestre.

Et cette fois encore, il a fait de l’étrange et belle Suzanne Cloutier, le visage même du rêve — un visage suffisamment sensuel pour troubler et suffisamment pur pour émouvoir. Il a mis autour d’elle Yves Robert viril et âpre, Gabrielle Fontan si plaintive, Caussimon plein de talent, René Génin si curieux, Lesaffre en légionnaire brûlé de soleil, et des autres, comme l’admirable Delmont, qui passent et repassent comme des ombres légères, dans ce film qui n’est au fond qu’un saisissant ballet, rempli d’ombres d’une indicible tristesse.

Et puis il y a Gérard Philipe. On a tout dit sur ce jeune interprète, et on en dira beaucoup encore. Depuis que Gérard Philipe est apparu, aux Parisiens éblouis, avec les ailes de l’ange de « Sodome et Gomorrhe » de Giraudoux, depuis que cet adolescent fragile et praticien a révélé son visage et son talent aux foules étonnées, il a occupé une place entièrement à part, non seulement dans le cinéma français, mais encore dans le cinéma mondial.

Il y a deux sortes d’acteurs.

D’une part, les très rares « monstres sacrés » comme Garbo, Marlène, Michèle Morgan, Jean Marais qui n’ont qu’à paraître sur l’écran pour fasciner les spectateurs, avant même d’avoir ouvert la bouche — d’autre part, les nombreux acteurs qui s’imposent lentement par leur travail et leur intelligence, et qui doivent chaque fois conquérir leur public. Gérard Philippe n’appartient à aucune de ces deux catégories.

Bien que sa beauté soit indéniable, il n’agit pas sur le public à la façon d’un pôle magnétique ; et cependant le public le suit sans que Gérard Philippe ait à se donner beaucoup de mal. La flamme lointaine et mystérieuse de ce garçon en fait le feu-follet du cinéma ; il ne brûle pas, mais il éclaire – il ne magnétise pas, mais il retient. Lui et Marcel Carné appartiennent au même monde fugitif et insaisissable : et Gérard Philippe a été, une fois de plus, toujours semblable à lui-même et toujours différent.

Ferbert

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Mais un autre journaliste avait compris ce que Carné avait voulu faire avec Juliette. Et c’est dans la revue anarchiste que l’on trouve cet article !

L’Ecran et la vie : JULIETTE OU LA CLEF DES SONGES

paru dans Le Libertaire du 25 mai 1951

paru dans Le Libertaire du 25 mai 1951

Dans un meeting organisé par le Syndicat des techniciens en l’honneur de Poudovkine et des cinéastes russes délégués au Festival de Cannes, Claude Autant-Lara déclarait à peu près textuellement « qu’il enviait ses confrères soviétiques de travailler librement dans un pays de liberté ».

Or deux jours auparavant, un de ces délégués, M. Semenov, affirmait dans une réunion privée, mais devant quelques dizaines de témoins et presque en ces termes :

Qu’il avait été stupéfait de voir dans la sélection française et américaine à Cannes, des films utilisant le procédé du retour en arrière ou basés sur un rêve.  « De tels sujets ne correspondent pas aux goûts du public Soviétique… Chez nous ils seraient interdits… ».

Ce qui ne constitue pas une allégation sans poids, quand on sait que Semenov est le vice-ministre du Cinéma d’un pays soumis à un strict régime policier.

Le film expressément et nommément cité comme méritant d’être censuré parce que basé sur un rêve était « Juliette ou la Clef des songes » de Marcel Carné, écrit par Jacques Viot et Georges Neveux.  Un film absolument remarquable, hâtons-nous de le dire.

Le sujet de « Juliette ou la Clef des songes » n’est pas un rêve, comme le clament les imbéciles, les journalistes, les bourgeois et le délégué de l’Union Soviétique. C’est un thème grandiose et nouveau, le désespoir des faibles, des pauvres, des vaincus qui ne peuvent supporter les cruautés de l’existence et se refugient dans l’oubli, c’est-à-dire la folie, le suicide ou le rêve. Le songe n’est qu’un des moyens employés par les malheureux pour échapper aux douleurs de la vie, pour fuir la réalité.

(…)

Sur ce point de départ original, le film se développe avec une puissance extraordinaire de mise en scène. Il ne faiblit à aucun moment. Il soutient le poids d’une poésie intense, fluide et tense à la fois parce que les personnages ne sont pas des symboles.

Ils vivent, ils agissent. Ils parlent comme nous et ils disent d’autres mots que les nôtres. Ils emploient le langage splendide de l’irréalité, sans jamais d’obscurité, ni de lourdeur. Les épisodes se succèdent et se renouvellent dans le style d’une « férie réaliste », où le surnaturel retrouve sa forme éternelle : le poids de la fatalité.

Un troisième personnage fait son apparition, l’acteur Caussimon qui s’interpose entre Juliette et Michel, comme l’infortune, le pouvoir ou le destin se placent toujours entre la passion et le désir des hommes.

Il y a des scènes extraordinaires ou charmantes, telles que l’intervention du marchand de souvenirs qui vend aux habitants de l’oubli la fausse mémoire d’un passé imaginaire ; telles que les rencontres successives de Juliette et de Michel, où le jeune homme essaie inlassablement de rappeler à la jeune fille qu’ils se connaissent et qu’ils s’aiment, qu’ils viennent de se parler à l’instant ; mais elle s’enfonce de nouveau dans l’oubli.

Jamais un film n’a été si loin dans l’expression de l’inexprimable. Il est diversement accueilli. Le public simple se laisse prendre à la grandeur du thème. Certains ne comprennent pas ou refusent de comprendre.

Il n’est pas indifférent de constater que le refus du thème est le fait des bourgeois de Passy et du délégué officiel de l’Union Soviétique. Ici et là, on n’a pas le droit d’être incompris, faible, malheureux. « L’inadapté » est rayé des contrôles. Le personnage d’exception, le poète est frappé d’interdit ; celui qui porte l’incertitude, la grandeur de la solitude, la révolte. Rimbaud est contraint de partir en Abyssinie, Maiakowski doit se suicider !…

Léon Vicenti

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Finalement, nous terminons cette revue de presse avec cet article de François Chalais, l’un des grands critiques de l’époque, qui décidément n’a rien compris au film mais arrive à lui trouver quelques qualités, qu’il exprime d’une manière pour le moins étonnante…

GORDINE’S FOLLIES – JULIETTE, DE MARCEL CARNÉ par François Chalais

paru dans Carrefour du 22 mai 1951

paru dans Carrefour du 22 mai 1951

Si Paul Valéry avait écrit un roman policier, le roman policier aurait sans doute été un mauvais roman policier ; son livre, pourtant, n’aurait été ni vil, ni laid, ni sot : un cul-de-jatte ne peut être champion de saut en hauteur. Il n’eut pas été possible à Paul Valéry d’être médiocre.

« Juliette ou la Clef des songes » de Marcel Carné, est un roman policier de Paul Valéry.

Ceci posé (ou à cause, justement de ceci) on comprend mal les tombereaux d’injures versés sur M. Carné qui, du reste, en a vu d’autres, au lendemain de Cannes, par tout un peuple saisi de folie. Qu’on n’aime pas Juliette, je veux bien — ou, si l’on y met plus de nuance, qu’on ne l’apprécie pas — cela n’est pas défendu.

Les défauts de l’ouvrage sont trop flagrants pour qu’on ne les remarque pas, voire pour qu’on ne s’en irrite pas. Tout de même, il y a le ton à employer.

Attention, il ne s’agit pas de considérer M. Carné comme le musée des Invalides sous prétexte qu’il a fait des films admirables, ni de baisser automatiquement la voix dès qu’on parle de lui, comme si l’on pénétrait dans une cathédrale pendant l’office divin. La tâche de la presse, en l’ocurrence, était plus simple : ne pas même penser au Jour se lève, ou aux Visiteurs du Soir, se borner à ouvrir les yeux pour déchiffrer le sourire de Juliette.

Encore une fois, je suis peu touché par le film. J’ai horreur de toute cette littérature en forme de Claude-André Puget qui mangerait une tartine de Barbe-Bleue pour son goûter. Je trouve ces guirlandes pseudo-poétiques, ce panégyrique du gnangnan, cette philosophie de fillette qui ferait un mauvais rêve, aussi peu cinématographique que possible, et, pour tout dire, sans aucun intérêt, mais que M. Carné ait mal choisi un sujetest une chose ; qu’il en ait fait un usage méprisable en est une autre.

Je regardais le déroulement somptueux des images de M. Alekan. Et je songeais : « Quel metteur en scène français ou étranger, aurait su en régler aussi parfaitement l’ordonnance ? » Toute la fin, du reste, est très belle, dès le moment où Juliette cherche à se souvenir réellement de son passé, l’alternance des deux visages égarés, le mariage de Barbe-Bleue et la fin en elle-même (sauf, naturellement, le ridicule passage où le prisonnier, revenu à la réalité, est convoqué chez le juge).

Non, vraiment, il y a des pierres qui n’auraient pas dû être lancées. D’autant plus qu’elles l’ont été dans des vitrines incassables.

M. Gérard Philipe ne trouve pas ici son meilleur rôle : il n’est qu’excellent.

François Chalais

Source : RetroNews

Pour en savoir plus :

Vous pouvez lire de nombreux articles sur le tournage et la sortie de Juliette ou la Clé des Songes sur notre site hommage à Marcel Carné :

La bande annonce mystérieuse de Juliette ou la Clé des Songes par Church of Film

Extrait de Juliette ou la Clé des Songes avec Gérard Philipe et Yves Robert

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