Si vous êtes des lecteurs réguliers de ce site, vous savez que nous aimons mettre en valeur ces seconds rôles qui ont fait le sel de ce cinéma français des années trente aux années soixante.
Cette fois-ci, nous nous intéressons à celui qui joua notamment dans Le Million de René Clair, Le Crime de monsieur Lange de Jean Renoir et même à la fin de sa vie dans Rue des Cascades (Un gosse de la butte) de Maurice Delbez où il est une nouvelle fois formidable, nous parlons donc de René Lefebvre ou (Lefèvre).
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Il débuta sous la direction de Louis Jouvet au théâtre dans la fameuse pièce Knock puis, au fil des années trente, quarante, cinquante, il enchaîna quantité de rôles dans des comédies où son personnage nonchalant et lunaire est souvent inoubliable. Nous vous renvoyons, pour en savoir plus, au livre de Raymond Chirat qui a su si bien mettre en valeur ces Excentriques du cinéma français.(Ed. Henri Veyrier. 1985).
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Voici donc un bel article de fond paru dans Cinémagazine, au début de la carrière de René Lefebvre, écrit par Lucienne Escoube (qui a beaucoup écrit dans l’autre revue de cinéma incontournable Pour Vous).
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Bonne lecture !
René Lefebvre par Lucienne Escoube
paru dans Cinémagazine de juillet 1932
La monotone pluie, continuelle, descend, sur la ville. A vrai dire, y a-t-il une ville ? Si l’on tend l’oreille, seul un bruit d’eau courante, ruisselante, murmurante, vous emplit la tête jusqu’à l’étourdir. Et cependant la ville est là, masquée par cet écran serré, énervant, continu et obsédant comme un mauvais rêve.
La ville est là ; elle surgit tout à coup avec ses lumières noyées, ses boutiques falotes, ses pavés sournois aux usures centenaires ; trois pas encore, la grand’place ; des réverbères aux mille rayons mouillés indiquent vaguement une grandeur et une étendue qu’elle ne doit qu’à la pluie, aux ténèbres mal déchirées, aux rares passants, pressés et bourrus. Cependant, c’est là le terme de la course pour cette petite bande d’errants, qui, sous des parapluies délavés par les averses de la France entière, se précipitent soudain, comme des exilés retrouvant leur patrie : c’est qu’ils ont aperçu, asile promis à leur ennui, sinon à leur fatigue, le « Grand Théâtre », dont la façade luit sous l’averse, le « Grand Théâtre » municipal, où ils jouent ce soir L’Étreinte du Passé, de M. X., dramaturge ultra-boulevardier, qui étend ses ravages jusqu’à cette paisible petite ville somnolente.
Le « grand premier rôle » et la « grande vedette », — bien modestes comédiens, vieillis, usés, fatigués et moroses, — s’empressent de s’emparer de « leurs loges », les meilleures de l’établissement ; les autres s’installent comme ils veulent… et comme ils peuvent.
Il y a, parmi cette troupe minable et lasse, un petit jeune homme, tout jeune, tout mince, mais qui conserve, en dépit de la fatigue, de l’énervement, de toute cette morne médiocrité, une physionomie peu banale d’intelligence ouverte, de spiritualité, de fantaisie ; son nez quêteur est prompt à saisir les parfums : relents familiers du théâtre, et, aussi, montant par la fenêtre étroite de la loge, âcre senteur d’humus sous la pluie, lourde odeur végétale, étourdissante. Il se promène dans son étroite cabine, le jeune homme ; trois pas de long, deux pas de large, mais ses réflexions l’occupent suffisamment pour qu’il ne souffre pas trop de cette exiguïté. Le voilà arrêté devant la glace ; il se regarde d’un air critique, investigateur, avec une affection ironiquement bourrue…
La voix du régisseur, qui est aussi l’acteur le plus désagréable, le plus tristement médiocre, le fait sursauter :
— Tout le monde sur le plateau, on répète ; grouillez-vous, n… de D… !
Il hausse les épaules un peu, et, les mains fourrées aux poches, mi-narquois, mi-mélancolique, il s’adresse un petit sourire, un petit salut : « Mon pauv’ vieux ! »
L’instant d’après, il pénètre sur les planches, et, la rage au cœur, il déclame avec passion,—passion non feinte, mais passion de haine et de révolte contre la stupidité de ce qu’il dit :
« En vérité, Fanny, votre image hante mon repos… votre baiser m’a ravagé… la fièvre me brûle… Je tremble de désir, pauvre loque… etc. ». Cela continue quatre actes sur le même ton, jusqu’au suicide du ci-dessus dingo personnage !
Ce jeune homme, narquois, critique, artiste passionnément, c’est René Lefebvre !
Ce Parisien, que les dieux firent naître à Nice, connut, très jeune, la vocation irrésistible du théâtre, et Paris le happa, un matin de printemps, engloutissant, avec tant d’autres, un nouveau désir de gloire, un nouveau frémissement d’espérance !
Ah ! comme il aimait le théâtre, ce jeune homme enthousiaste ! Mais, comme vivre est une dure réalité, il dut passer de sombres jours avant de pouvoir réaliser son grand rêve : débuter, avoir un rôle, un vrai rôle ! Un beau jour, ce rôle, il l’eut ! et d’innombrables rôles suivirent ! Et la France s’ouvrit au jeune homme ; mais ce ne fut point les tournées triomphales du « Grand Comédien » ; ce fut le labeur harassant, incessant, du pauvre acteur de tournée moyenne qui use sa force, sa jeunesse et ses dons à jouer des rôles d’un répertoire qu’il ne peut souffrir, à les jouer sous la direction de tristes cabots vieillis sous le harnais, aigris de rancœurs et d’amertumes longtemps remâchées, et qui font payer cher aux jeunes de croire encore, de penser encore, d’exister enfin en face de leur déchéance sans espoir…
Un jour, cependant, durci par l’épreuve, façonné par l’expérience péniblement, courageusement acquise, le comédien se retrouva à Paris…
Un engagement au Théâtre Fémina le fixe dans la capitale, il joue dans Le Père îlote ; il a du succès. Un soir, le hasard fait que Jacques Hébertot assiste à la représentation ; il distingue très vite l’intelligence souple, sûre, aiguë, de Lefebvre ; il l’engage au Théâtre des Champs-Elysées. L’atmosphère change ; une troupe merveilleusement disciplinée travaille avec ardeur sous la direction d’un maître : notre grand Jouvet. Et Lefebvre se met au travail avec un goût nouveau, une nouvelle ardeur, la même passion juvénile que ses camarades.
On joue Knock ; le rôle du pharmacien lui échoit ; il compose une excellente figure de potard, sans âge, reniflant à vingt pas la fadeur des tisanes ! La pièce connaît une brillante réussite ; tant et si bien que René Hervil décide d’en tirer un film, et il songe tout naturellement à engager divers créateurs de la pièce ; le pharmacien l’a frappé, il le demande. A cette convocation, Lefebvre se présente ; mais Hervil reste stupéfait devant sa jeunesse ; il n’avait pas rêvé de traits si jeunes devant le « potard » de l’artiste, car c’est un des talents vraiment remarquables de Lefebvre que celui de créer, sans guère d’artifice, un visage autre que le sien, différent non seulement par le modelage, mais encore par l’équilibre, l’expression, l’âme en un mot. Cependant, ce n’est pas le pharmacien qu’il crée à l’écran, mais le rôle modeste du chauffeur.
De ce jour, il est perdu pour le théâtre.
Sa passion pour la scène s’éteint ; son contact avec le cinéma lui ouvre un monde qu’il ne soupçonnait point ; il envisage avec le plus profond intérêt cet art, qui lui semble promettre une liberté de création plus grande que celle des planches. Son esprit rapide, épris de modernisme, de clarté, de synthèse, a compris le cinéma et ses possibilités dès ses premières visites au studio. Il ne dit rien ; il sourit; cet art, il l’adopte pour sien.
Les films se succèdent ; petites créations du Mariage de Mademoiselle Beulemans, de Pas si bête, où René Lefebvre se met au courant de la technique des studios, où il prend peu à peu, devant la caméra, une aisance et une désinvolture parfaites ; films aussi où il travaille avec un « jeune » comme lui, et comme lui plein de talent et de foi, André Berthomieu…
La réalisation de Ces Dames aux chapeaux verts arrive. René Lefebvre doit y jouer le professeur, l’inénarrable professeur Alcide, dont la seule silhouette — que nous jugerions cependant falote, — fait battre le cœur resté juvénile d’une de ces « dames ». René Lefebvre, le futur « millionnaire », le prochain « Jeff », est à merveille le professeur de Collège ; nous oublions totalement, en le regardant à l’écran, le jeune artiste que nous connaissons, mince, précis, nerveux, d’une intelligence rapide et claire ; il n’y a plus qu’Alcide, ses tics, ses petites manies ; sa coupe de cheveux est — délicieusement — universitaire ; son col est touchant ; son lorgnon hallucinant de réalité.
Rapacité suit ! René Lefebvre, qui a, disons-le ici et redisons-le, la plus haute et la plus claire conscience artistique, se prépare longuement à cette réalisation ; il s’astreint, pendant des semaines et des semaines, à suivre des cours à Sainte-Anne ; il se documente et se documente de visu jusqu’au malaise. Enfin, il se sent prêt, on commence à tourner.
Lefebvre affirme alors un talent rare, puissant, d’une force étonnante de«réel»; là encore,son art étrange de composition s’inscrit. Ce visage de fou, c’est le sien, et ce n’est plus lui. Mais ne nous a-t-il pas avoué que, pour lui, le maquillage n’est rien, c’est la pensée constante de son personnage qui agit sur lui, l’empoigne, et, peu à peu, faisant le vide de tout ce qui est « lui-Lefebvre », crée ainsi un état second qui est « lui-X », personnage qu’il anime de la sorte.
Véritable hypnose, don qui tient du merveilleux; mais Lefebvre est doué d’une fantaisie quelque peu fantastique.
Rapacité terminé, René Lefebvre se trouve devant une situation tout à fait modifiée ; le « parlant » est venu, rapide, bousculant toutes les anciennes règles, les lois les plus « tabou » de jadis…
C’est avec calme qu’il envisage cette éventualité nouvelle ; pour lui, qui possède une expérience théâtrale solide, il peut voir, sans crainte, arriver le règne du micro… Il est « paré ».
C’est alors qu’on lui offre un contrat à Berlin. Il s’agit de tourner la version française d’une opérette allemande ; il aura pour compagnon Henry Garat, et la vedette du film, c’est Lilian Harvey ; le film, il est dans toutes nos mémoires, il fait date : c’est Le Chemin du Paradis.
Du rôle d’un des trois copains, d’un des trois fauchés, Lefebvre tire tout le parti possible. Le film sort avec le retentissement que l’on sait. Et Lefebvre rentre à Paris…
…Pour tourner Jean de la Lune, qui est, pour les trois interprètes le triomphe consacrant cette fois, pleinement, leurs talents diversement, mais également remarquables.
Jean de la Lune !
Jean de la Lune !
Jeff très doux, très tendre, étrangement renfermé, un peu ahuri, un peu naïf, secret, très secret… un peu sur un autre plan que les êtres de chaque jour ; il sait et ne sait pas ; il s’enferme dans sa foi comme un croyant fanatique ; il ferme les yeux, et cependant rien ne lui échappe, surtout, oh!, surtout, l’air de douleur et d’angoisse de l’artificieuse, de la mensongère Marceline, si légère et si lourde entre ses bras ; il lit cependant dans cette âme close, compliquée et puérile. Il veille sur elle, à travers tout, en dépit de tout et de tous, en dépit des rumeurs du monde, dont il se moque. Que lui importe donc le monde !
Ce qui seul compte, c’est de ne pas faire de mal à celle qui l’a choisi pour souffrir, mais aussi pour être l’appui de sa faiblesse, et cet appui, jamais il ne lui refusera, car il l’aime passionnément, entièrement, mystérieusement ; il la contemple comme une enfant très chérie, et toujours il sera, près d’elle, ce héros funambulesque et charmant.
De ce rôle si difficile, il nous en donna une interprétation riche de sensibilité, d’originalité, d’intelligence, d’informulable profondeur, et l’on peut écrire sans crainte qu’il a saisi, jusque dans son essence, ce personnage inoubliable, qui est entré, du même coup, dans la Gloire.
Oui, la Gloire ; sans doute, Lefebvre sourira-t-il en lisant ces lignes ; car, tout en sachant, — avec quelle sobre justesse, — tout en reconnaissant ses qualités et ses défauts, il est modeste, et il hait l’emphase ; cependant, c’est bien la « Gloire » que connaît (sitôt jeté à l’écran) le trio inoubliable de cet inoubliable chef-d’œuvre.
Mais déjà, délaissant Jeff et sa tendresse, et son secret, Lefebvre nous donne un autre aspect de son talent merveilleusement varié et divers ; le voici dans Le Million. On sent, — à le voir interpréter ce rôle, — le plaisir qui l’anime de travailler avec René Clair ; c’est un perpétuel bondissement, l’ivresse allègre et saine d’un être jeune, bien équilibré, heureux d’exister, de travailler, avec tout son élan sincère et consciencieux.
Je ne m’étendrais pas sur les films que René Lefebvre a tournés depuis Le Million. Il y fut toujours l’artiste délicieux, spontané, spirituel, que l’on connaît ; son naturel et son entrain triomphent dans Un Chien qui rapporte ; il est détaché et souriant dans Les cinq Gentlemen maudits et d’une cocasserie inégalée dans Monsieur, Madame et Bibi.
Aujourd’hui, il tourne, sous la direction d’Henry Roussell, La Fleur d’oranger, film tiré de la pièce de Dolley et Birabeau, et cela nous promet encore une création à coup sûre intéressante. Que fera-t-il ensuite ? Je ne sais.
Mais, s’il est un artiste à qui l’on puisse faire confiance, qui vous donne foi en l’avenir de l’écran français, c’est bien René Lefèbvre. Et, en passant, formulons à ce sujet le souhait de ne pas voir René Lefebvre se cantonner à des rôles de comédie légère ; il a prouvé un trop grand et trop rare talent dans Rapacité, dans Ces Dames aux chapeaux verts, dans Jean de la Lune enfin, pour le faire se tenir à des rôles de pur divertissement.
Notre écran peut se glorifier d’un tel comédien ; de pareils artistes sont rares. Il y a en lui l’étoffe d’un grand acteur si on lui en donne les possibilités ; il a une puissance ramassée étonnante, une force créatrice infiniment riche. C’est, dans toute la force du terme, souvent employé, rarement si mérité ! un bel, un grand artiste.
Lucienne Escoube
(Les photographies qui illustrent cet article sont extraites de : « Jean de la Lune », « Ces Dames aux chapeaux verts », « Le Million », « Les Cinq Gentlemen maudits », « Rapacité »)
Source : Ciné-Ressources / La Cinémathèque Française
Pour en savoir plus :
Une notice biographique de René Lefebvre sur le site CineArtistes.
Florelle chante au côté de René Lefebvre dans Le Crime de Mr Lange.
La bande annonce (anglaise) du Crime de Mr Lange.
La bande annonce de Gueule d’Amour de Jean Gremillon dans lequel René Lefebvre joue au côté de Jean Gabin et Mireille Balin.
Extrait de SA MEILLEURE CLIENTE de Pierre Colombier (1932). Merci à David Cairns chez Vimeo.