Nous avons déjà eu l’occasion de saluer Jean Vigo et son film mythique L’Atalante que nous considérons comme le plus grand film de tous les temps. En 1934, son actrice principale, Dita Parlo, était déjà une actrice reconnue notamment grâce à son rôle dans Au bonheur des dames de Julien Duvivier en 1929.
Cela fait longtemps que nous nous demandons pourquoi cette actrice au naturel si désarmant n’a pas plus tourné de grands films. Cette question restera bien évidemment sans réponse mais voici déjà trois entretiens réalisés par Jean Lenauer entre 1929 et 1930 qui semble être tombé complètement sous le charme de cette actrice d’origine allemande née à Berlin en 1906.
Ces entretiens prirent place au moment où Dita Parlo revient de Hollywood où elle failli tourner au côté de Maurice Chevalier, puis au moment où elle tourne le dernier muet de Julien Duvivier, Au bonheur des dames qui est au centre de ces entretiens. Au détour de ces conversations elle évoquera le film perdu de Jacques Feyder, Thérèse Raquin, Greta Garbo à Hollywood, les méthodes de tournage de Duvivier, son souhait de “retirer à la campagne” ce qui évoque pour nous son rôle de Elsa dans La Grande Illusion de Jean Renoir, pour finir par le tournage du film de Léo Mittler : Dangerous Paradise (Tropennächte) une version allemande d’un film américain tourné par William A. Wellman aux Studios Paramount à Joinville-le-pont.
Ce film fut tourné en plusieurs versions dont toutes sont considérées comme perdues : en version française par Alberto Cavalcanti sous le titre DANS UNE ÎLE PERDUE, en version italienne par Mario Camerini sous le titre LA RIVA DEI BRUTI, en version suédoise par Rune Carlsten sous le titre FARORNAS PARADIS et même en version polonaise par Ryszard Ordynski sous le titre NIEBEZPIECZNY RAJ !
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Dita Parlo, une actrice rare dont nous sommes sous le charme comme Jean Lenauer qui écrivit dans plusieurs revues de cinéma qui comptaient à l’époque outre Pour Vous : La Revue du cinéma et Cinémonde. Par la suite, il vécu à New York où il fit découvrir au public américain le cinéma français dont… La Grande Illusion (cf sa nécrologie dans le NY Times).
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Bonne lecture !
Hollywood vu par Dita Parlo
paru dans Pour Vous du 3 janvier 1929
Je n’aurais jamais cru qu’un hall d’hôtel puisse être aussi ennuyeux. Ce fauteuil, bien qu’il soit large et confortable, me gêne. Dita Parlo s’avance. « Ce ne peut être qu’elle », me dis-je… Oui, une voix douce et sensuelle me parle. Et j’ai écouté cette voix, j’ai regardé ces yeux à demi-clos (au fait, de quelle couleur ?), ses cheveux tombant sur le col du manteau, le visage noble et clair… Je me suis laissé bercer, oubliant le hall ennuyeux, le fauteuil qui me gênait tout à l’heure. Elle a tourné pour moi un beau film sonore.
— On m’a demandé à Hollywood pour que je sois la « leading lady » de Maurice Chevalier. D’abord pour un film sonore où Chevalier aurait chanté quelques chansons ; ensuite pour un film parlant, mais nous avions, évidemment, tous les deux un accent ; finalement, Abbadie d’Arrast, qui voulait réaliser un film charmant et spirituel, refusait, car on tâche de faire de Chevalier un deuxième Al Jolson, dont on raffole là-bas. D’Arrast n’aime pas ce genre, un peu trop sentimental ; on avait décidé de faire écrire un scénario pour moi, cependant la Ufa ,avec laquelle j’ai un contrat, m’a rappelée. Au fond, c’est mieux que je n’aie pas joué avec Chevalier, je serais sûrement tombée amoureuse de lui, et… j’imagine qu’Yvonne Vallée n’aurait pas été contente. Chevalier est vraiment charmant… »
Elle sourit en faisant le geste de serrer un cou. Mais je suis certain, devant ce sourire charmant, qu’Yvonne Vallée aurait été désarmée.
— Sans y avoir tourné, je suis bien heureuse d’avoir été en Amérique. C’est un pays magnifique que nous autres, gens d’Europe, ne voyons pas comme il est. Par exemple, je croyais être très pauvrement habillée, mais les vedettes à Hollywood se vêtent avec une simplicité étonnante. Les femmes ne portent pas de bas. Greta Garbo qui est si merveilleusement habillée à l’écran est d’une négligence presque incompréhensible dans la vie courante… Elle est d’ailleurs complètement indifférente à tout. Si on lui dit que John Gilbert, qui était très amoureux d’elle, est malade ou si on lui parle d’un de ses propres films, elle dit avec une voix un peu traînarde : « Cela m’est absolument égal ». C’est une femme très étrange, elle ne va jamais aux « parties » qui sont arrangées chaque jour, et, maintenant, elle est rentrée en Suède et l’on prétend qu’elle ne va plus revenir et ne tournera jamais plus.
Tout est bouleversé en Amérique par les « talkies ». On ne peut pas se faire une idée de ce mouvement. Il y aura des changements assez importants : des acteurs connus vont peut-être disparaître… Leur grande idole, celle à qui le public ne sera jamais infidèle, c’est… Mary Pickford. Pour les Américains, elle est l’actrice parfaite, l’inimitable.
Tous ceux qui travaillent dans les « movies » sont jeunes, admirablement jeunes ; un homme qui a passé la quarantaine est fini, et j’ai été bien étonnée par ce sens de solidarité, incroyable pour les Européens, qui fait manger le directeur de la production à côté du moindre figurant, à la même table.
Je suis certaine que je retournerais à Hollywood, et je le ferai avec grand plaisir. Je pense travailler sous la direction d’Abbadie d’Arrast. Il y a, aux Etats-Unis, une atmosphère bien propice au travail. Chacun a sa « chance » là-bas, à lui de prouver qu’il la vaut. On accueille les nouvelles idées sans la moindre réticence, on estime à sa juste va leur le talent…
Je dois maintenant, retourner en Allemagne. En avril, je viendrai à Paris pour interpréter un rôle dans Au bonheur des Dames. Je connais très peu la production française, mais j’ai vu il y a quelque temps un film français qui m’a fait une impression profonde : Thérèse Raquin, de Jacques Feyder. C’est admirable. C’est vrai, je ne parle guère de mon travail en Europe, je suis encore tellement sous la révélation de l’Amérique. »
La voix s’est tue. Il faut partir. J’aime mieux vous le dire : j’en éprouve de la peine.
Les yeux de Dita Parlo et sa voix me poursuivront longtemps. C’est une femme dans le sens le plus beau du mot. Est-il donc surprenant qu’elle soit une émouvante artiste ?
Jean Lenauer
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Dita Parlo, ingénue du “Bonheur des dames”
paru dans Pour Vous du 10 octobre 1929
L‘Interview est la forme moderne de la torture de l’Inquisition. Pour les deux parties, d’ailleurs. L’interviewer sent qu’il est une sorte d’intrus, un indiscret en tous cas, qui demande d’obtenir si possible, d’une personne étrangère, ses pensées les plus intimes ou des choses qui n’intéressent jamais la victime. La tâche devient plus aisée s’il s’agit d’une personne qu’on a déjà rencontrée.
J’ai cette chance inestimable, en allant voir Dita Parlo qui joue actuellement dans Au bonheur de Dames et ma tâche en devient notablement plus aisée. La conversation s’en ressent, nous sommes tout de suite en contact, je n’ai pas à briser des glaces de politesse pour arriver à la personnalité qui m’intéresse.
— Cela a duré, jusqu’à ce que j’arrive à Paris. Il y avait des retards, causés par mon travail dans Mélodie du cœur, mon premier film parlant que j’ai réalisé sous la direction de Hanns Schwarz.
« Je suis plus que contente de travailler ici, Paris m’enchante de jour en jour davantage. Duvivier, mon metteur en scène, est très agréable. C’est, en somme la première fois qu’un réalisateur me laisse tant de liberté dans mon interprétation et j’en fus au début un peu surprise, parce que mes metteurs en scène allemands m’imposaient beaucoup plus leur conception de tel ou tel jeu de scène. Mais maintenant, je m’y fais très bien, je m’entends parfaitement avec M. Duvivier et je sens que sa méthode a aussi ses avantages.
« Pourquoi ne voit-on plus souvent Pierre de Guinguand à l’écran ? C’est un camarade charmant et je le trouve excellent acteur. Connaissez-vous Armand Bour ? Quel bon acteur aussi ! C’est lui qui joue l’oncle. Je suis Denise, sa nièce. Mais, Dieu, que je dois pleurer dans ce film !
« Le rôle ? Oh, certes, il me plaît. J’ai des scènes extrêmement dramatiques, où je suis véhémentement furieuse… j’aime bien ça. Je ne sais pourquoi, depuis Rhapsodie hongroise, tout le monde ne me voit plus qu’en madone, en petite fille innocente et douce, je ne pense pas que ce soit vraiment là mon caractère. Je me vois beaucoup plus en canaille sympathique, oui sympathique ! et au fond assez peu dangereuse, mais on me veut encore plus inoffensive ? »
J’ai des scrupules. Je me demande, à tête reposée, si c’est vraiment Dita Parlo qui a prononcé ces paroles ou si ce n’est pas plutôt moi qui l’y ai poussé…
Mais Dita Parlo reprend bientôt de sa voix douce :
— Je regrette que Au bonheur des Dames soit un film muet. Mon travail dans le film parlant Mélodie du cœur m’a beaucoup intéressé.
« … L’autre jour, c’était très amusant. Nous tournions devant la gare Saint-Lazare et pour empêcher les curieux de regarder, la caméra était dissimulée dans une auto près de laquelle je marchais, les bras chargés de paquets, de boîtes. Et je passais au milieu du trafic énorme, parmi les jurons des chauffeurs de taxi… C’était si drôle que j’ai dû, de temps en temps, me tourner de l’autre côté de la voiture pour donner libre cours à des accès de rire que je réprimais vite pour reprendre mon expression sérieuse et triste. »
Deux jours plus tard, dans le studio de Neuilly. J’observe une scène d’une grande intensité dramatique. Dita Parlo, dans le coin d’une chambre absolument nue, pressée contre le mur lézardeux, se cache, angoissée, crispée. Pierre de Guinguand (Mouret), la cherche. Et Dita Parlo a peur de l’homme qui a ruiné son oncle, elle est encore bouleversée par la mort de Geneviève (rôle incarné par Nadia Sibirskaïa). Des larmes remplissent ses yeux grand ouverts, des sanglots crèvent sa gorge, elle est secouée d’une émotion forte et sincère.
J’ai observé cette scène avec beaucoup de satisfaction. Depuis que je connais Dita Parlo, j’ai confiance en cette jeune femme d’une volonté extraordinaire. Je suis convaincu de ses possibilités, je vois en elle la belle étoffe, facile à manier par un metteur en scène fort. Malgré des rôles qui ne convenaient pas toujours à son tempérament, j’ai la certitude que Dita Parlo intelligente et sensible peut et doit encore nous donner des émotions remarquables.
Et je ne désespère pas. Le jour viendra où la fausse madone jouera les personnages qui nous vaudraient des créations complexes, pleines d’une vie débordante, où nous oublierons que Dita Parlo est actrice, où nous ne verrons plus à l’écran que les réactions d’un être humain aux prises avec la vie.
Jean L.
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S’ils n’étaient pas acteurs de cinéma, que feraient-ils ?
paru dans Pour Vous du 27 mars 1930
Dita Parlo, que nous avait révélée Le Chant du prisonnier, est d’abord toute désemparée quand je lui pose cette question.
« Qu’aurais-je fait si je n’avais pas été actrice ? Je voulais être monitrice dans une école de gymnastique. Mais, depuis… ma vie a été profondément changée, bouleversée par le cinéma.
« Je ne sais pas pourquoi on me charge toujours des rôles d’innocentes et d’oies blanches. Mon caractère est en contradiction absolue avec celui de ces pauvres créatures. Au fond, on ne fait jamais ce qu’on veut dans la vie. Beaucoup de gens sont persuadés qu’ils conduisent leur destin ; en réalité, je crois de plus en plus que c’est notre vie qui nous mène. Ce sont les circonstances qui nous font ce que nous sommes.
« Cela va vous sembler drôle, ridicule peut-être… Depuis Rhapsodie hongroise et La Mélodie du Cœur, j’ai une envie folle de me retirer à la campagne, d’être une petite paysanne, de labourer la terre, de me sentir divinement fatiguée par une journée de travail.
« Ne me regardez pas comme si j’étais un peu folle. Je vous le dis en toute sincérité : cette vie rude m’aurait enchantée. N’oubliez pas les belles fêtes, les danses, les soirs de dimanche, la santé respirée à pleins poumons dans un calme paysage. Ces émotions-là valent bien le songe enchanté du cinéma. »
Non signé
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Rencontres avec Dita Parlo
paru dans Pour Vous du 18 septembre 1930
JOINVILLE, la nuit, n’est qu’une petite cité de banlieue tranquille parisienne et endormie. On ne croirait pas qu’elle ne se trouve qu’à quelques kilomètres des boulevards.
Mais ne vous fiez pas aux apparences.
A peine dépassée la porte du studio Paramount — ce qui n’est guère facile, mais ceci est une autre histoire, comme disait quelqu’un — on s’aperçoit qu’une activité étonnante se cache derrière cette façade faussement tranquille.
Des lumières au milieu d’un jardin, à peine naissant, autour d’un petit lac dans lequel un petit voilier est amarré. Tout près, un praticable, sur lequel des opérateurs sont perchés. En bas un homme blond, svelte et jeune. Des lunettes et des béquilles : Léo Mittler. Ne soyez pas étonnés, le metteur en scène de la version allemande de Dangerous Paradise (Le paradis dangereux) s’est tout simplement foulé le pied. Après échange de quelques politesses, Léo Mittler s’adresse à une jeune femme, silhouette fine et nerveuse, le corps moulé dans une légère robe jaune. La jeune femme accourt, s’arrête près du bateau, regarde et puis disparaît en courant le long du lac dont les vagues déferlent — grâce aux manœuvres méritoires d’un accessoiriste, qui de l’autre côté, dans un petit canot, par des mouvements habiles, fait « un lac démonté ».
La jeune femme revient, le réalisateur est content.
Et je peux m’approcher de Dita Parlo — la vedette du film.
Un article récent dans une revue américaine parlait de « l’âme européenne » de certains artistes de Hollywood. Louise Brooks et Anna May Wong y étaient citées comme des exemples éclatants. L’atmosphère hollywoodienne ne leur convenant pas, elles s’évadèrent en Europe espérant y trouver l’accomplissement de leur destinée.
Je pense à cet article en parlant à Dita Parlo. J’ai eu l’occasion de la voir à Berlin, sa ville natale. Mais chaque fois que je l’ai rencontrée à Paris je me suis rendu compte qu’elle a une « âme française ». Elle est à Paris si prodigieusement différente, si visiblement heureuse, aérée, que je reste toujours confus devant ce spectacle si difficilement explicable.
A quoi cela tient-il ? Peut-être au fait qu’on ne mange pas des saucisses à Paris, ou qu’elle n’aime pas la bière allemande !
En tout cas, ce soir, elle semble avoir compris que les vins de Bourgogne, les cognacs, lui conviennent parfaitement.
« Ris donc, paillasse », me dit-elle, « je me sens comme ça aujourd’hui, il me faut boire. Pourquoi ? Mon Dieu, vous autres, hommes, vous êtes terribles ! Il vous faut toujours une raison, une explication.
« Peut-être parce que c’est la fin du film ou pour n’importe quelle autre raison. »
Je suis très honteux. Pourquoi n’ai-je pas pu comprendre? C’est pourtant, simple. Elle est « blue ». Vous connaissez cette expression si significative ? « Blue », c’est être mélancolique, avec une petite douceur qui éloigne toute amertume. Dita Parlo a instinctivement peur de quitter Paris où toujours elle trouve l’atmosphère qu’il lui faut pour être heureuse. Alors, elle se ment à elle-même pour ne pas penser au prochain départ.
— Nous avons presque terminé. Travail d’une rapidité vertigineuse. Quinze jours en tout. Mais aussi une organisation splendide a rendu ce travail possible. Je suis contente, sincèrement, d’avoir pu travailler ici. Tout le monde est plein d’attentions pour moi. Je pense que je reviendrai bientôt…
Il est tard. De nouveau j’erre dans Joinville endormie. Et je me prends à souhaiter qu’un jour, l’âme parisienne de Dita Parlo puisse trouver la joie en faisant un parlant français.
Nous n’avons pas si souvent l’occasion d’assister au spectacle émouvant et mystérieux d’une vie intense.
Jean Lenauer
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Critique d’Au bonheur des Dames
paru dans Pour Vous du 30 avril 1930
ZOLA demeure un des écrivains les plus dignes de la transposition cinématographique, mais il faut lui emprunter des sujets avec tact, non pas que l’on doive toujours considérer une trame originale comme intangible, mais parce que, très souvent, une métamorphose — pour ne pas dire une trahison — nuit au résultat.
Or, si on s’en fie à la surface, le scénario composé par M. Noël Renard, d’après le roman Au bonheur des dames, ne manque pas d’une certaine fidélité.
Voici, en effet, le petit drapier Baudu, incapable de changer son mode de travail routinier, et qui, en face ou à côté des grands magasins dirigés par Mouret, succombe. Voilà ce qui peut paraître l’essentiel et qui ne l’est pas. Le film, au surplus, montre Geneviève Baudu, nièce du boutiquier chez qui elle habite, gagnant sa vie chez le redoutable concurrent qui à la fin l’épousera. Il aura été la victime d’une femme jalouse qui exerce une influence sur le puissant baron Hartmann. Et nous aurons vu Baudu, désolé de la mort de sa fille Geneviève, s’irriter au point d’aller tirer des coups de revolver — sans atteindre personne — dans les magasins de Mouret, à une heure d’affluence.
Des détails tels que la situation du fiancé de Geneviève, commis de Baudu et partisan du progrès, et que la passion d’un inspecteur antipathique sont exposés convenablement. Que des faits menus appartenant à cette intrigue centrale diffèrent du livre, nous ne le reprocherons à personne.
Mais, malgré cette apparente fidélité, certaines modifications nous semblent d’importance, — et nuisibles au résultat.
Au bonheur des dames, roman, c’est surtout l’étude de l’évolution du commerce à une certaine époque. Le film, c’est tout au plus celle de la fin d’une boutique devant la croissance d’un magasin. On nous dit bien : le mal de l’un est la conséquence du progrès ; même, on nous le prouve, mais petitement, parce qu’on a voulu composer un film doté de scènes du genre qui est censé plaire en ce moment. On a, une seconde, montré une voleuse, et c’est fort bien, mais, en quelques minutes, on pouvait préciser pourquoi et comment se sont développés les rayons d’Au bonheur des dames. Seulement, alors, il ne fallait pas placer le film en 1930 et, en le situant à l’époque du roman, on eût accompli un ouvrage plus énergique, plus net et plus joli.
La façon dont Mouret perdait sur certaines marchandises, la dégringolade de tel voisin, vendant des parapluies, et d’autres ne sont pas pris, dans le film, en considération. Le sujet se rabaisse, et d’autant plus que, dans l’intention évidente de déshabiller quelques gentilles demoiselles, on nous fait assister à des scènes de mannequins, alors que — croyons-nous — il n’y a pas — peut-être pas encore — de mannequins dans les grands magasins.
Quant aux baignades à l’Isle-Adam où le personnel des magasins a été invité par le patron, c’est une lamentable plaisanterie, un prétexte qui sonne faux, une « attraction » grossement amenée et pesamment imaginée.
On ne nous donne donc qu’une très relative étude, un minime examen de la vie des grands magasins. Nous ne demandons pas là un documentaire, mais du film qui documente, ce qui est tout autre chose, en transposant. Si on avait voulu tenter la composition d’un drame dans des grands magasins d’aujourd’hui avec des précisions « cinéma » sur la vie même de cette industrie, il fallait ou un scénario entièrement neuf ou un sujet inspiré par les deux livres caractéristiques de M. Valmy-Baysse.
Est-ce à dire que le film réalisé par M. Julien Duvivier ne présente aucune qualité ? Non. Seulement, il manque de la force saisissante que l’on souhaitait et qu’on n’a pas donnée pour les raisons qui viennent d’être dites.
La douleur et la révolte du vieux Baudu, de même que les mouvements de foules, ont permis des tableaux assez réussis. Il sied d’ajouter que M. Armand Bour joue le boutiquier avec sincérité et justesse. M. de Guingand interprète avec intelligence, sobrement, le rôle de Mouret. Mlle Dita Parlo représente Geneviève avec douceur, mais, dans les scènes graves, elle ouvre des yeux trop grands. M. Candé est d’excellente tenue en baron Hartmann. Citons aussi Mmes Germaine Rouer, Ginette Maddie, MM. Donnio, Bras, Mailly et Fabien Haziza et Mme Nadia Sibirskaïa, douloureuse à souhait dans le rôle de la pauvre Geneviève.
Les éclairages ne sont pas toujours parfaits, le sombre de la boutique Baudu n’est pas mal. Les démolitions continues de la fin touchent à la virtuosité, c’est du réalisme qui veut avoir l’air de symbolisme, et les surimpressions du début paraissent de l’avant-garde en retard. Comme on dit, « ça ne se fait plus ». Ou il faut en jouer avec tant de discrétion !
Et, puisqu’il en est temps encore, on fera bien de corriger, dans quelques sous-titres, le mot Elbeuf, — qu’on a écrit comme bœuf.
Lucien Wahl
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Dita Parlo en couverture de Pour Vous daté du 28 novembre 1929
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Dita Parlo en couverture de Pour Vous daté du 18 septembre 1930
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Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Pour en savoir plus :
Une biographie de Dita Parlo sur le site Mémoires de Guerre.
Une page biographique sur Dita Parlo sur le site polonais Sedina.
Un superbe cinemix de Jean-Yves Leloup d’Au Bonheur des dames de Julien Duvivier (1929).
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Visionnez gratuitement Au Bonheur des dames de Julien Duvivier grâce au site d’ARTE !
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Un beau diaporama sur Dita Parlo