Angèle ou l’admirable réussite de Marcel Pagnol (Cinémagazine 1934)


A l’occasion du cycle UNE HISTOIRE DU MÉLODRAME FRANÇAIS à la Cinémathèque française, du 15 juin au 31 juillet 2016, nous vous proposons cet article du critique et professeur de cinéma Henri Agel paru dans le numéro daté du 8 novembre 1934 de Cinémagazine.

Il est consacré à l’un des grands mélodrames de Marcel Pagnol : Angèle avec Fernandel et Orane Demazis d’après le roman de Jean GionoUn de Baumugnes.

 

l'article de Cinémagazine (1934)

l’article de Cinémagazine (1934)

Angèle ou l’admirable réussite de Marcel Pagnol

Marcel Pagnol est né sous une bonne étoile.
Topaze, Marius et Fanny ont été trois immenses succès tant à l’écran qu’au théâtre. Le public fut instantanément conquis par la nouveauté de l’écrivain, par sa vigueur, par sa verve extraordinaire. Or, l’année dernière, Marcel Pagnol, dans un journal qu’il dirigeait et qui s’appelait : Les cahiers du cinéma entreprit de démontrer que le théâtre n’avait plus beaucoup, de temps à vivre en tant que théâtre et qu’il fallait le transposer à l’écran. C’était même, selon lui, la seule chose que dussent faire les vrais cinéastes : du bon théâtre filmé.

Illustrant cette thèse, cette « cinématurgie », comme il l’appelait assez bizarrement, il dirigea Le gendre de Monsieur Poirier. Ce film était sans doute très au-dessus de la moyenne, mais il parut assez ennuyeux et surtout bien peu adapté aux exigences du cinéma. Entre temps, dans son journal, Pagnol consacrait plusieurs pages et plusieurs photos à Léopold le Bien Aimé, qui réalisait son idéal à l’écran et nous avait semblé plutôt une simple copie filmée de la pièce. Mais alors, il sortit Joffroy, film assez court, tiré du recueil de Jean Giono, intitulé Solitude de la pitié. Cette œuvre, sans rapport avec les précédentes, nous frappa par son caractère de vérité, le naturel de ses interprètes, la beauté de ses paysages. On entrevit que l’auteur était capable, s’il le voulait, de nous donner de l’excellent cinéma.

Mais on n’aurait su prévoir ce qui vient d’arriver, et qui n’est rien moins qu’un miracle : le film que Marcel Pagnol vient de faire et qui est, lui aussi, tiré d’un livre de Giono, est d’une beauté si pure que, s’égalant à ce qu’on a fait de meilleur en Allemagne et en Amérique, il va rejoindre les plus beaux films russes et classe d’emblée son metteur en scène au premier rang.

On regrette qu’Angèle n’ait paru avant la Biennale de Venise ; c’est lui qui aurait représenté le cinéma français dans ce concours international ; et sans doute il l’aurait tiré de la place médiocre où nous l’avons vu cantonné. On ne saurait trop souligner l’importance d’un tel film, qui rompt avec toutes les traditions « boulevardières » qui se retrouvent toujours un peu dans nos productions. Il est même curieux de constater qu’on donne en ce moment à Paris deux réalisations qui, renouvelant les thèmes et les cadres ordinaires du cinéma parlant, situent l’action dans un milieu simple et rude, en pleine nature, et font appel aux sentiments les plus élevés.

Notre pain quotidien et Angèle sont deux œuvres saines et grandes, où passe un souffle étrangement vivifiant que nous avions depuis trop longtemps oublié, deux œuvres d’une vie également intense par sa densité. Pourtant, s’il faut donner la palme, c’est au film français qu’elle revient, par son sujet, plus dépouillé encore que l’autre, par sa singulière puissance dramatique, par la qualité de ses interprètes.

Jean Servais et Orane Demazis dans Angèle (Cinémagazine 1934)

Jean Servais et Orane Demazis dans Angèle (Cinémagazine 1934)

(Attention, le paragraphe suivant résume toute l’histoire du film et dévoile des éléments clés de l’intrigue. NDLR)

Angèle, fille d’un fermier de la plaine, a été séduite par un jeune vaurien qui est parvenu à la faire fuir avec lui à la ville. Là, il l’a contrainte à le « nourrir » et on devine ce que cela signifie. Saturnin, le valet de ferme, un simple d’esprit mais un cœur d’or, est allé secrètement la voir chez elle et Angèle lui a avoué sa dégradation. D’un des hommes qu’elle a reçus, elle a même un enfant. Saturnin n’hésite pas : il la ramène à ses parents. Mais son père, mortellement atteint dans son amour-propre, refuse d’offrir autre chose qu’une cachette à la fille qui a déshonoré son nom. C’est dans une cave qu’elle passera avec son bébé ses jours et ses nuits.
Il y a dans le pays un jeune gars de la montagne, « un de Baumugnes », qui aime Angèle depuis longtemps. Voyant son désarroi, sa souffrance muette, Amédée, un compagnon de travail, se fait engager dans la ferme du père d’Angèle, pour tâcher d’apprendre quelque chose. Saturnin se méfie d’abord de lui, puis est gagné par sa droiture. Un jour d’orage où on a dû faire sortir la jeune femme de la cave inondée, Amédée l’aperçoit. Il va prévenir Albin, le jeune homme de la montagne. Celui-ci délivre Angèle et s’enfuit avec elle ; mais un scrupule saisit ces deux âmes franches  et Albin demande au père la main de sa fille. Après un long débat, le vieillard frappé par les sentiments généreux du jeune homme, la lui accorde et consent à tout oublier.

* * *

L’histoire on le voit est simple et nue comme celle des anciennes tragédies ; l’ampleur du film est aussi celle d’un drame antique. Jean Giono, un des écrivains les plus originaux et les plus humains de l’heure présente, prête à ses personnages un dialogue d’une âpre beauté. Que son style se soit montré si conforme à la réalisation d’une telle œuvre et que Pagnol ait tiré de son livre des images si poignantes, voilà certes qui les grandit tous les deux.

Un des traits essentiels de l’auteur d’Un de Baumugnes c’est la fusion, le mélange total du comique et du tragique, du rire et de la souffrance : ainsi, dans ce film. On passe tout naturellement des scènes cocasses entre Amédée et Saturnin —cocasserie ou se mêle intimement l’émotion — aux scènes émouvantes du retour d’Angèle et de la demande en mariage. De là une impression de vérité fort rare.

Un autre secret de Giono, c’est de confondre la nature avec l’homme. Il en est de même dans l’adaptation de Marcel Pagnol : les paysages ne viennent pas, comme trop souvent, se plaquer sur le drame. Ils sont insérés dans l’histoire et contribuent à lui donner une saisissante plénitude. Gros plans et angles de prises de vue sont dispensés avec une remarquable discrétion.

Enfin la marche de l’action, qui se déroule en scènes de plus en plus frappantes, suscite une émotion si particulière à l’écran qu’elle se rapproche de la musique. Il y a depuis le début — la scène de séduction d’Angèle, le soir, sous un arbre jusqu’à la fin — l’arrivée des jeunes gens, le débat, la réconciliation finale — une sorte de crescendo qui, dans toute la seconde partie n’est pas loin de nous serrer la gorge. La visite d’Amédée à Angèle, dans la chambre où « elle a fait le mal », le retour d’Angèle chez ses parents où elle vivra en recluse, l’entreprise tentée par Amédée, la délivrance de la jeune femme par Albin qui l’absout de toutes ses fautes, sont les phases émouvantes du drame.

Quand le jeune montagnard portant l’enfant dans ses bras s’avance, sa jeune femme près de lui, et son ami derrière, droit vers le vieux père qui braque sur eux le fusil qu’il finit par lever, la beauté de l’image, la gravité dont elle s’entoure, surtout le sentiment de vérité qu’elle donne, confèrent à la scène une ampleur singulière. Et comme toute la fin d’Angèle sait se tenir à cette hauteur, nous aurions mauvaise grâce à lui refuser notre admiration.

Portrait de Marcel Pagnol (Cinémagazine 1934)

Portrait de Marcel Pagnol (Cinémagazine 1934)

Il est impossible de séparer l’histoire, de ses interprètes, pas un instant ils ne jouent leur rôle ; ils le vivent avec un naturel qui, à lui seul, serait un suffisant titre de gloire pour leur metteur en scène. Fernandel, qui doit être regardé comme un de nos premiers artistes, Orane Demazis, Jean Servais, n’ont jamais trouvé ces expressions et ces accents qui nous bouleversent. Il n’y a pas une parole qui sonne faux, pas un geste de trop, pas une maladresse. Les passages les plus difficiles — colère du père, entretien d’Angèle avec Albin — surprennent par la justesse de leur ton. Les personnages les plus épisodiques sont extraordinaires de vérité. Et, chose qu’on ne saurait trop louer, il n’y a pas de « vedette » dans ce film.

Chacun vient en son temps, fait ce qu’il a à faire, dit ce qu’il a à dire comme dans la vie, où il n’y a jamais de « grand premier rôle ».

Marcel Pagnol est peut-être à l’heure actuelle, l’homme le plus intelligent du cinéma français. II suffit de comparer sa réalisation à d’autres qui ont été des bons films ou même de beaux films pour mesurer la portée de sa réussite. 11 nous livre aujourd’hui un drame où la psychologique tient une place qu’elle n’a hélas ! que fort rarement à l’écran. Or, ce drame perdrait toute sa force au théâtre. Ainsi, du jeu des images, des sentiments et du dialogue, fait-il naître à l’écran une esthétique nouvelle, qui semble nous apporter le reflet même de la vie. C’est vers lui que doivent maintenant se tourner avec un grand espoir tous ceux qui, en France, aiment le cinéma.

Henri Agel

Portrait d'Orane Demazis en couverture de ce numéro de Cinémagazine 1934

Portrait d’Orane Demazis en couverture de ce numéro de Cinémagazine 1934

Source : Ciné-Ressources / La Cinémathèque Française

Pour en savoir plus :

Une page sur Angèle sur le site de Fernandel.

L’article de L’Express pour comprendre la brouille entre Pagnol et Giono.

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Le début du film Angèle de Marcel Pagnol (qualité VHS).

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Extrait d’Angèle avec Fernandel et Orane Demazis.

 

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