A l’occasion de sa diffusion dimanche prochain (3 avril 2016) dans le cadre du ciné-club de Patrick Brion (dont des rumeurs persistantes annoncent la disparition par la direction de France Television), nous consacrons une page spéciale à Coeur de Lilas, le premier film en France du grand réalisateur d’origine ukrainienne Anatole Litvak.
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Coeur de Lilas c’est aussi l’un des premiers films de Jean Gabin que l’on retrouve ici aux côtés de André Luguet et Marcelle Romée. Signalons aussi la chanteuse Fréhel qui chante (avec Gabin) la célèbre môme caoutchouc et aussi Fernandel !
Malheureusement, Marcelle Romée (dont c’est le dernier film) se suicidera quelques mois plus tard, le 3 décembre 1932, à la suite de graves problèmes de santé.
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Voici donc l’article sur le tournage de Coeur de Lilas paru dans Cinémagazine en février 1932, suivi du film raconté et la critique du film paru le mois suivant en mars 1932.
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Pour finir nous publions la critique du film parue dans Pour Vous (18 février 1932) signé par le grand journaliste Lucien Wahl ainsi que que la critique paru dans le quotidien Comeodia et quelques encarts paru dans la presse au moment de sa sortie le 13 février 1932 (La Semaine à Paris et Paris-Soir).
Comment fut tourné « Cœur de Lilas »
paru dans Cinémagazine de Février 1932
Après une course rapide vers les hauteurs de Montmartre, mon taxi, d’un coup de frein brusque, vient stopper devant les studios de la rue Francœur… Je me presse vers l’entrée… pour me faire cueillir au passage par un cerbère galonné au sourire poli autant que décidé.
— Je regrette! monsieur… mais on n’entre pas.
C’est en vain que j’essaie, avec des ruses d’Indien, de tromper l’étroite surveillance établie autour du sanctuaire… La consigne est sévère, et, malgré le « voltigeur » qu’avec nonchalance je cherche à glisser dans la main du concierge, la porte en fer reste fermée… implacablement…
Dépité un peu, je m’apprête à regagner la place de l’Opéra… lorsque le hasard,—providence des journalistes, — me met sur la route d’un régisseur rencontré dans je ne sais quel studio parisien. Sans me donner le temps de respirer, il m’entraîne avec lui vers le plateau, au nez du surveillant ahuri, me coiffe d’une casquette plate, tout en m’entortillant le cou d’un foulard rouge-sang.
— De cette façon, tu feras « un vrai de vrai » ce qui certainement t’inspirera un reportage sensationnel.
Pendant qu’autour du figurant anonyme que je suis, des machinistes en salopette préparent un grand décor de rue avec un escalier imposant, que sous les ordres de Court Courant (Curt Courant. ndlr) , ce roi des cameramen, les électriciens amènent « scoops »et projecteurs, que de jeunes assistants affairés s’occupent à vérifier en détail tous les accessoires, seul, dans un coin, le metteur en scène Anatole Litvak est penché sur son scénario. Comme isolé du monde entier, il semble perdu dans une rêverie lointaine, tant il m’apparaît détaché des bruits et mouvements qui l’entourent. Avec le calme et l’assurance d’un vieux routinier du cinéma, ce « moins de trente ans » soigneusement contrôle son découpage, rectifiant d’un léger coup de crayon un angle de prise de vue, lançant, sans même lever la tête, un ordre bref à son fidèle opérateur, pour changer un éclairage.
Je le connaissais déjà de réputation… Je savais que, tout jeune encore, il avait quitté son poste de régisseur à l’un des grands théâtres de Pétrograd pour apprendre à l’ombre des célèbres metteurs en scène russes, S. M. Eisenstein et Padowkine (Poudovkine.ndlr) , le dur métier de la réalisation cinématographique. Je savais encore qu’il était venu en Allemagne pour y tourner, en collaboration avec Alexander Volkoff, Le Diable blanc, Casanova et Schéhérazade, et diriger ensuite les prises de vue de Dolly macht Karriere et de Calais-Douvres.
— Mais je serais heureux d’apprendre comment fut tourné Cœur de Lilas, votre dernier film ?
— Avec les collaborations dévouées que j’ai eues, je peux dire que la réalisation en elle-même n’a pas été trop difficile. Pensez-donc, tourner un scénario préparé par Dorothy Farnum, qui est une des grandes spécialistes des adaptations cinématographiques, avec comme argument une œuvre captivante écrite par Tristan Bernard et Charles-Henry Hirsch, quel travail agréable pour un metteur en scène !… Si, à côté de cela, il dispose pour la prise de vues d’un opérateur comme Court Courant, justement réputé dans tous les studios du monde, — pour la musique d’un compositeur comme Maurice Yvain et pour les lyrics d’un parolier comme Serge Veber… la réalisation d’un film n’est plus un travail, mais devient un plaisir.
— Et votre interprétation… vous l’oubliez ?…
— Non… mais je la réserve pour fin et pour vous dire que rarement encore j’ai rencontré une distribution plus homogène, plus parfaite sous tous les rapports. Que dire, en effet, de Marcelle Romée, cette tragédienne à l’âme sensible, au charme captivant, au regard profond et troublant; ou d’André Luguet, ce comédien parfait, qui, dans chacune de ses incarnations révèle une face nouvelle de son talent souple ; ou de Jean Gabin, créateur incomparable de rôles de composition, qui semble vivre plutôt que jouer ; ou de toute cette pléiade d’artistes populaires qui, comme Madeleine Guitty, Fréhel, Conti, Fordyce, Villars, Paulais, Labry, Delaitre, Amiot et Fernandel, ont su animer mon film du souffle ardent de leur tempérament. Avec des collaborateurs pareils, la tâche d’un réalisateur se trouve singulièrement simplifiée.
— De sorte que vous n’avez guère rencontré de difficultés ?
— Ce serait trop dire, car transposer à l’écran une oeuvre de théâtre n’est pas sans danger. Trop souvent le metteur en scène est tenté, malgré lui, de suivre servilement son original et ne peut s’évader des cadres étroits créés par la scène. Aussi, dans Cœur de Lilas suis-je parti de l’élément visuel contenu dans la pièce de Tristan Bernard et Charles-Henry Hirsch, sans me préoccuper de la trame littéraire qu’elle poursuit. J’ai voulu faire avant tout du « cinéma » c’est-à-dire une bande composée surtout d’images rythmées dans les lumières. Fréquemment, en s’inspirant pour l’écran d’un roman ou d’une œuvre dramatique, on se sent débordé par l’élément littéraire au détriment du dynamisme, qui doit rester à la base de chaque film. Je n’ai pas voulu suivre ces anciens errements… mettre ma caméra à la remorque de l’enregistrement sonore et des textes parlés, mais n’ai employé la parole et les dialogues que comme des effets sonores, destinés à relever et accentuer la puissance émotive des images.
— De façon que vous vous écartez délibérément du 1oo pour 1oo parlant ?
— … que je n’ai jamais admis… Le 1oo pour 1oo parlant du début des « talkies » représente une hérésie artistique. Il est indéniable que la parole, freinant le rythme, ne doit être employée qu’exceptionnellement et en cas de besoin impérieux. D’autant plus que, — surtout à l’heure présente, — les œuvres cinématographiques sont appelées à redevenir ce qu’elles étaient autrefois, c’est-à-dire des films d’atmosphère, créant l’émotion par l’enchaînement rapide des images, la mobilité de l’objectif, la diversité des plans et le pittoresque du montage. Le son peut devenir pour la création d’une atmosphère un aide précieux, mais ne devra en aucun cas submerger l’image, qui à tout moment doit rester au premier plan.
— Mais vous n’avez pas tourné tout en studio ?
— Hérésie encore, dont heureusement je n’ai pas été victime. S’il est vrai qu’aux premières heures du parlant les exigences de l’enregistrement obligeaient les réalisateurs à s’enfermer entre les cloisons étanches des studios, aujourd’hui il leur est permis à nouveau de courir les grandes routes avec leur caméra et appareils enregistreurs de son, leurs écrans et leurs projecteurs à la recherche des extérieurs véritables, des sites pittoresques et des coins sombres perdus quelque part dans la grande ville.
— De sorte que Cœur de Lilas contient beaucoup d’extérieurs réels ?
— Certes nous avons tourné partout où des extérieurs s’imposent ; le long des fortifications, dans des quartiers délaissés de la banlieue, aux Halles à la levée du jour, ou aux bords de la Marne dans des guinguettes fleuries.
Un assistant affairé s’approche du réalisateur.
— Nous sommes prêts.
Brusquement, Anatole Litvak se redresse… Son regard, qui tout le long de notre conversation semblait très loin, subitement s’illumine. En quelques enjambées, il traverse l’espace qui le sépare de son décor sur lequel déferle la lumière violente d’innombrables sunlights et de plafonniers.
La rue du faubourg s’anime. Sous des réverbères aux lueurs vacillantes, des filles passent, accrochant les hommes…
Des musiques d’accordéon sourdement se lèvent derrière les fenêtres éclairées d’un bal-musette.
L’œil collé sur son viseur, Court Courant panoramique dans toutes les directions, pendant qu’un ascenseur improvisé le soulève avec son appareil vers un premier étage, où, vulgaire et canaille, Fréhel chante.
Toute l’ambiance trouble de ce quartier de bas-fonds, tout le mystère qui rôde dans l’ombre, tous les drames qui se devinent dans le regard oblique des filles d’amour, des mauvais garçons, dans chaque réplique hachée ou dans les refrains chantés derrière le décor… Anatole Litvak les mélange, les pétrit, les forme en quelques minutes créatrices… ces minutes sublimes qui s’écoulent entre l’ordre bref : « On tourne » et ce dernier mot : « Coupez »…
Ralph Lowell
COEUR DE LILAS découpage ou film raconté
paru dans Cinémagazine de Mars 1932
Sur les fortifs, dans la banlieue pelée et triste de Paris, des enfants jouent. On devine, au lointain, les hautes maisons de la ville… Une musique militaire passe. Les enfants s’arrêtent une minute de se poursuivre et de se battre « dans les chemins lépreux semés d’écailles d’huîtres », comme disait le bon François Coppée. Ils regardent les soldats. Puis la zone retombe à son silence, et la graine d’homme se remet à se battre, à se poursuivre, avec toutes les ardeurs, tous les instincts ataviques de cet âge.
Tout à coup, les gosses reculent, effrayés. Cet homme, étendu par terre ? Un ivrogne ? Un dormeur ? Un mort ? La pose n’est pas naturelle ; elle a quelque chose de figé, de définitif.
Les mômes, alors, comme une volée de moineaux, s’égaillent, appellent. La foule arrive, aussitôt dense, foule pauvre et curieuse. C’est bien un cadavre. L’homme a été assassiné. Il y a du sang, par terre, sur les cailloux, contre le talus. La police est alertée. On laisse le cadavre en place. N’y touchez pas ! Les limiers de la Préfecture ont des indices, peut-être, à relever. D’abord, quel est cet inconnu, bien habillé, les cheveux gris, l’air d’un industriel « à son aise » ? Comment est-il venu mourir là, sous les coups d’on ne sait qui ?
Cependant, un ouvrier fend les rangs de la foule. Une vive émotion se lit sur son visage.
— Novion ! C’est Novion ! s’écrie-t-il.
Le commissaire se retourne d’un bond.
— Vous connaissez le mort ?
— Si je le connais? C’est mon patron ! L’usine que voyez là-bas, avec ses hautes cheminées ? La sienne !
— On vérifiera. Quand avez-vous vu ce M. Novion pour la dernière fois ?
— Mais…, dit l’homme qui semble imperceptiblement se troubler, hier, pas plus tard qu’hier soir ! Nous sommes sortis ensemble, les derniers, à la nuit tombée. On s’est quittés ici, à deux pas de l’endroit où… Pauvre homme ! Il était si gentil, et pas fier, et serviable.
— Ce qui fait, monsieur, que vous seriez le dernier, à l’avoir vu vivant ?
— Je pense ? Mais pourquoi me demandez-vous cela ?
— Oh!… pour rien ! Vous vous appelez ?
— Darly. Contremaître à l’usine.
— Eh bien ! monsieur Darly, vous voudrez bien vous tenir à notre disposition.
— Quoi ? Vous me suspectez ? Je suis un honnête homme !
— Nous ne suspectons personne et tout le monde. Nous avons le devoir de faire la lumière, voilà tout. Pour l’instant, vous êtes le plus important des témoins.
Un instant plus tard, conférant avec ses collaborateurs, le juge d’instruction disait :
— Pour moi, la culpabilité de ce Darly ne fait pas de doute. Avez-vous vu son air embarrassé, ce frémissement devant le cadavre, ces réticences, cette pâleur ? J’imagine assez bien qu’une querelle soit intervenue entre les deux hommes, que l’employé, voyant rouge… Car, remarquez-le bien, messieurs : il ne s’agit pas d’un crime crapuleux, ayant le vol pour mobile. La victime n’a pas été dépouillée. Il faut donc chercher le motif, de l’assassinat dans une vengeance, un coup de folie, que sais-je encore ?
» Un fait est patent, confirmé d’ailleurs par le concierge de l’usine : Darly et le malheureux Novion sont sortis ensemble, hier soir, quand il n’y avait plus personne ni dans l’établissement industriel, ni sans doute sur la zone. Novion a été tué environ une demi-heure après, soutient le médecin légiste. Cependant Darly rentrait chez lui, aux dires de son voisin de palier, vers minuit.
» Ce retard ? Le nœud de l’énigme, croyez-moi.
Tous les policiers opinèrent du bonnet. Tous, sauf André Lucot.
Lucot était un jeune inspecteur, que la passion policière (cette maladie existe) avait toutnaturellement amené à faire partie des cadresde la Préfecture. Intelligent, jeune, intuitif, il avait déjà affirmé en plusieurs occasions un flair et un sens déductif en tous points remarquable. On lui prédisait sans hésitation le plus brillant avenir.
André Lucot avait assisté à l’interrogatoire de Darly ; il avait eu l’impression que cet homme ne mentait pas. Dans ses protestations d’innocence, éclataient cette conviction, cette énergie, cette netteté désespérée que les plus retors d’entre les coupables ne peuvent conserver longtemps.
Un deuxième interrogatoire de l’inculpé, dans le cabinet du juge d’instruction, accentua encore cette impression. Non, Darly n’était pas le coupable. S’il avait quelque chose à cacher, c’était vis-à-vis de sa femme, de ses enfants. Un fait demeurait certain : sorti à neuf heures de l’usine, le contremaître n’était rentré chez lui que vers minuit moins le quart. Questionné sur ce point précis, Darly se taisait. Mais quand Lucot, le prenant à part, une minute, dans le couloir, lui eût dit : « Mon ami, je crois à votre innocence, moi. Pourquoi ne pas confier au juge, en lui demandant le secret, que vous alliez retrouver quelque amie, un instant, avant de rentrer ?
Darly répondit : « Croyez-vous que je puisse le faire sans que les journaux en parlent ? » Ce qui était un aveu…
Lucot, par pur amour de la vérité, et parce qu’il pressentait, dans l’affaire Novion, un drame très particulier, n’hésita pas. Il demanda un congé de quelques jours, se mit tout seul en campagne.
Sur ce coin de zone, où le malheureux industriel avait été abattu par quelque main inconnue, une fille, nommée Lilas, régnait en maîtresse. Cette Lilas, quel curieux spécimen de la faune parisienne ! Sans être belle, elle avait du charme ; sans être instruite, elle était intelligente ; enfin, les nécessités de son affreux métier n’avaient pas tué en elle le goût obscur mais sincère d’une régénération. Pour « ami », elle avait un nommé Martousse, souteneur avéré, qui jouait à la perfection un rôle beaucoup plus délicat qu’il n’en avait l’air, et la battait comme plâtre, ainsi qu’il est d’usage.
Lucot, se faisant passer pour un placier en métaux, vint s’installer dans le même hôtel que Lilas. Ce n’était évidemment pas une pension de famille ultra-distinguée ; on y coudoyait plus de mauvais garçons que de millionnaires ; mais enfin le lieu avait de l’atmosphère, du piquant, du cachet. Et Lucot n’eut pas beaucoup de mal à se donner pour rouler des épaules, coller un mégot au coin de sa lèvre, et porter sa casquette en « perte de vitesse » sur l’oreille.
Le policier était persuadé que Lilas en savait, sur le drame, beaucoup plus long qu’elle n’avait voulu en dire. Il n’ignorait pas, pour commencer, que la fille connaissait la victime, et la connaissait peut-être plus qu’elle ne l’avait laissé entendre au juge.
Certes, Lilas avait fourni un alibi, mais un alibi qui s’appuyait sur Martousse et sur le patron de l’hôtel. Est-ce que cela comptait ?
« La première chose à faire ? pensait Lucot, de se mettre bien avec Lilas. »
Était-ce donc si difficile ? Ma foi, pas mal…
Lilas tremblait sous la poigne de Martousse et avait cette tendance à se méfier des nouveaux venus et des inconnus, qui est l’apanage des malheureuses traquées par la police.
Mais le hasard est le dieu des policiers, comme des voleurs. Un soir que Martousse venait d’avoir la main un peu lourde, et que Lilas, à demi « groggy », pleurait silencieusement au sol, Lucot intervint. Prié de s’occuper de ses affaires, il riposta par un magistral coup de poing. Bataille «à la loyale».
Si « à la loyale », même, que Martousse, vaincu et corrigé, n’insista pas.
Lilas leva sur son sauveur cet œil lumineux et plein de larmes des pécheresses au cœur qui tremble, et il y eut un grand silence dans la salle du bistro.
Quelques jours plus tard, à la brune, un coup de sifflet strident, une galopade de fuite éperdue : la rafle ! De toutes parts, dans l’ombre, se sauvaient des silhouettes claires. Lilas vint alors s’abattre dans les bras de Lucot, qui, tranquille, regardait ce tableau familier un étrange sourire aux lèvres.
Lucot sauva Lilas : devant eux, les barrages de police s’ouvrirent. Et ce soir-là, entendant la fille lui dire merci et lui demander pardon, l’âme du détective se sentit soudain toute remuée. Il regarda dans les yeux celle qui le contemplait avec tant de tendresse, qui nouait ses bras frêles à son cou ; il eut comme la révélation d’une femme toute différente, d’une créature au cœur intact et pur, qui s’offrait toute à lui.
Ils s’aimèrent. Ils allèrent cacher leur bonheur dans une guinguette au bord de la Marne, loin des fortifs. Bonheur mélancolique, qu’ils devinaient bref, et que traversaient des éclairs d’inquiétude. Lilas se demandait quel homme pouvait bien se cacher sous la personnalité étrange de ce « placier en métaux », qui ne cherchait pas à placer quoi que ce fût, et cependant ne lui demandait pas d’argent, ne la poussait pas à la rue comme d’autres l’y avaient habituée !
Lui ? Oubliant sa mission, son devoir, il s’abandonnait tout entier à la douceur de chérir et d’être aimé. Dans l’âme mystérieuse et enfantine à la fois de sa maîtresse, il découvrait chaque jour des trésors inconnus de tendresse, de sincérité, d’humilité. Il allait de surprise en surprise. L’œuvre de justice, les raisons de son congé, de son déguisement, ne lui apparaissaient plus avec la même évidence cruelle.
Hélas ! toutes choses ont leur fin et leur destin.
Lilas, qui avait en André une confiance immense, fit un jour une découverte épouvantable : son amant n’était qu’un « poulet », un policier, l’ennemi naturel et presque héréditaire !
Atterrée par cette révélation qui brisait tout en elle, Lilas, torturée de désespoir, avoua ! Ainsi elle avait tué ! Lilas avait sur la conscience l’assassinat de Novion !
Désespéré, le policier, les yeux au sol, se taisait.
Que dire ? Qu’ajouter ? Il n’allait pas, pourtant, lui, l’incarnation vivante du châtiment, mettre la main au collet de celle qui… Et cependant !
Lilas le sentit. Sur un dernier baiser, lasse, lasse, mais brûlée d’une fièvre de sacrifice, elle courut jusqu’au commissariat le plus proche. Elle se constituait prisonnière.
L’amant douloureux demeura seul, mesurant, pour la première fois de son existence, ce qu’il y a d’abîme, parfois, entre le devoir et le cœur. Il avait perdu Lilas ; cependant sa cause était juste : il n’avait pas le droit de le regretter…
Sur la zone, cependant, toujours les enfants jouaient ; le ciel était bleu ; une musique militaire défilait. Rien de changé… qu’un cœur d’homme assailli de dégoût, de néant et de souffrance.
Jack Screen
Critique de CŒUR DE LILAS paru dans ce même numéro de Cinémagazine
Réalisation d’ANATOL LITVAK.
Interprété par MARCELLE ROMÉE, ANDRÉ LUGUET, JEAN GABIN, FRÉHEL.
Nous racontons, par ailleurs, ce film, dont le dramatique reste toujours, — on ne sait pourquoi, — « distingué » (sans doute en raison de la valeur du film).
Anatol Litvak a traité largement ce beau sujet, fait jouer avec infiniment d’adresse lumières et ombres et laissé apparaître, non sans intention, cette étincelle de l’amour et du bien qui se cache sous la cendre des cœurs les plus flétris.
L’interprétation de Marcelle Romée est magnifique, humaine et frémissante. André Luguet a un peu de mal à incarner un policier grimé en placier en métaux. Il y arrive pourtant.
Jean Gabin, par contre, est superbe dans un rôle de souteneur, qui lui a permis une création sensationnelle de vérité et de force.
Les autres interprètes sont eux-mêmes parfaits en tous points.
C’est un bien beau film sur un thème point très neuf, mais toujours de nature à faire frémir et pleurer dans l’ombre complice des salles.
C.-A. Gonnet
Source : Ciné-Ressources / La Cinémathèque Française
Critique de CŒUR DE LILAS paru dans Pour Vous du 18 mars 1932.
II nous faut souligner le cas d’un artiste tel que M. Anatole Litvak qui, ayant à s’inspirer d’une pièce, trouve le moyen de ne pas nous placer dans une atmosphère théâtrale.
Cœur de Lilas, à l’origine, est une œuvre de MM. Tristan Bernard et Charles-Henry Hirsch. On sait que ces écrivains, qui ont su observer des gens de toutes sortes, publièrent quelques livres où les mauvais garçons et les bonnes filles tiennent une place. A l’un est dû, par exemple, Amants et Voleurs ; au second, Le Tigre et Coquelicot.
Qu’est-ce que Cœur de Lilas ? Une tragédie, voire une tragi-comédie, dont un des héros se voit obligé de choisir entre son devoir et son amour.
Cet André Lucot, jeune inspecteur de police, se révolte d’abord à la pensée qu’un nommé Darny va être inculpé de meurtre, car les raisonnements du juge d’instruction ne l’ont nullement convaincu. Les présomptions lui paraissent si faibles ! Il se décide à une enquête et s’introduit dans un milieu qui est… le milieu. Il s’installe dans un hôtel où il se fait passer pour placier en métaux et, là, il observe. Il a des motifs pour croire la piste bonne. Parmi les locataires de la maison et les habitués du bar, un voyou nommé Martousse et sa maîtresse, Lilas. Dispute entre Martousse et Lucot — qui s’éprend de Lilas. Elle accepte bientôt de vivre avec le policier, dont elle ne connaît pas la profession. Une rafle. Arrestation de Martousse. Il s’évade, découvre la profession d’André Lucot, retrouve à l’île d’Amour, pendant qu’on s’y amuse, Lilas à qui il dit la vérité sur son successeur. La fille retourne auprès de Lucot qu’elle croit abhorrer maintenant et à qui elle déclare : « C’est moi l’assassin, oui, et Darny est innocent ». Et, affolée, elle part, elle court… Au commissariat de police, elle avoue son crime. André arrive, affirme qu’elle n’a rien à se reprocher, mais un mot rappelle l’existence de Darny et le policier dit toute la vérité, — pour sauver l’innocent.
Telle est la trame ou tel est son essentiel, mais, sans que jamais le film soit « étiré », des quantités de détails apportent à ce sujet le complément opportun et juste. Le drame commence aux fortifications avant la découverte du corps de la victime. Des soldats défilent, tandis que des gamins jouent en les imitant. La même scène se répète vers la fin, mais les enfants se mettent ensuite à jouer aux gendarmes et aux voleurs, puis l’un d’eux affirme le devoir d’arrêter un petit délinquant.
(Il est curieux, en signalant ce rapprochement, de noter que l’un des fils de M. Tristan Bernard M. Jean-Jacques Bernard, a, dans Les Enfants jouent, opposé au contraire, les petits qui demeurent insouciants aux grands qui se battent.)
A l’île d’Amour, au point culminant de Cœur de Lilas, on fête une noce qui se mêle, sans le savoir, à l’action pathétique. Des gaîtés, ainsi, s’enchevêtrent dans des tristesses, comme il arrive en réalité ; comme il arrive aussi, sur l’écran, dans la Nuit de la Saint-Sylvestre et, au théâtre, dans Le Carnaval des Enfants.
On parle, certes, dans Cœur de Lilas, mais avec justesse et modération. L’œuvre, sans se prouver considérable, est pleine de qualités dans son ensemble : mouvements, éclairage, interprétation.
M. Litvak donne des preuves de son intelligence du cinéma et, entre autres, quand il rend discret le pugilat de Marcousse et Lucot. Les adversaires exaspérés ne sont pas montrés « absolument », on ne voit que quelques-uns de leurs gestes et des bruits disent beaucoup sans insistance; c’est un raccourci préférable à des combats que l’on dit magnifiques et d’une expression directe trop facilement brutale.
Mlle Marcelle Romée, qui avait de bons moments dans Le Cap Perdu est, cette fois, excellente dans toutes ses scènes et elle évite la vulgarité en demeurant vraisemblable dans son rôle de fille alternativement apeurée et violente. Sa course désordonnée le long de la Marne, avec les apparitions qui la hantent, est un tableau que l’on aimera à revoir parmi des morceaux choisis.
M. André Luguet joue le policier avec intelligence et c’est déjà quelque chose. Marcousse le voyou, l’apache, c’est M. Jean Gabin ; il y met toute la futée canaillerie qui a l’air de la vérité absolue, comme il le fit dans d’autres drames. M. Paulais est le juge d’instruction avec conviction, et M. Marcel Delaitre représente avec émotion l’innocent Darny.
Mme Madeleine Guitty, en hôtelière, est à citer aussi, avec Mmes Carlotta Conti, Lydie Villars, Fordyce, MM. Paul Amiot, P. Labry, Fernandel, et il sied de noter avec quel pittoresque très «nature » joue et chante Fréhel qui représente une fille grasse et mûre qu’on appelle « la Douleur».
Lucien Wahl
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Critique de « CŒUR DE LILAS »
paru dans Comoedia du 10 février 1932
Un drame du « milieu » sobre, émouvant. Une excellente distribution
Voici un film qui ajoute un drame du « milieu » à tus ceux que nous avons déjà vus. On joue beaucoup au revolver sur l’écran et Francis Carco fait école. C’est un genre tragi-comique qui a ses règles et même ses classiques. Récemment, Son Homme nous a fort amusé.
Le public paraît prendre un certain plaisir à ces productions. Cœur de Lilas, par ses images, par son action, par son interprétation, ne le décevra pas.
Quelque part. un bal musette. Des couples tournent. Toute la faune d’un quartier excentrique. Lèvres trop rouges. Fards trop accentués. Etranges costumes. Casquettes et melons symboliques.
En avant pour la « Java » !
Martousse est un gars du milieu au visage sinistre, aux gestes brutaux. Il ouvre les portes à coups de pied et les cœurs à coups de poing. Notre apache a ce soir, un caractère particulièrement irascible. La petite Lilas lui a échappé. Martousse voudrait la reprendre. Naguère, c’est lui qui a traîné la pauvre gosse dans les milieux douteux dont elle a souffert. Elle va être heureuse maintenant avec l’Autre. Martousse entend reprendre ses droits.
Tel est, dans l’essentiel le thème.
C’est d’ailleurs l’éternel sujet des romans et des films d’apaches. Ce qui peut rehausser l’action ne provient donc que des détails, des observations, des mots, des photographies.
Cœur de Lilas, sous ce rapport, est assez riche. A aucun moment nous ne sommes lassé par le drame, car il se déroule avec une frénétique intelligence des choses et des gens de la pègre.
L’interprétation est hors de pair ; elle réunit à sa tête trois noms qui suffisent à en dire la qualité : André Luguet, Jean Gabin, Marcel Romée.
Deux transfuges de la Comédie, voilà qui démontre bien que les habituelles plaisanteries sur le ton Comédie Française sont bien vides de sens. On aime fort leur style et ce souci d’une belle diction. Avec de tels artistes, le micro n’est pas condamné à moudre des bafouillages.
On sait que Marcelle Romée a quitté la rue de Richelieu il n’y a pas deux mois. Cœur de Lilas permet de voir que le cinéma a fait une recrue importante. Jolie, sensible, admirablement proportionnée, Marcelle Romée doit faire une grande carrière à l’écran. Elle a tous les dons que nous souhaitons chez une jeune première, et il faut convenir que cet emploi est pauvrement pourvu.
Quant à André Luguet, on peut dire qu’il a créé un genre : le sien.
Athlétique, émouvant avec simplicité, il a sur le public une action certaine.
Cœur de Lilas sera, grâce à eux, un grand succès public.
Jean-Pierre Liausu
Voici quelques articles et encarts publicitaires publiés à la sortie de Coeur de Lilas le 13 févier 1932 à travers la presse.
la programmation des salles de cinéma à Paris au moment de la sortie de Coeur de Lilas.
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Pour en savoir plus :
[youtube width=”420″ height=”315″]https://www.youtube.com/watch?v=InQQi3TAfIU[/youtube]
Jean Gabin et Fréhel chantent La Môme Caoutchouc dans Coeur de Lilas d’Anatole Litvak.
[youtube width=”420″ height=”315″]https://www.youtube.com/watch?v=OBj05CZE7jU[/youtube]
André Luguet & Fernandel chantent Ne te plains pas que la mariée soit trop belle dans Coeur de Lilas d’Anatole Litvak.
La page consacrée au cycle Jean Gabin sur le site de la Cinémathèque française.
La carrière de Jean Gabin en 100 affiches sur le site de la Cinémathèque française.
Le site du Musée Jean Gabin à Mériel.