C’est dans le n°87 daté du 19 juin 1930 que parait dans la revue Cinémonde cet entretien avec Louis Lumière.
Ce que pense M. LOUIS LUMIÈRE du cinéma contemporain
(Un père parle à son enfant – Un film de souvenirs…)
L’illustre homme de science, à qui notre époque doit l’une de ses plus formidables inventions, nous accueille dans sa villa de Neuilly ou il s’est retiré pour y goûter le calme et le repos… en s’adonnant à des recherches de laboratoire. Comme nous lui demandons ses impressions sur le choix des lecteurs de Cinémonde qui l’ont promu « académicien du Cinéma» et le prions de nous indiquer l’esprit dans lequel il pense que pourrait fonctionner la nouvelle institution et quel rôle actif elle serait appelée à jouer, M. Louis Lumière nous répond :
— Il semble assez difficile, étant donné l’éclectisme même de cette Académie, qui comprend des gens aux rôles si divers, de déterminer à brûle-pourpoint, les tâches qui devront leur échoir. Mais, puisque les lecteurs et les lectrices de Cinémonde ont créé cette Académie, sans doute serait-il bon, précisément, de leur demander quelles raisons ont guidé leur choix et ce qu’ils attendent, exactement, de leurs élus. Je ne doute pas qu’ils acceptent de poursuivre leur tâche jusque là, pour animer, d’une façon effective, leur Académie. Sans doute, Cinémonde obtiendra-t-il de ses correspondants des réponses vivantes et pleines d’indications. »
Nous remercions notre interlocuteur de sa suggestion que nous lui promettons d’étudier incessamment, et nous réclamons de lui quelques souvenirs personnels sur les débuts du Cinéma.
— C’est au cours d’une conférence qui eut lieu, au mois de mars 1885, à la Société d’Encouragement, que je montrai, pour la première fois, le cinématographe. Je fis connaissance, ce jour-là, du constructeur Carpentier (Jules. ndlr) avec lequel nous décidâmes le montage d’appareils. Carpentier était un homme extrêmement scrupuleux, qui ne voulut livrer qu’un appareil parfaitement au point. Ceci explique le temps qui s’écoula jusqu’aux premières séances publiques données, au mois de décembre de la même année, dans le sous-sol du Grand Café où se pressa un public de curieux. A ce moment, peu de gens pressentaient l’avenir du cinématographe et la création d’une industrie d’envergure pour son exploitation.
Volpini, le propriétaire du Grand Café, se montra sceptique sur les chances d’une réussite, au point de ne consentir à nous céder son sous-sol que contre un prix fixe de location. Il ne voulut, en aucune façon, entendre parler d’un pourcentage sur les « entrées ». Le résultat de la première séance parut lui donner raison : la recette s’éleva à 33 francs. Mais, bientôt, Volpini devait regretter ses réticences ; en effet, ceux qui avaient assisté aux premières visions leur firent une telle publicité, que les jours suivants virent une foule de spectateurs faire queue, parfois pendant plusieurs heures : le trottoir fut souvent envahi jusque devant l’Olympia.
Nos programmes se composaient de bandes de 18 mètres. Parmi elles, le premier film réalisé : La sortie des usines Lumière, à Lyon, dans la rue Saint-Victor, qui s’appelle, depuis dimanche dernier, rue du Premier-Film. On donna aussi: L’Arroseur arrosé, L’Arrivée du train à La Ciotât. Nous formâmes bientôt des opérateurs qui se déplaçaient avec des appareils et des «programmes ». On ne louait pas les films : un pourcentage sur la recette était prélevé. Telle fut la toute première forme de l’exploitation cinématographique. »
Pressentiez-vous, à ce moment, l’immense développement qui est, aujourd’hui, celui du spectacle cinegraphique ?
— Rien ne nous y autorisait. Je ne voyais pas comment il serait possible d’intéresser un public, pendant deux heures, à la vision de nos films. Le succès des débuts semblait justifié par la curiosité. On pouvait donc penser que celle-ci satisfaite, le cinématographe n’aurait qu’une utilisation scientifique et documentaire, et qu’il poursuivrait surtout des buts de recherches et d’éducation. Depuis, il a grandi et s’est mis à parler.
Que pensez-vous du film parlant ?
— Il me fait souvenir d’une tentative amusante de synchronisation qui eut lieu, dans les premiers temps du cinématographe, à Lyon. Janssen (Jules. ndlr) était venu dans notre ville et je l’avais cinématographié descendant du bateau. Au débarcadère, se tenait Me Lagrange, avocat au barreau de Lyon et président du Photo-Club, qui prononça une petite allocution de bienvenue. Le lendemain, le petit film était développé et tiré. On le projeta devant Janssen et plusieurs invités. Me Lagrange eut alors l’idée de prononcer, pendant que les images se succédaient, la même allocution, il se tenait auprès de l’écran et l’on avait la sensation assez exacte de son image parlant.
Mais, pour en venir au film parlant lui-même, il est probable, qu’après avoir connu l’engouement qui accueille toute nouveauté, il perdra de son attrait. En effet, les différentiels dans la vitesse de radiation, entre l’onde lumineuse et l’onde sonore toujours en retard sur la première, lui créent des difficultés anachroniques. Enfin, s’il est parfaitement supportable que les personnages apparaissent grossis, le spectateur s’habituera difficilement à une amplification de la voix jusqu’aux proportions de l’image. D’autre part, il sera pénible d’entendre un visage de deux mètres parler avec une voix normale. Beaucoup d’autres facteurs interviennent aussi, par lesquels la voix est « anamorphosée ».
Par contre, le fim sonore semble appelé au plus grand avenir. Il pourra s’enrichir, non seulement d’exécutions musicales comme la majorité des orchestres de salles ne peuvent en offrir, mais aussi de bruits, de rumeurs qui y ajouteront encore de la vie. »
Puisque nous en sommes au domaine des recherches, nous voudrions l’opinion du Père du Cinéma sur les films dits «d’avant-garde ». M. Louis Lumière nous répond :
— Je n’aime pas la peinture moderne. Sous prétexte de ne pas déformer le goût artistique, on n’apprend plus à dessiner. Cela permet toutes les outrances au milieu desquelles la sincérité est difficile à reconnaître.
Mais que pensez-vous du film d’avant-garde ?
— Je pense de même pour la musique moderne. Mais tout ce qui n’est pas sérieux disparaîtra.
Enfin, êtes-vous hostile, ou favorable à ces films spéciaux ?
— Surtout, insiste l’interviewé, ne faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je préférerais également, si vous le pouviez, qu’on ne reproduise rien de ce que j’ai dit. J’aime, avant tout, le silence, et je voudrais vivre comme le grillon, sans qu’on parlât de moi, ni qu’on me fît parler.
Pour cela, il eut fallut que vous n’inventiez point le cinéma.
— On est toujours puni par où l’on a pêché.
Robert de Jarville
Pour resituer cet entretien dans son contexte, il faut savoir que cette année là, la revue Cinémonde avait demandé à ses lecteurs de constituer une Académie du Cinéma français en proposant diverses personnalités pour celà.
Furent élus : Dolly DAVIS, Gina MANES, Louise LAGRANGE, Maurice CHEVALIER, Jean ANGELO, Jean MURAT, Abel GANCE, Jacques FEYDER, Henry ROUSSELL, Louis LUMIÈRE, Raymond AGNEL et Louis BUREL.
Voici une retranscription d’extraits de ce texte.
Par plusieurs milliers de voix — 18.721 — la liste que nous publions ci-dessus atteste l’enthousiaste ratification d’une idée dont nous ne sommes que plus fiers aujourd’hui de revendiquer l’origine […]. Et d’abord, un hommage national.
Grâce à Cinémonde, Louis Lumière reçoit aujourd’hui la meilleure des consécrations, la plus émouvante aussi, et celle, nous le savons, qui touchera le plus son cœur de grand savant : le tribut de la foule, cette « vox populi », ce large témoignage de gratitude apporté de tous les coins de la France et du monde, des plus humbles spectateurs des plus lointaines provinces, de ceux qui savent ou de ceux qui pressentent, à celui sans qui le cinéma n’aurait jamais été.
Lumière, ce nom qui était un programme, un étendard, un gage, et qui est devenu une splendide réalité…
Lumière, cette foi sincère parce qu’elle sut agir.
Lumière, trente-quatre ans de luttes et de victoires, voilà ce que témoigne un vote qui dépasse singulièrement le cadre d’un concours, d’une idée.
Une Académie placée sous une telle autorité, quelle gloire est déjà la sienne, quel avenir lui semble promis, quand son enseigne est celle du génie français…
***
Quant à redire ici les mérites de ceux que les hasards d’un scrutin ont rassemblés autour de M. Louis Lumière, ce serait là, sans doute, tâche vaine. Ceux qui les ont élus — et les autres — savent certes de quelle forte personnalité ils ont, chacun, marqué le rôle que leur avait assigné le destin du Cinéma.
Dolly Davis, Gina Manès, Louise Lagrange, cette gamme de visages dont la beauté n’est pas seule maîtresse, mais qui sont si bien le reflet de l’âme, l’interprète du cœur…
Maurice Chevalier, Jean Angelo, Jean Murat, trois moments du caractère français, le rire de Paris, la froide ironie, l’humour léger et, par-dessus tout, l’optimisme, la bonne humeur de chez nous que rien n’abat, parce qu’elle est toujours à la couleur du printemps…
Abel Gance, Jacques Feyder, Henry Roussell : le miroir à trois faces de la mise en scène, de l’intelligence, de l’art et de la poésie, en dépit de tout. (Il n’est que de citer des titres…)
Raymond Agnel, Louis Burel (Léonce-Henri Burel ?), ceux qu’on a pu trop longtemps ignorer, parce que leurs noms ne sont pas en vedette ; mais l’adresse quotidienne, mais la foi en soi et dans cette caméra qu’il leur faut, à chaque film, dompter amoureusement…
Tels sont ceux qui vont désormais siéger côte à côte. Heureux le choix qui les a rapprochés… Chacun dans sa sphère a, depuis longtemps, apporté sa contribution à l’œuvre commune.
Réunis, ces douze membres de notre Académie ne sauraient laisser s’échapper la possibilité qui, d’ores et déjà, s’offre à eux, d’une activité féconde. En leurs mains, Cinémonde est fier de confier l’impérieux mandat que, par son organe, viennent de donner des milliers de Françaises et de Français.
L’Académie du Cinéma français n’a plus qu’à vivre. Elle vivra. Elle grandira.
Mais qu’elle accueille, du moins, aujourd’hui, les souhaits fervents que lui adresse Cinémonde. Vœux d’un parrain, qui sont toujours un peu émus…
[…]
Bien sûr, il semble que cette Académie du Cinéma français n’a pas survécu bien longtemps, mais elle eut le mérite d’exister et demeure l’un des premiers témoignages d’hommage du public à ces hommes et femmes du cinéma français.
Source : Collection personnelle Philippe Morisson