Il y a 80 ans, débuta le tournage du film emblématique de la carrière de Jean Grémillon : Remorques.
Sorti en plein guerre, le 27 novembre 1941 à Paris, le tournage de Remorques fût interrompu un mois après la publication de cet article à cause de la déclaration de la guerre début septembre 1939. Le tournage put se poursuivre une premiere fois lors d’une permission de Jean Grémillon, au printemps 1940 avant de se conclure en studio au début de l’année 1941.
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Remorques, c’est avant tout la reformation du couple vedette du cinéma français, Jean Gabin et Michèle Morgan après le succès du Quai des Brumes de Marcel Carné en 1938. Ce film est d’ailleurs le plus grand succès public de Jean Grémillon. Mais c’est aussi la première collaboration entre Jacques Prévert et Jean Grémillon avant de se poursuivre pour Lumière d’été (1942).
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Signalons que le film fut produit par Joseph Lucachevitch qui était également le producteur d’Hôtel du Nord de Marcel Carné. On retrouve d’ailleurs dans ce film de Jean Grémillon, plusieurs collaborateurs de Carné sur Hôtel du Nord à commencer par le chef opérateur Armand Thirard secondé par Louis Née (et Philippe Agostini). Mais également le décorateur Alexandre Trauner.
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A l’origine, ce film de Jean Grémillon est un roman de Roger Vercel. Il choisit pour l’adaptation Charles Spaak, l’un des grands scénaristes du cinéma français, qui a collaboré avec Jacques Feyder, Julien Duvivier, Jean Renoir mais une mésentente entre Spaak et Vercel aboutit à la fin de cette collaboration. Puis c’est le futur réalisateur, André Cayatte, qui sera appelé à la rescousse avant que finalement Jean Grémillon décide de confier les dialogues (et la modification du scénario) à Jacques Prévert.
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Pour plus de renseignements sur le tournage épique de, nous vous renvoyons à l’article très complet, “La production de Remorques : un film dans la tourmente” de Jean-Pierre Berthomé, paru dans la revue 1895 (1997).
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Bonne lecture !
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Jean Grémillon tourne à Brest, les extérieurs de “Remorques”.
En mer avec Jean Gabin et les marins du “Cyclone”, à terre avec Michèle Morgan.
par Jean Vidal
paru dans Pour Vous du 26 juillet 1939
Notes d’un journaliste en vacances
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Je me reposais tranquillement sur une petite plage de Bretagne quand j’ai appris que Jean Gabin venait d’arriver à Brest pour y tourner un film. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Je m’étais pourtant bien promis d’oublier, pendant les vacances, l’existence du cinéma. Mais un instinct plus fort que la volonté m’a détourné de cette excellente détermination. Serais-je atteint, moi aussi, de cinémato-manie ? Toujours est-il que, le lendemain, j’étais à Brest.
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Arrivé à l’hôtel Continental. Serré la main à Jean Gabin qui, d’une serviette éponge, s’est fait un tour de cou (« C’est l’air d’ici, explique-t-il, d’une voix enrouée. Ça me fiche mal à la gorge. »). M. Loukachevitch (Lucachevitch. ndlr), le producteur, s’alarme. Si sa vedette venait à tomber malade ou à perdre momentanément la voix, il faudrait interrompre les prises de vues, déjà retardées par le mauvais temps. Il mesure intérieurement l’étendue de la catastrophe et commande un grog pour M. Gabin.
paru dans Pour Vous du 26 juillet 1939
Manœuvre en pleine mer. « Le Mastodonte » qui, maquillé est devenu « Le Cyclone », va prendre en remorque un navire pétrolier.
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Quelle idée singulière de venir faire du cinéma par ici ! Tous les météorologistes vous diront que Brest est la ville de France où la hauteur des pluies atteint son maximum. Brest bat tous les records de l’humidité. Vous voyez ce que cela peut donner cet été. Mais là n’est pas précisément la raison pour laquelle Jean Grémillon est venu filmer à Brest les extérieurs de Remorques ; il n’avait pas le choix. Le récit de Roger Vercel est trop imprégné du climat d’ici, il évoque trop les ciels bouchés, les brumeux contours de ces terres extrêmes, les emportements et les violences de l’Océan qui les baigne pour qu’on puisse songer à leur substituer à l’écran d’autres paysages.
Seulement, depuis que les cinéastes sont à pied d’œuvre, il tombe quatre averses par jour. Une certaine mélancolie se peint sur les visages.
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Pleuvra ? Pleuvra pas ? Tous les soirs Wipf, le régisseur, se pose la question au moment d’établir le plan de travail du lendemain. Dans l’incertitude, il prévoit tout : l’orage, le soleil, le vent, la pluie. Les listes qu’il établit sont d’une imposante précision ; les noms des acteurs qui devront se tenir prêts à partir dès sept heures du matin, le matériel, les accessoires qu’il conviendra d’emporter, l’itinéraire qu’il faudra suivre, tout est minutieusement indiqué, chronométré. Un véritable plan de mobilisation.
Puis, au dernier moment, le capricieux génie du cinéma intervient : tout est à recommencer.
Demain, si le temps le permet, nous tournerons en mer (je dis « nous » parce que je me sens déjà un peu solidaire de la troupe). On déjeunera à bord. Defrasse, l’accessoiriste, qui a la responsabilité des victuailles, m’a décrit le menu dont il tire une extrême fierté. On ne mourra pas de faim…
Passe la soirée avec Dasté, l’un des chefs de la jeune troupe théâtrale des « Quatre-Saisons ». Dasté interprète, dans Remorques, le rôle de Kerlo, le maître d’équipage du Cyclone — le “bosco”, comme disent les marins. La dernière fois que je l’ai vu, c’était au pied de la tour Eiffel, dans une représentation en plein air des Fourberies de Scapin, Dasté est un véritable artiste, un comédien de race. En attendant, pendant les longues heures de loisirs que le film lui laisse, il étudie son prochain rôle, celui de Jeff, le héros du Buveur émerveillé, dont l’auteur n’est autre que notre collaborateur Nino Frank.
Il fait beau. Dès 6 heures et demie, le hall de l’hôtel s’anime. Les acteurs, déguisés en matelots, bottés, hirsutes (défense de se raser depuis quatre jours), prennent place dans des voitures qui les emmènent vers le port. Dans la dernière voiture : Jean Gabin, M. Loukachevitch, Mme Monique, l’habilleuse de Gabin, qui veille sur lui maternellement, et moi-même.
Le Mastodonte, sur le pont duquel les machinistes embarquent le contenu de trois camions de matériel — appareils fragiles et compliqués, boîtes de films, accumulateurs, sunlights, réflecteurs pareils à des cerceaux de cirque, câbles enroulés — sans omettre les saucissons, les bouteilles et les poulets froids, le Mastodonte est un bâtiment de la marine militaire aux robustes charpentes d’un type analogue au Cyclone, le remorqueur de haute mer décrit par Roger Vercel, Ces navires, qu’ils appartiennent à une compagnie privée où à la Flotte, restent toujours sous pression ; ils doivent être prêts à appareiller en un quart d’heure chaque fois qu’un bateau demande du secours. Ils sont construits pour affronter les plus terribles tempêtes. Les équipages qui les montent ne connaissent pas de détente ; officiers et matelots vivent dans les parages du port, prêts à bondir au premier appel de la T.S.F. Étrange existence que celle de ces marins qui ne vont en mer que lorsque l’ouragan se déchaîne.
Jean Gabin est monté sur la passerelle de commandement. Il observe l’attitude du capitaine, les gestes du timonier. Tout à l’heure, c’est lui qui prendra le commandement du navire. Consciencieux, il se documente.
Les vrais marins du Mastodonte coudoient, sur le pont, les faux marins du Cyclone. Pourtant on ne les confond pas. Les faux marins ont, en effet, un aspect beaucoup plus maritime que les navigateurs réguliers. Et les braves matelots considèrent avec une ironie discrète ces particuliers aux figures barbouillées de fond de teint qui se donnent des allures de pirates mais redoutent le mal de mer.
Un qui rentre bien dans la peau de son personnage, c’est Blavette le débonnaire, à qui l’on a confié le rôle de Tanguy, le second du navire : « La mer, moi, je la connais, explique-t-il avec sa chaleur méridionale, J’ai navigué dans ma jeunesse, mais oui… j’ai servi dans la flotte comme mécanicien breveté. », A ce titre, il se sent chez lui, examine en connaisseur la carte, les instruments de bord, bavarde avec les officiers, il est incontestable qu’il se prend au sérieux.
Mais le plus authentique de ces marins de cinéma, on ne le verra pas à l’écran : c’est Jean Grémillon, le metteur en scène. Il lui a suffi de se coiffer d’une casquette pour avoir l’air d’un vrai patron de cargo ou de chalutier. C’est que Jean Grémillon est de la race des gens de mer. Il est né et il a été élevé à Brest. La fantaisie de la destinée a fait de lui un cinéaste, mais il a toujours vécu avec la mer dans les yeux. Je songe à son beau film Gardiens de phare.
Parmi ces matelots de pacotille, un civil élégant : le capitaine de corvette Bernier, un ami d’enfance de Grémillon, venu là autant pour se distraire que pour rendre service. On met, à chaque instant, sa compétence maritime à l’épreuve.
Thirard, l’opérateur, et son collègue Louis Née ont installé la caméra à l’arrière du bateau. Jean Gabin, qui s’était retiré, pour se maquiller, dans la cabine du capitaine, apparaît. On dirait qu’il lui suffit de changer de nom pour changer aussitôt de personnage sinon de personnalité. Cette transformation s’accomplit sans le moindre effort apparent. Le passage de Jean Gabin, tel que je l’ai toujours connu, à Laurent, le capitaine du Cyclone, ne s’accompagne d’aucune manifestation extérieure : même visage, même vêture (un chandail bleu qu’il n’a pas quitté depuis que je suis à Brest), même voix. Et pourtant le personnage imaginaire impose sa vérité, se substitue pendant le temps d’une répétition, d’une scène, à l’homme avec qui je m’entretenais tout à l’heure familièrement. Il y a quelque chose de surnaturel dans cette plasticité.
Nous voguons depuis trois heures entre la pointe de Camaret et la pointe du Raz. « Passage difficile ». nous disent les marins. Les courants de la Manche et de l’océan viennent se rencontrer dans ces parages, et, quand la mer est grosse, il faut, pour évoluer à travers les récifs, une solide expérience de la côte. Ceux qui, de la côte, observent les allées et venues de notre bateau, doivent penser que nous avons perdu la boussole ou que l’équipage s’est évanoui : mais les nécessités d’une prise de vues délicate exigent que nous tournions en rond et le capitaine du Mastodonte se prête de bonne grâce à cette étrange navigation.
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Il y en a qui se sont endormis sur le pont. Les jeunes premiers les plus photogéniques ne sont pas toujours les plus vaillants à la mer… Je ne dis pas ça pour Robert Geller qui se proposait, tour à l’heure, de franchir l’Atlantique à la façon d’Alain Gerbault…
La nuit tombe quand nous franchissons le goulet de la rade de Brest. Les feux du Béarn, du Strasbourg et du Dunkerque, ancrés dans le port, s’illuminent. Le radio du bord échange, avec un sémaphore du rivage, des signaux optiques. Quelque important message sans doute ? Non pas : c’est un télégramme que Jean Grémillon adresse à son producteur pour lui annoncer notre retour.
Au débarquement, une surprise nous attend. Michèle Morgan vient d’arriver. Elle a quitté Paris ce matin en voiture. Pour trois jours seulement, car elle tourne actuellement Les Musiciens du ciel. Et M. Loukachevitch veut profiter de ce qu’il tient sa vedette pour filmer plusieurs scènes importantes.
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En auto. Au volant, Gabin. A sa droite, Michèle. A la droite de Michèle, M. Loukachevitch. Je suis assis à l’arrière entre Mme Monique et le maquilleur russe (naturellement) de Mlle Morgan. Les camions et les voitures transportant le reste de la troupe sont déjà partis depuis une heure.
Michèle, qui ne connaît pas la Bretagne, ouvre ses grands yeux sur le paysage vallonné que nous traversons. Une Bretonne en costume suscite son admiration.
— Mais oui, tu vois, c’est la Bretagne, la vraie.
Auprès de sa partenaire, Gabin a retrouvé sa loquacité. D’habitude, au volant, il parle peu, se contentant d’exprimer parfois, dans son langage imagé et direct, son opinion sur les vaches qui « encombrent les routes, et les chevaux qui font de la haute-école » au passage des automobiles. Mais, aujourd’hui, il est gai, il est en train.
J’enrage de n’avoir pas noté, avant qu’ils s’effacent de ma mémoire, ses propos dont la verve gouailleuse, nuancée, caustique, fait mon ravissement. Gabin est un puriste de l’argot qu’il manie avec une virtuosité extraordinaire. Quant à son vocabulaire, il est d’une richesse stupéfiante.
Le ciel s’est couvert de nuages. Il va pleuvoir. M. Loukachevitch considère l’horizon avec la gravité d’un homme qui évalue le temps perdu à deux francs la seconde… Cent vingt francs la minute… Sept mille deux cents francs l’heure, etc.
Le vent souffle avec violence, plaque la chevelure de Michèle contre son visage qui disparaît dans un flot de boucles blondes. N’importe : il faut tourner. Les rails d’un « travelling » ont été disposés sur la grève. Mais la mer monte et il faut faire vite. Grémillon et son assistant Daquin règlent la scène, tandis que Jean et Michèle répètent, à l’écart, leur dialogue.
— L’étoile de mer, on a oublié l’étoile de mer !
— Elle est dans la valise, clame l’accessoiriste de service.
Avec précaution, il extrait de leur retraite les précieuses astéries que le régisseur a eu tant de mal à se procurer le matin. N’a-t-il pas fallu battre toute la ville de Brest et ses environs pour découvrir cet accessoire exigé par le scénario ? Et l’on dira que les cinéastes n’ont pas le souci de l’authenticité !
Hélas ! le vent qui balaie la plage emporte avec lui les dialogues de Jacques Prévert. De Bretagne, l’ingénieur du son, qui avait disparu sous une sorte de bâche en toile huilée, réapparaît à la lumière du jour. Il hoche la tète.
— Ça ne va pas, on n’entend rien.
Mais il est trop tard pour recommencer.
Il faudra attendre la marée descendante pour refaire la scène.
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A propos de Prévert qui, après Roger Vercel, après Charles Spaak et André Cayatte, a collaboré au scénario de Remorques, j’ai entendu dire que ses amis l’ont enfermé dans une chambre où, réduit à l’alternative de travailler ou de mourir d’ennui, il achève d’écrire les dernières scènes du film. Je ne le verrai sans doute pas. Trauner, le décorateur (qui découpe un navire en petits morceaux pour le transporter dans un studio parisien), et Maurice Duhamel lui tiennent compagnie au Gué Fleuri, un petit coin tranquille aux environs de Brest.
— Surtout, si vous écrivez un article, m’a dit un des administrateurs du film, n’oubliez pas de parler de ceux qui ne tournent pas dans les scènes que vous avez vues. Vous savez que Madeleine Renaud est notre troisième vedette ?
— Je ne l’ignore pas.
— …que Henri Poupon joue le rôle du docteur ?
— C’est noté.
— N’oubliez ni Henri Crémieux, ni Jean Marchat, ni Nane Germon : c’est une chic fille !
— Entendu !
— Nous avons une jeune artiste : Anne Laurens, et un charmant petit bonhomme pour le rôle du cuisinier, Pons, vous connaissez ?
— Je ne les oublierai pas.
— Et Nitzchke, notre script-girl, une si bonne camarade.
— J’enregistre. Mais, soyez tranquille, je n’écrirai pas d’article ! Je suis en vacances…
Jean Vidal
crédits = reportage photographique : Jean Vidal et René-Jacques
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
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Pour en savoir plus :
La notice biographique de Jean Grémillon sur le site de l’Encinémathèque.
La page consacrée à Remorques sur le blog Mon Cinéma à Moi.
“La production de Remorques : un film dans la tourmente” par Jean-Pierre Berthomé.
Michèle Morgan et Jean Gabin dans Remorques (1941).
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Raymond Chirat présente ‘Remorques‘ de J. Grémillon à l’Institut Lumière en 2012.
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Philippe Roger, chercheur et maître de conférence à Lyon 2, évoque la figure du cinéaste Jean Grémillon lors du Festival Lumière 2015.
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Le documentaire “Jean Grémillon, Le Méconnu“.