Alors que la version restaurée de La Roue d’Abel Gance a été l’événement de cet automne avec une projections exceptionnelle lors du Festival Lumière et d’une diffusion sur Arte, il nous a semblé important de revenir sur deux des rôles principaux de cette fresque de sept heures : Gabriel de Gravone et Ivy Close.
Nous reviendrons ultérieurement sur Séverin-Mars, Sisif le héros de La Roue, mort tragiquement avant la sortie du film.
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En effet, ces deux comédiens sont bien oubliés de nos jours et il existe peu d’informations les concernant sur Internet.
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Nous vous proposons donc tout d’abord plusieurs articles sur Gabriel de Gravone, né Antoine Paul André Faggianelli, qui joue Elie, le fils de Sisif, dans La Roue.
Le premier est paru dans la revue du critique Pierre Henry, Ciné Pour Tous, en 1920 qui revient sur les grandes lignes de sa carrière.
Le second est un entretien chez Gabriel de Gravone qui paraît dans Cinémagazine en février 1923 au moment où sort sur les écrans La Roue.
Le troisième paraît un an plus tard dans Cinéa dans lequel Gabriel de Gravone évoque comment il conçoit son métier d’acteur, avec notamment cette phrase : « Un acteur ne doit pas savoir s’il fait tel geste ou tel autre ; il doit lui suffire d’être dans son personnage ».
Puis, finalement, nous avons trouvé un article en 1926 dans Cinémagazine à nouveau, dans lequel il parle du film qu’il vient de réaliser, Paris, Cabourg, Le Caire et l’amour.
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Ensuite nous avons trouvé trois articles sur Ivy Close, qui joue Norma, la fille adoptive de Sisif, dans La Roue.
Cette comédienne britannique n’a pas eu une grande carrière malgré le talent dont elle fait preuve dans La Roue.
Nous vous proposons ce court entretien paru dans Ciné Pour Tous en 1920 dans lequel Ivy Close parle de sa carrière et du tournage de La Rose du Rail, le premier titre de La Roue.
Ensuite, c’est un portrait, toujours paru dans Ciné Pour Tous, cette fois-ci en 1923.
Et pour finir, nous vous proposons un entretien paru dans Cinémagazine en février 1923, l’occasion pour Ivy Close de revenir, avec diverses anecdotes, sur le tournage mouvementée de La Roue et notamment les scènes tournées au Mont-Blanc.
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Bonne lecture.
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Portrait de GABRIEL DE GRAVONE
paru dans Ciné pour Tous du 8 avril 1921
Tous ceux qui ont eu l’occasion de voir l’Appel du Sang, le beau film que L. Mercanton a tiré du roman de Robert Hichens, se rappellent certainement la sincérité et l’intensité dramatique avec laquelle le personnage de Gaspard, le jeune compagnon de Maurice, y fut incarné par Gabriel de Gravone.
D’autres — des cinéphiles de la première heure ceux-là — se rappellent peut-être le même dans le personnage de Marius, des Misérables tournés par Albert Cappelani, en 1912-1913.
C’est que Gabriel de Gravone, bien qu’il soit on ne peut mieux désigné pour remplir des rôles de jeunes premiers, est déjà un vieux routier de l’art muet.
Voici comment il a bien voulu retracer pour nos lecteurs sa carrière théâtrale et cinégraphique :
« Né en Corse (Ajaccio), j’ai fait toutes mes études au Lycée de Bastia. Venu à Paris, je suis admis au Conservatoire dans la classe de Sarah Bernhardt. J’en sors lauréat de tragédie et de comédie. J’ai joué à la Porte Saint-Martin, l’Ambigu, l’Athénée, la Comédie Marigny, au Théâtre du Parc, à Bruxelles : Le Vieil Homme, L’Infidèle. Un drame sous Philippe II, de Georges de Porto-Riche ; Sœur Béatrice, de Maeterlinck ; Le Cloître, Philippe II, de Verhaeren ; Les Anges Gardiens, de Marcel Prévost ; Les Grands, Connais-toi, Le Marquis de Priola, Les Etapes, Les liens, Kaatji, Etudiants russes, etc., etc.. et d’autres pièces du répertoire moderne et classique.
« Les principaux films où j’ai tournés sont :
» Avec Albert Capellani : Les Misérables (Marius) ; Les Etapes de l’amour, Le Rêve Interdit. Avec Denola ; Le Roman d’un jeune homme pauvre (Maxime Odiot). Avec Caillard : La Maison du Baigneur (Louis XIII) ; 30 ans ou la vie d’un joueur. Avec Daniel Riche : Le Mariage de l’Amour (Zéphir). Avec Hervil : Le Charme de Maud, Le Gant de Maud, L’Effigie. Avec Roudès : Le mot du coffre, Sous le beau ciel de Monte-Carlo, La Rose du Radjah, Papillon et le roi nègre, Les gaz, Le Scarabée rouge, etc., etc..
» Puis la guerre !… Engagé volontaire en 1914… 50 mois de tranchée, avec le 144° R. I., 8 mois de captivité.
» Après ma démobilisation, Louis Mercanton me fait tourner dans L’Appel du sang, le rôle de Gaspard, le jeune domestique sicilien.
En novembre 1919, Gabriel de Gravone est engagé, pour une longue période par Abel Gance.
On tourne La Rose du Rail, dont l’action se déroule pour la plus grande partie à Nice sur le rail même ou dans la demeure du mécanicien Sisif, qu’incarne Séverin-Mars ; Gabriel de Gravone et Miss Ivy Close sont les deux jeunes gens du film. Pendant plus de six mois, ils vivent réellement la vie des cheminots, car on tourne entre les voies, dans un décor situé tout contre le rail, au passage des locomotives qui vont du réservoir d’eau au parc à charbon.
Raconter toutes les péripéties qu’engendra la réalisation de pareilles scènes demanderait un volume. Sachez toutefois que plus d’une fois Abel Gance et ses collaborateurs faillirent payer cher leur souci du réalisme. Outre les dangers du travail sur la voie, surgirent bientôt d’autres difficultés ; la grève des cheminots entre autres qui, à plusieurs reprises immobilisa complètement toute la troupe. Par suite de ces retards, il .arriva que certains artistes, engagés par des contrats signés antérieurement, durent abandonner momentanément leur rôle de la Rose du Rail — c’est-à-dire, du Rail, car, entre temps, le titre en avait été modifié.
En juillet 1920, toute la troupe de Gance partit pour le Mont-Blanc, où devaient être réalisés les derniers «extérieurs » du film.
De leur port d’attache de Fayet-St-Gervais, nos artistes et leurs guides partaient chaque jour tourner à des hauteurs variant de 2.000 à 4.000 mètres. Plus d’une fois, soit l’un d’eux, soit toute la troupe manqua d’y rester ; car ni les avalanches, ni les crevasses, ni les glissades ne leur firent défaut. Plusieurs fois ils restèrent bloqués sur les sommets par les tourmentes de neige, sans provisions, sans abri sérieux contre le froid.
A l’entrée de l’hiver 1920-1921, enfin, les dernières scènes de montagne étant terminées, on partit pour Arcachon où Abel Gance avait décidé d’aller tourner ses « intérieurs ».
Installés au Casino Mauresque transformé en studio pour la circonstance le metteur en scène et ses interprètes y ont terminé leur film durant les mois de novembre, décembre, janvier et février.
La Roue — c’est le titre définitif de ce film réalisé en un an par une troupe d’artistes de la plus haute valeur, parmi des dangers et des difficultés matérielles incessantes, promet d’être un véritable événement dans les annales du cinéma dramatique. Il affirmera la supériorité d’Abel Gance auteur et réalisateur de films. Enfin on y trouvera une interprétation tout à fait hors de pair, avec Séverin-Mars, Ivy Close et Gabriel de Gravone.
On sait, depuis J’accuse, ce dont est capable à l’écran le grand artiste qu’est Séverin-Mars. Miss Ivy Close, Pierre Magnier et Terof seront remarquables. Quant à Gabriel de Gravone, si L’Appel du Sang a fait pressentir à beaucoup ce dont il est capable, La Roue le montrera, l’affirmera à tous comme un jeune premier grand artiste, encore que les deux mots semblent ne pouvoir s’accoupler.
« C’est que, nous déclare de Gravone, Abel Gance m’a réellement révélé le cinéma, à moi qui pourtant croyais le connaître, ayant déjà tourné, avec quantité de metteurs en scène, quantité de films très différents.
« J’avais souvent manifesté le désir très vif de travailler avec Gance, mon désir s’est exaucé. Comment exprimer toute ma joie ! Quel artiste ne souhaite de tourner sous la direction de ce novateur, de ce réalisateur merveilleux, cherchant toujours la perfection, combinant les éclairages les plus admirables que l’on puisse obtenir en photo, et cela avec des moyens simples et à la portée de tous les metteurs en scène ; indiquant, pensant, jouant, vivant chaque scène, chaque rôle avec chaque interprète : il est, non seulement l’auteur du scénario, le découpeur, le chef machiniste, l’électricien, l’opérateur, il est tout : le cœur et l’âme du film qui paraît sous sa firme. On comprend, en travaillant avec lui, combien le cinéma est un art difficile, et combien il faut de dons pour réaliser tout ce qu’il demande. »
Quant, le montage de la Roue sera terminé — c’est-a-dire d’ici juillet-août, car Abel Gance aura à choisir dans les 100.000 mètres de pellicule qui ont été impressionnés les 3.000 mètres que mesurera son film — Gabriel de Gravone retournera auprès de Gance, qui commencera alors un autre grand film : Ecce Homo.
Il est probable qu’entre ces deux grands films, Gabriel de Gravone paraîtra, sous la direction d’un autre metteur en scène, dans une production de métrage et d’importance plus courante ; jusqu’à présent, toutefois, rien de précis ne peut encore être annoncé à ce sujet.
Chez Gabriel de Gravone
paru dans Cinémagazine du 23 février 1923
Une grande pièce très sombre, éclairée aux bougies, des tentures, un divan bas chargé de coussins noirs piqués d’argent, une lumière violette traversant des vitraux bleus et rouges.
Au milieu des papiers, dort Joseph Rouletabille, chat noir et blanc, le museau soigneusement placé sur ses pattes.
Les cheveux en bataille, Gabriel de Gravone, vêtu de chandail gris de l’Elie de La Roue, est assis. La voix chaude, le geste ardent, il dit :
— Mon rôle d’Elie ? Mais c’est pour moi le plus beau rôle de ma carrière. C’est lui qui m’a permis de travailler sous la direction de l’animateur prodigieux auquel je dois d’avoir senti et compris les subtilités d’un sentiment complexe, de m’être assimilé la puissance de la douleur, les affres de la souffrance, au point d’avoir subi le choc d’une impression presque brutale en me reconnaissant mourir sur l’écran.
« Et quel regret toujours vivace, renouvelé constamment, de Séverin-Mars, ami parfait, artiste aussi grand que méconnu !
Puis une portière se soulève ; une robe perlée et une chevelure fantasque, noire comme la nuit, apparaissent ; silhouette surprenante ; glissant vers un fauteuil, Mme de Gravone s’intéresse à notre entretien. Joseph Rouletabille s’étire, ronronne et se rendort.
A présent, je pose les questions d’usage. De Gravone m’interrompt :
— Je sais comment procéder, ne devant pas oublier que votre présence a pour but une interview.
« Naturellement, je commence par le commencement. Je suis Corse et d’aucuns prétendent que cela se voit. De ce pays de soleil et de rochers rouges, j’ai gardé des enthousiasmes violents et des sentiments exaltés, ils tiennent à moi comme je tiens à eux et nous finirons ensemble. Mon enfance a été en rapport avec ma nature. Turbulent et batailleur, je donnais des coups et j’en recevais, ce qui plaît à mon souvenir.
« Cependant, je ne crois pas qu’on ait pu reconnaître dès le berceau quelque indice de mes dispositions futures. Mais alors que j’avais six ans, Un jour de distribution de prix, recouvert d’une longue robe et d’un bonnet de zouave, on me fit réciter devant l’inspecteur primaire « Après la bataille » de Victor Hugo. J’y mettais tant de fougue et de passion que j’eus pour récompense Les Contes de Perrault avec une dédicace de l’inspecteur.
Dès cette époque commença pour moi la série des chimères et des rêves magnifiques. Je vivais avec les princesses somptueuses dans les pays merveilleux. Mais, bientôt, mes ardeurs changèrent de direction et la grande image de Napoléon remplaça les fées et les sirènes.
« Je dressais un autel à mon idole et j’exigeais de mes frères et sœurs qu’ils sacrifiassent au culte du grand homme. »
Ici, Joseph Rouletabille aux yeux d’or vert griffe noblement un journal déployé et la surprenante silhouette aux cheveux fous s’empare de l’animal mystérieux qui repose son énigmatique petite tête sur les perles qui scintillent dans l’ombre.
Un fondu enchaîné nous fit reprendre la suite de l’entretien.
« — Après ma sortie du lycée, je fus président de la Jeunesse Napoléonienne. Nous promenions par le pays nos cris et nos vivats, ameutant les populations. Nous aurions été bien en peine de placer un digne représentant de nos idées sur le trône de nos espoirs. Mais notre amour bruyant pour « le Corse aux cheveux plats » suffisait et nous étions satisfaits.
« Puis j’organisais une troupe qui fut « Le Chat Noir ». Il m’arrivait de jouer dans la même soirée le rôle de Janina du Luthier de Crémone et du vieux Saint-Vallier du Roi s’amuse. J’abordais les grands spectacles devant un public délirant. Cyrano et L’Aiglon connurent des acclamations enthousiastes, et nous vivions des heures splendides.
« Mon père, devant mon désir fou de gagner Paris, hésita. Il lui semblait que je devais être broyé par la Grande Roue, mais je finis par triompher et fus recommandé à Paul Sain qui me fit alors connaître Catulle Mendès, Jules Bois, Ernest La Jeunesse — toute cette pléiade de gens d’esprit et de haute culture que j’étais heureux d’approcher.
« Mon accent corse était si prononcé qu’on m’expédia à Louis Roche qui me donna des leçons de diction ; puis j’entrai au Conservatoire et devins le disciple de Sarah Bernhardt qui n’avait alors que cinq élèves.
Pendant ce temps, je créai à l’Ambigu et sous un autre nom, Le Môme aux beaux yeux, de Pierre Decourcelle, puis au Théâtre d’Art, Au Souffle du Printemps, de Dostoïevski. Une fois sorti du Conservatoire, je partis pour Bruxelles. Je restai trois ans au Théâtre Royal où je créai à peu près une centaine de pièces. Enfin le rôle d’ « Augustin », du Vieil Homme, de Porto-Riche, me valut un certain succès, et Porto-Riche lui-même me fit revenir à Paris.
« A partir de cette époque, je fis du cinéma comme on en faisait alors, c’est-à-dire tournant un film sans connaître le sujet, pas maquillé et presque pas rasé.
Je dois vous avouer que je ne voyais alors que les avantages pécuniaires. Lorsque la guerre éclata, j’avais tourné trente films. Engagé volontaire, je fis toute la campagne comme caporal d’infanterie au 144E. Le 3 juin 1918, je fus fait prisonnier à Soissons. Naturellement là-bas, je montai des spectacles, ce qui nous aida à supporter notre captivité.
Rapatrié en janvier 1919, j’interprétai le rôle de Gaspard de L’Appel du Sang. J’eus la chance d’y être remarqué par Abel Gance qui m’engagea et je tournai La Roue. Puis L’Arlésienne, Rouletabille, sous l’éminente direction de M. Henri Fescourt, L’Ombre du Péché. Je viens de terminer Le Mariage de Minuit, réalisé par M. Armand Duplessy.
« Maintenant j’espère faire quelque chose avec Luitz-Morat qui fut, avec moi, élève de Sarah Bernhardt. Attendez, je dois vous dire que j’adore tous les sports, mais particulièrement l’automobile et la bicyclette. »
J’écoutais encore, mais Gabriel de Gravone avait fini, Joseph Rouletabille, tout à fait éveillé, avait délaissé les perles de la dame aux cheveux fous et, quand je quittât cette grande pièce aux vitraux bleus et rouges, j’emportai l’impression d’une vitalité ardente et compréhensive, élément indispensable aux interprètes d’envergure.
Albine Leger
Une conversation avec Gabriel De Gravone
paru dans Cinéa du 1 février 1924
De Gravone tournait Les Demi-Vierges au studio de Saint-Laurent-du-Var. Entre les appels sifflés par Du Plessy, le réalisateur, nous causions quelques minutes… Brusquement rappelé devant l’appareil, il ne lâchait pas pour cela son sujet et continuait à parler, protégeant ses yeux de l’éclat des projecteurs, jusqu’au moment où il devait répéter et jouer…
…Il entrait dans un salon, saluait, hautain…
Et cependant, je pensais que je pourrais bien réunir et rédiger toutes les idées que venait de formuler de Gravone. Et comme, la scène terminée, il revenait vers moi, je lui fis part de mon projet :
« Qu’est-ce que cela peut bien faire aux gens de savoir ce que je pense ! » s’écria-t-il…
Je n’ai gardé de nos conversations que ce qui touche à
L’Interprétation
« L’interprète de cinéma ne doit pas se contenter d’agir devant l’objectif comme il agit tous les jours dans sa vie, comme le font—et c’est là leur défaut — la plupart des stars américains qui vivent leur vie propre au lieu de vivre celle de leurs personnages ».
Mais je remarque que si ces artistes vivent leur vie sans essayer de jouer, c’est justement parce que c’est leur vie, leur personnalité propre qu’ils veulent nous montrer. Ainsi — à de rares exceptions près : Peter Ibetson, Clarence — Wally Reid n’a jamais aspiré à nous faire voir autre chose que Wally Reid ; de même Doug — sauf l’indolent du Signe de Zorro et, le «snob » d’Une Poule mouillée, où, ayant à se montrer acteur, il s’est justement montré très grand acteur — n’a jamais voulu manifester un autre personnage que lui-même.
A cela, de Gravone répond : « En effet, s’ils ne veulent nous montrer que leur personnalité, ils ont raison de ne pas jouer. Mais ils ont tort de ne nous montrer qu’eux-mêmes. Un acteur doit jouer ; un acteur doit bouger, ne doit pas rester impassible. Sèverin-Mars disait : « Il y a des acteurs qui ne font rien, d’autres qui font quelque chose ; Je suis pour ceux qui font quelque chose ».
« On admire souvent, poursuit de Gravone, des acteurs qui arrivent à d’excellents résultats sans jouer. Et l’on s’écrie: Ils sont naturels ! Pourtant, quelqu’un qui, — comme Wallace Reid ou d’autres — pour montrer qu’il est préoccupé, se gratte la tête avec sa pipe, n’est pas un artiste. Un geste de ce genre peut être réussi ; mais ce ne sera alors qu’un hasard. Ce geste a été voulu ; l’acteur s’est dit : — Pour montrer que je suis préoccupé, je vais me gratter la tête avec ma pipe. — Eh bien ! ce n’est pas ça du tout ! L’interprète ne doit pas savoir s’il fait tel geste ou tel autre ; il doit lui suffire d’être dans son personnage. S’il a un tempérament d’acteur, le reste doit venir naturellement. »
Et je compris parfaitement la pensée de de Gravone. Quelques jours avant, en effet, je l’avais vu, dans une villa du Cap d’Antibes, jouer une scène très difficile des Demi-Vierges : — Fiévreux, il attendait quelqu’un… — Répétant la scène, il n’avait marqué que les grandes lignes de son jeu ; mais dès que l’on tourna, il ne fut plus lui-même ; brusquement, il se baissa, cueillit d’un coup sec une fleur, la porta à sa bouche. Et un régisseur remarqua en riant que, dans ce magnifique et si soigné parc de la villa Eilenroc, il aurait tout aussi bien, s’il l’avait fallu, arraché une corbeille de fleurs, déraciné un arbre sans tenir compte des dégâts ! Et c’était bien cela !… Emporté par son rôle, il ne s’appartenait plus : il était un homme décidé à trahir la femme aimée pour ne pas la perdre, décidé, bientôt, à se tuer… En effet, quelques jours après, il disait : « Un acteur ne doit pas savoir s’il fait tel geste ou tel autre ; il doit lui suffire d’être dans son personnage ».
Il continue (et ceci peut résumer ses théories) : « Un acteur ne doit jamais vouloir s’imiter ».
« On ne doit pas imiter ses précédentes créations. — Ainsi : — Une des scènes les plus difficiles de ma carrière fut celle où, dans La Roue, Elie comprend qu’il a découvert le vernis de Crémone. Nous tournions, la nuit, dans le décor construit au col de Voza. Il avait été jugé inutile de répéter la scène… Seul à seul avec un violon, il fallait que j’exprime que j’avais trouvé le secret du vernis. Je me lançais sincèrement, éperdument dans mon rôle. Gance fut content… mais la photo fut noire, inutilisable, Nous dûmes recommencer la scène à Arcachon où le décor — qui était démontable— avait été reconstitué. J’essayais alors d’imiter ce que j’avais fait quelques semaines avant, de m’imiter ! II ne le fallait pas. Je fus inférieur à ce que j’avais pu être la première fois. De même, dans la scène du Casino de Chamonix — tournée à l’hôtel Ruhl de Nice, —je pleurais de vrais larmes en jouant du violon… Mais la photo fut très sombre. Les plans généraux furent coloriés au jaune citron de Pathé-Color pour cacher par une faute, une laideur plus grande, la faute, la laideur d’une photo détestable. Quant aux gros plans, on les recommença à Arcachon : on me plaça devant une colonne de bois peint et on me dit : « Pleurez ». Je voulus me souvenir de ce que j’avais fait, je voulus m’imiter, je ne pleurais pas ».
« On ne doit pas non plus imiter sa propre personnalité. Quand de Gravone interprète le rôle de Suberceaux des Demi-Vierges et qu’il doit être triste ou gai, il ne doit pas pensera imiter de Gravone quand il est triste ou gai, mais à être un de Suberceaux triste ou gai. S’il suffisait de s’imiter soi-même, cela ne serait plus rien de jouer ; ce ne serait même plus un art ».
Je remarquais : « Vous voulez donc que l’on force sa nature ? ».
« Que l’on aille contre sa nature, oui, mais non contre son physique. Il faut avoir le physique d’un rôle, mais cela doit suffire ».
Et pour illustrer cette idée, il me raconta ceci :
Quand Fescourt formait la distribution de Rouletabille, de Gravone avait été pressenti pour le rôle du jeune premier qui fut ensuite donné à Jean Dehelly. Venu pour cette affaire chez Louis Nalpas, il apprit que l’on cherchait encore l’interprète de Rouletabille. Il demanda le type de ce personnage. On lui dit : « Un gavroche, moqueur, adroit, très vif, débrouillard, juvénile ». « Mais c’est moi cela ! » s’écria-t-il. Mais Louis Nalpas lui répondit : « Non vous êtes un comédien dramatique ».
Et à ce souvenir, de Gravone s’enflamme :
« J’ai répliqué : Je suis un comédien. Je ne suis ni un tragédien, ni un comique, je suis un comédien. Si j’ai le physique d’un rôle, je peux le jouer… Quelle tête a-t-il, votre Rouletabille ? ».
On le lui décrit, on lui montra des illustrations, des livres de Gaston Leroux. Et il s’écria encore : « Mais c’est moi cela ! ». Il prit Le Mystère de la Chambre Jaune, sur la couverture duquel est une tête de Rouletabille, et courut chez un photographe. Le lendemain il revint chez Nalpas ; il lui présenta l’illustration emportée la veille : « C’est bien ça votre Rouletabille ? »… « Et ça ?… » cria-t-il, triomphant, en montrant une photo de lui-même. Nalpas n’en crût pas ses yeux : la ressemblance était parfaite… Et de Gravone fut engagé pour être Rouletabille.
« Vous êtes un comédien dramatique », cela lui tient au coeur. « Je suis un comédien. Si je pouvais en avoir demain le physique, je serais demain un vilain. Donnez-moi une tête de vieillard et je ferai un vieillard. Donnez-moi le corps d’une jeune première et je jouerai une jeune première. Sinon, je ne serais pas un acteur ; je serais un bonhomme comme tous ces Américains qui ne pensent qu’à s’imiter eux-mêmes ou à imiter leurs précédentes créations à succès, à rester dans l’emploi où ils sont classés ».
Mettant en pratique sa théorie d’après laquelle l’acteur doit se plier à tous les rôles que son physique lui permet de jouer, de Gavrone veut être toujours divers. Il veut que l’on ne puisse le cataloguer dans aucun genre. Ainsi dans son rôle de Suberceaux des Demi-Vierges, il est en contraste absolu avec l’ensemble de ses précédentes créations: il est un noble décavé, joueur, poseur, hautain avec toutes les femmes sauf avec celle qu’il aime. Et ce rôle, il le joue avec flegme, un sourire narquois aux lèvres…
Les interprètes qui jouent de l’immobilité de leur masque n’ont guère sa faveur. C’est là d’après lui, un jeu qui peut convenir fort bien à des races flegmatiques, à un Anglo-saxon, à un Japonais, mais que nous, latins, nous devons nous garder d’imiter : nous devons « bouger » pour jouer. Cependant, de Gravone a voulu montrer qu’il pouvait, quand il le voulait, jouer de ce jeu anglo-saxon : il vit son rôle des Demi-Vierges avec un minimum de gestes, avec un masque impassible. Je lui ai vu tourner certains gros plans avec une rigidité absolue de l’expression et du regard.
… Ainsi il est obligé d’être son personnage et de ne pas vivre son propre caractère…
Pierre Porte
“Paris, Cabourg, Le Caire… et l’Amour”
Gabriel de Gravone nous parle de son premier film
paru dans Cinémagazine du 24 décembre 1926
« C’est le metteur en scène et non l’artiste que je viens interviewer aujourd’hui », dis-je, l’autre jour, à Gabriel de Gravone, fort occupé à monter son film en compagnie de sa charmante femme.
« Cinémagazine a déjà entretenu ses lecteurs de Paris, Cabourg, Le Caire et l’Amour, mais ses lecteurs seraient fort désireux de connaître quelques détails concernant la réalisation de cette comédie. N’applaudissent-ils pas depuis longtemps son populaire metteur en scène et ne seraient-ils pas enchantés d’obtenir de lui quelques précisions ?
— Que n’accorderait-on pas aux lecteurs de Cinémagazine ! Paris, Cabourg, Le Caire et l’Amour constitue mes débuts comme metteur en scène et j’avoue adorer ce métier. C’est avec grand plaisir que j’ai donné le premier coup de manivelle à cette comédie, dont le scénario est dû au docteur Markus, et dont l’action est émaillée de scènes les plus amusantes.
« Cependant, la grande originalité de mon film consistera surtout en ce qu’il a été tourné en partie à bord d’un paquebot, le « Mariette-Pacha », qui assure le service entre Marseille et l’Egypte. Ne voulant pas réaliser, comme on l’a fait si souvent au studio, les scènes de ce genre, j’ai dû transporter mes groupes à bord du splendide bâtiment, prenant tour à tour les cabines, le salon, la salle à manger, les couloirs au milieu desquels évoluent les protagonistes de mon film, les passagers et les matelots — car je n’ai pas eu recours à des figurants, mais à l’équipage même du « Mariette-Pacha » qui a bien voulu me prêter son concours. »
Et Gabriel de Gravone me montre quelques morceaux de films d’une netteté remarquable, retraçant quelques scènes de l’existence à bord de la ville flottante.
« Nous avons été aussi en Egypte, me dit le sympathique metteur en scène, et nous y avons reçu un accueil enthousiaste. La température a été clémente, le ciel magnifique et nous avons pu enregistrer des couchers de soleil de toute beauté. Nous avons tourné à travers les sables et devant la grande Pyramide…
— N’êtes-vous pas le principal interprète de votre film en même temps que le réalisateur ?
— J’interprète en effet le principal rôle, vous verrez également à mes côtés la toute charmante Liezer, les excellents comédiens Alex Allin et Gildès, et Renée Faggia… »
Renée Faggia, qui est à la ville Mme Gabriel de Gravone, paraît pour la première fois au cinéma où ses débuts ne manqueront pas d’être très remarqués.
Le temps presse… Le sympathique « Rouletabille » a encore beaucoup de pellicules à contrôler. Je ne veux pas être importun et prends congé de lui en recevant la promesse d’obtenir bientôt de nouveaux détails sur Paris, Cabourg, Le Caire et l’Amour, qui ne manquera pas d’être, j’en suis certain, un brillant succès, tant pour son réalisateur Gabriel de Gravone que pour son directeur artistique, le docteur Markus.
Jean de Mirbel
La Rose du Rail
Une conversation avec Ivy Close
paru dans Ciné pour Tous du 15 Mai 1920
Miss Ivy Close est une jeune étoile âgée de vingt-huit ans.
Elle doit sa carrière cinématographe au prix de beauté qu’elle remporta, un peu avant la guerre dans un concours organisé par le Daily Mirror.
Après avoir tourné une demi-douzaine de comédies dramatiques en Angleterre. Elle fut engagée par la compagnie américaine Kalem dont les studios étaient installés en Floride.
Elle s’y fit rapidement une réputation dans la série des “Ivy Close Comedies”.
Quant éclata la guerre, Ivy Close revint en Angleterre et tourna de 1915 à 1919 The House opposite, Missing the Tide, The Irresistible Flapper, pour les films Broadwest ; Adam Bede, A peep behind the scenes et Darby & Joan pour les Master Films, Enfin, son dernier film avant de venir en France fut The Flag Lieutenant, pour la Compagnie ?
Ivy Close est mariée et mère de deux petits garçons.
Elle est en quelque sorte l’Emmy Lynn du cinéma anglais, avec peut-être, un sens plus développé de la comédie, et par contre, une intensité dramatique moins grande.
*
« Trouvez-vous qu’il est agréable de « tourner » en France ? demandait dernièrement à Miss Ivy Close, l’étoile anglaise en ce moment au studio niçois d’Abel Gance, un confrère de la presse londonienne.
— Travailler ici est extrêmement plaisant, répondit-elle. Mais, comme vous pouvez vous le figurer cela n’alla pas tout seul au début… Venue en France pour interpréter le principal rôle féminin de La Rose du Rail, je ne savais pas un traître mot de français. Comme je suis la seule artiste anglaise de la troupe et que M. Abel Gance ne connaît pas l’anglais, vous pouvez vous faire une idée des difficultés constantes que nous eûmes à vaincre !
« Mais à présent nous nous en tirons très suffisamment par l’emploi d’un langage mi-français, mi-anglais qui nous est tout à fait particulier….
« Mon rôle dans La Rose du rail ? C’est celui d’une jeune fille élevé parmi les travailleurs de la voie. Pour apprendre la seule bonne manière de jouer mon personnage j’ai presque entièrement vécu toutes ces dernières semaines parmi les cheminots. Pour la réalisation de ce film qui sera édile par la maison Pathé, M. Abel Gance a reçu carte bleu de la part des autorités du réseau.
« Des aventures ? Ce n’est pas qui manque, car, ainsi que vous avez pu le voir, notre studio est édifié tout près la gare Saint-Roch, à quelques mètres de la (illisble. ndlr), nous avons constamment à tourner au milieu des voies et qu’il passe continûment des trains…
« Quelquefois nous avons à nous déplacer, pour tourner à un certain endroit de la voie ; un train spécial est mis à notre disposition.. Pour les scènes de nuit, le matériel d’éclairage est placé sur des plateformes, de telle sorte que nous pouvons produire notre électricité toutes les fois que nous en avons besoin.
« J’ai appris à conduire une locomotive et j’ai acquis en outre quantité d’autres petites connaissances fort utiles, durant la réalisation de La Rose du Rail. Il y a aussi de temps à autre, dans ce film, des scènes de comédie pour lesquelles j’ai revêtu une sorte de combinaison de mécanicien pour évoluer à mon aise dans la suie et la cambouis, et nous avons ri plus d’une fois, je vous assure !
« Il est extrêmement intéressant, en vérité, de comparer les méthodes des producteurs des différents pays. J’avais tourné déjà en Angleterre et en Amérique ; à présent j’ai ajouté une troisième contrée à ma liste.
« Bien que le travail ici m’ait été fort agréable, je le répète, je ne compte pas demeurer en France, la réalisation de la Rose du rail une fois terminée, c’est-à-dire dans le début de juin. Car voyez-vous, c’est encore en Angleterre, mon pays, que j’aime le mieux travailler et vivre, bien que, je ne saurais trop y insister, la France me semble un charmant pays. »
Portrait d’Ivy Close
paru dans Ciné pour Tous de avril 1923
Miss Ivy Close est, avec Betty Balfour, Alma Taylor et Violet Hopson l’une des principales vedettes de la cinégraphie britannique.
Agée d’une trentaine d’années, elle appartient à l’écran depuis douze années déjà. Grand premier prix du concours de beauté organisé en 1911 par le Daily Mirror, elle fit son début à l’écran dans un petit film, Dream Paintings, que le photographe du Daily Mirror qui l’avait découverte, Elwin Neame — devenu en outre son mari — lui fit tourner.
Cecil Hepworth, le grand « producer » anglais la remarqua et l’engagea pour tourner The Lady of Shalott.
Puis, Ivy Close et Elwin Neame constituèrent les Ivy Close Productions et tournèrent pour leur compte A girl from the sky, Ghosts, The Terrible Twins, et d’autres comédies plus ou moins dramatiques.
En 1915, Ivy Close est engagée par la Compagnie Kalem d’Amérique et va tourner en Floride, où cette firme a installé ses studios, une série d’Ivy Close Comédies.
En 1916, Ivy Close, qui n’avait pu se résoudre longtemps à vivre loin de son mari et de ses deux petits garçons, Ronald et Derick, revenait en Angleterre.
Engagée par la Compagnie Broadwest, elle y tourne, sous la direction de Walter West : The Ware Case, The House Opposite, avec Matheson Lang, le grand acteur anglais, Missing the Tide et The irrésistible Flapper, avec Basil Gill et Gerald Ames.
Après un grand film retraçant la vie de l’Amiral Nelson, où elle interprétait le rôle de lady Nelson, Ivy Close passe aux Master Films, où elle tourne Adam Bede, d’après le roman de George Eliot, A peep behind the scenes et Darby and Joan, qui lui fournit le rôle le plus intéressant de sa carrière, attendu que son personnage doit avoir au début du film seize ans, pour vieillir progressivement et atteindre dans les dernières scènes jusqu’à 70 ans.
En 1919, Ivy Close finissait de tourner The Flag lieutenant pour la Compagnie Barker, quand elle a été engagée par Abel Gance pour tourner le rôle de Norma de La Rose du Rail, devenu Le Rail, puis La Roue.
Revenue en Angleterre il y a deux ans, Ivy Close a été engagée par la Compagnie Stoll et a tourné déjà plusieurs comédies que nous verrons sans doute bientôt.
UNE ENTREVUE avec IVY CLOSE l’interprète féminine de ” LA ROUE “
paru dans Cinémagazine du 9 février 1923
Au Gaumont-Palace, il y a foule bruyante ; c’est la troisième séance de la présentation de La Roue, le beau film d’Abel Gance. Et pendant l’entr’acte, où les artistes, les peintres, les poètes, les cinéastes venus en grand nombre s’interpellent, et discutent sur la vision éblouissante qui vient de passer devant leurs yeux, j’essaye de me faufiler entre les groupes, pour rejoindre là-bas, dans une loge pleine de visiteurs, la vedette Ivy Close.
Mais voici qu’un feutre mousquetaire, un nez gascon, des moustaches en croc et une cravate à la Musset, me barrent le passage ; c’est Paul Fort pérorant près d’une loge où Miss Fanny Ward, enfouie dans de somptueuses fourrures, offre à tous les regards son fin visage de poupée anglaise. Me heurtant encore contre diverses célébrités cinématographiques parmi lesquelles le batailleur Le Somptier, avec son chapeau melon de travers et son manteau sur le bras, André Nox qui semble tourmenté de noirs pressentiments, Suzanne Bianchetti délicieuse sous son béret aux couleurs vives, Gabriel de Gravone tout frémissant encore du succès qu’il vient de remporter — j’aborde enfin la blonde Ivy Close, heureuse du triomphe de La Roue.
— Oh ! dit-elle, en me voyant, vous allez m’interviewer, n’est-ce pas ? C’est terrible !
— Miss Ivy Close, vous ne voudriez pas, après les applaudissement que vous avez fait éclater, me laisser repartir sans la moindre petite note sur votre carrière ?
— Je veux bien. Mais vous savez, je connais seulement six mots de français, et cela, pour moi, va être fort difficile.
— Pas du tout, pas du tout, dis-je en brandissant mon crayon. Miss Ivy Close, exécutez-vous.
Et je m’installe au fond de la loge, les yeux fixés sur la jolie vedette. Elle réfléchit un instant, son bras nu pendant le long de sa robe de soie, tandis que M. Neame, son mari, sourit vaguement et reste silencieux.
— Eh bien, voilà ! Je suis Anglaise, comme vous le savez. J’ai déjà tourné beaucoup de films — environ 30 à 40 —– presque tous avec M. Neame qui fut mon metteur en scène. J’avais un studio à moi quand la guerre éclata et à cette époque je fus engagée par la compagnie Kalem, en Amérique. Je tournais donc là-bas, lorsque au bout de six mois, ayant appris la mort de mon frère sur le front français, je partis brusquement. Je travaillais alors de nouveau en Angleterre jusqu’au jour où M. Abel Gance me demanda d’interpréter le premier rôle féminin de La Roue.
Ivy Close se tait un instant. Son chapeau plat aux larges bords jette une ombre sur son clair visage. Derrière nous, Abel Gance, les yeux abrités par des lunettes rondes, reçoit de chaleureuses félicitations et y répond de sa voix calme, un peu voilée.
— Il y a de cela trois ans, continue Ivy Close. Je me souviens des grandes difficultés de langage que nous eûmes à subir, car je ne savais pas le moindre mot de français.
— Vous avez fait depuis lors, de bien grands progrès car…
— Oh yes ! Mais ce n’est pas bien encore ! Je m’embrouille, voyez-vous, avec tous ces verbes, et je crois, vraiment, que je ne parlerai jamais correctement votre langue. Pour en revenir à La Roue, je dois vous avouer que les premiers temps je fus excessivement découragée.
— Pourquoi donc ?
— M. Gance était si difficile et exigeait tellement de moi, que je pensais tout d’abord être incapable de le satisfaire. Puis je me rendis compte que coûte que coûte, qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, on était forcé de vivre son personnage, tant M. Gance nous suggestionnait. Peu à peu je sentais son génie me pénétrer, et je n’étais plus alors moi-même, mais l’héroïne du film, la petite Norma qui souffre et pleure.
L’artiste réfléchit un peu et ajoute :
— Il fallait vraiment que ce fût M. Gance et l’amour de l’Art pour me faire accomplir l’ascension plus que difficile du Mont-Blanc.
— Vous avez fait là preuve d’un grand courage.
Ivy Close lève vers moi ses grands yeux bleus et se met à rire d’un petit rire insouciant :
— Oh ! c’est fini, maintenant ! Mais je crois que pour un empire, je ne recommencerais pas ! Nous avons tous passés de bien mauvais moments. Tenez, lorsqu’on me voit tomber dans la montagne, alors qu’avec Sisif nous sommes à la recherche d’Elie, j’ai fait une chute véritable qui faillit me coûter la vie, et je glissais vers le ravin, lorsque le guide me sauva à temps. L’opérateur Burel eut la présence d’esprit de tourner la scène : ce que vous avez vu tout à l’heure sur l’écran.
— Et qui ajoute beaucoup au pathétique du drame.
Ivy Close sourit encore :
— J’ai mené pendant cinq jours une existence peu banale. J’étais la seule femme de la troupe qui se soit aventurée à une telle hauteur. Entourée de journaux pour avoir moins froid, avec de la graisse sur le visage, j’ai vécu une vraie vie de soldat. La neige était très haute et les dangereuses avalanches faisaient dans la montagne un bruit de tonnerre, fort peu rassurant je vous assure. Lorsque nous sommes redescendus à Chamonix, la brusque différence d’air nous rendit tous absolument ivres et dans l’impossibilité de faire quoique ce soit.
— Voilà, certes, quelques souvenirs qui pourront rester dans les annales cinématographiques !
Mais les yeux de Miss Ivy Close se rembrunissent :
— Surtout, ajoute-t-elle, n’oubliez pas de dire à vos lecteurs combien je regrette la disparition du grand artiste Séverin-Mars. Lorsque j’appris sa mort j’en éprouvai une réelle peine. C’était un camarade si excellent !
Ivy Close me tend la main, car l’entr’acte approche de sa fin.
— Je repars demain pour l’Angleterre, conclut-elle. Peut-être tournerai-je bientôt d’autres films, mais « La Roue » est pour moi le plus beau film que j’aie jamais interprété, et si différent de toutes mes créations antérieures et présentes.
— J’espère, Miss Ivy, que nous aurons encore l’occasion d’admirer, en France, votre talent.
— Vous êtes bien indulgente. Depuis « La Roue » j’ai tourné à la Stoll-Film cinq comédies. Peut-être passeront-elles en France, mais je ne sais pas !
— Nous le souhaitons, soyez-en certaine.
Le silencieux M. Neame s’incline et je regagne mon fauteuil, heureuse d’avoir pu joindre la « rose du rail » pour les lecteurs de Cinémagazine.
Marianne Alby
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Source :
Ciné Pour Tous et Cinémagazine = Ciné-Ressources / La Cinémathèque française
Cinéa = gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Pour en savoir plus :
“La Roue, Renaissance d’un chef-d’œuvre” sur le site d’Arte.
L’article du directeur général d’Arte France Cinéma, Olivier Père, sur La Roue.
La critique de La Roue sur le site AVoir-ALire.
“Étude sur une longue copie teintée de La Roue” (datant de 2000) sur le site de la revue 1895.
“CANUDO adapte La Roue d’Abel GANCE” sur le blog Livrenblog.
Quelques photos de Gabriel de Gravone sur le blog Le monde de Ceccu.
Quelques photos d’Ivy Close sur le site anglais The Gazette.
Regardez British Women’s Volunteer Army (Land Workers’ Section) un court métrage patriotique de 1917 avec Ivy Close et Violet Hopson sur le site de la BFI.
La Roue, histoire d’un film
un webdocumentaire de Virginie Apiou (2019 – 25 min) disponible sur arte.tv, retrace les différentes étapes de la restauration du film.*
Extrait de La Roue d’Abel Gance (1923).
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Un autre extrait de La Roue d’Abel Gance (1923).