Depuis 10 ans, chaque automne, pour les amateurs de cinéma (et de patrimoine) c’est à Lyon qu’il faut être pour le Festival Lumière.
Cette année, par exemple, l’événement sera ces deux soirées consacrées à l’un des chef d’oeuvre d’Abel Gance, devenu rarissime : La Roue.
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En effet, le film d’Abel Gance sera présenté en avant-première internationale (un mois avant une première présentation à Berlin le 14 septembre dernier) dans une version restaurée qui s’annonce de toute beauté, accompagnée de la partition originale interprétée par l’Orchestre national de Lyon, dirigé par Frank Strobel.
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Vu la durée de cette oeuvre d’Abel Gance (plus de 6h !), ce Ciné-Concert événement sera projeté en deux parties, le samedi 19 et dimanche 20 octobre 2019, plus de renseignements sur leur site.
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D’ici là, nous vous proposons l’intégralité des articles parus dans la revue, fondé par Louis Delluc, Cinéa consacré donc à Abel Gance revenant sur son parcours et évoquant le tournage de La Roue =
Abel Gance, sa vie, son oeuvre,
Abel Gance nous parle de “La Roue”,
Abel Gance nous parle du Cinéma (par Jean Mitry),
Abel Gance tourne (sur le tournage d’Au Secours ! avec Max Linder),
“Le Cinéma c’est la musique de la lumière” par Abel Gance
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Le film est sorti en France le 16 février 1923 (en quatre parties) au Gaumont-Palace et au Madeleine-Cinéma notamment.
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A suivre, car nous comptons vous proposer d’autres articles sur La Roue d’ici ces séances exceptionnelles au Festival Lumière.
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Abel Gance, sa vie, son oeuvre
paru dans Cinéa du 15 décembre 1923
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De taille moyenne, très mince, la figure rasée, la chevelure abondante, les yeux brillants, vifs et doux et la face comme nimbée d’un voile de douceur, de clarté et de sérénité, tel il nous apparaît.
Lorsqu’il sourit ses paupières se plissent et on lui donnerait vingt ans, mais il en paraît cinquante lorsqu’il parle d’une voix douce et persuasive, parfois voilée, qui vous enveloppe, vous pénètre et vous convainc. Il en a trente-quatre et est resté, au physique comme au moral, l’étudiant pensif et travailleur qu’il était du temps ou il fréquentait Montjoye.
Gance passe dans la vie comme un homme absent, en quête toujours de l’idée nouvelle. Mais ce « calme » sitôt qu’on lui parle art, philosophie ou cinéma, se transforme. Et l’on a devant soi l’artiste passionné qui vibre de tout son être et que l’on sent transporté par son sujet.
Abel Gance est né à Paris, le 25 octobre 1889, d’un père parisien et d’une mère bourbonnaise. Il fit ses études au Collège Chaptal. La littérature dramatique agit précocement sur sa sensibilité et décida de sa vocation. Admissible à la limite d’âge au Conservatoire, où il ne put être reçu à cause de sa voix un peu voilée, il partit l’année suivante pour Bruxelles après avoir attiré sur sa tête, les malédictions familiales. Il y fit du théâtre, car il estimait, qu’avant d’écrire de belles paroles, il est sage d’approfondir t de savoir bien s’exprimer devant les autres.
A cette époque, la découverte de Nietzche le bouleverse plus que celle de Platon, Heraclite, Pythagore, La-o-Tsé, Roger Bacon, Spinoza, Montaigne et Schopenhauer.
Il écrit alors un livre de poèmes Un doigt sur le clavier, mais trop influencé par Rimbaud, Keats et Baudelaire, il n’en sent pas le style définitif. Sa personnalité n’étant pas assez avérée à son gré, il arrête la publication de ses poèmes et revient désespéré à Paris, où, il compose un livre d’essais métaphysiques. Mais il ne livre pas non plus cette série d’études au public, car sa sensibilité à cette époque est tellement exacerbée et maladive, que, dit-il, il craint de mourir réellement au cas d’incompréhension de son oeuvre.
Il se recueille alors et écrit son oeuvre là plus considérable, La Victoire de Samothrace, tragédie en cinq actes, d’une forme androgyne — vers et prose — répondant pour le style à la conception shakespearienne et dont rien ne peut donner l’idée, tant la fusion des éléments les plus disparates, les plus colorés, les plus classiques et les plus romantiques à la fois donne, en définitive, un métal d’une sonorité si profonde et si neuve. Il passe une année de travail inouï sur cette grande fresque tragique qu’il envoie craintivement à Sarah Bernhardt. Celle-ci lit la pièce s’enthousiasme et télégraphie à l’auteur qu’elle le verra avec joie, aussitôt son retour à Paris, le mois suivant…
On est en juillet 1914… Abel Gance va peut-être toucher d’un coup la fortune littéraire !… la guerre éclate ! et ses espoirs sont anéantis.
Mobilisé pendant une année, il est ensuite réformé et peut reprendre son activité intellectuelle. Mais il y a du nouveau dans le monde artistique… Gance est frappé par la puissance de l’invention du cinématographe, il s’en approche intrigué et de nouveau, comme il l’a fait au théâtre, il recommence tout.
Il interprète : il joue Molière jeune, dans Molière et quelques jeunes premiers dans deux ou trois films, il paraît même dans une comédie de Max Linder.
Il vend 35 francs son premier scénario à Gaumont : Paganini et 45 francs son deuxième Le Crime de Grand-Père, qui est interprété par Severin-Mars et sa jeune femme. Il propose à la Société des Auteurs et Gens de Lettres plusieurs films qu’on juge impossibles à réaliser : La Conspiration des Drapeaux, La Légende de l’Arc-en-Ciel, La Pierre philosophale, etc., etc..
il en vend d’autres : Cyrano et d’Assoucy, Un Clair de Lune sous Richelieu et Le Tragique Amour de Mona Lisa (réalisé par Capellani).
Mais la meute hurle après le nouveau venu et sur lui, les portes de fer se referment. Il essaie timidement d’entrer chez Pathé… il ne peut accéder au salon du Grand Maître, qui seul pourrait pressentir dans ses yeux la force du jeune auteur. Il passe un jour tristement devant « le Film d’Art ». Un homme lit dans la cour. Il lui parle sans rudesse. Enhardi, Gance sort de sa poche un manuscrit et le lui donne. Quelques jours plus tard Louis Nalpas, car c’était lui, devinant le génie d’Abel Gance, l’informait qu’il achetait son premier scénario pour 300 francs, La fortune commençait.
Pouctal met en scène L’Infirmière ; c’est le titre de ce film dont Gance surveille avec attention la prise de vues. Le film terminé a un gros succès. Louis Nalpas demande à Gance s’il ne pourrait pas tourner un film lui-même… Gance exulte. Mais dit Nalpas vous disposerez pour ce film de 5.000 francs et vous aurez huit jours pour le tourner… Et c’est accepté. Huit jours après Gance sort son premier film Les morts reviennent ils ? dont on change le titre en Un Drame au Château d’Acre.
L’essai est concluant le film est bien. Il y a déjà des premiers plans, ô anachronisme ! qui font hurler les exploitants et que l’on doit couper.
Anticipant magistralement, il fait ensuite La Folie du Docteur Tube, sorte de fou caligaresque, qui, ayant réussi à décomposer les rayons lumineux, vit dans un étrange monde de déformations. Le jeune réalisateur emploie à cet effet des glaces déformantes et des flous, et l’originalité du film est si grande que personne n’ose le sortir. Et ce film s’enterre dans des armoires.
Découragé et s’apercevant qu’il fait fausse route quant aux exploitants, il ne va plus faire, pendant une année, que du cinéma bon marché, mélodramatique, où peu à peu cependant un style cinégraphique indéniable s’affirme : Le Masque d’Horreur, avec de Max, L’Enigme de dix heures, La Source de Beauté, Le Fou de la Falaise, Le Périscope, Ce que les Flots racontent, L’Héroïsme de Paddy, Strass et Cie, La Fleur des Ruines, Les Gaz mortels, Barberousse.
Puis ce fut sa tentative dans le domaine psychologique Le Droit à la Vie — son meilleur scénario en tant que potentiel dramatique — qu’il exécute en 9 jours pour 13.000 francs ; avec Mathot, Vermoyal et Paulals (opérateur L. H. Burel) ; La Zone de la Mort, avec Andrée Brabant, Mathot, Lyonel, Vermoyal et Clément, (Opérateur Burel). Très beau film de trois mille mètres, réduit par des mains profanes, à mille cinq cent mètres et abîmé de telle manière, que l’auteur avoue ne plus rien comprendre lui-même, à l’histoire ainsi mutilée.
Le Cinéma n’intéressa donc vraiment Gance que le jour où il fut autorisé par ses employeurs à travailler en toute liberté. Fort jeune, il avait la prétention d’une conception à lui du cinématographe, mais que pouvait-il faire avec un programme imposé ? Que pouvait-il répondre à un patron, qui lui disait : « Tournez-moi une histoire d’aventures en mille mètres, commencez après-demain, ayez terminé dans huit jours et ne dépensez pas plus de six mille francs ! ».
Surtout pas de thèse, pas de psychologie, un bon drame avec une histoire terrible qui finit bien. Comme un manoeuvre construit un mur sous l’oeil du contremaître, il bâtissait ses films pour les livrer à la date imposée.
Cependant, un jour, le sagace Louis Nalpas lui laissa carte blanche. Il l’autorisa à tourner un film en toute liberté. C’est alors que, sur un scénario écrit en trois jours, il fit Mater Dolorosa, avec Firmin Gémier, Emmy Lynn, Modot et Tailler (opérateur Burel). Il exécuta ce film pour 48.000 francs (il en a rapporté 181.000).
Maintenant Gance voit clair, il a façonné ses outils, il a inventé ses couleurs ; sa personnalité va peindre avec ses pinceaux de lumière et éclate : La Dixième Symphonie, avec Séverin-Mars, Emmy Lynn, Jean Toulout, André Lefaur et Nizan (Assistant Delafontaine ; opérateur Burel). Ce film fut exécuté pour 63 000 francs et en a rapporté, à ce jour, 343.000. (Ce film obtint le premier prix, par 116 voix sur 120, à l’exposition internationale de cinématographie d’Amsterdam en 1921).
A cette époque, il est déjà hanté par l’idée du grandiose J’Accuse qui se présente obstinément à son imagination. Son carnet de notes personnelles porte déjà ces annotations :
Thème à développer :
Misères que la guerre nous a apportées et que la victoire doit faire disparaître.
Transfiguration d’une brute par la douleur de la guerre, en un homme bon et indulgent.
Exaltation de la spiritualité d’un écrivain qui ne croyait plus en rien.
Comment naissent les Marseillaises !
L’Amour réel, presque physique, qu’on peut avoir pour son pays, lorsqu’on voit dans son ensemble sa valeur et sa souffrance silencieuse.
L’Accusation contre les crimes, contre le retard apporté à la science, au bien des hommes.
Gance, après avoir fait bien des démarches et vaincu bien des difficultés tourne donc J’Accuse, Tragédie des Temps Modernes, avec Séverin-Mars, R. Joubé, M. Dauvray, M. Desjardins,
M. Mancini, A. Guys et B. Cendrars. (Assistant : Blaise Cendrars. Opérateurs : Burel, Bujard, Forster et Anthonin Nalpas).
Enfin, c’est La Roue, le chef-d’oeuvre de la carrière déjà si bien remplie d’Abel Gance et en même temps l’oeuvre la plus définitive du cinéma.
La première partie de La Roue fut tournée à Nice, le décor étant monté entre les voies de chemin de fer, aux abords de la gare de St-Roch.
Cette réalisation fut des plus longues, des plus pénibles et des plus périlleuses, car les trains passaient à moins d’un mètre du décor et toutes les cinq minutes. Il fallut également tourner des scènes en marche, de jour et de nuit et la plupart, sur une plate-forme dépassant de deux mètres, sur le côté de la machine. Des groupes électrogènes étaient arrimés dans un fourgon.
Cette première partie n’exigea pas moins de six mois de travail, de décembre 1919 à juin 1920.
Puis les scènes de chemins de fer se continuèrent à Chamonix, pour utiliser le chemin de fer à crémaillère du Mont-Blanc. Le dernier décor fut construit au col de Voza .
Les découvertes de celui-ci donnaient sur le Mont-Blanc, la vallée de Chamonix et le cirque de Bionnassay. L’extérieur de ce décor était une cabane de montagne, une de ces cabanes trapues, au toit couvert d’épais blocs d’ardoises, dont le pittoresque avait séduit Gance.
Mais une gare de funiculaire et des poteaux électriques gâtaient le charme de ce point de vue. Gance fit démolir la gare, qu’on reconstruisit ailleurs, et déplacer les poteaux télégraphiques.
On établit une station électrique pouvant fournir l’ampérage nécessaire, avec ateliers, magasins, et un laboratoire de développement et de tirage des pellicules.
Le séjour en Savoie se prolongea pendant tout l’été de 1919. Il fut contrarié par le mauvais temps. Un grand nombre de scènes furent tournés au glacier des Bossons et au glacier de Bionnassay. Abel Gance rêvait de tourner sur le sommet du Mont-Blanc. Il partit avec de Gravone, Ivy Close et ses opérateurs, Burel, Bujard, Brun et Duverger, ainsi que plusieurs guides.
Ils se formèrent en cinq caravanes.
Ce fut une expédition mouvementée ; pendant trois jours et trois nuits, il fallut attendre, aux Grands Mulets, dans la neige et la tourmente, que le temps redevint plus clément.
On s’aventura enfin, à trois heures du matin, par un froid violent, dans une neige qui atteignait 1 m. 50. A l’arrivée au « Petit Plateau », la première caravane fut encerclée par une avalanche. Les guides refusèrent d’aller plus loin, des accidents graves étant à redouter.
C’est seulement au mois de février 1921 que La Roue a été achevée. Sa réalisation s’est étendue sur seize mois. Elle a coûté deux millions et demi. La quantité de pellicule utilisée représente 150.000 mètres et certaines scènes furent tournées plus de vingt fois. La Roue telle qu’elle fut présentée, en décembre 1922, mesurait 10.500 mètres, représentant 4.000 plans. On peut, par ces détails, se rendre compte du travail complexe et délicat que fut le montage de cette oeuvre sans précédent.
Il fallut à l’auteur de J’Accuse un réel courage, une énergie sans bornes, une foi inextinguible pour ne pas se laisser décourager au milieu des pires catastrophes matérielles (nombreux accidents de prise de vues : accidents de chemins de fer, avalanches, accident dont Séverin-Mars faillit être la victime, chute d’Ivy Close, difficultés et complications financières) et des plus cruelles souffrances intimes (mort de sa jeune femme âgée de 27 ans, mort de son plus grand artiste et meilleur ami, Séverin-Mars), pour ne pas se laisser abattre.
La distribution de La Roue réunissait les noms de Séverin-Mars, Ivy Close, G. de Gravone, G. Térof, P. Magnier, Maxudian et Gil-Clary (interprètes), Burel, Bujard, Duverger et Brun (opérateurs), et Blaise Cendrars (assistant).
Le film est sorti en février dernier et tous ceux qui s’intéressent aux manifestations de l’Art silencieux, ont pu le voir dans son intégralité. Une version réduite en 3.500 mètres doit sortir cet hiver.
Juan Arroy
Abel Gance nous parte de La Roue.
paru dans Cinéa du 15 décembre 1923
On m’a reproché deux choses avant tout : « la longueur et les citations inutiles. » Plus encore que le résultat d’une obligation commerciale, cette longueur était voulue et je me suis attaché à faire une œuvre plus en nuancés qu’en action, je pouvais, évidemment la condenser, mais, si l’intensité dramatique y gagnait, l’intérêt psychologique et le style s’affaiblissaient. Malheureusement, je n’ai pas été suivi par le public qui ne m’a pas compris. Parce que le fond de l’œuvre était sensiblement égal tout le long du film ; parce qu’il ne rebondissait pas et ne faisait en quelque sorte aucune saillie particulière pouvant servir de point de repère à l’évaluation générale de ce fond, on a cru qu’il n’y en avait pas ou qu’il était faux.
Parce que ce fond était extériorisé avec une puissance psychologique restant toujours à un même niveau et un même degré, on a cru que cette puissance n’existait pas.
Cependant, parce que la valeur visuelle subissait de profondes variations, on a été émerveillé par certains « moments » de ce film qui en sont les paroxysmes d’art et de technique et d’après lesquels justement, on a pu se faire une idée de la valeur générale du film, à ce point de vue. Ces « moments » ont servi en quelque sorte « d’échelle pour en mesurer la valeur artistique et technique ».
J’ai voulu non pas faire une œuvre visuelle directement composée pour l’écran, mais une œuvre psychologique réalisée visuellement, au moyen d’images. Et comment voulez-vous, dans l’état actuel des choses, avec l’incompréhension générale du grand public, faire une œuvre dont le fond psychologique serait exprimé uniquement par l’image…
J’ai voulu dans ce film, avant de réaliser une œuvre exclusivement visuelle, m’attacher à démontrer le rapport « image-texte », c’est-à-dire à prouver le rayonnement de l’image autour de ces citations.
Comme un diamant retourné dans tous les sens brille pareillement sous toutes ses facettes, ces citations comprises et interprétées de différentes façons, irradiaient leur puissance par ces images qui rayonnaient autour d’elles.
Abel Gance
Abel Gance nous parle du Cinéma
paru dans Cinéa du 15 décembre 1923
— Comment envisagez-vous le cinéma « Art de sélection ?»
— Le Cinéma, en réalité, commence après le baisser de rideau d’une tragédie ; quand, vide de paroles, le fond exprimé commence à agir. Il demande des types évolués, qui n’évoluent plus, ou presque… Qui agissent… Leur psychologie doit être d’autant plus forte qu’elle sera contrôlée par leurs actes. C’est la grande formule du drame de l’avenir… Le drame des silences va poindre maintenant que le drame des paroles a vécu…
Les images sont comme des mots pour les idées. — On leur prête une importance beaucoup trop grande. Ou ne juge pas un mot sur son exécution d’imprimerie mais sur ce qu’il exprime… On doit juger les images, non sur leur qualité matérielle, mais sur ce qu’elles expriment également. — La valeur du cinéma ne réside pas dans la photographie sur les images, mais dans le rythme, entre des images, et dans l’idée derrière l’image… Ce que l’on voit n’a qu’une importance secondaire, c’est ce que l’on sent qui prime »
— Et justement les gens ont vu tourner les roues, mais n’ont pas senti tourner La Roue.
— Absolument et je dirais, la valeur du cinéma réside dans « l’élasticité d’âme » des images, dans la valeur « radioactive », si j’ose m’exprimer ainsi, qui forme le rayonnement des image et l’irradiation de sa poésie. Un film n’est pas un album de photos parsemées de sous-titres, ainsi que semblent le croire bon nombre de faiseurs de « ciné-romans »… Jean Epstein dit que le décor est l’accessoire du film… j’irai plus loin et dirai que c’est l’image qui en est l’accessoire, et que le décor ne l’est que de l’image.
La valeur picturale et plastique importe moins que la valeur psychique, valeur profonde, lien formidable, en dehors des sentiments qui régissent les personnages et dernières ressources de l’art, dernière valeur réalisable, avant le fond éblouissant.
— Et quelle est la voie vers laquelle vous tendez ?…
— Je n’en ai aucune… Il n’y a pas de route à suivre… les chemins sont tous intéressants… C’est nous-mêmes qui les faisons, qui défrichons le terrain… Cependant, je crois que commercialement et artistiquement, le Cinéma doit être international par le fond et national par la forme ou le style…
— Mais le but que vous poursuivez, quel est-il ?
— La puissance avant tout… et tout ce qui peut la subjuguer. Je veux inculquer aux esprits l’admiration qui leur manque pour les choses que je veux extérioriser.
Pour me résumer je cherche à amener les gens à moi plutôt que d’aller à eux.
— Pour terminer cette interview, quels sont vos projets ?… On parle beaucoup de Napoléon.
— En effet, je tourne ce film, qui, réalisé sans aucune intention politique, demandera huit mois de travail et nécessitera 10 millions. Pour l’instant, je pars déjà avec sept, et commencerai vraisemblablement à tourner vers le 15 janvier.
L’oeuvre sera divisée en deux films : L’un, comprenant 6 parties de 2.000 mètres ; Arcole — 18 Brumaire Austerlitz — Campagne de Russie Waterloo — Sainte-Hêlène, complètes en elles-mêmes et formant un tout par leur assemblage.
Et l’autre, qui sera le même, condensé en 4.000 mètres, pour passer en exclusivité dans une grande salle des boulevards.
Jean Mitry
Dans l’article suivant, la journaliste de Cinéa, Marianne Alby, suit le tournage d’Au Secours le film que tournera Abel Gance après La Roue.
Les rôles principaux seront tenus par Max Linder et Gina Palerme.
Abel Gance tourne
paru dans Cinéa du 15 décembre 1923
Un décor est dressé ; c’est une chambre dont les vitraux représentent la légende de Tristan et d’Yseult.
Je songe aux vitraux de Mater Dolorosa ; je me souviens de ceux de J’Accuse ; puis je vois encore la fenêtre du mécanicien Sisif et je conclus qu’Abel Gance aime la mélancolie austère et magnifique du vitrail dont la transparence anime de feux chauds et précieux les objets et les choses qu’il éclaire.
Dans cette chambre de rêve, un lit enveloppé de tulle d’or.
Tout le monde parle bas, sauf de temps à autre une voix transmettant un ordre. Assis devant une table, Toulout se repose ; à ses côtés une perruque rousse et un masque de terreur sont pour le moment sans emploi.
Là bas, étendue à terre sur des coussins, une longue jeune femme enveloppée d’un châle mauve semble dormir. Je m’approche et je distingue le joli visage et les blonds cheveux de Gina Palerme. Elle a les paupières baissées, les mains en auvent. — Sommeille-t-elle ?
« Eglise de Musique Lumineuse » ! — C’est bien cela. Silence religieux. Chacun subit cette ambiance, et j’avance, et je bute contre des portants, des tuyaux, et je me donne à moi-même l’impression d’être incorrecte, le bruit subit et lourd d’une planche qu’on heurte, détonnant furieusement ici, ce soir.
Mais voici que Gance sourit d’un air rêveur.
Il surgit, du groupe qui l’entoure, il s’anime, alors tout le monde s’anime. Sa voix assourdie et voilée se fait entendre. Il frôle les rideaux de tulle d’or qui frémissent sous la légère pression de sa main ; il éloigne un meuble, fait déplacer le sunlight. Sans l’apparence d’un ordre, les lumières s’allument, un phare puissant illumine la légende de Tristan et d’Yseult ; le plafonnier fait scintiller l’or des tulles du lit bas de la chambre de rêve.
C’est tout à coup une luminosité intense, un éblouissement de tous les côtés à la fois. — Puis subitement, un déclic, deux déclics, tout s’éteint, et seules, les lampes à mercure continuent à buriner brutalement nos visages décomposés.
— Un éclat de rire fuse. — C’est Madame Gance, la petite prêtresse de ce temple, qui aperçoit Jean Toulout en monstre effroyable ; et Abel Gance, paupières mi-closes, semble ne rien voir,
— « Mademoiselle Palerme ! » —
Gina Palerme se lève lentement ; de son pas glissé elle avance dans la lumière. Gance donne des indications :
« Il faut, Mademoiselle, vous mettre dans ce lit… ». Aidée de Madame Gance, la blonde vedette déroule la longue, longue écharpe mauve ; elle apparaît divinement belle, divinement blanche, dans une robe de nuit de tulle noir. — Tulle or, tulle noir, vision de somptueuses épaules….
Gance prend un téléphone à côté du lit et mime la scène que doit jouer sa belle interprète. Celle-ci écoute. Gance répète à nouveau les mêmes paroles et son profil romantique se dessine sur la légende de Tristan et d’Yseult. — On répète, on répète, inlassablement.
Gance jette un regard circulaire et terrible. Qu’y a-t-il ?— un papier qu’on froisse dans un coin du studio — Chut !
Silence ! — nous sommes ici dans le royaume du Silence, ô Cinéma ! Mais l’atmosphère de mystère et de torpeur qui enveloppait tout à l’heure êtres et choses, a disparu. On travaille, on répète. — Gance lève le doigt : « Commencez, Mademoiselle Palerme ». —
Elle commence.
Elle a peur, elle tremble ; un monstre abominable s’avance vers elle, au dessus de sa tête. Elle saisit l’appareil du téléphone, elle appelle, elle hurle : «J’ai peur, j’ai peur ».— Elle a vraiment peur, son visage est convulsé. —Arrêt brusque. — Gance a disparu — où est donc Abel Gance ? Il est là bas ; il discute tranquillement un éclairage avec son électricien, Pendant un quart d’heure, on allume, on éteint. Jean Toulout a enlevé son masque, Gina Palerme n’a plus peur, elle boit une coupe de champagne.
— Tout est prêt, on allume, on va recommencer.
Les appareils se tiennent prêts à enregistrer la scène ; soudain Gina Palerme s’écrie : « le phonographe, le phonographe ; j’ai besoin de l’air du phonographe ! qu’on me donne la danse macabre ! »
Gance répète en écho « le phonographe » ! — On attend ; puis on entend le grincement de l’aiguille sur le disque
et… c’est le grand air de la Tosca.
Gina Palerme esquisse un geste de mécontentement. Enfin tant pis ! et elle s’apprête à jouer sa scène de terreur accompagnée par les sanglots en trémolos de la malheureuse Tosca.
« Allez », dit Gance.
Tout le monde est attentif. Gance a le corps penché en avant… il joue, il joue avec Gina Palerme.
« — Vous avez peur, voyons, vous avez peur — la main un peu plus à droite, la tête un peu plus dans la lumière, là ; — vous avez peur, mais vous avez terriblement peur. Il va vous tuer, vous voyez, il s’avance — pas de nerfs, ne jouez pas avec vos nerfs ; saisissez le rideau contre vous dans un mouvement gracieux, là, ça va. — Oh ! c’est terrible, mais il va vous tuer, vous tuer, vous tuer !… » —
Et elle crie avec des accents de bête qu’on égorge, la peur, la vraie peur horrible la gagne. — C’est effrayant, nous sommes tous effrayés — et ce n’est pas la grande ombre affreuse de Jean Toulout qui est faite pour nous rassurer.
Ce qui sera silence sur l’Ecran, se passe ici avec grand fracas. Le phonographe égrène ses notes, les deux appareils ronflent, la voix de Gance s’élève de plus en plus. La tête de Gina Palerme se renverse brusquement, sa bouche s’agrandit en un long cri de terreur et je ne vois plus que sa bouche, sa bouche hurlante derrière les rideaux d’or, alors que la Tosca termine ses lamentations en un sanglot sonore. —
Marianne Alby
Pour finir, Cinéa reproduit cet article d’Abel Gance, dont le titre reprend un discours qu’il avait dit lors d’une des premières projections à Nice de La Roue, et publié dans Comoedia au printemps 1923 (et que nous comptons vous proposer prochainement).
“LE CINÉMA, C’EST LA MUSIQUE DE LA LUMIÈRE” par ABEL GANCE
paru dans Cinéa du 15 décembre 1923
Le Cinéma, c’est la musique de la lumière et je ne lui sais rien de comparable. Eschyle, Shakespeare, Dante ou Wagner s’en fussent servis, obéissant ainsi au précepte d’Horace :
« Ce qu’on expose à la vue touche bien plus que ce qu’on apprend par un récit » ou à celui d’Oscar Wilde : « L’Art est la conversion d’une idée en une image ».
Le cinéma est né, mais les artistes de valeur hésitent et les écrans attendent, les écrans, ces grands miroirs blancs toujours prêts à renvoyer dans les foules attentives le Grand Visage Silencieux de l’art au sourire méditerranéen.
Mais déjà quelques Christophe Colomb de la lumière se dessinent… et le bon combat des noirs et des blancs va commencer sur tous les écrans du monde, les écluses du nouvel art sont ouvertes, les images innombrables se bousculent et s’offrent multiples à nos possibilités. Tout est, ou devient possible : Une goutte d’eau, une goutte d’étoiles, L’Evangile de demain, l’architecture sociale, l’Epopée scientifique, la vertigineuse vision de la quatrième dimension de l’existence avec l’accéléré et le ralenti. Les choses les plus inanimées accourent à nous comme des femmes désireuses de tourner et nous les regardons dans la lumière magique comme si nous ne les avions jamais vues.
Le cinéma devient un art d’alchimiste, duquel nous pouvons attendre la transmutation de tous les autres si nous savons toucher le cœur : Le cœur ce métronome du cinéma !
Cinéma : télépathie du silence, lumineux évangile de demain.
Cervantes dit à Sancho, à travers Don Quichotte, cette phrase admirable :
« Voilà la vie, mon ami ; hélas ! avec cette différence qu’elle ne vaut pas celle que nous voyons au théâtre ! ».
Quelle plus sublime défense de l’art en général, du nôtre en particulier. Comme le reflet du feu dans un cuivre est plus beau que le feu, l’image d’une montagne plus belle dans une glace, l’image de la vie est plus belle à l’écran que la vie elle-même. Les valeurs s’affirment et s’affinent à la fois par le cadre qui les isole en les sélectionnant de ce fait.
Le cinéma, cet art prestigieux où l’on dirige un orchestre de lumière, renferme une force occulte insoupçonnée qui dépend bien plus de ce qu’il suggère que de ce qu’il montre. Je puis même dire, pour en donner une définition lapidaire ; que c’est la traduction du monde invisible par le monde visible ; et que cette possibilité lui confère la première place dans le langage international de demain.
Il y a là une sorte de miracle, et je remercie à genoux la science moderne de nous avoir dotés d’un art aussi sobre ; bénéficiant d’une telle mobilité, d’un tel dynamisme, et d’une telle omnipotence.
Le cinéma, considéré comme moyen de diffusion des plus belles idées des hommes, voilà le but que |e lui assigne. Il doit nous donner des espèces d’Evangiles visuels, des Épopées pour les yeux avec des héros anticipateurs traçant des chemins d’avenir.
Si de pauvres gens entrant dans les cinémas, harassés de tristesse, la figure battue par la vie, en sortent après nos films avec un peu de lumière dans les yeux, avec du réconfort et du courage pour les jours suivants, estimons-nous alors bien payé de nos efforts.
Il faut des chanteurs à l’avant du navire de la Vie, pour conserver l’espoir aux rameurs et leur assurer que l’orage va s’éloigner.
C’est notre tâche à nous, magiciens pour les yeux, de chanter avec la musique des images, de défricher les routes inconnues du Septième Art, et d’élever les cœurs plus haut, toujours plus haut.
Mon opinion générale du cinéma est qu’il renferme une telle puissance d’évocation, qu’il doit être utilisé pour apporter aux hommes lassés, fatigués, écœurés parfois de leur labeur quotidien, un réconfort et des satisfactions intimes de repos et de joie ; et il y a encore bien d’autres choses mystérieuses que je ne veux pas dire encore.
La lumière et la musique se rencontrent brusquement, après avoir cheminé des siècles sans s’être aperçu qu’elles marchaient côte à côte.
Elles s’émerveillèrent l’une de l’autre.
« Tu me prêteras ta voix », dit la lumière.
« Tu me prêteras tes yeux », dit la musique. Et le Septième Art naquit.
L’art est en vrac sur les pellicules vierges, comme il ne s’est jamais trouvé dans les carrières de Paros ou sur les toiles des peintres. Scrutez : Beethoven n’est plus seul ; il est là plus fort de Rembrandt, et plus fort encore de Shakespeare. Leur ardente trinité travaille en même temps pour que les aveugles et les sourds soient confondus. Je pourrais écrire dix pages sur la tragédie d’un sourire de femme à l’écran, selon la profondeur des plans, l’harmonie de l’éclairage, les significations de l’image qui précède et de celle qui suit, la déformation optique volontairement cherchée et tenue dans une dominante, la qualité de l’imprécision de la bouche ou des cheveux, la somme de valeur occulte « psychique » qui se transmue en quelque sorte, qui fixe la Beauté sans la figer et la stylise, tout en empruntant à la nature même sa matière la plus authentique, et mille autres choses encore qu’Aladin connaissait bien, mais je mentirais à ma ligne de conduite. Le cinéma doit faire sa preuve par lui-même.
Voilà pourquoi je m’efforce de perdre le sens de l’écriture et de la parole ; pour être un des premiers à essayer timidement de me servir du Silence.
Abel Gance
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Pour en savoir plus :
La page spéciale sur le Ciné-concert événement La Roue au Festival Lumière.
La critique de La Roue sur le site AVoir-ALire.
“Étude sur une longue copie teintée de La Roue” (datant de 2000) sur le site de la revue 1895.
“CANUDO adapte La Roue d’Abel GANCE” sur le blog Livrenblog.
Extrait de La Roue d’Abel Gance (1923).
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Un autre extrait de La Roue d’Abel Gance (1923).
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