Aujourd’hui, nous allons célébrer la mémoire d’un grand acteur des années trente décédé tragiquement le 8 avril 1943 à Paris durant l’Occupation : Harry Baur.
Homme de théâtre et de cinéma, Harry Baur tourna beaucoup avec Julien Duvivier (douze films !) dont nous retiendrons La Tête d ‘un Homme et David Golder. Mais c’est bien son rôle de Jean Valjean dans Les Misérables de Raymond Bernard qui reste le rôle phare de sa carrière.
Malheureusement, durant l’Occupation, Harry Baur subit une scandaleuse campagne de diffamation l’accusant d’être juif et franc-maçon (il était catholique, né en Alsace).
Nous vous renvoyons à la biographie que l’Encinémathèque vient de lui consacrer pour plus de renseignements (à lire ici) ainsi qu’au livre que lui consacra Hervé Le Boterf aux Editions Pygmalion il y a une vingtaine d’années.
Finalement il fut arrêté par la Gestapo le 30 mai 1942. Torturé, il fut remis en liberté le 19 septembre 1942 et renvoyé chez lui dans un fort état de délabrement physique (il avait perdu trente-sept kilos, lui qui en pesait une centaine avant). Il ne se remettra pas des conséquences de cette arrestation et mourut le 8 avril 1943.
Harry Baur est enterré au cimetière Saint-Vincent à Montmartre, tout comme Marcel Carné.
La dernière interview d’Harry Baur
paru dans Ciné-Mondial du 16 avril 1943
Harry Baur n’est plus. Peut-on le croire ?…
Hier encore il se promenait aux Tuileries, marchant d’un pas lent, le visage fermé sur de grands projets, ou bien nous le croisions près de Saint-Augustin, devant le Cercle militaire…
Hier ? Mais il avait encore au téléphone cette voix grave et pénétrante, cette voix puissante et mesurée, un peu enjouée, un peu familière, moqueuse par éclat quand il était de bonne humeur et tout de suite rassurante…
Hier ? Il ne parlait que d’avenir. Il en parlait avec tant de foi qu’on ne croit pas qu’il soit parti. Il disait : « Je vais monter une pièce… Le choix est difficile… J’en ai là une dizaine. Deux retiennent mon attention… J’hésite encore… » Il voyait Bernard Deschamps pour s’entretenir avec lui de leur prochain film… Lui, le grand acteur, voulait s’entourer de Jeunes… N’avait-il pas demandé qu’un jeune auteur, Raymond Queneau, écrivît les dialogues ?…
Hier ? Il avait l’activité intellectuelle d’un homme qui a signé un long contrat avec la vie. Il vivait sobrement, presque en solitaire. Sa grande occupation était la lecture… C’était un érudit… Une conversation avec lui prenait tout de suite un tour savant et profond. Mais entre les mots il y avait toujours place pour un peu d’humanité et de sensibilité.
Hier ? C’était hier qu’il nous parlait ; toujours de son bureau, là, tourné en biais dans le coin d’une grande pièce, près de la fenêtre voilée de mousseline. Il évoquait des souvenirs, en s’excusant de parler de lui… Des souvenirs, non pas pour alimenter la chronique du journaliste… mais pour illustrer une thèse.
— Un comédien, prétendait-il, ne doit pas jouer avec sa sensibilité… avec des émotions personnelles… L’effet produit sur le spectateur est désagréable et laid. Il n’y a rien de plus laid par exemple qu’un homme qui pleure… Et puis, l’émotion ? brise les moyens du comédien… Il faut jouer de sang-froid… Il faut rejouer un sentiment après l’avoir éprouvé. C’est comme un peintre qui recrée un objet sur sa toile…
« …Je tournais en ce temps un film dans lequel, père de famille, j’apprenais la mort de mon enfant… La vie a quelquefois de ces ironies malveillantes… A la même époque, je venais de perdre le mien. Quand je dus jouer la scène, au studio, de vraies larmes jaillirent de mes yeux, j’éclatai en sanglots… Ce messager qui m’apprenait la mort de mon fils n’était plus l’acteur, mais la voix de la réalité… J’étais effondré, impuissant à dominer ma peine, ma vraie peine. Le metteur en scène bondit sur moi, après la scène, pour me féliciter… « Vous avez été merveilleux. » — « Non, lui dis-je, non, je veux reprendre cette scène. » — « Elle est admirable ! » — « Non, j’étais trop ému… c’est mon vrai fils que j’ai pleuré… »
« On reprit la scène. A la projection, le metteur en scène reconnut que j’avais raison. La seconde, jouée sans émotion réelle, était la meilleure. Les larmes de la première m’avaient défiguré… enlaidi… Même une grande douleur, sur scène ou à l’écran, doit rester belle, c’est une exigence de l’art… »
C’était hier qu’il s’exprimait ainsi… C’était la dernière interview…
Hier encore ! Il était l’un de nos plus grands acteurs. Quelle carrière ! Il a joué près de cent pièces de théâtre et tourné quatre-vingt dix films. Parmi les plus célèbres, rappelons :
Les Trois Mousquetaires, David Golder, Les Misérables, Les Nuits Moscovites, Les Yeux Noirs, Nostalgie, Mollenard, Carnet de bal, L’Assassinat du Père Noël et Péchés de Jeunesse.
Quel art, quelle sûreté ! Ce qu’on admirait le plus en lui, c’était sa façon de faire parler les silences, de leur donner une puissance dramatique intense… Il était le seul acteur à garder un équilibre exact entre l’instinct et l’intelligence…
Hier ! Mais sa carrière n’était pas achevée. Il était Harry Baur. On oubliait l’homme. On ne voyait pas qu’il portait sous les rides de son front un chagrin secret. N’était-il pas heureux ? On ne devinait pas la souffrance physique qui le mordait brusquement lorsque son visage se crispait…
Depuis quelques mois il suivait une cure intransigeante et douloureuse.
Tous les deux jours il allait à la clinique… On ne pouvait pas apercevoir la mort au bout de ce chemin. Il était tellement sûr de lui. Il cachait si bien son mal…
Hier ? C’est vrai, nous l’avons oublié. Une attaque de paralysie l’immobilisait subitement. Deux jours, il menaça de nous quitter. Puis, le mouvement reprit ses membres. Son visage se détendit, son esprit de dégela… Il parla… La bonne humeur perlait de nouveau au bout de ses phrases… L’espoir renaissait. Il allait revivre…
Et c’est hier que nous apprenons sa mort…
C’était hier, déjà.
Jean Rénald
Et Jean Rénald publie dans le numéro suivant (daté du 23 avril 1943) ce compte-rendu litigieux des funérailles de Harry Baur.
Source : Ciné-Ressources / La Cinémathèque Française
Voici quelques rares articles que nous avons pu trouvé à la mort d’Harry Baur dans la presse française. En effet, nous n’avons trouvé aucun article faisant référence à son arrestation par la Gestapo. D’ailleurs sa mort semble avoir été plutôt minimisée vu le peu d’articles consistant sur la mort de ce grand comédien.
Le Matin du 09 avril 1943
L’Action Francaise du 10 avril 1943
Comoedia du 10 avril 1943
HARRY BAUR
A l’heure où nous mettons sous presse nous parvient la nouvelle de la mort d’Harry Baur.
Après une courte maladie il s’est éteint jeudi matin à Paris. C’était un des acteurs de cinéma qui jouissaient de la plus grosse autorité auprès des producteurs de films et du grand public.
Après une carrière théâtrale brillante, il vint au cinéma et interpréta de très nombreux films ; ses plus grands succès il les remporta dans « Carnet de Bal», « Nostalgie », « Crime et Châtiment », « Les Hommes nouveaux », « Péchés de jeunesse », etc. La dernière apparition qu’il fit sur une scène parisienne fut dans « Jazz », de Marcel Pagnol, dont il avait créé, quelques années avant la guerre, « Fanny », au Théâtre de Paris.
Le Petit Parisien du 09 avril 1943
Harry Baur est mort
Le célèbre comédien Harry Baur est mort hier à Paris, à son domicile, 3 rue du Helder, après une courte maladie. Il était âgé de soixante-trois ans.
Avec Harry Baur disparaît l’un des premiers artistes dramatiques de ce temps. Sa réputation était internationale. Son talent vigoureux, son génie de la composition s’étaient affirmés depuis de longues années aussi bien sur la scène qu’à l’écran. On ne compte plus les créations de pièces et de films auxquels son nom reste attaché.
La variété de ses dons lui permettait d’aborder les rôles les plus pathétiques ou les plus comiques. Il possédait une fantaisie dont on put apprécier maintes fois la drôlerie jusque dans les revues de fin d’année, où il se montrait sous les aspects les plus imprévus, jouant, chantant et dansant avec une désinvolture qu’on ne rencontre d’ordinaire qu’au music-hall.
Une des dernières apparitions d’Harry Baur sur la scène française depuis l’armistice avait eu lieu à la Comédie-Française, où il avait interprété le rôle de M. Lepic, dans Poil de Carotte, lors de l’inoubliable Triomphe d’Antoine.
Paris-Soir du 10 avril 1943
Paris-Soir du 21 avril 1943
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Pour en savoir plus :
La notice biographique d’Harry Baur sur le site de l’Encinémathèque.
La page, avec de nombreux documents, consacrée à Harry Baur sur le blog de Cinetom.
Harry Baur dans Les Misérables de Raymond Bernard, l’un de ses plus grands rôles.
Harry Baur dans l’un de ses dernier grand rôle dans L’ASSASSINAT DU PERE NOËL de Christian-Jaque (1941) via Mon Cinéma à Moi.
Merci d’avoir tiré de l’oubli le grand Harry Baur.
Avec cet extrait de “Les Misérables” vous lui rendez justice (c’est le cas de le dire). J’avais 8 ans quand mon père m’avait emmené voir ce beau film au cinéma Le Rio à Toulouse, et cette scène je ne l’ai jamais oubliée.
Le papier de Jean Rénald que vous publiez en ouverture est d’une grande qualité, et l’un des plus sensibles et justes que j’ai lu sur ce géant que certains ont ressentis le besoin de salir.
Je compte bien publier d’autres articles sur ce grand comédien en 2017 ! A suivre donc.