C’est dans le numéro 380 daté du 27 février 1936 de la revue Pour Vous que parait ce court entretien de Charles Spaak, l’un des plus grands scénaristes français qui a travaillé avec Jacques Feyder, Jean Renoir, Marcel Carné, Julien Duvivier, etc.
Visite à Charles Spaak, scénariste
Lorsqu’on présenta La Maison dans la dune, nombre de critiques s’étonnèrent d’une parenté entre les manières de Jacques Feyder et de Pierre Billon.
Nul ne fit la remarque que les metteurs en scène avaient le même scénariste. Ce collaborateur obscur, aux yeux de trop de gens, demeure chargé d’une mission à peu près mécanique : découper en rondelles une histoire qu’on lui confie. En réalité, un scénariste qui sait bien son métier, repense, recrée l’histoire qu’on le charge de transposer, et peut témoigner dans cette activité d’une personnalité qui marque le film.
La France fut lente à s’intéresser aux scénaristes, à reconnaître le rôle capital qu’ils jouent dans une production. Encore que nous sachions tout ce que doit à Carl Mayer le cinéma allemand, à Walther Reich le cinéma autrichien, à Ben Hecht et à Charles Mac Arthur le cinéma américain, nous ne pallions à cette lacune qu’en camouflant des dramaturges ou des romanciers.
Charles Spaak est notre premier scénariste authentique et nous lui devons, en tout ou en partie, Le Grand Jeu, La Maison dans la dune, Pension Mimosas, La Bandera, La Kermesse héroïque, Les Beaux Jours, Veillée d’armes. Comme disait Jules Renard, « ce sont toujours les mêmes qui ont du talent ».
Nous l’interrogeons :
« Comptez-vous, un jour, faire de la mise en scène ?
— Jamais. Je m’en sens absolument incapable. C’est là, voyez-vous, un des maux du cinéma français : chacun brûle d’exercer une activité qui n’est pas de son ressort. Les metteurs en scène veulent écrire les scénarios, et les auteurs sont malades de ne point mettre en scène. Les acteurs voudraient écrire les dialogues et les opérateurs superviser le tout. Jusqu’aux producteurs qui aimeraient bien toucher les droits d’auteur…
« Les différends entre metteurs en scène et auteurs ne vont-ils pas en s’apaisant ?
— N’en croyez rien. L’accord le plus parfait ne règne qu’un jour : celui où l’on achète les droits. Le lendemain, c’est la guerre : « Tu es un ceci… Tu en es un autre ! ».
« Le remède ?
— Il n’en est qu’un : ne pas travailler ensemble. De part et d’autre, on s’en accommode fort bien. Notez que la vraie raison de ce divorce n’est pas une question de vanité. En réalité, les auteurs vendent une marchandise qui n’est pas celle que les cinéastes leur demandent. Ce qui séduit un metteur en scène, un vrai, un grand, ce n’est pas une intrigue, c’est un milieu. Or, le théâtre contemporain (et plus particulièrement le théâtre français) n’est peuplé que d’êtres artificiels, sans métier, sans liens, avec un morceau de paysage. Quand il m’arrive de faire une adaptation, mon premier soin est de donner aux personnages masculins une occupation, une profession, de rattacher ces baladeurs bavards à une usine, à un bureau.
Le vrai metteur en scène n’est pas celui qui va frapper de porte en porte en demandant un scénario, mais celui qui, cédant à une inspiration artistique, demande une histoire sur la vie des forgerons, ou la vie des mineurs, ou la vie des aviateurs. Les subtilités d’une intrigue ne le préoccuperont que beaucoup plus tard. Les scénaristes, presque toujours, travaillent sur commande.
La méthode en vaut bien d’autres.
« A quoi travaillez-vous ?
— J’achève deux scénarios, commandés l’un et l’autre. Pour Jean Renoir, La Grande Illusion, où se trouve étudié le milieu des prisonniers de guerre ; Le Jour de Pâques (qui deviendra La Belle Equipe, ndlr), pour Julien Duvivier, où se trouve étudié le milieu des chômeurs. En réalité, les scénaristes mettent au monde des enfants que les metteurs en scène portent en eux. Pour peu qu’ils aient l’oreille un peu fine, dans les propos du metteur en scène qui leur demande une certaine intrigue, ils entendent le metteur en scène qui la leur raconte.
« Les rapports entre scénaristes et metteurs en scène sont-ils difficiles ?
— Généralement, très agréables.
— Pas toujours ?
Ici, Charles Spaak sourit et ne répond rien.
(signalons qu’un an auparavant Charles Spaak s’est brouillé avec Jacques Feyder allant même jusqu’à faire publier dans Pour Vous une lettre à ce propos, lettre que nous publierons prochainement. ndlr).
Il change même le sujet de la conversation.
« C’est avec les acteurs que les rapports sont les plus difficiles. Notre cinéma français est si singulièrement organisé que toutes les entreprises reposent sur le nom des vedettes. Ces messieurs et dames le savent bien. Ils jouent les dictateurs. Hélas ! leur renommée l’emporte souvent sur leurs capacités… A les entendre, ils sauvent tout. Je crois pourtant que nos plus séduisants jeunes premiers, nos plus délicieuses jeunes premières n’ont jamais rendu bonne une scène qui était mauvaise, et que le contraire est arrivé souvent.
Heureusement, nous avons des hommes comme Baur, Raimu, Berry, Gabin, Vanel ; ils sont beaucoup plus accessibles qu’on ne le croit. L’exploitation de leur talent nous donnera, j’en suis sûr, de très beaux films et de vrais films. »
Charles-A. Richard
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Pour en savoir plus :
Un article sur Charles Spaak sur le blog Mon Cinéma à moi.
(c) Photographie : Janine Spaak, Charles Spaak mon mari (ed.France-Empire 1977)