C’est dans le numéro 363 daté du 31 octobre 1935 de la revue Pour Vous que l’on trouve cet article sur le tournage du film de Jean Renoir : Le Crime de Monsieur Lange.
Notons qu’à l’époque le film s’appelait encore : Sur la cour.
L’imprimerie au studio : Jean Renoir tourne « Sur la cour »
« M. Jean Renoir n’est pas sur un plateau, M. Jean Renoir travaille au terrain… »
En route pour le terrain qui jouxte des studios de Billancourt et sur lequel sont édifiés les décors particulièrement importants. Une haute tour de bois brun sombre y dresse encore sa silhouette massive et carrée, vestige subsistant des Nuits moscovites. Harry Baur, d’ailleurs, n’est pas loin : avec son metteur en scène des Nuits, Granowsky, il tourne Tarass Boulba au studio même.
Pour Jean Renoir, c’est un décor essentiellement moderne et essentiellement parisien qu’on a installé : on entre dans « son » imprimerie avec l’impression agréable d’être… chez soi !… L’atmosphère est à la
fois laborieuse et blagueuse, cordiale, parigote, vive et nonchalante, gouailleuse et ronchonne : je vous le dis, quand on a passé un certain nombre de jours et de nuits de son existence dans des imprimeries, on est tout heureux de se trouver dans celle-ci.
Nous sommes aux « Editions Batala, Imprimerie, Livres et Périodiques, ateliers fermés de douze à quatorze heures ». Poussons la porte.
« Alors, c’est bien entendu, Marguerite? Vous faites l’ange et vous faites la bête… Quand votre propre travail chôme, vous aboyez ! ».
Ces paroles sibyllines s’adressent à la script-girl, charmante enfant brune qui ne se trouble pas pour si peu. Nous n’en connaîtrons jamais pour notre part le sens profond. D’autres propos, familiers ceux-là, nous arrivent, qui font partie du scénario :
« Remporte ça à la clicherie, tu diras que je n’en veux pas !
— T’as serré la deux?
— Qu’est-ce qui roule aujourd’hui? »
Une voix charmante, gavroche et pourtant modelée, répond des choses curieuses :
« Ce qui roule ? La jambe en l’air et la môme de Paris. »
C’est une voix blonde ; j’y suis, c’est celle de Florelle ! Et Florelle, en effet, émerge par un escalier tournant du rez-de-chaussée où sont les bureaux de la maison Batala. Où est la grande vedette satinée, pailletée, bijoutée, d’Amants et Voleurs ?
C’est une « imprimeuse » toute simple et gentille.
La pince d’acier suspendue au bout des doigts au-dessus des lignes de plomb qu’il va retirer de la forme, le prote, un grand garçon blond, net, l’air d’un ouvrier vif et joyeux, répond à l’étrange énumération :
« Quelle idée a-t-on de publier des trucs comme ça !
— Ça se vend, dit un autre.
— Oh ! bien sûr ! la machine à bourrer le mou n’est pas près de s’arrêter ! Mais tout de même, qui est-ce qui peut bien acheter ça ?
— Toi le premier, coupe Florelle incisive, toi comme les autres ! »
Mais un client élégant s’avance, et, pendant qu’elle s’explique avec lui, j’avise, assis sur un « marbre », les jambes ballantes, quelqu’un que je n’avais pas vu depuis longtemps : René Lefèvre.
Quel plaisir de retrouver ce visage rieur, ces yeux pleins de malice ! Voilà quelqu’un qui est bien à sa place dans cette atmosphère.
— Qui tourne avec vous dans ce film ?
— Bon ! Vous aussi, vous êtes sans pitié. Eh bien, Sur la cour est un film de Jacques Prévert…
; L’auteur de Si j’étais le patron et de L’Oiseau rare »
J’ai parlé dans le vide. René Lefèvre a gagné les environs immédiats de la caméra que manie Bachelet, et c’est à d’autres que je demande quelques renseignements complémentaires. J’apprends ainsi que Jules Berry, Sylvia Bataille, que l’on verra dans Rose, Odette Talazac et Nadia Sibirskaïa font également partie de la distribution. Mais je n’en saurai pas plus long aujourd’hui, car au fond de l’atelier on vient de crier : « Silence ! ».
Je file avant que la lumière rouge m’empêche de bouger, descends le
petit escalier du bureau Batala, passe entre un divan et une table également Louis-Philippe qui ont dû figurer dans un décor précédent, et me voilà devant la grande porte des «Editions Batala», sur une petite cour plus vraie que nature, à l’autre bout de laquelle on devine la rue. Comma j’ai oublié de le demander, je me plais à imaginer que c’est de là que vient le titre du film, Sur la cour.
Thérèse Delrée.
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse