Intéressons-nous pour ce nouveau post à l’un de ces techniciens de l’ombre, que nous n’oublions pas et aimons bien mettre en valeur ici : Acho Chakatouny.
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D’origine arménienne, Chakatouny commença sa carrière en étant acteur dans les années vingt auprès de réalisateurs comme Victor Tourjansky, mais aussi Julien Duvivier et surtout Abel Gance pour lequel il joue le rôle de Pozzo di Borgo dans Napoléon.
Mais très vite, Chakatouny va s’orienter vers le maquillage et on le retrouve sur des films aussi important que 14 Juillet de René Clair, L’Atalante de Jean Vigo, Remorques de Jean Grémillon et même à la fin des années quarante Panique de Julien Duvivier.
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Dans les entretiens ci-dessous paru principalement en 1937, Chakatouny évoque son métier et l’importance du maquillage au cinéma, surtout à l’époque des Studios.
Donnez-moi votre visage, je vais l’embellir ou le transformer (13 mai 1937), Modeler un visage (20 mai 1937), Le Maquillage est un art (30 mars 1938).
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Chakatouny a même réalisé un unique film, Andranik, en 1929, dont vous pouvez lire quelques critiques glanés dans Cinéa et Cinémagazine ici et là.
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Vive le cinéma !
“Donnez-moi votre visage, je vais l’embellir ou le transformer”
par Acho Chakatouny, le maquilleur des stars
paru dans Pour Vous du 13 mai 1937
Aujourd’hui, Chakatouny est à Joinville pour La Citadelle du silence. Quand il était à Billancourt, sur le plateau des Sept perles de la couronne où défilèrent plusieurs siècles et plusieurs races, je l’avais souvent rencontré ; je le connaissais d’ailleurs de longue date. Il eut des succès d’acteur, au temps du muet, et même il n’y a pas tellement longtemps on le vit entre Jean Murat et Ferny dans La Châtelaine du Liban, sous-officier dévoué au visage expressif.
Le micro termina sa carrière. Cet homme fin, intelligent, cultivé, épris de théâtre et de cinéma, ne pouvait vivre loin du studio. Il a trouvé le moyen d’y demeurer, d’aider à l’art dramatique par une collaboration indispensable, celle d’un autre art… Il est devenu maquilleur…
Chakatouny ne fait pas les choses à moitié. Lorsqu’il décida de passer au maquillage, il voulut d’abord connaître cette branche à fond : ce n’est pas un homme qui bâcle ou qui improvise.
Sur le plateau de La Citadelle du silence, je l’ai retrouvé comme il venait de livrer à la séduisante infirmière Annabella son amoureux patient (et non certes un patient amoureux), Pierre Renoir, russe à s’y tromper.
Je lui ai demandé pour Pour Vous quelques “propos d’un maquilleur”.
Il vient de nous en remettre le début. Le voici.
Doringe
Au-dessus, on peut voir le maquilleur Chakatouny, auteur de cet article, en train de faire le visage de Pierre Renoir.
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DE L’IMPORTANCE DU MAQUILLAGE
Peut-être n’y avez-vous jamais songé, mais le maquillage a pour le film une extrême importance. Le même intérêt sans aucun doute que le décor, que les costumes, que le son. Si vous le permettez, je vais vous expliquer pourquoi.
Le producteur décide qu’il fait un film d’époque. Les décorateurs préparent un cadre de l’époque choisie. Les artistes dessinateurs préparent pour le costumier la maquette de costumes d’époque.
Et les personnages qui porteront ces costumes et qui évolueront dans ce cadre, ne doivent-ils pas sembler aussi exactement d’époque que les objets inanimés ? Ou bien considérerez-vous que l’homme compte moins que son habit, son fauteuil ou sa maison ?
Les physionomies ont une époque comme elles ont une race ; les Anglaises, les Allemandes, les Russes, les Espagnoles, les Françaises diffèrent dans la coupe de leur visage comme dans l’essentiel de leurs traits. Et pourtant, si une Française doit représenter une Anglaise, il faut qu’elle soit convaincante. Nos contemporains ne ressemblent pas à ceux du Roi Soleil, et pourtant il faut qu’une actrice d’aujourd’hui puisse devenir une acceptable Mme de Maintenon.
Gaby Morlay se maquille elle-même, dans « Nuits de Feu », elle a pris soin d’employer un fond de teint qui accentue la pâleur du visage ainsi que les femmes avaient coutume de le faire en 1904.
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Il faut que, photographiquement, un visage d’acteur devienne d’époque. Ou qu’il prenne une autre race. Un style différent.
En dehors de cela, le maquillage est important, nul ne peut plus en disconvenir, pour la photogénie. Il arrange quelques défauts, rectifie quelques erreurs, complète et précise ce que la nature parfois avare ou pressée a laissé inachevé, incomplet, un peu bâclé — rectifie une bouche ici, remonte une pommette là, continue un sourcil ailleurs, allonge des cils un peu pauvres.
Autrefois, la production française ne prêtait que peu d’attention au maquillage. Maintenant, elle lui accorde l’intérêt qu’il a réellement. Les films coûtent cher. Il faut que ce soit beau. Producteurs et metteurs en scène admettent désormais que le maquillage est une science et un art.
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UNE SCIENCE ET UN ART
Excusez-moi, mais j’y tiens.
Une science et un art comme les autres.
Permettez-moi d’expliquer. Le maquilleur est à la fois peintre et sculpteur, et s’il n’a pas d’excellentes notions d’anatomie, il ne fera pas grand-chose qui vaille. Je pourrais vous donner mille exemples, en voici quelques-uns.
Avec des gens d’ici et d’aujourd’hui, il faut faire en une heure un moujik russe à grande barbe, un officier brûlé à la tête et de qui la chair grésille et fume encore, un clochard, une reine d’Abyssinie, un officier de Napoléon Ier balafré d’un grand coup de sabre. Mieux que cela, il faut, d’une même femme, faire ce matin la reine Elizabeth d’Angleterre au long visage chevalin, au front qui n’en finissait pas, et demain la reine Victoria au court visage rond du haut, un peu carré du bas.
Croyez-vous que ce n’est pas un art ? Pas de la peinture et de la sculpture ?
Que doit savoir le maquilleur ?
Une expression de Pierre Renoir dans « La Citadelle du silence ».
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Avant tout, très bien son métier, beaucoup plus complexe qu’on ne l’imagine et qui exige un tas de petites choses. Avoir beaucoup lu et beaucoup vu : une bonne base de culture est indispensable ; plus elle sera large et solide, mieux cela ira. Connaître l’anatomie ; il ne s’agit pas, pour remodeler un visage, de le déformer, de paraître déplacer un muscle, de faire sourire. Il faut connaître les signes extérieurs des maladies, les plaques, les taches, les creux, les ombres, les sillons qu’elles causent, les changements de coloration qu’elles occasionnent. Il faut savoir quelles sont les conséquences et réactions résultant de telle blessure grave : une importante brûlure qui détruit une joue, une coupure qui tranche un nerf d’un côté, lorsqu’elles se cicatrisent, tirent la face de telle manière que l’autre œil se déforme, que l’autre joue se tend…
Il faut visiter les hôpitaux, les salles d’opération, les morgues, et pas seulement ces lieux macabres, mais aussi les musées, les galeries de tableaux ; il faut aller partout où l’on peut voir de l’art et des hommes, morts, malades ou vifs. Il faut vivre les yeux ouverts dans le métro, les magasins, la rue, observer tout, comment poussent certaines barbes, se déforment certains mentons, se rident certaines tempes. Car nous n’allons pas tous du même pas vers la décrépitude et vers la mort.
Elsa Lanchester se compose un visage hallucinant avant de se fiancer avec Frankenstein.
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CREER !…
Ainsi fait-on des réserves d’observations, acquiert-on une méthode. C’est loin d’être tout ! Il faut un don, sans lequel la méthode, qui n’est que simple fondation, ne mène pas loin. Il faut la fantaisie, l’imagination. Sans cela, pas moyen de créer.
La création a son prix : un nouveau visage, cela compte ! Que vous aimiez ou non Greta Garbo et Joan Crawford, vous admettrez que leur maquilleur les a bien aidées à marcher vers la renommée. Avec tout leur talent mais le visage de n’importe qui, elles seraient sans doute demeurées dans le rang. Leur maquilleur a réussi à les révéler au public à travers elles-mêmes, si l’on peut dire, parce qu’il les a comprises, qu’il a forcé leur visage à les exprimer : faire ressortir un caractère, c’est quelque chose. Il y faut du doigté, certes, mais aussi de la psychologie.
Quoi encore ? Un bon œil, qui choisit les couleurs tout de suite, qui distingue sans hésitation l’essentiel de l’accessoire. Il faut aussi que nous connaissions la lumière, celle du studio et celle du jour, et que nous sachions quelle couleur fera quel effet dans quelle lumière. Une certaine connaissance de 1a chimie nous est bien utile. Et aussi une certaine horreur des produits chimiques dangereux.
Danielle Darrieux en Japonaise, dans « Port-Arthur ».
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PSYCHOLOGIE ET PATIENCE
Le maquilleur doit bien connaître son opérateur. L’un ne supporte pas de rouge sous sa lumière, l’autre règle ses éclairages pour le vert qu’il adore, un troisième préfère le bleu. Je ne suis ici pour donner tort ni à l’un ni à l’autre : chacun a ses goûts et travaille avec son tempérament. Mon affaire à moi, c’est de ne pas me tromper. Car l’opérateur est le seul maître des éclairages et, en définitive, mon maître. Pour le bien du film, le maquilleur doit maquiller différemment selon l’opérateur avec qui il travaille.
Il doit être calme pendant le travail, de caractère égal — égal dans la bonne humeur — paternel et paisible si une artiste a joué le soir et arrive le matin encore pleine de son rôle de la veille et déjà habitée par son rôle nouveau, nerveuse entre les deux personnages qui se partagent sa personne… Elle est agacée, fatiguée, parfois inquiète. Le premier avec qui elle prend contact, c’est le maquilleur ; si elle passe ses nerfs sur lui, il faut qu’il pardonne et qu’il oublie, comme s’il n’avait rien entendu. La nerveuse, une fois calmée, se souvient, regrette, et son sourire est un remerciement.
Trois visages, une seule femme. Dans “Les Perles de la Couronne” l’actrice anglaise Yvette Pienne incarne successivement trois reines d’Angleterre, la voici à gauche dans le role d’Elizabeth, au centre en Marie Tudor, à droite en Victoria.
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LA SALLE DE MAQUILLAGE
Ça, c’est un sujet plus pénible.
Le maquilleur doit être propre, soigneux, minutieux même, être seul à toucher à ses instruments et à ses produits. Les artistes lui confient leur visage, leur peau, leurs yeux, leur bouche, c’est une très grande responsabilité ; il doit se considérer comme un chirurgien et, comme un chirurgien, observer une hygiène attentive.
Plût aux dieux du septième art que sa loge ressemblât à un laboratoire, à une clinique ! Ça, on ne s’y est pas encore décidé en France. Les studios sont bien installés, la plupart des loges sont confortables, mais pour le maquilleur any old thing will do, n’importe quoi fera l’affaire. Ce n’est pas tant lui qui en souffre que son travail et ses clients. Les murs bariolés, le plafond grisâtre et taché, la porte sombre, la fenêtre pas très claire, tout cela brouille les tons, marbre les teints. Il faudrait des murs et un plafond gris perle ou vert nil ou bleu d’eau ou blanc ivoire, quelque chose de clair sans être cru, de pâle, de lumineux, d’uni. Il faudrait une hydrothérapie parfaite, des plaques de verre ou de grès émaillé pour poser le matériel. Il faudrait des sièges aussi pratiques et propres et confortables que chez le dentiste pour que les artistes soient détendus et à l’aise et se reposent pendant qu’on les maquille. Ils n’en seraient que plus frais ensuite. Mais tout cela n’est qu’un beau rêve.
(A suivre.)
CHAKATOUNY
“Modeler un visage” par Acho Chakatouny, le maquilleur des stars
paru dans Pour Vous du 20 mai 1937
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J’en suis, avec La Citadelle du silence qui m’occupe actuellement, à mon cent soixante-quatorzième film. Cent soixante-quatorze films, ça fait pas mal de personnages, même si on n’en compte qu’une demi-douzaine en moyenne. Et je ne vois pas beaucoup de films qui n’aient que six protagonistes. Des œuvres comme Golgotha et Les Sept Perles de la couronne (il s’agit du film de Sacha Guitry, Les Perles de la Couronne. ndlr) suffiraient à elles seules à enfler cette moyenne que ne feraient guère baisser, par contre, les vedettes qui se maquillent seules, car elles sont rares,
Annabella, vedette de La Citadelle, est du nombre. Et aussi, généralement, Gaby Morlay. C’est, cependant, avec l’aide et sur les conseils de mon excellent confrère et ami Tourjansky, que connaissent bien les lecteurs de Pour Vous, que Gaby Morlay a réussi dans Nuits de feu un assez difficile tour de force. Le problème était, tout en se maquillant bien entendu, de paraître simplement poudrée comme les jeunes femmes d’il y a quelque trente ans…
Non, il ne suffit pas pour cela de renoncer au maquillage : sauf pour un homme — et encore, cela dépend du rôle — ou pour un enfant, il n’est pas possible d’affronter la caméra le visage nu. Un coup d’œil sur les actualités vous le prouvera n’importe quand. Il faut adapter le maquillage, et l’obliger à donner l’impression des visages sans fard du début de ce siècle. Et tout de même être jolie pour des yeux accoutumés aux couleurs chaudes actuellement à la mode. Quand, après quelques jours de prises de vues, Tourjansky laissa Gaby se maquiller elle-même, elle avait absolument « pris la manière ».
Il arrive qu’on néglige ces détails lorsqu’on évoque les jeunes bourgeoises ou ce qu’on appelait « les jeunes filles bien élevées » d’entre 1900 et 1910. Pour ceux qui ont connu cette époque (et ils sont nombreux dans le public des cinémas) cela suffit à détruire l’illusion de la vérité.
RÉPERTOIRE… ABRÉGÉ
Cent soixante-quatorze films… Au hasard, voici quelques titres. Avec René Clair, Le Million, A nous la liberté, Quatorze juillet. Plusieurs films avec Julien Duvivier, notamment Le Petit Roi, Maria Chapdelaine, Golgotha, La Bandera, La Belle Equipe… Le premier film de Danielle Darrieux, Le Bal, avec Thiele. Avec Marc Allegret, Lac-aux-dames, qui mit en valeur Simone Simon.
Dans La Châtelaine du Liban, j’étais à la fois maquilleur et acteur… vous savez, le sous-officier dévoué à Ferny, eh bien ! c’était moi… Avec Simone Berriau, j’ai fait Ciboulette et Divine et j’ai commencé La Tendre Ennemie.
J’ai fait un film portugais, à Lisbonne, dans de nouveaux studios où j’ai pu aider à l’installation de la salle de maquillage et compléter la formation d’un maquilleur portugais. A Epinay, j’ai fait un film égyptien, Larmes d’amour ; j’aurais préféré le voyage en Egypte, mais les studios modèles, à ce qu’on assure, qu’ils ont aujourd’hui là-bas n’étaient alors qu’en construction.
Avec Jacques Deval, j’ai fait Club de femmes où j’ai revu, bien transformée, la Danielle Darrieux du Bal. J’en suis à mon quatrième film avec Marcel L’Herbier : Veille d’armes, La Porte du large, Nuits de feu, tous les trois avec Victor Francen, et cette Citadelle du silence où je retrouve le Pierre Renoir de Veille d’armes, le Robert Le Vigan de Golgotha et de La Bandera, l’Alexandre Rignault de Chapdelaine, et l’Annabella que j’ai déjà vue si souvent sur le plateau sans la maquiller jamais. Sauf, toutefois, pour son personnage de bédouine de La Bandera.
Chakatouny étudie minutieusement les scénarios des films dont il doit « modeler » les visages.
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ECUEIL ET BÉNÉFICES DE LA DOCUMENTATION HISTORIQUE
Mon cent soixante-treizième film, c’était Les Sept Perles de la couronne. J’en tire quelque fierté, parce que, lorsqu’il s’agit de personnages historiques dont on connaît les traits avec une quasi-certitude officielle, il ne s’agit pas de plaisanter.
On peut « interpréter » le Christ, ou saint Pierre, ou Marie-Madeleine, ou même Judas… Pour historiques qu’ils soient, les effigies que nous possédons d’eux sont toutes à base d’interprétation artistique, de sentiment personnel appuyé sur des descriptions prises dans les Ecritures et qui donnent, elles, une ligne générale. Cette ligne générale constitue absolument la seule ressemblance entre un Christ de Raphaël, de Van Dyck, de Mantegna, de Delacroix, par exemple, et Marie-Madeleine diffère sensiblement selon qu’elle nous est montrée par Véronèse ou par Rubens.
Lorsqu’on a à faire revivre des personnages de ce genre, une certaine latitude permet d’utiliser les particularités physiques des interprètes. Il en va tout autrement dès qu’il s’agit de gens dont les traits et la silhouette ont été beaucoup reproduits par des contemporains à qui ils accordaient quelques séances de pose.
La documentation historique constitue tout à la fois un secours puissant et un péril sérieux. Si vous faites un François Ier, un Henri IV, un Louis XIV, un Napoléon qui n’évoquent pas immédiatement les images vulgarisées de ces augustes modèles, vous êtes perdu. Or, l’interprète, même de très grand talent qui sera chargé d’incarner tel ou tel souverain n’en aura pas nécessairement le physique, voire le gabarit.
PLUSIEURS BONNES RAISONS
C’est pourquoi rien n’est plus tentant pour un maquilleur épris de son art que de faire un beau film historique : c’est tellement difficile… Les Sept Perles de la couronne me tentèrent donc considérablement. Avec Sacha Guitry, on était assuré d’une réalisation vivante, impeccable et somptueuse.
Et puis, pour nous autres Russes, il y aura toujours une raison qui, s’ajoutant à toutes les autres, nous fera souhaiter le travail avec Sacha Guitry. C’est qu’il est né à Saint-Pétersbourg et qu’il est le fils de ce Lucien Guitry pour nous tous inoubliable…
Entre mille personnages que j’ai pu aider… à ressembler à eux-mêmes… je veux évoquer pour vous Elizabeth, reine d’Angleterre. La dernière des Tudor est, je puis l’affirmer en toute exactitude, une femme qui m’a empêché de dormir.
Sacha Guitry m’avait donné tout un jeu d’admirables photos d’œuvres d’art importantes représentant cette autoritaire souveraine. Il y en a dans nos musées, et plus encore dans les musées nationaux anglais ! Il m’avait donné aussi une photo de la charmante Yvette Pienne… jeune, jolie, très mince…
Je me suis enfermé soir après soir avec ces documents, car, dès le premier coup d’œil, j’avais compris que j’aurais du mal avec le nez et avec les cheveux, et il m’a fallu beaucoup réfléchir pour savoir de quelle façon m’en tirer. L’excellent dessinateur-costumier Benda en a discuté avec moi et m’a fait des dessins…
FRONT ET CHEVEUX
Oui, je vous entends d’ici ; vous dites : « Ce n’est pourtant pas compliqué de faire faire une perruque !… » Quelle innocence ! Vous n’avez jamais regardé le front d’Elizabeth ? Il est démesurément haut, sinon très large, et la plantation de cheveux de miss Pienne ne correspond pas du tout.
Force nous fut donc, pour Elizabeth, d’employer une perruque de théâtre, ce qui ne se fait jamais au studio ; la toile permettait bien de cacher la naissance des cheveux et d’accroître la hauteur du front, encore fallait-il lui donner le ton du visage. J’y ai songé deux nuits… et j’ai fini par trouver…
Sur tout ce front artificiel, j’ai tendu une vessie de poisson : c’est fin, transparent et imperméable. J’ai passé dessus une couche très légère de collodion, et j’ai maquillé par-dessus. Cela prenait au total deux heures quarante minutes et nous avons fait cela trois jours consécutifs. Croyez que j’ai beaucoup admiré le calme et la patience de miss Pienne qui demeurait immobile en son lourd costume historique… Car je ne vous surprendrai pas en vous disant qu’elle devait s’habiller d’abord !
Je ne l’ai pas moins admirée lorsque le quatrième jour j’ai transformé cette jolie et mince enfant en vieille reine Victoria aux lourdes joues. Là encore, la vessie de poisson m’a servi, collée comme une poche le long des maxillaires, puis gonflée d’air avec un vaporisateur, comme un pneu l’est avec une pompe…
LES NEZ
Rien n’est indifférent lorsqu’on transforme un visage à l’image d’un autre. Mais quelle importance considérable a le nez ! Quand on en vient à lui, le maquilleur cesse d’être peintre pour passer à la sculpture !
Un bien beau nez modelé fut celui de Judas, dans Golgotha. il rendait méconnaissable le visage de Lucas Gridoux qui le portait, mais empêchait l’artiste de se moucher et presque de respirer autrement que par la bouche tant que durait le jour !
COMME ON CHANGE…
Et, puisque je viens d’évoquer Golgotha, je serai bien surpris si vous reconnaissez dans le geôlier cauteleux et cruel, au front bas, aux yeux rétrécis, de La Citadelle du silence, celui qui fut dans le film de Duvivier un Christ lumineux et serein au regard pur : c’est pourtant le même Robert Le Vigan.
Le contraire se produit pour Pierre Renoir qui, dur et félon dans Veille d’armes, rayonne cette fois de noblesse et de courage.
J’arrange « le dehors » ; le talent des artistes fait que le dedans paraît s’accorder avec l’apparence. Alexandre Rignault, si visiblement honnête et doux dans Maria Chapdelaine, redevient ici une « terreur » du plus pur modèle !…
On n’en finirait pas. Tout ce que je viens de vous raconter, et qui a pour moi valeur de souvenir, vous a peut-être amusés — et je le souhaite — mais ne saurait pratiquement vous servir. Si vous faites du cinéma d’amateur, ne vous lancez pas dans des reconstitutions ni dans des « à la manière de… ». Vous avez pu vous rendre compte en me lisant que l’emploi des postiches, pour ne citer que cela, n’est pas aussi aisé qu’on incline à le croire. Il vaut mieux choisir vos acteurs aussi proches que possible des personnages que vous voulez mettre en scène afin de recourir au minimum de truquage. Vous en passer tout à fait ne vaudra que mieux.
CHAKATOUNY
Finalement, nous retrouvons un autre entretien avec Acho Chakatouny dans Pour Vous en date du 30 mars 1938 dans le cadre d’un article consacré au maquillage où il se trouve aux côtés de Boris de Fast, M. V. Tour.
Le Maquillage est un art (extrait)
paru dans Pour Vous du 30 mars 1938
CHAKATOUNY
Dans les studios Pathé, à Joinville, le metteur en scène Carné termine les prises de vues de Quai des brumes.
M. Chakatouny (ou Chak, comme on l’appelle au studio) me reçoit dans la loge où les artistes se laissent transformer ou embellir par lui. Une odeur douceâtre de poudre de riz, de fard, de vaseline, d’eau de Cologne y flotte. Devant une grande glace, éclairée par des ampoules électriques très fortes, une table couverte de boîtes multicolores, remplies de toutes les teintes de fard, de tubes de fond de teint, de pinceaux, de brosses, de bouteilles : la palette du maître.
Chakatouny a eu son temps comme acteur célèbre de cinéma. Mais malheureusement il parle français avec un accent étranger, et, dès que le film sonore surgit, il ne trouva plus d’engagement.
S’intéressant depuis toujours aux questions de maquillage, il décida de se spécialiser.
Il a réussi à faire du métier de maquilleur, peu considéré autrefois, un art important. Il nomme le maquillage: « la décoration du visage » qui donne à l’acteur l’ambiance, le climat indispensable, comme le décor, les partenaires, la lumière.
— Le maquillage, me dit-il (en marchant de long en large de la pièce, cigarette aux lèvres et gesticulant) est pour l’acteur un des principaux éléments de son succès. Je vais vous citer un exemple : dans les actualités cinématographiques vous ne trouverez jamais une belle femme. Ce n’est pas qu’il n’en existe pas, mais même si vous filmez Marlène Dietrich ou Greta Garbo en gros plan, sans fard, vous ne les remarquerez pas. Le maquillage fait ressortir un visage sur l’écran. Il accentue l’impression, il fait ressortir la beauté et atténue ou même fait disparaître les défauts.
» Le tout est de trouver la couleur nécessaire et individuelle du fond de teint pour chaque figure. Il doit s’harmoniser avec la nuance des yeux et des cheveux, avec la forme du nez et de la bouche.
» En général, je préfère employer le fond de teint plus foncé que la peau de la personne à grimer. L’opérateur travaille alors avec plus de facilité, l’éclairage est plus facile à régler. Et, de plus, un visage très clair donnerait à l’écran l’impression d’une plaque blanche sans vie.
— Comment vous tirez-vous d’affaire avec une artiste dont la peau a des rides, dont les yeux sont cernés ?
— J’applique une légère couche de rouge sur les endroit ridés. Regardez…
Chakatouny arrache du mur un carton noir. J’y vois une dizaine de petites taches de différentes tonalités : jaune très clair, plus foncé, ocre, brun ; des tons rouges et roses. Au-dessus de chaque couleur se trouve sa reproduction photographiée.
— Ainsi je sais immédiatement quel effet le fond de teint que je veux employer donnera sur le film. Je sais alors qu’en prenant telle ou telle couleur de fond de teint je dois utiliser tel ou tel rouge. Il faut faire très attention avec ce rouge, il faut bien le dégrader, autrement cela donnerait l’impression de taches sur le visage.
» Le maquilleur a besoin de connaissances chimiques, anatomiques et même médicales. Par exemple : au cours du film la vedette doit se suicider. Elle prend du poison. Dans la scène suivante on la montre mourante ou déjà morte. Elle ne peut plus garder son maquillage normal. Chaque poison produit une réaction différente sur la peau. Il y a des poisons qui font apparaître des plaques sombres sur les joues et le front, il y a d’autres qui font enfler le visage. On doit donc savoir quel est le poison utilisé dans le drame et maquiller l’interprète en conséquence. Le cinéma est un art réaliste, et il ne faut jamais oublier cela.
» Notre métier demande un don d’observation, de l’intérêt pour l’ethnographie, pour la peinture, pour la sculpture ; en résumé toutes sortes de connaissances générales.
» En Italie, où j’étais avec le metteur en scène Ozep pour maquiller les interprètes de Tarakanova, je me rendais, dès que j’avais une heure libre, dans les musées et les expositions. Quels instant merveilleux j’ai passés devant les tableaux du Tintoret ! Quelle source d’inspiration ! J’ai appris chez ce grand peintre comment on peut donner du caractère original à un visage.
— Etes-vous resté longtemps en Italie ?
— Juste pour ce film. Mais j’y retournerai bientôt. Je suis engagé par la « Grandi Filmi Storici », qui va produire la Vie de Verdi. M. Gallone en sera le metteur en scène.
» Les studios italiens peuvent se vanter d’être les plus beaux de l’Europe. Mais leur personnel n’est pas très spécialisé. Ils n’ont pas de maquilleur de cinéma. Les cinéastes italiens nous regardaient travailler avec étonnement et ne comprenaient pas que les Français maquillent « même les figurants ». On nous questionnait, on apprenait chez nous. On parlait de « super maquillage français ». La « Grandi Filmi Storici » avait ouvert un concours pour composer à Giaccetti, acteur italien célèbre qui va interpréter le compositeur, un masque absolument ressemblant à Verdi.
» Après des études durant une semaine (je me suis procuré tous les documents nécessaires sur le grand compositeur), j’ai maquillé Giaccetti.
» J’ai gagné le concours et je partirai en Italie dans les premiers jours de mars.
» N’oubliez pas de dire à la rédaction de Pour Vous que je la remercie d’avoir porté un tel intérêt à notre métier, si souvent considéré comme secondaire, alors qu’il est primordial dans la production cinématographique. »
Tamara Loundine
LA GLORIFICATION D’UN HÉROS ARMÉNIEN : Andranik
paru dans Cinéa du 15 avril 1929
L’Arménie, pays de martyrs et de héros, méritait la glorification de l’image animée.
Dernièrement, mourait aux États-Unis, où il s’était retiré, le général Andranik qu’on appela le Garibaldi arménien. On se souvient du rôle important joué par Andranik pendant la Grande Guerre aux côtés des Alliés. C’est lui, en effet, qui coopéra, en qualité de général commandant un corps d’armée russe, à la prise d’Erzeroum.
Les compatriotes ramenèrent pieusement la dépouille d’Andranik en France où elle fut saluée par le général Gouraud avant son inhumation au Père-Lachaise.
C’est un riche Arménien, depuis longtemps domicilié à Paris, M. A. Hambazoumian, qui a conçu l’idée de glorifier le héros dans un film qui serait à la fois un hommage aux malheurs de la patrie lointaine et un hymne à la bravoure de la race.
M. Hambazoumian confia le soin de mettre en scène un tel film à l’excellent artiste Chakhatouny, l’Ogareff de Michel Strogoff, lui-même arménien et ami personnel d’Andranik.
Le film que conçut Chakhatouny et que nous pourrons bientôt applaudir se recommande surtout par une absolue sincérité. C’est une oeuvre de foi animée du plus pur souffle patriotique et qui, en dehors de tout effet théâtral ou même technique, émouvra profondément par le simple jeu des images.
Aux côtés de Chakhatouny qui interprète lui-même avec son grand talent le rôle d’Andranik, nous apprécierons une belle artiste : Andrée Standart.
Le film Andranik, qui est aujourd’hui entièrement terminé aura pour les nombreux Arméniens, qui sont dispersés dans le monde une valeur morale de premier ordre. Pour tous les autres, il aura l’intérêt d’un document historique et humain incomparable.
Ce ne sera là, d’ailleurs, qu’un début, car M. Hambazoumian, avec la collaboration artistique de Chakhatouny, vient de créer une firme de production, Armena Film, qui collaborera régulièrement à la prospérité et au prestige du cinéma français.
Nous aurons prochainement l’occasion de reparler à Andranik et de la seconde production d’Armena Film, dont nous saluons l’avènement avec sympathie.
Critique d’Andranik
paru dans Cinémagazine du 12 avril 1929
A. Chakatouny, Arménien comme l’on sait, nous conte dans son film et conte à ses compatriotes disséminés par le monde la vie du héros national de l’Arménie, le général Andranik. C’est donc une biographie filmée qui n’est pas sans mérite et si quelques erreurs de mise en scène ou de montage s’y révèlent, elles sont amplement compensées par la sincérité de l’œuvre émouvante comme ces, chants populaires, insoucieux de la forme, qui expriment l’élan de l’âme collective d’un peuple.
Point n’est besoin de conter le scénario qui retrace la vie de l’homme d’action que fut Andranik, chef des Arméniens révoltés contre les Turcs, puis, pendant la Grande Guerre, commandant du corps arménien devant Erzeroum, à l’armée du grand-duc Nicolas, et qui mourut aux États-Unis, décoré de la Médaille militaire française et de la Légion d’honneur. Il faut féliciter le metteur en scène des mouvements de foule et des phases du combat fort bien réglés.
En outre, les extérieurs tournés en Bulgarie — car l’Arménie aux mains des Soviets restait inaccessible au réalisateur — ont une vérité d’atmosphère que tous ceux qui connaissent le pays apprécieront. Enfin les morceaux du documentaire des armées russes en campagne au Caucase, dans la boue et la neige, sont un souvenir d’un passé glorieux qu’il est bon de rappeler.
Chakatouny metteur en scène dirigeant Chakatouny acteur nous a prouvé son intelligence de l’art muet et sa science du maquillage qui lui permet de nous montrer avec un effet saisissant Andranik, à différents âges. L’ennemi d’Andranik, Khalil bey, est personnifié par l’excellent Alberti avec art sans aucune exagération. Il sied de signaler cette excellente création.
Parmi la férocité des guerres et les masques grimaçants des rebelles arméniens ou de la soldatesque Kurde, Andrée Standard apporte la délicatesse de son talent et la grâce de sa personne et a su être émouvante et belle.
Andranik, film intéressant, fait bien présager de l’avenir de Chakatouny, metteur en scène.
Jean Marguet
Critique d’Andranik par Lucien Wahl
paru dans Pour Vous du 11 avril 1929
Andranik, patriote arménien, héros populaire qui, pendant trente années, lutta contre les Kurdes, fut déclaré hors la loi, commanda une armée de volontaires au Caucase pendant la guerre prit une grande part à l’assaut d’Erzeroun, devint commandant d’un corps d’armée russe fut décoré de la Légion d’honneur et de la médaille militaire française, mourut en Amérique et fut enterré l’année dernière à Paris est glorifié dans un film sincère que M. Chakhatouny a composé avec soin et interprète avec talent.
Les extérieurs ont été tournés en Bulgarie, et la figuration, choisie sur place, est excellente.
Il y a du mouvement, du pittoresque.
Sans doute, ce film, qui raconte les épisodes principaux de la vie du « Garibaldi arménien » ne vise-t-il pas à la puissance, mais il est assez adroit et, surtout, on y sent la foi.
Wahl
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Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Pour en savoir plus :
Retrouvez l’article de Cinémonde du 9 septembre 1937 consacré à Chakatouny sur le portail des Bibliothèques spécialisées de Paris.
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La bande-annonce du film de Sacha Guitry, Les Perles de la couronne.*La bande-annonce du film de Julien Duvivier, Panique.*La bande-annonce du film de Marcel L’Herbier, Veille d’armes.*