Du 5 octobre 2016 au 29 janvier 2017, la Cinémathèque française a consacré une belle exposition à “sur l’histoire de la technique et sur les métamorphoses successives de l’image animée, de la fin du XIXe siècle jusqu’à l’ère numérique” intitulé : De Méliès à la 3D : la machine cinéma.
Nous avions publié à l’époque un post à propos de la caméra, Caméréclair, évoquée dans un entretien par Marcel L’Herbier ici.
En voici deux autres publiés en 1930 et 1935 avec le professeur Henri Chrétien à propos du cinéma en relief et en couleur.
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Rappelons que Henri Chrétien est l’inventeur de l’Hypergonar qui déboucha sur le Cinémascope en 1953.
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Bonne lecture !
Le relief et la couleur, ce qu’en pense M. Chrétien
paru dans Pour Vous du 12 juin 1930
Si vous désirez connaître l’avenir du cinéma, n’interrogez ni les astres ni les tarots, ni le marc de café, ni les reflets de la boule magique. Allez rendre visite aux savants dans leurs laboratoires. La science, il ne faut pas l’oublier, a enfanté le cinéma. Celui-ci lui doit son caractère : de ne pas être comme les autres arts, issus de la seule imagination humaine, mais d’être né de la conjonction de plusieurs lois mécaniques, physiques et chimiques. Une telle origine rend le cinéma tributaire de la science, qui peut, à sa fantaisie, le modifier — voire même le bouleverser complètement comme cela s’est produit avec le parlant.
Qui sait où s’arrêteront la science et l’inébranlable optimisme des savants ? Ceux-ci ne nous laissent-ils pas entrevoir qu’un jour viendra où les images mouvantes nous seront transmises par télévision. Déjà des expériences ont eu lieu, qui montrent que leurs affirmations ne s’appuient pas seulement sur des données théoriques. Les anticipations les plus hardies ne font que remuer des idées qui fermentent dans leurs cerveaux positifs jusqu’à ce qu’en jaillissent les solutions.
Ce fut le cas du film sonore. C’est aujourd’hui celui du film en relief et en couleurs.
Que va-t-il en advenir ? Nous avons vu que les artistes et les cinéastes manifestent peu d’enthousiasme quand on leur parle d’introduire la couleur au cinéma. Il y aurait, sans doute, de quoi décourager les chercheurs ; mais les chercheurs se soucient peu de ce que pensent les cinéastes. Cela n’est point leur affaire. Et puis, ils ne lisent pas les journaux de cinéma.
Le professeur Chrétien, de l’institut d’optique est, sans doute, l’un des hommes de science français les plus qualifiés pour parler du cinéma. On lui doit la mise au point d’un procédé de film en couleurs et l’invention d’un système d’optique qui permet la projection des images sur un écran élargi ou allongé. Il est de ces hommes qui poursuivent une étude austère sans perdre contact avec la vie. Et puis, il aime le cinéma et ne refuse point d’en parler.
— Le film en relief ? Mais qu’entendez-vous par là ? Si vous voulez parler de l’illusion plastique qu’on éprouve devant un tableau dont les éclairages sont habilement étudiés, la question ne se pose pas : ce relief-là existe dans toute bonne photographie. Les metteurs en scène ont recours, souvent, à des trucs très ingénieux pour rendre l’impression plus saisissante. Et quand ils font, par exemple, tourner la caméra autour d’un visage, celui-ci semble se détacher des plans qui l’entourent.
« Mais tout cela n’est qu’illusion. S’il nous arrive d’avoir la sensation de l’espace devant une photo, c’est que notre imagination a résolu le problème. Et, quand certaines gens trouvent du relief dans une projection sur des écrans courbes ou des voiles transparents, je serais tenté de croire encore à un tour de cette grande illusionniste.
« Le Vrai relief, que j’appellerai relief stéréoscopique, est une manifestation sensorielle.
« Vous connaissez ce principe élémentaire.
L’image qui s’imprime dans notre œil droit est très légèrement différente de celle qui est perçue par notre œil gauche : de cet écart, la sensation spatiale du relief. Dans le stéréoscope, les deux images sont prises avec deux objectifs disposés comme des yeux humains ; si vous comparez les photographies obtenues, vous constatez un imperceptible décalage. Il suffira de regarder la plaque dans un appareil spécial qui ne laisse voir à chaque œil que l’image qui lui est propre pour retrouver l’impression de relief.
« La vision binoculaire : il n’existera jamais aucun autre moyen d’obtenir le relief, affirme M. Chrétien. Vous concevez les difficultés qui se présentent avec le cinéma. On a songé à interposer entre l’écran et le public une grille qui, en vibrant, opérerait la sélection des rayons lumineux, mais seuls les spectateurs placés dans l’axe de la projection bénéficieraient de la sensation. On a imaginé de munir chacun des spectateurs d’instruments spéciaux, de sortes de jumelles. Toutes ces combinaisons sont extrêmement coûteuses ; elles obligent le public à une attention et à des efforts fatigants.
« Et cela pour un piètre résultat. Car, enfin, avez-vous personnellement la sensation spatiale du relief ?
— Je le crois.
— Alors vous comptez parmi les vingt-cinq privilégiés qui, sur cent d’entre nous, possèdent la perception du relief spatial. Vous vous étonnez ? Pourtant, mon affirmation s’appuie sur une expérience confirmée. Sur cent individus, il y en a à peine vingt-cinq qui aient la notion visuelle de l’espace. A en croire les examinateurs militaires qui sélectionnent les télémétristes de l’armée, la proportion serait de seize pour cent. En donnant vingt-cinq pour cent, je suis généreux. Mettez qu’en les éduquant, vous arriviez à en récupérer vingt-cinq autres. Il restera toujours cinquante pour cent du public pour lequel le cinéma en relief sera parfaitement insignifiant. Ce serait payer bien cher un mauvais rendement.
« Et puis, autre difficulté : la sensation du relief s’atténue à mesure qu’on s’éloigne de l’objet. Dans une grande salle, la distance entre l’écran et les spectateurs l’annihilerait presque complètement. »
Et la couleur ?
Le professeur Chrétien convient lui-même que très rares sont les daltoniens qui ne voient pas les couleurs exactes. Encore leur inaptitude est-elle limitée à une certaine gamme de tons.
— Je crois à l’avenir du film en couleurs, surtout depuis le film parlant. A mon avis, le parlant a besoin de la couleur. Il y a un contraste gênant entre le réalisme de la parole et le conventionnel des images monochromes.
Sans parler des films coloriés à la main ou au pochoir qui sont aussi vieux que le cinéma lui-même (les premiers films de Méliès étaient colorés) et que les éditions Pathécolor continuent à faire circuler sur le marché, il existe plusieurs méthodes scientifiques de cinématographier les couleurs. Le professeur Chrétien les passe en revue.
Elles sont toutes basées sur le principe physique élémentaire : la décomposition de la lumière en trois couleurs fondamentales : rouge, jaune, bleu. En photographie, la sélection peut être faite au moyen d’écrans en verre colorés que l’on interpose entre l’image et l’objectif. On prend, avec des verres qui conviennent, trois clichés successifs qu’il suffira de teindre dans les couleurs correspondantes pour obtenir, en les superposant, la reconstitution de l’image réelle : c’est le principe de la trichromie, dont est issu directement le procédé Gaumont, qui a permis de réaliser, il y a plusieurs années, des essais très intéressants.
Avec une caméra munie de trois objectifs portant chacun un filtre coloré, on prend simultanément trois images de chaque mouvement. A la projection, les trois images repassent par leurs objectifs respectifs pour venir se fondre sur le même écran où ils reconstituent les couleurs naturelles. L’inconvénient du procédé, c’est d’abord qu’il manque de luminosité, qu’il exige l’accélération de la prise de vue et qu’en raison de l’écartement des trois objectifs — de la parallaxe — il est à peu près impossible d’obtenir une superposition rigoureuse des images.
Le procédé « Technicolor » ne présente pas le même inconvénient. Il est même pratiquement au point et les Américains en ont fait souvent usage. Certaines scènes de Ben-Hur, le Pirate Noir tout entier, ont été tournés en couleur avec le technicolor. Le principe est simple : au lieu des trois images, on en prend deux. On superpose les deux images sur une pellicule à double émulsion. Il n’y a plus qu’à passer le film comme une bande ordinaire.
Mais le tirage des positifs exige des soins méticuleux pour que le repérage soit parfait et, enfin, — c’est la grande lacune du procédé — deux couleurs sont insuffisantes pour donner une reconstitution exacte des couleurs naturelles.
Si complexe que paraisse cette technique, elle semble simple quand on aborde les procédés nouveaux à éléments chromogène optique. Ici, nous nageons en pleine physique. L’idée première du procédé est due à Gabriel Lippmann. Elle fut reprise par M. Rodolphe Berthon, puis mise au point par le professeur Chrétien lui-même ; actuellement, trois firmes l’exploitent : les établissements Berthon, la maison Keller Dorian, et Kodak, qui vient de sortir le film Kodacolor pour amateurs.
Comment peut-on réaliser la coloration du film par élément d’optique ? Et d’abord que signifie cette terminologie ? Il s’agit, en vérité, d’un autre principe physique. Sur le film, la photographie est noire ; aucune différence sensible si on la compare au film ordinaire. C’est pourtant cette photo, qui, à la projection, donnera une image en couleurs. D’où vient le mirage ? Si l’on regardait au microscope la pellicule magique, on constaterait qu’elle est striée de sillons présentant la forme hémicylindrique d’une gouttière. Le gaufrage imprimé dans la matière transparente constitue une sorte de réseau optique, fait d’imperceptibles lentilles convergentes.
Celles-ci, chacune dans leur domaine infinitésimal, absorbent puis répartissent en trois catégories les rayons lumineux qui ont été décomposés après leur passage dans l’objectif par un écran trichrome. L’image présente alors une certaine analogie avec un cliché simili-gravure : elle est constituée d’une infinité de petits points d’intensités lumineuses variables. À la projection, ces intensités, suivant la direction que leur conféreront les lentilles qu’elles doivent traverser, passeront par telle ou telle couleur du verre trichrome et reconstitueront, en se combinant sur l’écran de la salle, les couleurs naturelles.
— Le principe, tel qu’il est appliqué aujourd’hui, déclare M. Chrétien, n’a pas encore donné, à mon sens, des résultats définitifs. On éprouve les plus grosses difficultés au tirage des copies. Une mise au point est encore nécessaire. C’est à ce perfectionnement que je me consacre actuellement. La solution que j’étudie a été rendue possible par l’emploi d’un petit instrument i d’optique, « l’hypergonax », qui a la propriété de faire subir, aux rayons qui le traversent, des déformations analogues à celles des glaces déformantes. Il permet d’allonger ou de compresser les images, puis de les reconstituer à la projection avec leurs proportions normales. Grâce à cette anamorphose, sur une pellicule de dimension courante, deux ou trois images « comprimées » peuvent trouver place côte à côte.
« Que chacune de ces trois images soit prise avec un objectif et un écran différents et voilà réalisée une sélection trichromique où les inconvénients de la parallaxe sont réduits à leur plus simple expression par le rapprochement des objectifs. Le film négatif est transformé dans une tireuse spéciale en un positif à élément chromogène optique, dont les lentilles hémicylindriques absorberont les rayons colorés.
Voilà le principe scientifique dont sortira peut-être bientôt un film en couleur industriel.
Quant aux ressources techniques de l’hypergonax, elles sont immenses.
— Dans le film sonore, par exemple, il permet de conserver à l’image son format, tout en réservant sur la pellicule une large place à l’enregistrement sonore. Nul doute qu’on ait encore recours à lui, le jour où l’on voudra faire du film en relief et qu’il faudra, de chaque mouvement, deux images bi-oculaires.
« Enfin le cinéma a souvent ressenti le besoin d’élargir son champ de prises de vues, d’étreindre de plus larges espaces. L’hypergonax permet de réaliser avec des images ordinaires des effets semblables à celui du triple écran qu’avait imaginé Abel Gance pour Napoléon. Possibilité de photographier de vastes étendues panoramiques, des bâtiments élevés, des montagnes, le cinéaste trouve là des moyens qui lui faisaient défaut jusqu’ici.
« Et, dans l’ordre psychologique, les utilisations sont innombrables.
— M. Claude Autant Lara n’a-t-il pas eu recours à votre procédé pour sa dernière production : Construire un feu ?
— Certainement : Mme Germaine Dulac en a également tiré d’amusants effets de déformation.
— En somme, la technique cinématographique est en pleine évolution.
— Elle continuera, soyez-en sûr, à se modifier longtemps encore. Considérer que le cinéma a atteint, ou atteindra demain sa forme définitive, serait commettre une dangereuse erreur. Il faut que les cinéastes se fassent à l’idée que nous leur donnerons sans cesse de nouveaux moyens techniques, dont ils devront tenter de tirer une expression d’art. Je ne doute pas que leur tâche devienne, en fin de compte, singulièrement ingrate.
Jean Vidal
(ndlr, Henri Chrétien utilise le terme Hypergonax mais il s’agit bien entendu de son invention l’Hypergonar.)
Nous trouvons un autre entretien avec Henri Chrétien dans Pour Vous. En effet, le 21 Novembre 1935, est publié une enquête à propos de la couleur et le relief. Le professeur Chrétien revient sur ce qu’il en pense du cinéma en relief.
La Couleur et le Relief
paru dans Pour Vous du 21 novembre 1935
LE PROFESSEUR CHRÉTIEN
On doit au professeur CHRÉTIEN, de l’Institut d’optique, un procédé de film en couleurs et l’invention d’un système optique qui permet la projection des images sur un écran large. Il ne faut tout de même pas oublier qu’à l’origine des révolutions de la technique, il y a le savant. Voici son opinion sur le relief.
« Je pense que ce qui manquera avant tout au cinéma en relief, c’est un public.
« Sur cent individus, vingt-cinq pour cent seulement ont la notion visuelle d’espace ; les examinateurs militaires qui sélectionnent les télémétristes disent même seize pour cent. Pour 75 à 80 pour cent du public, le cinéma en relief n’aura donc aucun intérêt.
« Je parle du relief stéréoscopique, sensoriel. Car il en existe un autre, psychologique, création de notre imagination : celui par exemple que l’on éprouve devant un tableau aux perspectives et aux éclairages bien composés. Mais ce relief-là, le cinéma d’aujourd’hui le donne. Et on peut même l’accuser, certains metteurs en scène l’ont fait, soit en faisant tourner l’appareil autour de l’objet, soit en déplaçant un objet avec lui, en premier plan.
« Il ne faut donc pas s’attendre à une réaction enthousiaste du public. Il est même possible que certains accusent l’écran, les lunettes ou les appareils, d’une défaillance qui ne tiendra que d’eux. Il est possible aussi qu’on assiste à une éducation, et qu’on vienne au cinéma apprendre à voir en relief. De toutes façons, c’est une expérience intéressante à suivre. On pourra au moins faire des études de pourcentages.
« Ce qu’il y a actuellement de mieux, c’est le procédé à lunettes qu’a perfectionné Lumière. Au lieu d’être verts et rouges, ce qui était très fatigant, ses filtres sont bleuâtres et jaunâtres, ils fatiguent beaucoup moins, et la fatigue est équivalente pour les deux yeux. Et ils permettent de voir les couleurs sans les dénaturer sensiblement.
« Bientôt sortira aussi un autre procédé à filtres polarisants. D’un point de vue technique, tout cela est très intéressant. Je ne sais pas ce que l’art cinématographique en pourra tirer ; peut-être réservera-t-on les effets de relief à certains moments du film où ils seront particulièrement sensibles et sensationnels — pour quelques-uns. Avec un haut-parleur qui commandera : « Lunettes ! en joue ! » Je ne voudrais surtout pas avoir l’air sceptique.
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Pour en savoir plus :
Un article (en anglais) sur le CinémaScope sur le Widescreen Museum.
Un autre article en anglais sur le site in70mm.com à propos de Chrétien et du CinémaScope.
Le site de l’exposition à la Cinémathèque française, De Méliès à la 3D : la machine cinéma (du 5 octobre 2016 au 29 janvier 2017).
La Machine Cinéma – Conférence de Laurent Mannoni de La Cinémathèque française sur Vimeo.
“Chrétien et l’invention de l’Hypergonar” – Conférence de Françoise Le Guet Tully et Jean-Pierre Verscheure .
Un portrait d’Henri Chrétien.