En 1934, Pour Vous a lancé une vaste enquête sur les salles de cinéma en France.
Ces articles sont des mines d’or sur tous ceux qui s’intéressent au Cinéma des années 30 et son impact en dehors de Paris.
Riche d’enseignements sur l’état des salles de cinéma en province et dans la banlieue de Paris, du style de spectateurs qui y va et quels genre de films ont leur préférence, nous comptons publier ces articles au fil des prochaines semaines/mois…
La première partie, consacrée à la banlieue Nord et Sud de Paris, se trouve ici :
La seconde partie consacrée aux salles du Sud de la France avec les villes suivantes (Toulouse, Montauban, Agen, Avignon, Nîmes, Montpellier, Carcassonne, Narbonne, Béziers, Sète pour finir par Perpignan) se trouve ici :
Salles de cinéma dans le Sud de la France en 1934 – part1 (Pour Vous)
Nous poursuivons l’exploration des salles du Sud de la France, grâce au journaliste Roger Régent, avec les villes de La Côte d’Azur : Nice, Cannes et Monte-Carlo ainsi que celles de Marseille, Toulon, Aix-en-Provence.
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Pour illustrer ces articles, pauvres malheureusement en iconographie, nous avons choisi de reproduire les extraits de l’annuaire professionnel de Tout-Cinéma 1938-1939 relatifs aux villes visités, avec les détails techniques de chacune des salles (existant encore en 1938).
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A suivre…
Notre enquête en province : La Côte d’Azur, Nice, Cannes, Monte-Carlo
paru dans Pour Vous du 22 mars 1934
Me promenant, il y a quelques semaines, sur la promenade des anglais, je rencontrai, en l’espace de cinq cents mètres, Jean Murat, Annabella, Armand Bernard, Henry Decoin, Pierre Brasseur, Arlette Marchal, Georges Carpentier, Jean Dax, Lucien Rozenberg et Madeleine Soria.
« Viens donc demain au studio de la Victorine, me dit Pierre Brasseur : nous tournons en ce moment Un oncle de Pékin… »
Une ville où l’on peut ainsi, au hasard d’une promenade, rencontrer en quelques minutes autant de vedettes de cette importance, n’est point en vérité une ville comme les autres.
Voilà l’une des principales raisons pour lesquelles la « situation cinématographique » de Nice — et de toute cette incomparable Côte d’Azur, d’ailleurs, — ne saurait être comparée à celle d’aucune autre région de France.
Nice
La « densité cinématographique » de Nice est l’une des plus fortes que l’on puisse enregistrer dans notre pays. Vingt-six salles fonctionnent dans cette ville de 170.000 habitants, ce qui fait une moyenne de une salle pour 6.540 habitants (seul, dans la région, Monte-Carlo bat Nice sur ce terrain avec un cinéma par 5.750 habitants environ).
« Il y a trop de salles dans notre ville, me disait devant ces chiffres M. Pérès, directeur du Casino Municipal et du Casino de Paris (deux des plus grandes salles de la ville), et président du Syndicat des Directeurs de cinémas de Nice. Sur nos vingt-six établissements, dix passent des films en première vision… »
Cet état de choses engendre évidemment une lutte entre les différents établissements de Nice, et l’exploitation rationnelle d’une salle devient, dans ces conditions, si difficile, que n’importe quel cinéma passe à peu près n’importe quoi.
« C’est excellent pour l’éducation du public !… » m’ont dit certains.
« C’est désastreux !… » m’ont répondu d’autres.
En somme, que veut-il exactement, le public ?
« Avant tout, m’a répondu M. Pérès, des films français ! Je ne m’aviserais pas — sauf exception rare — de passer dans mes deux salles des films étrangers ou à mentalité étrangère. Mes records de recettes ont été réalisés avec des films muets français…
— Mais la production nationale ne suffira pas à alimenter vos deux salles !…
— Elle y suffit. Et d’ailleurs, le film « doublé » n’est pas très en faveur à Nice. »
Cette opinion sur le « doublage » me fut d’ailleurs confirmée par la majorité des directeurs de salles et par les quelques habitués du cinéma que j’ai pu interroger.
« A mon avis, m’a dit M. Brémond, directeur de l’une des grandes salles niçoises, « Le Mondial », l’avenir du cinéma est dans la spécialisation. Je ne pense pas qu’à Nice, une salle spécialisée pendant toute l’année, à l’exemple de vos cinémas d’avant-garde parisiens, soit viable actuellement. Mais je suis sûr qu’en donnant des films exceptionnels pendant quatre ou cinq mois sur douze, on pourrait créer au sein du public un mouvement très intéressant.
— Quels ont été vos plus grands succès ?…
— Fanny et La Petite Chocolatière : chacun de ces films tint l’affiche pendant sept semaines… »
L’une des salles les plus curieuses de Nice, est bien ce « Capitole » situé dans une petite rue de la vieille ville et dont le directeur, M. Zenensky-Thaon, m’a paru doué d’une clairvoyance tout à fait remarquable.
« Ma salle est avant tout une salle populaire, m’a-t-il dit. Ma clientèle est surtout composée de petits employés, d’ouvriers très convenables, etc.. Je cherche, avant tout, à amener du public dans mon établissement, et à l’éduquer… Socialement et intellectuellement. Et depuis que je dirige le « Capitole », « ex-Tivoli », je crois pouvoir dire qu’une amélioration sensible s’est produite. Même dans leur mise, dans leur façon de se comporter devant les films, mes spectateurs ont changé !…
« Les producteurs, voyez-vous, confondent trop souvent « grossier » et « populaire ». Savez-vous que j’ai passé chez moi L’Opéra de quat’sous avec succès ?… On veut à tort abaisser le moral du peuple. Ma clientèle moyenne est plus compréhensive que celle de certaines salles chic… Voulez-vous que je vous dise quels ont été, dans ce que l’on appelle ma salle populaire, les plus grands succès ? Marius, d’abord, et… Ariane jeune fille russe ! Mais, cher monsieur, si je pouvais avoir demain Symphonie inachevée en allemand, je le passerais tout de suite !…
— Avez-vous passé quelquefois, des films étrangers en version originale ?
— Assez rarement, mais cela m’est arrivé. Love me tonight, par exemple, et des parlants italiens. »
Cette question des versions originales devait d’ailleurs être longuement agitée chez M. Pezaro, directeur du cinéma Edouard-VII, la seule salle de Nice passant exclusivement des films parlants anglais.
« Mon établissement, m’a-t-il dit, est une sorte de club… J’y retrouve souvent les mêmes visages. En dehors de ce fond de clientèle, la colonie anglo-américaine de la Côte me fournit également un nombreux public, et tous les professionnels du cinéma qui viennent à Nice ne manquent pas de venir voir chez moi des films qu’ils pourraient peut-être applaudir à Paris, mais que peu de salles, dans la région, pourraient leur offrir puisque, vous le savez, le contingentement limite à dix salles l’exploitation en version originale d’un film étranger !
« Hier soir, Jaque-Catelain était là ; et la semaine dernière c’étaient Annabella et Jean Murat. Quand il était à La Bocca, Maurice Chevalier ne manquait pas un programme. Une telle salle — et une seule — est viable à Nice, mais je ne pense pas que des spectacles uniquement composés de versions originales pourraient, ailleurs, permettre l’exploitation régulière d’une salle.
« Mes plus grands succès ? Lady Lou, La Vie privée de Henry VIII (trois semaines à quatre séances par jour !) et Trouble in paradise, Bed Time Story, Back street… »
Enfin, on ne saurait conclure une enquête sur l’activité cinématographique de Nice sans faire état du club « L’Effort Cinégraphique » qui groupe 1.500 membres, et qui, tous les mois, donne à ses adhérents une séance privée de cinéma. Quatre de l’infanterie et Ombres blanches furent les plus grands succès, et ces quinze cents voix, qui expriment par leur adhésion au club leur attachement au cinéma, montrent bien que les Niçois sont profondément cinéphiles. (Un autre club, le « Ciné-Educateur », groupe également, chaque semaine, les élèves des écoles dans une salle de la ville et permet ainsi au professeur, de continuer sa classe devant l’écran. Pour les « grands », des films appropriés contribuent à l’orientation professionnelle des jeunes gens.)
« Ces clubs étroitement liés, m’a dit leur animateur, M. Jenger, font, j’en suis sûr, une œuvre utile en faveur du cinéma. Nous allons aussi dans les campagnes, et tous ceux qui assistent à nos séances, même éducatives, sont des spectateurs tout préparés pour demain ! « Ciné-Educateur » envisage aussi la production de petits films : nous préparons un documentaire sur la région, un sur la fleur (que tournera M. Edmond Epardaud), un autre sur la défense contre la fourmi argentine, et enfin une bande documentaire : Un sanatorium modèle.
Cannes
« C’est encore l’opérette et le film musical gai, qui réussissent le mieux à Cannes ! m’a dit un fidèle lecteur de Pour Vous, habitant cette élégante plage méditerranéenne. Le film policier, si apprécié en tant d’endroits n’est pas ici très en honneur. Que voulez-vous ? Cannes est la ville des fleurs, des fêtes : mes compatriotes se ressentent d’une telle ambiance !… »
Un trait qui montre bien l’esprit dans lequel les habitants de Cannes vont au cinéma : il existe, à la belle saison une salle en plein air d’un millier de places environ, située en face du Majestic, autre cinéma qui, lui, ferme ses portes, l’été, en soirée. Le même directeur préside aux destinées des deux salles. Le programme joué en matinée au Majestic passe en soirée dans la salle à ciel ouvert, et si la pluie surprend les spectateurs, on arrête le film, opérateurs et spectateurs traversent la rue et la projection continue…
« Car nous ne sommes pas ici sous le signe de la gravité ! m’a dit M. Boyer, directeur de trois grandes salles de Cannes.
— Passez-vous des versions originales ?
— Non, mais je suis certain qu’une petite salle se spécialisant dans les films étrangers ferait à Cannes de brillantes affaires. Et je puis vous annoncer que la saison prochaine, Cannes sera dotée d’un établissement de ce genre. Je fais actuellement construire, à cet effet, une salle de cent cinquante places… »
Quant au « doublage », il est bien peu en faveur !
Le directeur du « Star », autre salle élégante de Cannes, m’a montré la liste de ses programmes de la saison : des productions françaises en grande majorité. Et, toujours, deux grands films.
« Notre public, m’a-t-il dit, ne se contenterait pas des programmes parisiens, où le grand film n’est le plus souvent accompagné que par un dessin animé et par des actualités !… »
Monte-Carlo
Comme nous le disons plus haut, Monaco-Monte-Carlo offre l’une des plus fortes « densités cinématographiques » que l’on puisse trouver en France, avec une salle par 5.750 habitants environ.
Quatre cinémas, dont le Capitole (deux mille places), se partagent les cinéphiles de la Principauté. Dans les frontières de celle-ci, la situation du cinéma est d’ailleurs tout à fait exceptionnelle. Les lois françaises ne jouant pas, les directeurs sont exonérés de toutes les taxes qui accablent — on sait dans quelle proportion ! — les salles françaises de spectacle.
Le contingentement non plus ne s’exerce pas dans la Principauté, de sorte que les Monégasques peuvent librement voir les films étrangers dans leur intégralité, et la colonie anglo-américaine étant fort nombreuse, le cinéma étranger est florissant à Monte-Carlo !
« Ce qui fait que les films « doublés » sont très rares », m’a dit le directeur des « Beaux-Arts » et du « Capitole », M. Peynichou. Au « Capitole », je passe surtout des films français, tandis qu’aux « Beaux-Arts », salle plus élégante, à la clientèle plus largement étrangère, des versions originales ou des films d’avant-garde composent plutôt le fond des programmes.
— Vous n’avez pas essayé les versions originales au « Capitole » ?
— Non, car les sous-titres surimpressionnés passent très vite. Or, la plupart de ma clientèle est composée d’Italiens travaillant ici (le dernier recensement de la Principauté accusa plus d’Italiens que de Français — mille environ) ; dans ces conditions, mon public ne peut lire qu’assez lentement les sous-titres français… »
M. Peynichou nous quitta, et comme je passais avec son secrétaire, devant la salle élégante des « Beaux-Arts », où Charlemagne était affiché, je remarquai :
« Comment se fait-il que vous ne passiez pas ce film au « Capitole », salle plus populaire ?
— Je vais vous expliquer ; Charlemagne est en effet un film qui conviendrait peut-être mieux à l’autre salle ; mais c’est un programme qui nous coûte très cher (Raimu, une nouveauté, etc., bref, tout cela se paye). Alors, comme le « Capitole », pour une distance de quelques mètres, est sur le territoire français, nous passons Charlemagne ici, dans la Principauté, parce que nous sommes exonérés des taxes et impôts français !… »
Grâce à ce petit détail, topographique, les Anglais, Américains et « snobs » de MonteCarlo, auront vu Charlemagne !…
Roger Régent
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Notre enquête en province : Marseille, Toulon, Aix-en-Provence
paru dans Pour Vous du 29 mars 1934
Marseille
Lorsque l’on débarque à Marseille — car en arrivant à Marseille, il semble toujours que l’on débarque — on comprend Marcel Pagnol.
Toutes les affirmations qu’il donne sur les rapports théâtre-cinéma sont certainement inspirées par la situation cinématographique telle qu’elle se présente actuellement à Marseille.
En effet, la grande cité méditerranéenne — la deuxième ville de France avec 875.000 habitants — compte en tout et pour tout trois théâtres… Cette situation inconcevable, et pourtant réelle, est le résultat de la vogue sans cesse croissante du film parlant.
« Pensez, m’a dit un Marseillais pur sang ami de Pour Vous, que le nombre des salles de cinéma dans le centre et dans les quartiers s’élève à près de soixante-dix !… Les théâtres, un à un, ont fermé leurs portes ; le music-hall, très aimé ici, a résisté autant qu’il a pu, mais n’a pas réussi à freiner l’élan du public vers le cinéma. Deux cafés-concerts ont été transformés récemment et ont installé un écran sur leurs scènes.
« Nous en sommes donc réduits à trois théâtres : L’Opéra, dont les spectacles lyriques ne s’adressent qu’à une clientèle assez restreinte ; les Variétés, qui donnent des revues, et le Gymnase, qui ne reçoit que des tournées… Vous voyez que les Marseillais n’ont pas l’embarras du choix. On peut dire que, dans notre ville, le cinéma a tué le théâtre. »
Devant une telle situation, l’exploitation cinématographique devrait être florissante.
— Elle le fut, mais elle commence à l’être moins, nous a dit M. Buisson, directeur du Pathé-Palace, l’une des trois ou quatre grandes salles d’exclusivité de la Canebière. Les cinémas se multiplient à une cadence inquiétante, et si nous faisons rapidement le compte des salles fonctionnant actuellement dans le centre de Marseille et dans les quartiers proches de ce centre, nous arrivons au chiffre formidable de quarante mille places !… Quarante mille places qui sont à louer tous les jours en matinée et en soirée ; vous devinez qu’on ne remplit pas facilement un tel nombre de fauteuils !…
« Ici, au Pathé-Palace, poursuivit M. Buisson, la crise ne nous a pas encore touchés très gravement Quelques grandes attractions renforcent d’ailleurs nos spectacles, et les Marie Dubas, les Lucienne Boyer, etc., ont certainement contribué au succès de quelques films ! »
Cet engouement du public marseillais pour le film parlant est d’ailleurs naturel. Avant tout, Marius aime parler et aime qu’on lui parle ! Quand il était muet, le cinéma ne touchait qu’à demi les masses populaires marseillaises, mais dès que la parole lui fut donnée, ce fut la ruée. Du vieux port aux quartiers élégants, ce goût du bruit, du mot, de la conversation à tout prix était satisfait ; César, Fanny, Panisse parlèrent de l’Est à l’Ouest, du Nord au Sud : Marseille avait trouvé ses courses de taureaux, et les pauvres théâtres de la Canebière, un peu vieillots, un peu usés, par leur répertoire et par leurs fauteuils, n’avaient plus qu’à mettre la clef sous la porte.
« Le drame ne fait pas fortune ici ! ma dit encore M. Buisson. Les Marseillais aiment rire ; quand ils font le sacrifice de se priver du beau soleil méditerranéen ou d’une soirée tiède sous un ciel étoile, ce n’est qu’à une condition : s’amuser…
— Et le doublage ?
— On n’est pas très chaud pour les films étrangers synchronisés. Quant à l’exploitation dans une salle non spécialisée de versions étrangères, elle est pratiquement impossible. »
En effet, Marseille n’est pas une ville, c’est un pays : fief Pagnol-Raimu. Ceux-là parlent la langue indigène, et les autochtones qui, à la rigueur, acceptent les « parlants français », n’admettront jamais — sauf exception dont nous parlerons tout à l’heure — des versions étrangères, le rêve, pour eux, c’est le « parlant marseillais ».
Une telle ville, qui ne peut en France être comparée à aucune autre, offre un champ illimité à un observateur attentif. Je me suis mêlé au public sans pittoresque d’une grande salle élégante de la Canebière. La salle est luxueuse, les fauteuils profonds, et votre voisin pourrait être celui que l’on rencontre au Paramount ou au Gaumont-Palace de Paris. Représentation sans intérêt, en somme — il ne s’agit pas du film, mais du spectacle de la salle — au cours de laquelle j’ai vu Les Misérables dans les mêmes conditions que dans une salle des boulevards. Public sans réaction, sans enthousiasme ni colère.
Combien, à cette soirée sans couleur, je préfère celle, unique, passée dans un cinéma, un bouge plutôt, du vieux port ! L’entr’acte était déjà terminé quand j’arrivai ; la porte était fermée par un cadenas, et un homme complètement ivre, à qui je demandai un billet, prit mes quatre francs et me tendit un chiffon de papier sur lequel on devinait : « premières ». (Il y avait encore des « réservés » à trois francs et des « secondes » à 2 fr. 50.)
Une allée centrale partageait la petite salle aux trois-quarts pleine de marins, de nervis et de braves travailleurs du port en chandails marine foncé. L’allée centrale était coupée, pour chaque catégorie de places, par un petit portillon, exactement semblable à ceux des sorties de métro !… La barre métallique vous le tombait sur les reins, geignant de toute sa rouille. Mais quel public !
On passait un vieux film américain muet (datant d’au moins 4 ou 5 ans, car je reconnus Sue Carrol, étoile d’Hollywood disparue depuis plusieurs années des écrans). Chaque apparition des détectives était ponctuée de rires ironiques, et lorsque les bandits survenaient, ils étaient salués par des cris d’animaux allant du perroquet au mouton en passant par le veau, l’âne et le chat…
Lorsque, enfin, la poursuite finale déroula ses ahurissantes acrobaties, le tumulte devint général, et, comme je m’attendais à une explosion d’applaudissements au moment où, les coupables étant châtiés, l’héroïne tomba dans les bras du jeune premier, je fus surpris du silence qui accueillit le mot « fin». Chacun se leva, gagna la sortie. Ces gens n’étaient pas venus pour trouver le film bon ou mauvais, ils étaient seulement là pour participer au rapt, puis à la libération de la jeune fille, pour hurler avec les klaxons des voitures à la poursuite des ravisseurs, pour tirer et se garer des coups de revolver, pour être, en un mot, les acteurs pendant une heure et demie d’un drame imaginaire qui allait se jouer devant eux et aux personnages duquel ils s’identifiaient.
Le sens critique ? Pas question…
« Comment trouvez-vous ce film ? demandai-je à un jeune garçon qui sortait, près de moi.
— Diablement fatigant !… J’ai rudement galopé avec eux pour rattraper les salopards !… »
Cela explique peut-être beaucoup de choses : la situation actuelle du cinéma…
Quatre grandes salles : l’Odéon, le Rex, l’Eldorado et le Régent sont placées sous la même direction. Chacun de ces établissements reçoit, on s’en doute, une clientèle différente de celle des trois autres ; l’Odéon, avec ses 1.900 places, étant la salle la plus « chic » du circuit.
« Malgré cela, m’a dit celui qui préside à leur destinée, les goûts de ces quatre sortes de public sont sensiblement les mêmes… Ce qui a plu dans l’une de mes salles remporte un succès à peu près égal dans les autres ! »
Mais ne nous hâtons pas de faire des déductions ! Et ce que m’a dit, à cet effet, M. Morgens, directeur du Star, seule salle spécialisée ne passant que des versions étrangères, est édifiant.
« Ma clientèle est très particulière, m’a-t-il déclaré. L’après-midi, elle est assez cosmopolite, composée en partie par les grands voyageurs de passage à Marseille, les officiers des paquebots à l’escale, etc… Mais le soir, mon public est plutôt marseillais. Mes spectateurs se connaissent d’ailleurs, pour la plupart, et ils forment, pour ainsi dire, un « club » avec ses « soirées ». Il y a le jour des médecins, et, pendant l’entr’acte, on entend de tous côtés : « Mon cher docteur !… » de même que le « cher maître… » règne le jour les avocats !…
— Quels furent vos plus grands succès ?
— Trouble in paradise. Ma salle de deux cents places fut comble à chaque représentation.
« Mais voyez comme il est difficile de connaître le public, poursuivit M. Morgens ; j’ai voulu créer une salle similaire à Montpellier. C’est une ville universitaire ; les facultés de Médecine et de Droit sont très fréquentées : des parlants étrangers devraient attirer du monde, pensais-je. Erreur ; je dus bientôt fermer ma salle. Par contre, j’en ouvris une semblable à Martigues : le résultat est satisfaisant ! Allez donc tirer des conclusions de pareilles contradictions !…
« Voyez-vous, c’est surtout le genre gai qui plaît ici. La jeunesse qui forme le fond de clientèle du cinéma, art jeune, art de jeunes, aime la gaieté, le mouvement, la vie. Je vais créer une école de techniciens, où des jeunes gens pourront apprendre leur métier d’opérateurs, d’ingénieurs du son, d’assistants, etc..
— Vous ne passez jamais de films doublés ?
— Non ; cela ne m’est arrivé qu’une seule fois. Le public n’aime guère le doublage. Quelle hérésie, d’ailleurs, que de synchroniser un film ! Savez-vous ce qui s’est passé pour Million dollars legs ? Le film original mesurait 2.700 mètres. Les doubleurs le trouvèrent trop long, et la version synchronisée fait maintenant 1.200 mètres. On veut la passer comme début de programme !… »
J’ai quitté le Chicago français sans avoir vu de « gangsters » ni rencontré de bandits masqués. Par contre, le soir de mon départ, je vis une camionnette étrange se promener dans les rues. Tout l’arrière de la voiture était constitué par un écran sur lequel était projeté, de l’intérieur, un film-annonce-publicité pour telle ou telle salle de la ville. C’est ainsi que les cinémas de Marseille, à la nuit tombée, font faire leur publicité dans les rues.
On n’avait pas encore pensé à cela à Paris ! …
Toulon
Toulon est la ville de la marine de guerre.
Les officiers de l’Escadre et leur famille ont puisé, au voisinage des contre-torpilleurs et de la mer, le goût du risque, de l’aventure, la philosophie de l’ « advienne que pourra… », toutes choses qui correspondent assez bien au goût du cinéma. En fait, on aime le cinéma à Toulon, mais M. Rachet, directeur du Kursaal et du Femina, ne m’a pas caché le fléchissement considérable des recettes — près de 50 % — depuis deux ou trois mois.
« Crise générale ou désaffection du public pour le cinéma ? lui avons-nous demandé.
— Crise générale d’abord. Cependant, ne nous illusionnons pas… Le théâtre s’est suicidé (ou presque) avec ses fauteuils à 80 frs et ses mauvaises pièces. Que le cinéma prenne garde !… Il a augmenté ses fauteuils, et il adapte toutes les pièces que l’on ne joue déjà plus !…
« On parle souvent du rôle d’éducateur que doit remplir le directeur de spectacles. N’exagérons pas : pour éduquer les hommes, il faut partir de plus loin : de l’école… A un certain âge — celui où l’on va au cinéma — l’affaire est faite ! … »
M. Halbrand, directeur du Casino, nous confirma la crise qui s’est abattue sur les salles toulonnaises, et j’appris encore que Greta Garbo et Raimu sont les vedettes les plus appréciées du quai Cronstadt au Mourillon !
Comme je demandais, à l’une des modernes « petites alliées », si le cinéma l’intéressait, cette jeune personne me répondit :
« Passionnément ! Mais j’aime les beaux films… II y a quelque temps, un groupe d’officiers de marine fonda un ciné-club qui se proposa de ne passer que des films originaux, inexploitables dans une salle régulière… C’est ainsi que nous vîmes quelques drames russes interdits et certaines œuvres d’une réelle beauté. Malheureusement, l’autorité militaire fit discrètement savoir aux officiers qu’il serait préférable de ne pas continuer ces séances privées. »
Plus que partout ailleurs, en effet, Le Cuirassé Potemkine est séditieux à Toulon !…
Aix-en-Provence
Aix est surtout connue par son Palais de Justice ! On dit « les Assises d’Aix » comme l’on dit « les bandits marseillais » ou « le nougat de Montélimar » : c’est une spécialité. Avec ses 35.000 habitants et ses trois cinémas (une salle pour 11.000 habitants environ), Aix offre une particularité : celle de grouper deux catégories très différentes de spectateurs : les fonctionnaires et les étudiants.
« Malgré cela, m’a dit le directeur du Kursaal, les salles ne sont pas spécialisées. Je reçois dans mon établissement tous les publics, et les magistrats, les étudiants, les bourgeois et les commerçants d’Aix viennent chez moi ou vont chez mes confrères indifféremment, selon le spectacle qu’on leur offre. Car le public, ici, choisit… Que les directeurs ne peuvent-ils faire comme lui !… Malheureusement, pour avoir un beau film, les firmes nous imposent dix « navets ». Il faut prendre le paquet…
« J’ai l’impression que nos clients sont moins assidus qu’au temps du film muet. La qualité du cinéma, d’ailleurs, n’est pas en progression : que les producteurs y prennent bien garde !… »
Et tandis que nous nous promenions sous les magnifiques arbres d’Aix, orgueil, avec ses fontaines, de la paisible cité provençale, le directeur du Kursaal me dit encore :
« Ce sont les producteurs qui devraient faire l’enquête que vous avez entreprise ! Leur rôle serait d’aller à la source, c’est-à-dire au public. Hélas ! ils sont insoucieux, trop souvent, des goûts du public. Ils travaillent cependant pour lui ! Cette non-compréhension, cette méconnaissance des exigences de ceux qui payent, peuvent nous mener à une catastrophe : il est heureux qu’un grand journal français ait pris cette initiative !
Roger Régent
Les derniers programmes de Marseille
- D’une façon générale on a déploré, dans les milieux compétents, la façon dont Les Misérables ont été exploités à Marseille. Le troisième chapitre n’avait pas encore paru sur l’écran d’un cinéma important de la Canebière que, déjà, la première partie était reprise par un autre établissement du centre. Ce système de location a produit, dans l‘exploitation, des résultats peu brillants, et on l‘a déploré d’autant plus que la « crise » continue à se faire sentir dans tout le domaine cinématographique.
- Un Fil à la patte, adapté par Léopold Marchand, a été présenté, cette semaine en séance privée. Le vaudeville de Georges Feydeau a été, en réalité, très sensiblement modernisé pour sa
transposition à l’écran. On y a même ajouté un gangster américain dont les interprétations ajoutent encore au comique d’un ouvrage déjà fort amusant par lui-même.
Dans l‘ensemble. Un Fil à la patte constitue un spectacle très soigné, bien rythmé et dont la photographie est remarquable. D’ailleurs le vaudeville spirituel, accompagné d’une action trépidante, est toujours en faveur auprès du public. Quant aux interprètes, ils ont « du métier » : Spinelly, Robert Burnier, André Berley, Alice Tissot, etc… - Sur un autre écran un film qui, lors de la présentation en séance privée avait été très applaudi, remporte également tous les suffrages, sur un écran de la Canebière.
Mariage à responsabilité limitée est une charmante comédie, franchement satirique, avec des traits auxquels l’actualité donne une saveur toute particulière.
Et les artistes l’interprètent d’une façon remarquable. On y retrouve avec plaisir Florelle, Larquey, Le Gallo. Jean Wall et Aimé Clariond. - On a donné cette semaine, sur différents écrans marseillais : On a volé un Homme, avec Lili Damita et Henri Garat ; 3 % ou les Petits millionnaires, avec Jacques Maury et Jeanne Boitel ; Georges et Georgette, avec Meg Lemonnier ;Toi Que j’adore, avec Jean Murat et Edwige Feuillère ; Il était une fois, avec Gaby Morlay et André Luguet ; Une femme au Volant (reprise), etc ..
— J. R
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Source : Le Tout-Cinéma 1938-1939 Collection personnelle Philippe Morisson
Pour en savoir plus :
Retrouvez sur le site Ciné-Façades plusieurs posts sur des salles de Nice: Le Mondial devenu le Paramount, le Capitol, le Rialto, le Forum, le Studio 34, le Rex, l’Esplanade-Cinéma, l’Eden. Des salles à Cannes : Le Star, le Rivera Cinema devenu les Arcades. Des salles à Marseille : Le Capitole devenu un complexe UCG avant de fermer en 2007, l’Odéon. Des salles à Aix-en-Provence : Le Comoedia-Cinema devenu le Renoir.
Retrouvez sur le site salles-cinema.com les pages sur ces cinémas : à Marseille, le Capitole, l’Odéon, le Pathé-Palace. A Nice, l’Escurial, le Rialto. Toulon