Il y a tout juste 80 ans, le journaliste et critique Georges Charensol publia une série d’articles dans Pour Vous à propos de l’arrivée dans un futur proche de la couleur au cinéma.
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Nous avions déjà il y a quelques semaines évoqué les débuts du cinéma couleur en France avec La Terre qui meurt et Jeunes filles à marier de Jean Vallée en 1936 grâce au procédé Francita.
Mais, il faudra attendre neuf ans plus tard, en 1947, pour la sortie de ce qui est considéré comme le premier film couleur français : Le Mariage de Ramuntcho de Max de Vaucorbeil grâce au procédé Afgacolor.
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Pour démarrer son enquête, Georges Charensol a pu visiter les studios anglais de la London Film, fondé par Alexandre Korda, qui étaient parmi les rares en Europe à posséder la technologie et l’équipement pour produire des films en Technicolor. Puis, il va recueillir les impressions de René Clair (qui réalisa deux films, Fantôme à vendre et Fausses Nouvelles pour la London Film), suivi bien sûr ceux d’Alexandre Korda. Après les metteurs en scène, il demande leurs impressions aux peintres Fernand Léger et Marcel Vertès avant de conclure par celles des scénaristes et romanciers Alexandre Arnoux et Carlo Rim ainsi que du frère de René Clair, le réalisateur Henri Chomette.
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Signalons que ce n’était pas la première fois que Pour Vous publiait une enquête sur le cinéma et la couleur. Nous avions d’ailleurs publié précédemment les propos du professeur Henri Chrétien, inventeur de l’Hypergonar (l’ancêtre du Cinémascope), recueillis dans le cadre de cette enquête à l’automne 1935.
« Le relief et la couleur » par Henri Chrétien (Pour Vous 1930/1935)
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Bonne lecture !
– Introduction à une enquête –
La transmutation des couleurs
VISITE AUX LABORATOIRES “TECHNICOLOR” DE LONDRES
par G. CHARENSOL
paru dans Pour Vous du 30 mars 1938
— Demain, tous les films seront en couleurs.
Cette affirmation de Georges Périnal m’a quelque peu surpris dès que je l’ai entendue, à Londres, il y a quelques semaines. Périnal est pourtant, mieux que quiconque, qualifié pour
exprimer une opinion sur le cinéma en couleurs puisque, attaché depuis cinq ans à la London Film, il fut désigné pour diriger les prises de vues de The Drum, le grand film en couleur qui vient d’être achevé à Denham.
Je n’avais pas eu besoin, d’ailleurs, de ce mot de notre compatriote pour constater que l’Angleterre, de même que l’Amérique, a été touchée plus que la France par la grâce du cinéma en couleurs. Certes, Becky Sharp, Une étoile est née, Vogues of 38, La Joyeuse Divorcée nous ont séduits ; tout de même, nous n’avons pas l’impression d’assister à un bouleversement comparable à celui du cinéma parlant. Il est vrai que, jusqu’ici, le grand public n’a guère été admis à exprimer une opinion puisque aucun grand film en couleurs n’a pu encore être réalisé en France et le procédé Technicolor, le seul qui soit industrialisé, réclame des moyens matériels que le marché français ne permet pas de mettre à la disposition de nos metteurs en scène.
Le Dr Markus. président de cette firme, avait songé un instant à construire une usine de tirage en France, il a renoncé et la maison française assez audacieuse pour entreprendre la réalisation d’un film en couleurs à Paris devrait faire développer à Londres les pellicules, s’exposant ainsi à des mécomptes du genre de ceux que connût le premier film britannique en couleurs : comme l’usine de Drayton n’existait pas encore, on avait dû envoyer les négatifs à Hollywood ; quand le tirage tut terminé, on s’aperçut qu’une vingtaine de scènes étaient manquées et on dut rebâtir les décors, rengager les acteurs, etc…
Aujourd’hui, l’usine américaine de Technicolor est doublée d’une autre située non loin de Denham, à une trentaine de kilomètres de Londres. C’est là que sont développés, et les films en couleurs tournés en Angleterre, et tous ceux que l’Amérique destine à l’ancien continent : parvenant à Londres sous forme de négatifs, ceux-ci échappent aux importants droits de douane que doivent acquitter les positifs entrant en Angleterre. Aussi, maintenant, il n’est pas un documentaire en couleurs projeté dans les salles européennes par un Mickey qui ne soit passé d’abord par le laboratoire de Drayton.
Une pelouse où déjà naissent les primevères, un escalier de briques et d’acier : je suis dans le bureau de M. K. Harrisson, le directeur de l’usine qui dresse, aux confins de la banlieue industrielle, ses bâtiments aux lignes sobres, sa haute cheminée sur laquelle les lettres TECHNICOLOR s’inscrivent noir sur blanc.
La prodigieuse perfection de cet usine ne se révèle pas seulement dans les tirages de la pellicule en couleurs mais aussi bien au sous-sol, dans le chargement des chaudières que sur la terrasse, dans la machine à laver l’air : celui-ci ne doit pas contenir la moindre poussière pouvant se coller sur l’émulsion ; il doit être suffisamment humide et rester toujours exactement à la même température afin que la bande ne risque pas de s’allonger ou de se contracter sous l’influence du chaud ou du froid ; la question du repérage est, en effet, essentiel dans ce minutieux travail ; qu’au cours d’une de ses multiples opérations l’une ou l’autre de ses couleurs superposées vienne à déborder légèrement l’image, et l’erreur d’un dixième de millimètre sur la pellicule apparaîtra énorme à la projection.
J’ai donc visité les chaufferies, les laboratoires où sont préparés les couleurs, les ateliers où l’on voit le film passer et repasser mille fois, successivement noir, rouge, jaune, bien… pour arriver enfin à la salle de projection où, sur deux écrans jumelés, des techniciens comparaient un dessin animé dont le tirage venait d’être achevé, avec l’original américain.
J’ai appris que la Technicolor-Camera enregistrait simultanément trois films. Un seul est placé devant l’objectif ; l’image parvient aux deux autres par l’intermédiaire de prismes destinés à sélectionner les couleurs. Quand on ouvre devant lui cet appareil de prise de vues, l’amateur le moins averti comprend aisément que son prix de revient soit tel qu’il n’en existe actuellement que seize dans le monde douze en Amérique et quatre en Angleterre.
L’une de ces bandes est destinée à recevoir le bleu, la seconde le jaune, la troisième le rouge. De la première, on tire d’abord un positif en noir, puis, par des procédés qui constituent à proprement parler le « secret » de Technicolor, on tire la même bande en bleu et les deux autres en jaune et en rouge.
La partie la plus délicate du travail commence : elle consiste à faire passer le premier positif — noir et blanc — contre la pellicule jaune ; à renouveler l’opération avec la bande bleue, enfin avec la rouge. On obtient ainsi un film dans les images duquel les quatre éléments sont mêlés de telle sorte que les moindres demi-teintes se rencontrent et que la bande que nous voyons s’enrouler sous nos yeux donne l’illusion de la réalité, illusion qui paraîtra bien plus frappante encore à la projection.
Nous avons, pour ne pas aligner de fastidieuses explications techniques, schématisé sommairement les opérations innombrables qui font du film en couleurs au moins autant une création de la chimie que de la physique, car l’habileté des manipulateurs joue un rôle si important que les mots « couleur naturelle » semblent privés de sens, tant il est facile de renforcer ou d’abaisser tel ou tel ton.
Mais, demandera-t-on, le procédé Technicolor est-il le seul actuellement, en usage ? Certes, non, il en existe un grand nombre d’autres : nous connaissons les dessins animés de Gaspar Color, dont les couleurs sont souvent subtiles ; le procédé Keller-Dorian, qui a fait ses premières expériences en France, a été abandonné par les producteurs en raison des difficultés de tirage des positifs, il est maintenant utilisé avec succès par de nombreux amateurs ; la firme Francita a obtenu, elle aussi, des résultats remarquables, mais ses films ont l’inconvénient de ne pouvoir être projetés avec les appareils actuellement en service, puisque l’image est colorée à la projection ; ceux de Technicolor, par contre, sont immédiatement utilisables, mais la complexité des opération d’enregistrement et de développement augmente considérablement les prix de revient. Aussi, est-ce avec enthousiasme qu’a été accueillie l‘annonce qu’une technique dérivant de celle-ci, mais infiniment plus simple, car elle n’utilise qu’une seule pellicule, venait d’être mise au point.
On assure même que si la Société Technicolor n’a pas encore mis dans le commerce ces brevets — dont elle serait copropriétaire avec la maison Kodak — c’est qu’elle attend d’avoir amorti ses caméras à trois bandes et ses usines de tirage de Hollywood et de Londres.
Si, comme on le prétend, les nouveaux procédés voient le jour l’an prochain, il semble bien que l’ère de la couleur s’ouvrira alors réellement, non seulement dans les pays anglo-saxons, mais dans le monde entier.
Le moment nous a donc semblé bien choisi pour ouvrir sur ce sujet brûlant une consultation qui s’adressera à la fois à des artisans du cinéma et à des peintres. Nous en commencerons la publication en donnant la parole, la semaine prochaine, à René Clair et à Alexandre Korda.
(A suivre.)
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Une enquête sur le cinéma en couleurs
L’OPINION de RENÉ CLAIR et d’ALEXANDRE KORDA
paru dans Pour Vous du 13 avril 1938
Si nous commençons cette consultation sur le film en couleur en donnant la parole à René Clair, ce n’est pas seulement parce que son nom s’impose quand il s’agit d’innover, c’est aussi parce que la clarté de ses vues, la netteté de ses opinions m’ont frappé au cours des nombreuses conversations que j’ai eues avec lui, à Londres et à Paris, sur le problème qui nous occupe.
Depuis qu’il a achevé « Break the News », il a travaillé à deux scénarios : l’un est inspiré du livre de Priestley, « Un héros », l’autre, qui est une sorte de féerie moderne, est destiné à être réalisé en couleurs. Alors que ses confrères français ne possèdent pas encore les moyens de tourner des films en couleurs, l’auteur de « Fantôme à vendre », en effet, travaillant en Angleterre, a la chance d’avoir à sa disposition les « Technicolor Caméras » et les laboratoires de Drayton.
René Clair attache, on le sait, au montage une importance capitale ; mais il ne le conçoit pas comme une opération faite après coup, quand le cinéaste se trouve en présence de quelques kilomètres de pellicule impressionnée dans laquelle il est libre de choisir. Non, un film exige pour lui un travail préparatoire de plusieurs mois au cours duquel le découpage est poussé de telle sorte que la mise en scène se ramène ensuite à une besogne d’artisan soigneux et précis.
Cette méthode qu’il emploie pour le noir et blanc, on conçoit qu’elle lui paraisse plus indispensable encore pour la couleur. En effet, si, dans le film ordinaire, un découpage imparfait peut être modifié au montage, il ne saurait en être de même pour la couleur, puisque, fixée une fois pour toutes, elle ne peut plus être changée quand les prises de vues sont terminées.
Or le montage de la couleur est un élément capital de cette nouvelle technique. Certes, jusqu’ici, les films que nous ont envoyés les Américains et les Anglais recherchent des effets assez gros. On multiplie les étoffes chatoyantes, les décors bariolés, les éclairages éclatants, sans se rendre compte que cette profusion engendre autant de monotonie que si les comédiens ne cessaient de hurler ou si une tempête se déchaînait de la première à la dernière image. Et René Clair pense que la loi de progression, celle des contrastes, qui régissent le montage d’un film en noir, doivent être plus strictement respectées encore dans les bandes en couleurs.
C’est dire que la place que certains assignent au peintre — à moins que celui-ci ne conçoive et ne dirige la réalisation — ne lui paraît pas essentielle. Un peintre pourra composer une scène avec un sens très juste de l’harmonie des tons, de l’équilibre des masses colorées ; mais, pour l’ensemble, il devra se soumettre aux volontés du metteur en scène dont le rôle ne consiste pas seulement à séduire un instant le regard du spectateur, mais qui doit l’intéresser à une action précise, et concevoir chaque tableau en fonction de ceux qui le précèdent ou qui le suivent.
En tout cas, pour lui, la couleur ne causera pas une révolution comparable à celle de la parole qui bouleversa, on le sait, du jour au lendemain, les règles de la dramaturgie cinématographique. Et de même qu’au début du parlant il soutint que le mot devait rester le serviteur de l’image, de même, aujourd’hui, René Clair pense que la couleur n’est pas l’essentiel. Il voudrait réagir contre les excès dont nous avons vu trop de témoignages : ce n’est pas, estime-t-il, dans le film réaliste que la couleur est appelée à jouer un rôle capital, c’est dans le domaine du dessin animé, héritier de cette tradition féerique dont Georges Méliès fut l’initiateur et que Walt Disney porte à des sommets merveilleux. Il est certain que celui-ci, dans « Blanche neige et les sept nains », a tiré de la couleur des effets qu’on ne saurait demander à un film photographique, et les atmosphères suaves qui entourent la petite princesse ou celles méphitiques dans lesquelles apparaît la reine nous frapperaient infiniment moins si elles étaient réalisées en blanc et noir.
On peut prévoir que le jour où René Clair abordera la couleur, il fera à la nature le minimum de concessions ; ce qu’il lui demandera, ce n’est pas, en effet, de reproduire la réalité, et s’il ne peut réaliser son film entièrement au studio il n’hésitera pas, m’a-t-on dit, à « peindre le paysage ».
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Si Korda n’a tourné lui-même aucune bande en couleurs, du moins, en qualité de la London Films, a-t-il donné à plusieurs metteurs en scènes l’occasion de s’essayer dans cette nouvelle technique. Plusieurs films en couleurs ont déjà été tournés à Denham et nous verrons bientôt « The Drum » et « Over the Moon ».
Dans son bureau aux murs ornés d’un paysage montmartrois d’Utrillo et d’un portrait peint par son frère Vincent, Alexandre Korda a répondu sans réticence à mes questions :
— Il y aura toujours des films en noir, me déclare-t-il nettement quand je lui demande si l’entrée de la couleur dans le domaine du cinéma lui paraît aussi importante que l’arrivée de la parole.
» Non, continue-t-il, la couleur n’est pas une révolution comparable à celle du son : ce n’est qu’un élément de plus entre les mains du metteur en scène. Mais le cinéma n’est pas tellement riche qu’il puisse se passer de cet atout, et je suis persuadé que certains films gagneront beaucoup à être réalisés en couleurs.
» Les gens cultivés ont critiqué les premières tentatives qui ont été faites, mais ce sont les mêmes qui ont boudé les premiers talkies, comme ils avaient médit d’ailleurs jadis du phonographe…
— Je sais que vous avez confié le département de la couleur, à la London Film, à votre frère Vincent, qui a étudié la peinture à Paris : pensez-vous que les peintres aient un rôle important à jouer dans ce domaine ?
— Le cinéma représente un travail complexe, collectif, et, de même qu’un bon metteur en scène de théâtre peut diriger les acteurs devant la caméra, de même un bon décorateur pourra être utile pour composer les scènes ; mais il est bien évident que le cinéma en couleurs n’a rien de commun ni avec la peinture ni avec la nature.
— L’expression « couleur naturelle » couramment employée vous semble donc impropre ?
— Evidemment : l’art est artifice et la couleur au cinéma ne peut pas, ne doit pas être naturelle. »
Sur plus d’un point, on le voit, les opinions d’Alexandre Korda coïncident avec celles de René Clair ; mais peut-être, la semaine prochaine, aurons-nous l’occasion de donner d’autres sons de cloche.
G. Charensol
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Une Enquête sur le cinéma en couleurs
L’OPINION DE FERNAND LEGER ET DE VERTES
paru dans Pour Vous du 20 avril 1938
FERNAND LEGER
Après avoir demandé à deux metteurs en scènes, René Clair et Alexandre Korda, ce qu’ils pensaient du cinéma en couleur, nous avons voulu donner la parole aux peintres. Les deux artistes que nous sommes allé interroger sont aussi dissemblables que possibles : Fernand Léger est parti du cubisme pour tenter de rendre à l’objet sa signification ; portraitiste aigu, Vertès (Marcel. ndlr) est le traducteur des élégances les plus modernes et les plus raffinées.
Si j’ai voulu avoir leur opinion plutôt que celle de Picasso, de Matisse ou de Van Dongen, c’est que l’un et l’autre ont beaucoup travaillé pour le cinéma : Vertès fut le décorateur du « Roi Pausole » de Granovsky, cependant que Fernand Léger, après avoir collaboré à « la Roue » d’Abel Gance, a composé lui-même un film d’avant-garde, « Ballet mécanique » ; nous lui devons également les meilleurs décors de « l’Inhumaine », de Marcel L’Herbier et de « la Vie future », de Wells.
Dans son atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs, haut perché au sommet d’un vertigineux escalier, j’ai demandé à Léger :
— Les peintres ont-ils un rôle à jouer dans le cinéma en couleurs ?
— Assurément. Il est toujours facile de mettre du bleu, du rouge, mais dès qu’il s’agit de doser les gris, c’est autre chose. Les auteurs des films que nous avons vus jusqu’ici ne se doutent pas que dans une composition il y a soixante-dix pour cent de gris et seulement trente pour cent de couleurs.
» Les moyens qu’ils ont à leur disposition sont trop grands et il est nécessaire que le peintre vienne mettre de l’ordre dans tout cela. Il freinera le gaspillage et, même au point de vue commercial, le film y gagnera.
— Mais ce rôle du peintre, comment le concevez-vous ?
— Ce qui me paraît essentiel, ce sont les atmosphères : un film idyllique comme « Lac aux dames » devra utiliser des tons doux et nuancés ; une œuvre tragique telle que « Crime et châtiment » accumulera les gros bleus, les rouges, les violets ; même dans certaines scènes, le noir et la couleur seront juxtaposés.
» En somme, il faut chercher des rapports de ton qui accusent le caractère du film et créer une poétique de la couleur. Alors que les artistes qui ont voulu faire entrer la « poétique » dans la peinture se sont cassé le nez, de telles créations seront possibles au cinéma.
» Le public est romantique, il va au cinéma pour être ému, secoué ; grâce à la couleur, ses impressions seront plus fortes, et, si on nous fait confiance, il est certain que nous ajouterons au film des éléments qui le renforceront. »
Fernand Léger a également en projet des films d’avant garde dans lesquels, toutefois, la couleur ne jouera pas un rôle plus important que le mouvement, le son ou la lumière. Un moment aussi il a pensé au dessin animé, mais l’extrême perfection à laquelle atteint un Walt Disney l’a détourné d’une compétition où les Français seront toujours handicapés par la médiocrité des moyens techniques mis à leur disposition.
VERTÈS
Vertès est d’origine hongroise. Il est né à Budapest où, tout jeune, il a fait la connaissance d’Alexandre Korda. Ces deux amis d’enfance n’avaient jamais eu l’occasion de travailler ensemble jusqu’au jour où Korda décida de réaliser en couleurs « Bicycle made for two », qui est tiré d’une œuvre de Sheriff et que René Clair avait songé à tourner quand il faisait encore partie de la London Film. Il engagea Vertès, et celui-ci, depuis plusieurs mois, travaille à ce film. On conçoit donc qu’au cours de ses recherches il se soit fait, sur le rôle du peintre au cinéma, des opinions précises ;
— Si on regarde les premiers films en couleurs, me dit-il, on constate qu’on est exactement au point où était le parlant à ses débuts, à l’époque où on était enchanté d’entendre le bruit d’une porte qui se ferme… Aujourd’hui aussi, on abuse de la couleur, on est ravi de donner l’impression tactile d’un velours, d’un lamé, et cette palette enragée détermine chez le spectateur un violent mal de tête. Mais, de même que de véritables écrivains sont venus au cinéma parlant, de même de véritables peintres viendront au film en couleurs.
— Quelle sera alors exactement la place qui leur sera assignée ?
— Analogue à celle du musicien. Celui-ci, quand il écrit la partition d’un film, ne jette pas des notes au hasard, il sait se soumettre à la continuité. Le peintre, lui aussi, devra se livrer à une véritable orchestration de la couleur, prévoir des ensemble gais ou tristes suivant que l’action sera légère ou dramatique, etc.
— De quelle façon préparez-vous le film auquel vous travaillez ?
— J’ai fait d’abord des milliers de petits croquis. Je les ai étalés devant moi et j’ai fait mon montage exactement comme si j’avais composé un ballet. Vincent Korda, qui s’occupe de ce département chez son frère, a été peintre jadis, il comprend admirablement tout cela. Il m’avait d’abord proposé de faire les costumes de « Bicycle made for two », mais j’ai pensé que le rôle du peintre devait être plus important et, comme une partie du film se passe dans un music-hall, j’ai composé moi-même entièrement tout ce morceau.
» Je comprends que René Clair considère comme secondaire le rôle du peintre. Mais il est un novateur et on ne peut le donner en exemple. Par contre, combien d’excellents cinéastes qui n’ont aucun sens des couleurs trouveront dans le peintre un collaborateur indispensable. Tous, certes, ne sont pas faits pour ce travail, mais de même qu’en leur demandant des décors de théâtre on a révélé à eux-mêmes les dons de nombre d’entre eux, de même le cinéma en couleurs saura susciter des vocations et ce sera pour la peinture une renaissance.
— Quel avenir voyez-vous à la couleur ?
— Celle-ci apportera dans le cinéma des modifications aussi importantes que la parole. Je suis persuadé que d’ici à deux ans on ne verra plus une seule bande en noir. Et les peintres auront si bien imposé leur vision qu’on reconnaîtra dans un film leur style exactement comme on le reconnaît dans un tableau. Car le cinéma, pas plus que la peinture, ne doit copier la vie : la couleur, comme le son, sera une transposition, tout sera tourné au studio et les paysages eux-mêmes seront recomposés.
» Oui, c’est un champ d’action inattendu et immense qui s’ouvrira aux peintres, actuellement si mal traités. »
G. Charensol
(La fin au prochain numéro.)
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Une Enquête sur le cinéma en couleurs
Alexandre Arnoux, Carlo Rim, Henri Chomette
paru dans Pour Vous du 27 avril 1938
Après avoir interrogé des metteurs en scène et des peintres, sur les problèmes si complexes que pose l’introduction de la couleur dans un domaine où régnait jusque-là le blanc et noir, nous avons voulu avoir l’opinion de quelques hommes moins engagés dans le débat.
Parmi les écrivains d’aujourd’hui, Alexandre Arnoux est, de tous, celui qui, dès l’origine, a porté au cinéma l’attention la plus sympathique ; de plus, il a collaboré à de nombreux films en qualité de conseiller ou de scénariste et nul, assurément, n’était mieux désigné pour nous donner une opinion impartiale.
ALEXANDRE ARNOUX
— Que pensez-vous du cinéma en couleurs naturelles ?
A ma question, Alexandre Arnoux répond par une autre question :
— Qu’appelle-t-on couleurs naturelles ?
Et il me démontre que, non seulement personne ne voit les couleurs de la même manière, mais encore que, devant un spectacle coloré, chaque spectateur élimine la plupart des tons qu’il a sous les yeux pour ne s’attacher qu’à ceux qui l’intéressent : il est bien évident que le mécanicien qui regarde à travers le hublot de sa locomotive ne s’occupe ni du vert des arbres, ni du rouge des toits, mais seulement du vert ou du rouge du signal qui lui indique si la voie est libre.
— Dans un film parlant, me dit Alexandre Arnoux, on a commencé par capter tous les sons. Puis, peu à peu, on s’est efforcé de les sélectionner. De même pour le cinéma en couleurs : après l’amusement que nous procurent les premiers films ainsi réalisés, on arrivera à l’élimination, à la stylisation, au groupement des couleurs. Il ne faut pas oublier que, devant un film, les spectateurs ont tendance à se substituer aux personnages ; ils entendent et voient ce que leurs héros voient et entendent. Or, ceux-ci éliminent nécessairement une grande quantité de sons et de couleurs pour ne retenir que ce qui est nécessaire à l’action.
Rien n’est plus faux que le désir actuel de tout enregistrer sans choix. C’est pourquoi le mixage, qui permet de remettre le son en place par rapport à l’image, deviendra également une nécessité pour la couleur, et le temps n’est pas loin où le metteur en scène dira au technicien : « Tel ton est important ; arrangez-vous pour que, dans cette scène, il ressorte au détriment des autres. »
— Croyez-vous que ce technicien sera un peintre ?
— Je ne le pense pas, car chaque art possède quelque chose d’essentiel qui ne peut passer dans un autre ; l’art total n’existe pas. La peinture étant statique, le peintre aura tendance à dire à la comédienne vêtue d’une robe éclatante : « Ne bougez pas, la tache que vous représentez est parfaitement en place. » Or, ce qui importe, ce n’est pas la couleur en soi, mais le développement de l’action et c’est en fonction du film que la couleur doit être traitée.
— Croyez-vous que la révolution apportée par le cinéma en couleurs soit comparable à celle que nous avons connue avec le parlant, il y a dix ans ?
— En cette matière, jouer les prophètes est difficile. Il ne me semble pas pourtant que l’importance des deux inventions soit égale : le son était un élément complètement nouveau et déterminait cette réforme formidable qu’est la suppression du sous-titre. Tandis que la couleur se contente de perfectionner une chose que nous avons déjà : l’image. Peut-être la mise au point du relief sera-t-elle un événement plus important. En effet, on peut assimiler le cinéma actuel au dessin et le film en couleurs à la peinture, alors que le relief fait penser à la sculpture, qui appartient à un domaine tout à fait différent.
CARLO RIM
Carlo Rim, qui vient du dessin, est arrivé au cinéma par le canal du journalisme. Il est aujourd’hui un de nos meilleurs scénaristes et vient de réaliser lui-même son « Hercule ».
C’est donc à l’ancien membre du Salon de l’Araignée autant qu’à l’auteur de « Justin de Marseille » que j’ai demandé :
— Les dramaturges, les lyric-men, les vaudevillistes se sont jetés comme des sauterelles sur le cinéma depuis qu’il parle. Maintenant qu’on annonce la couleur, allons-nous assister à l’invasion des portraitistes, des natures-mortiers et des aquarellistes ?
— Le cinéma en couleurs sera à la peinture, m’a répondu Carlo Rim, ce que la course à pied est à la belote. La peinture, art statique, pourrait-elle se conformer sans péril au mouvement qui déplace les lignes ? Qui oserait prétendre que « La ronde de nuit », « L’entrée des Croisés à Constantinople », « L’enterrement à Ornans » ne cesseraient soudain d’être ce qu’ils sont s’ils s’animaient sous nos yeux ?
» Je sais que des peintres, et non des moindres, ont travaillé pour le théâtre. Mais, ce faisant, Picasso, Derain, Bérard, Dufy composaient leurs spectacles, geste par geste, couleur par couleur, avec la collaboration du metteur en scène et du musicien, comme une sorte de tableau vivant. Et ils n’avaient pas à redouter le montage, cette salade de la dernière heure, qui eût été si préjudiciable à leurs ouvrages.
» Evidemment, nous pouvons nous attendre à lire bientôt des noms de peintres sur les façades de nos cinémas, et, tandis que Carné s’adressera à Rouault, Allégret à Marie Laurencin et Renoir à Vlaminck, Hugon mobilisera les Artistes Français. Mais, n’en doutons pas, après avoir quelque temps piétiné les palettes de ces messieurs, le cinéma, s’avisant qu’il fait fausse route, échappera à ses nouveaux parasites comme il a échappé, quoi qu’on dise, à Henry Bataille et à Brieux. Certes, nous verrons un nouveau « Caligari » parce que les peintres nous le doivent, mais s’il est vrai que « Caligari » était un chef-d’œuvre, c’était à coup sûr une erreur, et je lui préférerai toujours les trois dernières bobines de « La charge de la Brigade légère ».
» Il y aura demain des peintres de l’écran comme il y a déjà, aujourd’hui, des auteurs de l’écran. Nous savons qu’il existe, pour le cinéma, un langage elliptique et précis avec son vocabulaire et sa syntaxe propres. Qu’une génération nouvelle monte, formée au seul cinéma, libre de préjugés et de contraintes, et l’on rira de nos adaptations timides si bêtement respectueuses.
HENRI CHOMETTE
Jusqu’ici, Henri Chomette est, sans doute, le seul metteur en scène français qui ait abordé le problème de la couleur. En effet, en 1928, il fut engagé par la Société Keller-Dorian, qui mettait alors au point un procédé de film en couleurs directes. Les résultats ne correspondirent pas aux espérances, mais Henri Chomette put tourner cependant avec ces appareils plusieurs documentaires qui lui révélèrent à quel point l’expression « couleurs naturelles » est erronée. Il constata que certaines teintes venant beaucoup mieux que d’autres, le metteur en scène était forcément amené, non point à copier le réel, mais à le transposer. Quant au peintre, l’auteur des « Jeux des reflets et de la vitesse », me dit :
— Son rôle ne sera pas plus important que celui du décorateur et du costumier dans le film en noir, il faut donc souhaiter que les peintres ne tombent pas dans les erreurs qu’ont commises les auteurs dramatiques quand ils ont dit, en voyant apparaître le micro : « Le cinéma est à nous. »
» Logiquement, la couleur aurait dû venir avant la parole, car elle reste sur le plan de l’image, alors que le son nous amène des éléments totalement étrangers à l’écran. D’ailleurs, au temps du muet, la couleur aurait bénéficié d’un champ incomparablement plus vaste et la limitation qu’impose le dialogue tuera dans l’œuf nombre des recherches qu’on aurait pu tenter. »
CONCLUSIONS
Si au cours de cette brève consultation, les peintres et les metteurs en scène ont paru s’opposer, cette contradiction est plus apparente, sans doute, que réelle car les uns comme les autres pensent que le metteur en scène doit toujours garder la première place.
La question de l’atmosphère et celle du montage de la couleur paraissent essentielles à tous, et la majorité estime que la révolution apportée par la parole dans un domaine jusque-là muet ne se reproduira pas avec l’arrivée de la couleur dans le monde du noir et blanc.
G. Charensol
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Pour en savoir plus :
Extrait d’une scène de Becky Sharp (1935) de Rouben Mamoulian avant/après restauration.
Extrait avec Tino Rossi de La Belle Meunière, le premier film couleur de Marcel Pagnol en 1948.
La bande annonce de la version restaurée de Jour de fête de Jacques Tati (1947).
Technicolor et les débuts de la couleur : les studios et le Technicolor. Conférence de Céline Ruivo (La Cinémathèque française) (2016).
Passionnant voyage aux pays des pensées et réflexions diverses en couleurs.
Quelle aventure a t on envie de dire, ainsi que l’énoncé de quelques fulgurances.
Nous qui vivons dans un univers miniaturisé ne pouvons être qu’admiratifs devant tellement de détermination vers le but recherché !
On comprend mieux pourquoi Vivien Leigh et Olivia de Havilland avaient surnommé la caméra Technicolor “le monstre” sur le tournage de Gone With The Wind !!!