Au début de l’année 1927 eut lieu un cycle de conférences qui s’est déroulé au Collège libre des Sciences sociales, 28 rue serpente dans le 6°arrondissement de Paris (l’actuel Maison de la Recherche de la Sorbonne). Il avait comme thème “Le Cinéma dans la vie et la pensée moderne” et avec notamment la participation du critique Léon Moussinac et du cinéaste Marcel L’Herbier.
Mais c’est la conférence de René Clair (du 18 février 1927) qui nous intéresse plus particulièrement car elle a été publiée sur plusieurs numéros de Cinémagazine au printemps 1927 (les 11 Mars, 25 Mars, 1 Avril et le 15 Avril). Elle est remarquable comme pouvez le lire ci-dessous.
Il perçoit notamment ce qui est Le grand péril du cinéma, c’est qu’il est une industrie.
René Clair écrit : “Un grand industriel, un grand commerçant, peuvent mener leur industrie ou leur commerce avec génie. Mais on ne leur demande pas leur avis sur Shakespeare ou sur Lautréamont. Le cinéma est mené par des commerçants à qui leur chiffre d’affaires permet de diriger même l’esprit du film et son évolution. Ces commerçants ne veulent pas s’occuper uniquement de chiffres. Ils ont, comme tout le monde, des goûts artistiques et, naturellement, ces goûts leur semblent les meilleurs. Ils les imposent. Et ceux qui pourraient véritablement faire du film une oeuvre d’art doivent suivre les directives de ceux qui ne sont véritablement compétents qu’en commerce.”
Plus loin, il insiste sur cette vérité première, que beaucoup de cinéastes modernes ont perdu, c’est que “l‘art qui sort de cet appareil (la caméra. ndlr) doit donc être un art visuel et un art de mouvement.” Mais ce n’est pas tout, René Clair n’est pas dupe des contraintes qui s’impose au réalisateur et reconnait que “le temps est rapidement vainqueur de notre œuvre éphémère », vous comprendrez pourquoi en lisant ces lignes. Il a la prescience d’écrire “Résignons-nous à n’être que les artisans d’œuvres éphémères” car “nos films sont seulement des essais”. René Clair a bien compris en 1927 qu’il fait partie d’une “génération sacrifiée des artisans de l’écran qui, les premiers, ont su entrevoir, mais entrevoir seulement, ce que leurs successeurs réaliseront.”
Finalement il fait le bilan de ce qu’est devenu le cinématographe en 1926 :
“Il y a, d’un côté, des réalisateurs qui tirent d’un sujet une suite d’images plus ou moins théâtrales, encadrées de nombreux sous-titres et, de l’autre, ceux qui tentent d’exposer une action grâce à des moyens purement visuels et plus expressifs que de longues phrases. Les premiers auront beau construire les plus somptueux décors, faire jouer les meilleurs interprètes, ils ne feront jamais qu’illustrer une histoire qui serait plus compréhensible si elle était écrite dans un livre. Les autres, d’un sujet parfois insignifiant, feront naître un drame qu’aucun mode d’expression artistique n’aurait pu rendre plus émouvant.”
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Mais nous ne voulons pas trop dévoiler ce texte et vous laissons découvrir cette conférence de René Clair.
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A notre connaissance ce texte est inédit et a été seulement repris en 1946 dans l’Anthologie du Cinéma de Marcel Lapierre (La Nouvelle Edition).
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Pour terminer, soulignons que René Clair a déjà fait une conférence sur ce thème à Bruxelles quelques semaines auparavant comme le relève Comoedia qui en publie les grandes lignes dans son édition du 8 janvier 1927.
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Bonne lecture !
“Le Cinématographe contre l’Esprit” par René Clair
Paru dans Cinémagazine du 11 mars 1927
Conférence prononcée par M. René CLAIR au Collège libre des Sciences sociales, le 18 Février 1927.
« Je veux bien croire que nous aurons de bons films. Ce sera exceptionnel. Car le cinéma n’est pas dans la race. Toutes les races n’aiment pas tous les arts, n’est-ce pas ? Eh bien, la France qui aime la poésie, le roman, la danse, la peinture, ne sent pas la musique, n’aime pas la musique, ne connaît pas la musique…
« …Je vous dis — nous verrons si l’avenir le dira aussi — que la France a aussi peu le sens du cinéma que de la musique. » (1).
(Louis DELLUC. 1918)
MESDAMES, MESSIEURS,
Les quelques idées que je vais exprimer devant vous, je ne prétends point qu’elles possèdent une valeur définitive. Le cinématographe vit sous le signe du relatif. Les auteurs, les acteurs, les oeuvres et les idées qu’elles suggèrent, passent rapidement. Il semble que le cinématographe, machine à capter les minutes de vie, ait voulu défier le temps et que le temps prenne une terrible revanche en traitant à l’accéléré tout ce qui se rapporte à l’écran. Ce que nous pouvons dire aujourd’hui sera sans doute insuffisant ou controuvé avant peu… Cependant la situation du cinématographe, son évolution prodigieuse, son état présent, nous imposent de garder notre sang-froid et de réfléchir. Le cinématographe est entré en lutte contre l’esprit. C’est à l’esprit de
rester lucide et de se défendre.
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Le cinématographe souffre, aujourd’hui, d’un mal de croissance. Le succès qu’il a remporté a exigé la diffusion sans cesse grandissante de ses films.
Ils ont touché ou toucheront demain les couches les plus basses des peuples les plus lointains. En revanche, il a fallu que l’esprit artistique de cette matière se range au niveau des cerveaux les moins éveillés, s’abaisse aux formes les plus inférieures de la compréhension.
Succès oblige, dit-on. Nous dirons, nous, que cet art, qui, le premier, a dû s’appuyer sur l’argent, périra par l’argent, s’il ne se déprend pas de son tyrannique protecteur. Si le cinématographe ne peut plus être qu’une machine à faire des bénéfices, il devra toujours descendre vers le goût le plus vulgaire.
Des lois néfastes le régissent déjà et nous connaissons cette triste « standardisation » de la production par laquelle certains rêvent de discipliner le film.
Demain, toute innovation semblera un péril et toute valeur exceptionnelle sera ce défi que semble toujours porter à la médiocrité, le génie ou le progrès.
Comment pourrait naître un autre Charlie Chaplin ?
Dès maintenant, le cinématographe, grandiose mécanique mondiale, est devenu plus fort que l’esprit humain qui le créa ; et l’esprit créateur, l’esprit d’évolution est entraîné dans la routine de ses rouages. C’est en ce sens que nous pouvons dire que le cinématographe, réel et non idéal, celui que nous subissons et non celui que nous désirons, se dresse contre l’esprit.
Remarquons, en passant, qu’aujourd’hui diverses formes d’art tendent à reconquérir la valeur transcendante qu’elles avaient perdue au cours du siècle dernier. On recommence à comprendre (ce que le XVII° siècle établit parfaitement) que l’art est, en partie, « affaire d’initiés » comme la science, et qu’il ne peut subir qu’une dictature : celle de l’intelligence. Ce qui fait vivre l’art ce n’est point l’assentiment universel — dont il n’a cure — mais l’approbation des formes supérieures de l’esprit. Quand les dramaturges du XVII°siècle nous parlent avec respect du jugement que le public porte sur leurs oeuvres, quand Pascal lui-même cherche à plaire, il ne faut pas oublier que ces auteurs entendaient par « public » ce que nous nommerions « élite » et que « l’apologie du christianisme » ne visait point à plaire aux débardeurs.
Le bon sens était, à cette époque, le sens de l’humaniste et non celui de l’ignorant. Mais le XIX° siècle a détruit ces distinctions et, depuis ce temps, n’importe qui ose juger n’importe quelle œuvre, au nom du bon sens, masque commode qui, désormais, couvre souvent la pire vulgarité d’esprit.
Aujourd’hui la réaction a commencé. L’esprit s’empare à nouveau des directions de l’art ; et le goût du public, ayant commis un bon nombre d’erreurs sensationnelles et que le temps a condamnées, n’est plus jugé infaillible.
La grande foule commence à admettre, sans comprendre, que certains tableaux modernes qui ne représentent pour elle que taches informes, soient précieux à d’autres yeux. L’Exposition des Arts décoratifs, malgré des erreurs inévitables, a forcé le goût rebelle du public, et fait entrer le meuble moderne jusque dans les ateliers des fabricants. La poésie s’enrichit de secrets et ne dévoile plus ses charmes qu’à ceux qui sont dignes de les goûter. On pourrait multiplier les exemples… Dans toute l’Europe, séparée de son passé par quatre années de guerre, se manifeste une sorte de renaissance des arts dont nous ne voyons que les débuts.
Seul, le cinématographe, qui, à tous les échos, se proclame un art, résiste au mouvement et prétend suivre docilement les goûts de la foule qu’il devrait prévenir et diriger. Quand je dis le cinématographe, je ne parle pas de ses exceptions, mais de la forme que lui donne la majorité de ses dirigeants. C’est à eux que je veux en venir. Ces industriels et commerçants répondent à nos plaintes : « Le film ne vit que par notre argent. L’art du film n’existe pas sans notre argent. Il est donc juste que nous demandions au film d’être, avant tout, une affaire qui fasse prospérer cette base du cinéma qu’est l’argent. »
Jusqu’ici nous sommes d’accord. Ces industriels sont dans leur droit. Ils veulent, avant tout, faire de bonnes affaires. Il serait puéril de leur demander de tenir un autre langage. Mais, où nous ne nous accordons plus, c’est s’ils prétendent que le film doit servir uniquement à « faire de l’argent ». Qu’il serve à cela, avant tout, soit ; mais qu’il doive servir uniquement à cela, non. Le cinématographe aura-t-il le destin qu’il mérite, s’il ne sert plus demain qu’à enrichir quelques trusts internationaux ? Est-ce à devenir seulement le but d’une spéculation, comme il en était déjà tant d’autres dans l’industrie mondiale, que doit tendre une des plus belles inventions humaines ?
Un grand industriel, un grand commerçant, peuvent mener leur industrie ou leur commerce avec génie. Mais on ne leur demande pas leur avis sur Shakespeare ou sur Lautréamont. Le cinéma est mené par des commerçants à qui leur chiffre d’affaires permet de diriger même l’esprit du film et son évolution. Ces commerçants ne veulent pas s’occuper uniquement de chiffres. Ils
ont, comme tout le monde, des goûts artistiques et, naturellement, ces goûts leur semblent les meilleurs. Ils les imposent. Et ceux qui pourraient véritablement faire du film une oeuvre d’art doivent suivre les directives de ceux qui ne sont véritablement compétents qu’en commerce.
Tout a été gâché par l’intrusion de l‘art obligatoire. Vers 1907 on voulut faire du film d’art. De cette idée naquit cette série de films d’un comique facile où l’on voyait le pauvre Mounet-Sully, la pauvre Sarah Bernhardt, bâillant tragiquement sur une toile blanche imperméable aux alexandrins. Puis ce, furent les adaptations : Georges Ohnet, Victor Hugo, Ponson du Terrail, Scribe, Shakespeare, etc.. Des milliers de volumes furent engloutis par la gueule de l’écran. On faisait du neuf avec du vieux. Le concert d’art et celui de commerce se trouvèrent intimement mêlés au grand détriment de l’un et de l’autre. Si le cinématographe était resté ce que ses inventeurs l’avaient fait, c’est-à-dire un instrument d’investigation scientifique et documentaire, cet œil perfectionné aurait trouvé lui-même ses lois, et un art en serait sorti peu à peu.
C’est ainsi que l’automobile, aujourd’hui, ne doit plus rien au carrosse; elle a découvert ses propres règles. Pour le cinématographe, s’il est permis de revenir un instant en arrière et de rêver à ce qui aurait pu être, donnons-nous ce plaisir consolateur…
(A suivre.)
(1) Cette citation de Delluc, datée de 1918, et qui, à certains, semble prophétique, pourrait faire croire que cet essai met en cause le seul cinéma français. Cela n’est pas exact. Le conflit esprit-industrie existe dans le cinéma de chaque nation et ne semble pas près d’être résolu puisqu’il apparaît au début de chaque production cinématographique actuelle.
Pourtant, on ne peut oublier que certaines firmes allemandes admettent dans leurs directions des conseillers artistiques dont les avis sont écoulés par les chefs d’industrie. Quoi de semblable en France et quelles directives artistiques suivons-nous ?
Et l’Amérique elle-même, où l’industrialisme est roi, ne prouve-t-elle pas l’intérêt avec lequel elle suit les progrès artistiques de ses réalisateurs et de ceux de l’étranger ? Ainsi, quiconque voit rêgulièrement la production américaine, a pu remarquer l’évolution accomplie par une partie de cette production depuis l’apparition de L’Opinion Publique. Ce film de Chaplin apportait une formule nouvelle. Son succès commercial fut limité. Cependant, les directeurs américains, attentifs à toute nouveauté, permirent à Lubitsch, à Brovin et à d’autres de suivre la voie indiquée par Chaplin. Et le film dramatique américain qui piétinait depuis Griffith et Ince, fit un nouveau progrès.
Quel directeur français — je pose la question sans ironie, mais avec quelque tristesse — comprit que L’Opinion Publique apportait une formule nouvelle et encouragea ses collaborateurs à suivre ce progrès ?
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“Le Cinématographe contre l’Esprit” par René Clair
Paru dans Cinémagazine du 25 mars 1927
Retournons, s’il vous plaît, à la naissance du Cinéma. « Le cinématographe, dit le dictionnaire, est un appareil destiné à projeter sur un écran des vues animées ». L’art qui sort de cet appareil doit donc être un art visuel et un art de mouvement. Un art nouveau en somme et pour lequel il aurait fallu éduquer, en même temps que les artisans, les spectateurs. Vous savez que l’on n’en a rien fait. On a voulu, dès son enfance, placer le cinéma sur le même plan que le théâtre, vieux de deux mille ans. Cette grossière erreur a produit les fruits que vous connaissez : nos films, les meilleurs et les pires.
Si l’on voulait réagir complètement contre cet état de choses déplorable, il faudrait cesser de faire « progresser », comme l’on dit, un art pourri à sa base. Il faudrait envoyer tout le public — et nous aussi — à l’école. Ecole ou plutôt office de nettoyage par le vide. On y débarrasserait nos têtes de tous ces déchets de littérature périmée, de tous ces calmants « artistiques » que nous absorbons dès l’enfance, qui nous empêchent de considérer le monde et l’œuvre d’art d’un œil individuel et compriment notre sauvagerie sensible… Tout cela, danse devant nos yeux, selon les goûts et l’éducation, et brouille la mise au point de notre vue. Or, ce que le cinéma nous demande, c’est d’apprendre à VOIR.
Si l’on pouvait nous traiter par l’oubli, nous serions de beaux sauvages. Devant l’écran, d’abord nu, nous nous émerveillerions des visions élémentaires : feuille, main, eau, oreille. Puis : arbre, corps, fleuve, visage.
Puis : vent dans les feuilles, marche d’un homme, course d’un fleuve, expressions simples de physionomie. En « deuxième année », nous répondrions à des devinettes visuelles. On nous enseignerait de grossiers éléments de syntaxe provisoire. Il faudrait trouver le sens de certaines suites d’images ; comme l’enfant doit deviner peu à peu ce que signifient les sons qu’il entend.
Quelques années plus tard — ou après le passage de quelques générations— on respecterait les règles de la convention visuelle aussi pratique et pas plus arbitraire que la verbale…
Mais il est trop tard. Ne rêvons plus. Il sied d’examiner le cinématographe tel qu’il est devenu. Plaçons-nous sur le terrain où le combat, dont je vous parlais tout à l’heure, s’est engagé. Voyons quelles sont les servitudes de la plupart des auteurs de films. De la conception d’une œuvre cinématographique à sa projection devant le public, le chemin est long et la liberté artistique du réalisateur y subit de rudes épreuves. Suivons-le, s’il vous plaît, dans ce calvaire monotone. Il est bon que le public, troublé par tant de publicité lyrique, nous juge sur des données réelles et sache comment le cinématographe, par le poids de son organisation actuelle, opprime les créations de l’esprit.
D’abord l’argent. On ne dira jamais assez quel rôle capital joue l’argent dans la réalisation d’une œuvre cinématographique. Certains artistes du cinéma feignent de l’ignorer. J’envie leur bonheur. Pour moi, j’avoue que toute conception, toute innovation que je pense à réaliser dans un film, se présente à mon esprit accompagnée d’un cortège de chiffres qui m’oblige trop souvent à renoncer à mes desseins les plus chers. Cet état de choses durera-t-il longtemps ? Oui, sans doute, aussi longtemps que le cinéma lui-même.
Aussi les louanges ou les critiques adressées à un réalisateur devraient-elles toujours tenir compte des moyens matériels dont il a disposé. (Dans notre art, celui qui se distingue par la grandeur de ses réalisations doit être loué, non seulement pour son mérite artistique, mais aussi, pour sa chance ou ses qualités de financier. C’est sans doute fort regrettable, mais il le serait encore plus de se dissimuler cette réalité.)
Quand l’argent nécessaire à la réalisation du film est trouvé, c’est, le plus souvent, pour un dessein médiocre et qui ne doit effaroucher personne.
Ensuite on peut penser que le réalisateur profite de son indépendance et se trouve en mesure d’imprimer librement, à cette œuvre qui ne laisse déjà guère d’espoir, le caractère de sa personnalité. Patience. Le hasard est le dieu du film et son pouvoir nous rappelle à la modestie. La scène tournée dépend du talent de l’artiste, de son humeur, de l’état du temps ou de la puissance des projecteurs, de l’attention de l’opérateur, de la qualité de la pellicule… Les bobines impressionnées sont confiées au développeur dont une seconde de négligence peut dégrader ou anéantir le fruit du travail de plusieurs journées. Quand le film est achevé, sa qualité photographique dépend du tireur, etc.
Admettons que tous ces concours, ce qui n’arrive jamais, aient entièrement satisfait le réalisateur. Il a terminé son œuvre. Il peut la signer. Elle est telle qu’il l’avait conçue après de multiples concessions, ou plutôt — car un film n’est jamais achevé et l’on pourrait toujours recommencer certaines de ses parties — il la considère comme ayant pris sa forme définitive, faute de pouvoir faire mieux.
Il contemple enfin son œuvre. Si elle lui plaît, qu’il se hâte d’en jouir.
La forme actuelle de cette œuvre est éphémère et les jours qui viendront ne feront que l’éloigner de son créateur. La firme à qui le film appartient commence à demander des coupures et des modifications. Les acheteurs étrangers, les directeurs d’exploitation, les directeurs de chaque salle même se croient autorisés à remanier le film qui leur est vendu ou livré comme s’il était bien (2 ).
L’auteur, s’il réclame, est accueilli comme un indiscret. C’est, naturellement, au nom du public que se manifestent tant d’initiatives trop souvent inintelligentes. La censure d’Etat est moins néfaste que les nombreuses censures privées. Ce n’est pas tout. L’œuvre éphémère, morte ou défigurée, passe dans les salles.
Le relativisme, sous le signe duquel l’œuvre cinégraphique est née, joue encore sur elle quand elle apparaît aux spectateurs. La vitesse de la projection, l’accompagnement de l’orchestre modifient continuellement son caractère originel. L’auteur ne peut vérifier dans une ville lointaine l’état de la bande qui, quoique méconnaissable, porte encore sa signature apposée sur la matière périssable…
Le temps achève l’œuvre de destruction. Le film vieillit. Sa technique, l’habit et le jeu de ses interprètes, le style de sa réalisation, tout porte une date.
Voyez ce que le temps a fait des œuvres que nous admirions il y a seulement dix ans. Les plus tristes nous font sourire. Le film vieillit matériellement aussi. Les copies sont usées, criblées de rayures et de taches. Le négatif lui-même se meurt. La gélatine se détache du support de celluloïd. Le temps est rapidement vainqueur de notre œuvre éphémère.
(A suivre.)
(2) « …Et tout cela augmente mon mépris pour les soi-disant malins qui prétendent « s’y connaître ». Car, enfin, voilà une œuvre dramatique déclarée par les directeurs du Vaudeville et Cluny « parfaite », par celui du Français « injouable » et par celui de l’Odéon « à refaire d’un bout à l’autre ». Tirez une conclusion maintenant, et écoutez leurs avis ! N’importe, comme ces quatre messieurs sont les maîtres de nos destinées parce qu’ils ont de l’argent, et qu’ils ont plus d’esprit que vous, n’ayant jamais écrit une ligne, il faut les en croire et se soumettre.
C’est une chose étrange combien les imbéciles trouvent de plaisir à patauger dans l’œuvre d’un autre ! A rogner, corriger, faire le pion !… »
G. Flaubert. (Lettres à George Sand ; Correspondance. Quatrième série, p. -199 ; Bibliothèque” Charpentier)
“Le Cinématographe contre l’Esprit” par René Clair
Paru dans Cinémagazine du 1 avril 1927
Mais cela n’est rien. Il est inutile de s’élever contre ces conditions qui sont celles de l’existence du film d’aujourd’hui. Sans doute l’esprit laisse-t-il peu de lui-même dans ce produit industriel et le peu qui s’y glisse disparaît avec la pellicule. Le film n’enregistre les conceptions de l’esprit qu’au prix de travaux coûteux et les entraîne dans sa mort matérielle. Nous ne connaîtrons pas le bouleversement — aura-t-il jamais lieu ? — qui nous donnera la pellicule négative, aussi peu coûteuse que le papier blanc de l’écrivain, et la pellicule positive aussi durable que le marbre du statuaire ?
Le cinématographe doit donc renoncer à la liberté relative dont jouissent les autres arts. Il doit abandonner aussi la prétention de ces arts qui tendaient à des formes durables ou éternelles. Résignons-nous à n’être que les artisans d’œuvres éphémères. Et si nous éprouvons parfois quelque tristesse à voir ces œuvres imparfaites disparaître en quelques saisons, rappelons-nous sans cesse que nos films sont seulement des essais. Notre tâche est de préparer les matériaux qu’utilisera le cinéma de l’avenir. Nos œuvres ne comptent pas.
La seule œuvre en laquelle nous croyons, c’est l’évolution du cinématographe qui se fait grâce à tous ceux qui l’aiment. C’est une œuvre à laquelle les créateurs de films du monde entier collaborent et, tandis que nos œuvres individuelles périront toutes, cette œuvre unanime ne périra pas.
Nous ne connaîtrons sans doute que l’âge ingrat du cinématographe.
Nous serons sans doute, il faut en prendre notre parti, la génération sacrifiée des artisans de l’écran qui, les premiers, ont su entrevoir, mais entrevoir seulement, ce que leurs successeurs réaliseront. Déjà, grâce aux effort de ceux qui refusent de voir dans le cinéma uniquement un métier routinier, une évolution s’accomplit. Trop lentement pour que nous puissions nous en rendre compte avec netteté, le film se purifie. Depuis une dizaine d’années il tend — dans ses meilleures parties — à se séparer de plus en plus des formes théâtrales et littéraires qui ont opprimé sa jeunesse. Mais, dans tous les pays, et à tous ceux qui se rendent clairement compte de la situation, s’impose le devoir de défendre le cinématographe contre son propre succès, ou plutôt contre l’incompréhension de ceux qui le dirigent.
Car, cet avenir à l’avènement duquel tant d’efforts sont voués, est gravement menacé aujourd’hui. Il ne se réalisera jamais si les forces industrielles et commerciales continuent d’exercer leur pouvoir tyrannique, si elles ne composent pas avec l’esprit créateur sans lequel le cinéma perdrait son âme et périrait en quelque temps.
L’industrialisation a déjà valu au cinéma américain la formule du film en série, du produit fabriqué : deux scénaristes, trois découpeurs, un réalisateur, une armée de directeurs techniques, des monteurs et un superviseur, comme ils disent, collaborent tous à une seule œuvre. C’en est assez pour que le film perde toute saveur, et que, filtré par ces collaborations diverses, le meilleur thème soit dépouillé de son originalité et devienne une matière informe.
L’industrialisation peut, demain, détruire tous les espoirs qu’avait fait naître en nous la découverte du monde des images. Il suffirait d’une invention bien exploitée par des commerçants habiles et bien accueillie par le mauvais goût du public. Je ne parle pas du cinéma en couleurs (quoique sa contagion puisse devenir dangereuse) mais, par exemple, du cinéma parlant, monstre redoutable, création contre-nature, grâce à laquelle l’écran deviendrait un pauvre théâtre, le théâtre du pauvre, dont les pièces — spectacles et texte seraient tirées par centaines d’exemplaires… (On n’apprendra pas sans frémir que certains industriels américains, parmi les plus dangereux, voient dans le cinéma-parlant le spectacle de l’avenir et qu’ils travaillent dès maintenant à réaliser cette effrayante prophétie.)
Ne comptons pas, pour résister aux méfaits de l’industrialisation, sur l’éducation du public. Nous connaissons ces phrases : « Il faut attendre. Le public se formera. Il ne faut pas le brusquer. Il doit s’habituer aux nouveautés, etc., etc.. » Nous sommes las de ces formules lénitives grâce auxquelles on a trop longtemps endormi de justes révoltes. C’est ainsi que l’on amène les meilleurs esprits à une résignation soi-disant passagère, en réalité mortelle. Ce genre d’argument, stupéfiant de l’activité artistique, doit être tenu pour le plus dangereux. J’aime autant l’opposition brutale que cet essai de conciliation.
Le grand public n’a jamais suivi l’évolution d’un art assez rapidement pour être utile en quoi que ce soit à cette évolution. Le jour où le grand public aura accepté et goûté ce qui nous semble être une innovation, il est probable que cette innovation sera déjà périmée, tout au moins pour un esprit qui refuse au cinématographe le droit de se contenter de son passé et de son présent. Ne nous y trompons pas. Le cinématographe, d’ici longtemps, n’aura pas trouvé son équilibre ni les formes d’un classicisme. Pendant longtemps encore, il sera le champ où s’affronteront le plus vivement l’inertie hostile de la médiocrité et les intelligences créatrices. Le grand public aime l’ordre dans ses plaisirs et le cinéma, longtemps encore, sera une révolution.
Et, d’ailleurs, il est trop facile de rendre le public responsable de l’état présent du cinéma. Les véritables responsables ce sont ceux qui ont perverti ce public, ceux qui l’ont habitué à de niaises distractions, ceux qui n’ont pensé qu’à leur bénéfice immédiat et le moins difficile en versant aux foules ce poison vulgaire dont elles sont aujourd’hui intoxiquées. Pourquoi n’a-t-on voulu faire du cinématographe qu’un instrument de distraction populaire, au sens le plus étroit de ce mot ?
(La fin au prochain numéro.)
“Le Cinématographe contre l’Esprit” par René Clair
Paru dans Cinémagazine du 15 avril 1927
Il est trop tard à présent pour espérer quoi que ce soit du public que l’on a créé et un critique américain pouvait écrire récemment ces lignes pessimistes :
« Quant à l’écran, les œuvres de réelle valeur n’y apparaîtront plus que de loin en loin, comme autant d’accidents, et leurs auteurs n’auront d’autre choix que la faillite ou la soumission à la dictature de la toute-puissante clientèle populaire du film… »
Cependant qu’un de ses confrères français écrivait de son côté :
« Certes, je n’ai pas l’intention de priver les gens de leur distraction favorite, sous prétexte de sa grossièreté ou de sa banalité, mais je déplore un état de choses qui a fait sombrer de grands talents dans leurs efforts pour plaire à la masse. Que ne laissent-ils d’honnêtes metteurs en scène moyens faire ce travail en série, et que ne font-ils des bandes intéressantes à la fois pour eux et pour la portion intellectuelle du public ? Le problème semble insoluble, à moins de pertes ou tout au moins de manque à gagner pour les producteurs. La seule réponse à la question, c’est qu’il faudrait constituer un noyau de petits théâtres dans lesquels on ne présenterait que des films d’un ordre plus relevé que dans les luxueux palaces cinématographiques destinés à la foule. C’est, à coup sûr, une grosse entreprise, mais susceptible d’un immense développement. Qui voudra la tenter ? »
(Cinémagazine.)
Cette solution me semble, en effet, la seule qui puisse être sérieusement envisagée. On a fait du cinématographe un spectacle uniquement populaire et ces commerçants, qui prétendent si bien connaître leur métier, n’ont jamais tenté de ramener à l’écran la foule innombrable de ceux que la vulgarité de ce spectacle a lassé. Il me faudrait entrer dans de trop grandes explications si je voulais dire pourquoi je crois viable une telle entreprise qui serait une belle œuvre artistique et surtout une affaire commerciale considérable dont nos commerçants à courte vue ne peuvent prévoir le développement. Telle n’est pas mon intention aujourd’hui. J’ai voulu seulement expliquer pourquoi le cinématographe actuel s’oppose à la force créatrice de l’esprit, et pourquoi certains de ses artisans doivent se prêter à des compromissions sur lesquelles la plus élémentaire honnêteté leur interdit de s’expliquer clairement.
Quand, récemment, j’ai exposé, en Belgique, quelques aspects de ce conflit qui se résume assez grossièrement en un conflit entre le capital et l’intelligence, certains journaux m’ont reproché de ne pas aller jusqu’à reconnaître que le communisme seul donnerait à la question une solution satisfaisante. Or, je ne crois pas qu’une solution politique, quelle qu’elle soit, puisse nous satisfaire. Ce serait trop simple, et j’estime, contrairement à mon ami Moussinac, que ce problème dépasse la politique. Le conflit existe entre l’esprit créateur et les moyens matériels qui peuvent lui permettre de réaliser ces créations. Que ces moyens matériels lui soient fournis par le capitalisme privé ou par ce que l’on nomme imparfaitement le capitalisme d’Etat, cela n’atténue pas la violence du conflit et je ne crois pas que la liberté artistique gagne grand chose au change.
L’esprit du cinématographe sera toujours en avant de son organisation mécanique. Certains esprits, ayant constaté ce phénomène, en ont conclu à l’existence d’une avant-garde et ont réduit le problème à une petite discussion d’école et à des rivalités d’ambitions. Ils ne voient pas, les malheureux, que tout le cinéma qui compte n’est qu’une avant-garde — puisque seul le progrès du film peut nous intéresser.
Il y a deux sortes de réalisateurs cinématographiques : ceux qui s’en tiennent aux formules existantes et s’en tiennent à leur court passé et ceux qui, voyant dans le cinéma une incessante évolution, jouent leur chance sur le progrès. Il y a quelques saisons, certains perfectionnements ont attiré l’attention d’une partie de ces chercheurs ; qu’ils en aient parfois abusé, cela doit être franchement reconnu. Mais peut-on, avec justice, leur reprocher quelques excès de recherche, alors que, autour d’eux, tant d’autres péchaient par excès de routine ? Leurs adversaires ne se sont pas arrêtés à cette considération, et ils ont appelé uniformément (les esprits lents adorent les classifications définitives) « AVANT-GARDE » le seul excès de recherches techniques que tout le monde emploie aujourd’hui.
Mais si l’on veut que le terme d’avant-garde soit pris dans son véritable sens et s’applique à ceux qui précèdent les autres dans le progrès, nous serons nombreux à nous efforcer de mériter notre place dans cette troupe. La véritable avant-garde existe. Un Charlie Chaplin qui, avec son premier drame L’Opinion Publique, a bouleversé le cinéma dramatique américain, est à sa tête. (Les Clarence Brown et les Lubitsch n’ont pas fait mieux que le suivre.)
II n’y a plus aujourd’hui d’école divisée par des discussions purement techniques. Il y a, d’un côté, des réalisateurs qui tirent d’un sujet une suite d’images plus ou moins théâtrales, encadrées de nombreux sous-titres et, de l’autre, ceux qui tentent d’exposer une action grâce à des moyens purement visuels et plus expressifs que de longues phrases.
Les premiers auront beau construire les plus somptueux décors, faire jouer les meilleurs interprètes, ils ne feront jamais qu’illustrer une histoire qui serait plus compréhensible si elle était écrite dans un livre. Les autres, d’un sujet parfois insignifiant, feront naître un drame qu’aucun mode d’expression artistique n’aurait pu rendre plus émouvant.
Quand les uns ont reconstruit Notre-Dame ou l’Opéra devant l’objectif, ils croient avoir mené le cinéma vers ses plus hautes destinées. Ils n’ont pas fait beaucoup mieux qu’un dessinateur entre les pages du livre de Hugo. Les autres attachent plus de prix à ce tiroir de commode d’où sort un faux-col — et tout un drame — dans L’Opinion Publique.
Mais, qu’on ne se hâte pas de conclure. « L’avant-garde » ne sera pas éternellement la recherche de détails psychologiques, comme elle semblait être hier la recherche d’effets techniques. Elle sera toujours en avant des définitions où les attardés voudraient l’emprisonner. L’Avant-Garde, c’est la curiosité d’esprit appliquée à un domaine où les découvertes à faire restent nombreuses et passionnantes. Si l’on donne un tel sens à ce terme, seule cette avant-garde décriée m’intéresse.
Le pire ennemi du cinéma artistique et commercial, c’est la routine. Allez voir les grands drames larmoyants de 1910, et entendez rire, devant ces pantomimes, les spectateurs de 1926. Vous nous direz ensuite si nous avons tort de miser sur l’avenir.
L’avenir… Je reviens sans cesse à ce mot et il peut sembler puéril de se réconforter par une espérance aussi incertaine. Mais le cinéma n’a pas de passé et ceux qui craignent le découragement et sont sensibles au dégoût, préfèrent ne pas attacher trop d’importance à son état présent. Le cinématographe, machine aveugle, ne peut être conduit vers son meilleur destin que par l’esprit. S’il s’y refuse, s’il doit continuer à n’être qu’une spéculation commerciale, l’esclave de quelques trusts, la plus puissante entreprise d’abêtissement de foules, il périra.
Pour moi, si le cinématographe déçoit à ce point les espoirs que tant d’hommes ont placés en lui, c’est sans regret que je verrai s’éteindre sa lumière.
René Clair
Source : Ciné-Ressources / La Cinémathèque Française
Une version courte, basé sur la conférence que René Clair a donné à Bruxelles, que a été publié dans Comoedia daté du 8 janvier 1927 :
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Pour en savoir plus :
Un extrait d’Un Chapeau de paille d’Italie sur Flicker Alley.
La seconde partie de l’émission de 1951 “Rencontre avec René Clair” de Georges Charensol et Roger Régent dans lequel Gérard Philipe lit quelques extraits d’articles de René Clair. (INA).