L’année 2017 est, pour tout amateur de cinéma français classique, incontestablement l’année Clouzot. En effet, nous venons de fêter lundi dernier le 110° anniversaire de sa naissance (et le 40°anniversaire de sa mort, c’était le 12 janvier dernier). A cette occasion, est organisée toute une série de manifestation qui cumule cet automne avec une exposition dans la Galerie des Donateurs à La Cinémathèque française (jusqu’en juin 2018) en parallèle avec la rétrospective de son oeuvre (jusqu’au 26 novembre 2017) : Le Mystère Clouzot.
Pour plus de renseignements sur les événements liés à Clouzot, reportez-vous sur le site dédié ici : https://www.clouzot.org.
Signalons que les films ressortent en version restaurée en salles également comme à Paris (cf ici).
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Bien sûr, à notre modeste niveau, nous voulions, nous aussi, rendre hommage à l’un des plus grands réalisateurs français et le faire selon le propos de ce site, c’est-à-dire en reproduisant des articles d’époque liés aux films de Henri-Georges Clouzot.
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Nous avons déjà mis en ligne un post sur Le Corbeau de 1943 :
Ainsi qu’un autre sur Quai des Orfèvres de 1947 :
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Cette fois-ci nous nous intéressons à un film de Clouzot qui a moins bonne réputation (à notre grand regret) : Manon. Sorti en 1949, il évoque des thèmes peu abordés dans le cinéma français de l’époque : la résistance, le marché noir, l’exode des juifs vers Israël tout en étant une libre adaptation de Manon Lescaut de l’abbé Prévost.
C’est dans ce film que Cécile Aubry fait ses débuts à l’écran d’une brillante manière.
Le film obtint le Lion d’or à la Mostra de Venise 1949.
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Voici donc tous les articles publiés dans L’Ecran Français en 1948 et 1949 écrits par Jean Néry, François Timmory et Jean-Pierre Barrot.
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Bonne lecture !
Minute par minute, Clouzot a prévu les moindres gestes de Manon et de Des Grieux
paru dans L’Ecran français du 13 avril 1948
Dans quelques jours, Georges Clouzot (sic!) va donner le premier tour de manivelle de Manon. Mais, pour lui plus que tout autre l’expression ne sera qu’un euphémisme. Car, pendant toute la réalisation du film, Clouzot n’aura pratiquement pas à s’occuper de la caméra. Elle se placera toute seule à l’endroit exact d’où elle pourra enregistrer, sous le meilleur angle, chaque scène du film.
Entendons-nous. Il ne s’agit pas d’une révolution. Le metteur en scène de Quai Orfèvres n’a pas inventé la caméra-robot. Il a, tout simplement, préparé son film de telle façon que, sur le simple vu des plans établis, en collaboration avec lui, par Max Douy, il ne sera pas nécessaire, dix fois par jour, de chercher où il est préférable de placer la caméra pour tourner une scène ; il suffira de se reporter au minutieux travail de préparation qui a été fait depuis quelque six mois.
Voici comment a procédé, pour Quai des Orfèvres d’abord, et ensuite, d’une façon plus développée encore, pour Manon l’équipe Clouzot-Douy. Après l’établissement, par Clouzot et Ferry, de la continuité dialoguée du film, le metteur en scène et Max Douy ont établi un découpage extrêmement fouillé avec indication des différents « numéros » (il y en aura, dans Manon, 650) dont chacun est aussitôt porté en croquis et en plan (dans le sens graphique du mot).
Ainsi, tenant compte des « numéros » précédents, des raccords d’acteurs, des objectifs employés, des décors et des lumières, le plan établi indique, non seulement la place de la caméra et le champ exact qu’elle embrassera, mais encore la place de chaque objet et de chaque acteur.
Tout y est noté : travellings, panoramiques, mouvements divers. Et, une fois sur le plateau, le metteur en scène, n’ayant plus qu’à se préoccuper d’aucune de ces questions matérielles qui risquent de le retarder et de le troubler, peut se consacrer uniquement à la direction du jeu des acteurs, au fond même de son film, dont la forme est depuis longtemps inscrite fidèlement dans son esprit et sur le papier
Gain de temps et d’argent, car on peut tenir compte, pour « la construction d’un décor, de la charnière qui sera, au cours du tournage, indispensable pour permettre de placer, ne serait-ce que quelques minutes, l’appareil de prise de vues au meilleur endroit.
Et les 80 plans établis par Max Douy pour les 25 décors de Manon (il en avait établi 60 pour Quai des Orfèvres) permettront de réaliser trente pour cent d’économie sur le tournage, avec un pourcentage d’erreur qui ne dépassera pas trois à cinq pour cent.
Mais, direz-vous, si ce travail de préparation, en même temps qu’il sert une meilleure expression de l’art cinématographique, permet une économie d’argent si substantielle, il est certainement appliqué par d’autres que Clouzot, par tous ceux, enfin, qui se parent du titre d’auteur-réalisateur ? Détrompez-vous. L’équipe Clouzot-Douy fait figure d’exception dans le cinéma français.
Pourquoi ? Parce que tout d’abord, il n’est pas donné à tout le monde de « voir » aussi intensément, aussi précisément son film avant même de connaître les acteurs, d’avoir vu les décors montés, de s’être mis dans l’ambiance. C’est un don supplémentaire qu’on ne peut exiger de tous les metteurs en scène, fussent-ils bourrés d’expérience.
Les producteurs, d’autre part, d’un naturel méfiant, et plus soucieux, la plupart du temps, d’en arriver le plus vite possible à la phase « productive » de leur entreprise que de coopérer à la naissance d’une œuvre d’art, affectent, dans leur grande majorité, de ne pas croire la nécessité d’une longue et minutieuse préparation. Et puis, ils n’ont pas toujours intérêt, quoi qu’on puisse croire, à ce que le devis soit moins important. Mais, ceci est une autre histoire.
Donc, rares, très rares même sont à l’heure actuelle, les films français qui bénéficient au départ d’un travail préalable, délicat et difficile, comparable aux films de Clouzot.
C’est fort dommage. Car certains metteurs en scène, s’ils se pliaient à cette règle, s’apercevraient alors que le cinéma a des exigences qu’ils négligent ; généralement quand ils se trouvent, brutalement, au pied, du mur.
Quant à Manon, au contraire, le moindre de ses mouvements a été, depuis longtemps, passé au crible et sa place est marquée dans chacun des épisodes de sa tragique aventure amoureuse.
Reste, il est vrai, à Cécile Aubry à lui donner une âme. Si Clouzot l’a choisie, c’est à coup sûr qu’il l’en croit capable. Il compte bien, soyons-en sûrs, la diriger d’une main ferme. Et la faire évoluer entre Michel Auclair (des Grieux) et Serge Reggiani (Lescaut), en respectant les règles qu’il a lui-même tracées mais en les interprétant avec tout le raffinement de sensibilité qui imprime une marque personnelle à tous ses films.
Jean Néry
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Clouzot, écrivain sur pellicule
L’Ecran français du 25 avril 1948
Actuellement, sur un des plateaux des studios de Joinville, on peut voir l’intérieur d’une de ces maisons que la police ne tolère plus. Max Douy l’a édifiée pour permettre à Georges Clouzot (sic!) d’y entraîner Manon.
En langage technique, ce genre de décor qui représente non pas une pièce, mais un ensemble de pièces s’appelle un « complexe ».
A ne pas confondre avec ces autres complexes dont il est si « terriblement excitant » (comme disent les Américains) de nous entretenir et qu’on dénomme : complexes d’infériorité, complexes de supériorité, de culpabilité, de fugue, d’Œdipe, de ce que vous voudrez.
Mais si, par hasard, on confondait, on dirait que Max Douy s’est, ici, trouvé aux prises avec un complexe d’enchevêtrement ; boudoir rococo tendu de satin mauve broché or s’encastrant dans un imposant vestibule aux pilastres de marbre rose, tandis qu’une chambre chinoise vient donner de la cloison dans une boîte de nuit. Le tout est chaud, douillet, somptueux, vivant.
Il y a quelques semaines, Jean Néry, dans une interview de Max Douy pour l’Ecran français, exposait la méthode de travail de Georges Clouzot, qui avant d’entreprendre la réalisation de ces films, commence par calculer sur le papier avec son décorateur chaque plan, caque angle de prises de vues. Son slogan pourrait donc être : pour réaliser suivre le pointillé. Avant même que la caméra ait mâché son premier mètre de pellicule, tous les problèmes techniques sont théoriquement résolus.
Cela se sent non seulement lorsqu’on voit Clouzot diriger ses comédiens mais simplement dès que l’on déambule à travers les décors déserts. Le lecteur qui pratique la photographie comprendra (les autres aussi, je l’espère) : quel que soit l’endroit où l’on se trouve, on découvre le cadrage qui s’impose. On pourrait presque deviner quels seront les emplacements successifs de la caméra.
Ainsi, ce complexe d’enchevêtrement, cet aimable désordre est un effet de l’art cinématographique de Clouzot et Max Douy. Et les acteurs de chair et d’os, de bois, d’étoffe ou de métal une fois mis en place, le chef-opérateur Thirard surgira et se livrera sur eux à son subtil travail de peinture au projecteur. Il fera jouer ses lumières. Et l’on sait combien celui auquel on doit entre autres les images du Silence est d’or, s’y entend.
Cet établissement minutieux du découpage technique a permis un gain de temps considérable : Clouzot est en avance sur l’horaire prévu. Le producteur est bien content ; Clouzot aussi. D’abord parce qu’il est content que le producteur soit content. Mais surtout parce que, débarrassé des problèmes matériels, il peut se livrer tout entier à un travail que trop de réalisateurs semblent parfois tenir pour secondaire (est-ce parce que c’est le plus délicat de tous ?) : la direction des acteurs.
C’est bien gentil, en effet, de chercher des cadrages, de dire à son chef opérateur : « Je voudrais que ce plan soit pris au 24, avec un effet de clair-obscur derrière la fenêtre et une tache de lumière sur la découverte. » Mais, tout compte fait, avec un peu de métier et le sens pictural des choses, c’est relativement facile. On peut établir le graphique d’un travelling, et le cinéma — en temps qu’art mécanique — possède une terminologie suffisamment précise pour qu’on puisse s’expliquer avec les techniciens sans risque de malentendu.
En revanche, l’intonation d’un acteur, le mouvement d’une scène ne peuvent pas s’indiquer avec un graphique, ne sauraient se déterminer par un numéro d’ordre. Il n’y a pas de code (hélas ! car cela simplifierait la besogne) qui permette de dire à un comédien: « Vous donnerez votre réplique avec l’intonation 254 bis, et vous exécuterez le froncement de sourcil série B modifiée K. »
Pour lui faire comprendre ce qu’on attend de lui, le réalisateur, face à son interprète, doit chaque fois trouver des mots, des mots qui varient selon la scène, selon l’interprète.
Les interprètes de Clouzot sont unanimes à reconnaître qu’il « indique » remarquablement.
Et je crois que c’est cet aspect du travail de réalisation qui intéresse le plus Clouzot, avant tout auteur, écrivain sur pellicule.
Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, on profère parfois certaines phrases définitives sans le faire exprès. C’est arrivé, devant moi, à Clouzot. Il réglait un plan dans un couloir étroit et je l’entendis murmurer entre ses dents et sa pipe à bout d’ambre :
— Je me demande où les spectateurs vont bien pouvoir se mettre pour voir la scène.
Le mot me frappa. Je le lui rappelai peu après :
— Oh ! me dit-il, je n’ai pas du tout pensé aux futurs spectateurs du film, mais simplement à ceux qui se trouvent actuellement sur le plateau et se pressent contre la caméra ou butent dans les projecteurs pour voir la scène qu’on tourne. Ceci précisé, cette phrase résume assez bien la question prédominante que doit se poser le réalisateur au moment où il règle, un plan : où doit-il placer son spectateur — ce qui revient à dire : la caméra — pour que ledit spectateur se trouve dans la situation la plus propre à suivre l’action. Toutes les autres soi-disant règles de mise en scène ne sont que fariboles et soupirs de sansonnet…
La question qui s’imposait :
Vous inspirant du roman de l’abbé Prévost, vous tournez une Manon. Mais, au lieu de laisser cette brave et néfaste fille dans son cadre original du XVIII° siècle, vous transposez ce personnage : nous allons faire la connaissance d’une Manon mannequin, puis fille publique, dotée d’un frère trafiquant de marché noir, qui tombera, lors de la Libération, amoureuse d’un des Grieux qui tournera au gangstérisme. Est-ce question de mode ? Car, enfin, (René) Clément a failli tourner un Candide XX° siècle tandis que Jacques Prévert prépare Les Amants de Vérone, histoire contemporaine de Roméo et Juliette.
— Pas du tout ! s’exclame Clouzot, D’une part, il y a longtemps que je pensais au sujet. D’autre part, si j’avais réalisé un film historique, le public se serait attendu à entendre Adieu notre petite table, et aurait eu en pâture, une histoire qui, aujourd’hui, nous paraît mièvre. Or, quand l’abbé Prévost a imaginé son histoire, il n’a pas écrit un roman historique mais un roman d’actualité. L’actualité de l’abbé Prévost se situait au XVIII° siècle ; la mienne se situe au XX°. Quelle serait, aujourd’hui, la vie d’une Manon et de son entourage ? C’est ce que j’ai tenté de décrire avec la collaboration, pour l’établissement du scénario et des dialogues, de Jean Ferry.
François Timmory
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Manon, “garce pure”, est victime d’un milieu
paru dans L’Ecran français du 1 mars 1949
Cette semaine, sur les écrans, Manon va connaître une nouvelle vie. Doublement nouvelle puisque, on le sait, Henri-Georges Clouzot et son collaborateur pour le scénario et le dialogue, Jean Ferry ne se sont pas contentés de traduire en film le roman de l’abbé Prévost, ils en ont aussi transposé l’intrigue dans notre temps.
— Prévost n’a pas écrit un roman historique explique Clouzot ; il a tracé une étude de mœurs contemporaines. Les milieux qu’il a dépeints au cours de son intrigue n’existent plus et leur évocation n’offrirait guère qu’un intérêt rétrospectif.
Mais si les ressorts qui faisaient mouvoir ses personnages, si les circonstances qui pouvaient les pousser à agir en tel ou tel sens, ont changé, les rapports de force entre ressorts et circonstances correspondant à notre époque doivent être demeurés les mêmes.
En somme, je me suis livré au jeu de me demander ce que seraient, ce que feraient de nos jours et plus précisément en 1944, au lendemain de la Libération, une Manon, un Des Grieux, un Lescaut. Et j’ai naturellement cherché aussi où l’on pourrait les rencontrer ?
Le marché noir a remplacé le tripot ; Manon avide de plaisirs étouffait dans le bistro campagnard de sa mère ; Des Grieux est F.F.I. ; Lescaut vit à l’hôtel des subsides qu’il tire à procurer n’importe quoi à n’importe qui ; le financier n’est plus financier ; il fait fructifier dans l’importation clandestine du vin ou la vente au noir des surplus américains, les biens qu’il a accumulés à commercer avec les Allemands ; il n’a plus de laquais : il a des gardes du corps.
L’Ecran français du 1 mars 1949 | L’Ecran français du 1 mars 1949 |
Ainsi un drame se nouera-t-il semblable à celui qui se déroula sous Louis le Bien-Aimé ?
Le drame ? les deux drames plutôt.
Il y a d’abord le drame personnel de Manon, cette femme-enfant qui a du cœur mais de cervelle point, amorale, avide de vivre et d’aimer et qui croit rester fidèle à son amant, même en le trahissant, Manon que les romantiques jugèrent avec une tendre clairvoyance et à qui Musset dédia ces vers :
Manon, sphinx étonnant, véritable sirène
Cœur trois fois féminin, Cleopâtre en paniers…
Comme je crois en toi, que je t’aime et te hais
Quelle perversité et quelle ardeur inouïe
Pour l’amour et pour l’or ! Comme toute la vie
Est dans tes moindres mots ! Ah, folie que tu es
Comme je t’aimerais, demain,si tu vivais…
Manon, dont le critique Paul de Saint-Victor écrivait : « Sa petite tâche de boue sied comme une mouche à sa tête folâtre. »
Cette Manon-ci, il semble que Clouzot se soit penché sur elle avec cette cruauté mêlée d’indulgence, ce mépris dont l’admiration n’est point exclue, en bref cette misogynie que l’on rencontre parfois chez les hommes qui aiment les femmes. « C’est une garce pure », dira-t-il.
L’Ecran français du 1 mars 1949 | L’Ecran français du 1 mars 1949 |
L’Ecran français du 1 mars 1949 | L’Ecran français du 1 mars 1949 |
Et puis il y a le drame de la moisissure qui s’installe dans une société décadente. Au travers de Manon Lescaut c’est un reportage sur ceux qui courraient à leur perte pour avoir, avec trop de gaieté de cœur, adopté la devisé de leur souverain; « après moi le déluge », que nous propose le roman de l’abbé Prévost.
L’auteur les connaissait bien ; tout comme son héros Des Grieux, déchiré entre ses fringales de pureté qui le mènent à la porte des ordres, ses besoins de luxe et son goût des femmes, Prévost avait roulé partout, se vengeant par le pamphlet de ses propres errements.
Le cinéaste Clouzot est aussi un journaliste. Cela se sent dans tous ses films. Il choisit ses héros parmi ceux qui sont susceptibles de le faire pénétrer dans des cercles, fermés et propres à lui fournir le papier « sensationnel ». Pardon : le film.
Rien d’étonnant donc que Manon, sa frimousse et ses troublés fréquentations l’aient tenté.
François Timmory
Crédit photos : Lucienne Chevert.
En complément de cet article, nous trouvons un extrait du scénario de Manon, la scène de la première nuit d’amour de Manon.
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Manon : important par sa réalisation
paru dans L’Ecran français du 15 mars 1949
Ce qui rend le cinéma français incomparable, c’est la qualité d’un certain nombre de ses animateurs. Qu’à la production en grande série (modèle standard et gros module) nous puissions encore opposer l’artisanat que nous pratiquons, n’est-ce pas une preuve de plus que le cinéma— industrie et commerce. — reste un art ? Car il ne saurait être question, ne l’oublions pas, de parler à ce propos de « fabrication de luxe », puisque le prix de revient des films en France, est un des moins élevés du monde et, en tout cas, très considérablement inférieur à celui des Etats-Unis et de Grande-Bretagne.
Cette constatation est satisfaisante et l’on se réjouira d’autant plus de la maîtrise qu’affirme Henri-Georges Clouzot dans Manon. Cet auteur de films, qui est indiscutablement en pleine possession de ses moyens, atteint à la perfection presque absolue de la forme. Perfection qui ne tient pas seulement à l’assemblage d’admirables images, mais un équilibre profond de l’œuvre. Clouzot n’a pas besoin de « morceaux de bravoure » pour « épater » le spectateur : au contraire, il m’a semblé que les passages qui « visaient l’effet » manquaient leur but. C’est dans la sobriété du style et dans une progression dramatique rigoureusement découpée qu’il faut chercher les secrets de la réussite de Clouzot.
Nos lecteurs savent suffisamment ce qu’il est advenu, dans cette atmosphère contemporaine, des héros de l’abbé Prévost pour que je ne résume pas, une nouvelle fois, le sujet. D’aucuns, peut-être, s’indigneront de ce traitement au nom du respect dû aux chefs-d’œuvre. Mais, dans ce cas particulier, Manon, n’est-ce pas — dans l’esprit du plus grand nombre — la joie d’aller, sur une musique de Massenet, « à Paris, tous les deux, tous les deux », ou bien l’adieu à « notre pe-ti-te ta-ble », plutôt que ce roman d’amour où un abbé passablement aventurier exprimait, seulement selon Sainte-Beuve, « la profondeur la plus inouïe de la passion par le simple naturel du récit » ?
Ce qu’a voulu tenter Clouzot, il l’exprimait excellemment dans une déclaration à François Timmory publiée, il y a une quinzaine de jours, dans ce journal : En somme, je me suis livré au jeu de me demander ce que seraient, ce que feraient de nos jours précisément, en 1944, au lendemain là Libération, une Manon, un De Grieux, un Lescaut…
Et l’on voit aisément par quelle démarche de l’esprit l’assimilation pouvait se faire entre certains aspects de la vie d’après guerre et la société décadente et pré-révolutionnaire du XVIII° siècle.
Mais le jeu en valait-il la chandelle ?
Et Clouzot ne se donne-t-il pas tort à lui-même lorsqu’il affirme très justement dans la même déclaration : Prévost n’a pas écrit un roman historique ; il a tracé une étude de mœurs contemporaines… Les ressorts qui faisaient mouvoir ses personnages… les circonstances qui pouvaient les pousser à agir en tel ou tel cas ont changé…
Alors pourquoi s’attacher à transposer — même très librement — une histoire dont les ressorts psychologiques manifestement ne « collent » plus ? Je ne veux pas croire que cela soit pour de simples considérations commerciales !
La chose me paraît d’autant plus regrettable que Clouzot est passé juste à côté du vrai problème que posait son « Des Grieux 1945 ». Il l’effleure lorsqu’il fait dire à son héros : « Je croyais encore à un tas de trucs à moment-là. J’étais pur… ET pourtant ! On a été formé de bonne heure, nous autres ! »
Sans aucun doute — et tous ceux qui, dans la clandestinité et après la libération ont exercé quelques responsabilités en ont la conscience — la question se posait (est-elle résolue aujourd’hui ?) de la réadaptation à une vie sociale normale qu’ils n’avaient jamais connue, de tous ces jeunes, ces très jeunes gens à qui les circonstances (activités clandestines, sabotages, maquis) avaient imposé d’apprendre à vivre hors la loi.
En situant ces personnages différemment, Clouzot aurait pu en faire les prototypes réels de toute une génération, alors que sa Manon et son Des Grieux ne sont finalement que de lamentables échantillons d’humanité sans résonance profonde. Elle, une putain de la pire espèce ; lui, un déserteur qui, d’avilissement en avilissement, en arrive à l’assassinat.
Qui Manon persuadera-t-elle qu’il n’y a rien de dégoûtant quand on s’aime ?
L’inconscience n’est pas une excuse et que Manon ne fasse rien ne justifie pas grand-chose ! D’ailleurs Des Grieux, lui, est conscient… Si bien que ce bel amour, qui se conserve soi-disant pur à travers toutes les compromissions et toutes les ignominies, ne paraît guère convaincant,, ni attachant.
De ce fait, j’ai éprouvé quelque gêne — je l’avoue — aux séquences finales qui intègrent à l’immigration clandestine juive en Palestine la fuite de Manon et Des Grieux devant les responsabilités du crime.
Ici intervient, d’ailleurs, une faiblesse difficilement défendable dans le scénario même. Comment admettre, en effet, alors que le cargo qui les amène met en panne au reflet de Haifa (le second l’affirme), que les immigrants soient débarqués par des bateaux de pêche frétés à cet effet en un point situé à plusieurs jours de marche de toute localité habitée ? En outre, puisque leur voyage est organisé et que des soldats palestiniens les accueillent, comment justifier qu’un seul camion les attende alors que le simple bon sens —et tous les règlements militaires — prescrivent de ne jamais faire effectuer une mission dangereuse à un véhicule isolé ?
Il est un peu trop simple ensuite de faire tomber le camion en panne, d’imposer aux immigrants une très longue et très pénible marche à travers le désert et le plateau avant de les faire tous périr dans une attaque d’un groupe d’Arabes.
Sans doute, ces considérations n’empêchent-elles pas d’apprécier l’extraordinaire virtuosité d’exécution de cette séquence ; mais elles ne permettent certainement pas de la suivre avec l’adhésion du cœur que l’on souhaiterait.
J’ai noté d’ailleurs quelques négligences dans le scénario, sans autre importance d’ailleurs, mais que l’on s’étonne de trouver dans une œuvre aussi soignée. C’est ainsi que Des Grieux affirme d’une part que, pendant l’occupation, son père était en Angleterre, alors que vingt-quatre heures après la libération de Paris, il affirme : « le temps de prévenir mon père et on tourne à Clermont-Ferrand ». Parlant d’un officier américain qui lui fait la cour, Manon raconte : « Dans le civil, il était professeur de psychologie ». Et un peu plus tard : « J’ai vu de ses usines… C’est grande. » Des usines de psychologie ?
D’autres vétilles, encore, surprenantes surtout — je le répète —: en raison de l’importance du film.
Car ce film, avec toutes les réserves que l’on peut exprimer sur le sujet, est néanmoins l’un des plus considérables de cette saison. Que l’on ne soit pas attaché par l’histoire qu’il conte n’empêche pas d’être saisi par la perfection de la réalisation dont j’ai déjà parlé. Et par la perfection de l’interprétation : Reggiani, Dorziat, tous les comédiens éprouvés qui figurent au générique sont de premier ordre. Clouzot est très probablement l’un des meilleurs « directeurs d’acteurs » du monde.
Michel Auclair est excellent : il continuera très certainement la brillante carrière qui s’amorçait, de toutes façons, pour lui et que son Des Grieux ne fera qu’accélérer.
Peut-on augurer, dès aujourd’hui, l’avenir de Cécile Aubry ? En tout cas, ses débuts dans Manon sont sensationnels : avec un physique adorable, elle est d’une sincérité et d’une vérité absolues d’un bout à l’autre d’un rôle écrasant. Clouzot peut être fier de sa « création ».
Jean-Pierre Barrot
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D’autre part, nous avons trouvé, dans un autre numéro de l’Ecran français (du 14 septembre 1948), cette photographie prise lors du tournage de l’une des scènes de Manon avec la légende suivante :
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Source : Collection personnelle Philippe Morisson
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Pour en savoir plus :
Le (très complet) site officiel sur Henri-Georges Clouzot.
La page facebook officiel sur H-G Clouzot.
Le Mystère Clouzot sur le site de la Cinémathèque française.
Manon sur le site officiel sur Henri-Georges Clouzot.
Manon sur le blog Mon Cinéma à moi.
Michel Auclair et Cécile Aubry dans Manon (1949).
“Manon” a bénéficié d’une restauration numérique de très grande qualité ! Cela a encouragé un public d’une vingtaine d’années à le regarder avec intérêt, et à l’apprécier sans le qualifier de “vieux film”.
Cela fait plaisir de voir un jeune public découvrir grâce à ces restaurations une certaine manière de faire du cinéma qui s’est perdue…
Nos actrices font de la résistance ( sans aucune intention ironique de ma part ).
Le 31 décembre Suzy Delair aura 100 ans !
Ne vous inquietez pas, je compte bien rendre hommage à Suzy Delair inoubliable (et inoubliée) !
Les articles de François Timmory et Jean-Pierre Barrot sont tout à fait remarquables !
Quant à l’explication de texte sur l’art de réaliser un film Jean Néry nous en révèle ce qui fait (faisait) toute la différence, et c’est passionnant.