Télévision, parlant, par Raymond Bernard (Pour Vous 1930)


En 1930, Raymond Bernard vient de réaliser deux classiques du cinéma muet français :  Le Miracle des loups en 1924 et trois ans plus tard Le joueur d’échecsQuelques mois après la publication de cet article il sortira Tarakanova  puis coup sur coup trois films majeurs :Faubourg Montmartre en 1931, suivit des Croix de bois en 1932 et de la meilleure adaptation des Misérables en 1934.

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Il nous a paru intéressant de mettre en ligne ce texte visionnaire qu’il fit paraître en mai 1930 dans lequel il évoque les prémisses de la Télévision ! (et les recherches de Edouard Belin) et les débuts du parlant. Pour résumer sa pensée, il écrit “Celui qui n’entrera pas résolument dans la voie nouvelle ne tardera pas à sentir l’amertume qui enveloppe ceux que leur réticence ou leur faiblesse a cantonnés dans le passé.”

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J’en profite pour vous signaler que vous pouvez retrouver dans le numéro de novembre 2017 de la revue Positif, un autre article de Raymond Bernard dans lequel il évoque le tournage des Croix de bois, article que nous avions retrouvé à leur demande dans un numéro de Pour Vous en 1939). Merci à la rédaction et plus particulièrement à Michel Ciment et NT Binh pour leur confiance.

in. Positif novembre 2017

in. Positif novembre 2017

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Bonne lecture !

 

Télévision, parlant, par Raymond Bernard

paru dans Pour Vous du 1 mai 1930

Pour Vous du 1 mai 1930

Pour Vous du 1 mai 1930

Nous savions que la télécinématographie était chose théoriquement possible. Ce n’est cependant pas sans émotion que nous avons appris les expériences faites, le 5 avril dernier, par M. Vin, dans l’amphithéâtre des Arts-et-Métiers. M. Belin avait réalisé la télévision. Les ondes qu’il projetait portaient, au point voulu, la reproduction fidèle du document choisi ; M. Vin, devant quatre cents spectateurs, a réussi à transmettre à travers l’espace une image mouvante, autrement dit, un film cinématographique.
De là à songer qu’un jour prochain des postes émetteurs diffuseront des films accompagnés de sons et que des particuliers, munis de postes récepteurs, pourront ainsi assister chez eux à un spectacle complet, il semble qu’il n’y ait plus qu’un pas.

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Nous vivons en un siècle de féeries. Les stupéfiantes réalisations de la science rendent, de plus en plus rapidement, tangibles des rêves qui, peu de temps auparavant, semblaient chimériques ou puérils. En moins de trente ans, tout ce qu’avait conçu l’imagination prestigieuse d’un Jules Verne a été dépassé de très loin par la réalité. Prodige, auquel nos esprits modernes sont tout près d’être accoutumés ; n’est-on pas parvenu, grâce au cinématographe et au phonographe, à cristalliser et à conserver des instants de la vie dans ce qu’elle semblait avoir de plus insaisissable !

L’avènement du cinéma sonore qui, demain, aura atteint une perfection qui confondra les plus sceptiques ne marque-t-il pas un nouvel acheminement vers cet enregistrement et ce prolongement de la vie ? Faut-il parler de la couleur et du relief dont la mise au point se poursuit avec certitude dans l’ombre du laboratoire ? La science se contente-t-elle jamais des résultats acquis et ne va-t-elle pas toujours de l’avant ?

Pour Vous du 1 mai 1930

Pour Vous du 1 mai 1930

En l’occurrence, nous voudrions voir s’avancer plus résolument sur cette route merveilleuse ouverte par la science les artisans du film et, surtout, les auteurs dramatiques. Nous sentons trop d’hésitations. Les œuvres magnifiques du passé et du présent ne doivent pas rendre craintif pour l’avenir. Toutes les formules dramaturgiques en usage jusqu’à ce jour sont appelées, à bref délai, à subir des modifications profondes. L’heure n’est pas aux regrets superflus, mais à l’action.
Celui qui n’entrera pas résolument dans la voie nouvelle ne tardera pas à sentir l’amertume qui enveloppe ceux que leur réticence ou leur faiblesse a cantonnés dans le passé.

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Ne soupirons donc pas en songeant aux merveilles de jadis et soyons bien persuadés qu’elles ne furent que des étapes glorieuses. D’ailleurs, nous souhaitons pour notre part qu’elles ne disparaissent pas complètement et qu’elles prennent place en une sorte de musée. Nous verrions volontiers se créer un musée du cinématographe qui serait pour l’art, jadis muet, ce que la Comédie Française est pour le théâtre. Nul ne songe à aller voir une tragédie en cinq actes en vers ailleurs qu’au Musée. C’est là aussi que nous voudrions pouvoir assister plus souvent à la reconstitution d’un jeu ou d’un mystère. C’est dans un autre musée que, d’ici quelque temps, il nous plaira de revoir certains « films muets ».

Pour Vous du 1 mai 1930

Pour Vous du 1 mai 1930

— Mais il est nasillard votre film parlant ! me répondait un auteur à qui je conseillais de s’orienter vers cette nouvelle forme de l’art dramatique…
Cela est possible, mais demain des milliers de haut-parleurs installés devant le public parleront clair et ne s’accommoderont guère, monsieur, de vos formules dramatiques périmées. Que vous le vouliez ou non, le théâtre est appelé à disparaître presque complètement.

— Mais la scène peut et doit encore produire des chefs-d’œuvre.
Certes ! Cependant, dans la plupart des cas, il y aurait, dès à présent, tout intérêt à les concevoir directement pour l’écran. Il offrira les mêmes possibilités que la scène avec combien d’autres en outre !

— Mais le cinéma cent pour cent parlant est-il, somme toute, autre chose que du théâtre photographié et cinématographié ?
Qui vous parle du cinéma cent pour cent parlant ! Je vous en prie, n’envisagez pas l’Art dramatique de demain à travers les formules de publicité de quelques fabricants ou exploitants de films encore stupéfaits de la matière prodigieuse qui vient de leur tomber entre les mains… Qu’importe que ces premiers balbutiements soient ou non cent pour cent parlants ! Pourquoi pas trois cents pour cent ?… Cela ferait peut-être encore monter les recettes, à l’époque où tous les « talkies » font de l’argent, le public saisi par la nouveauté n’ayant pas encore eu le loisir de discerner la qualité. L’art n’est-il pas une sélection des instants de la vie et de la nature ?
Croyez-vous que, pour intéresser la foule, il ne faille choisir pour les traiter que des instants de la vie où l’homme bavarde sans cesse, alors que le monde est si riche d’émotions de toutes sortes, alors que, pour traduire ces émotions, nous disposons aujourd’hui d’un instrument merveilleux qui peut nous permettre de les interpréter avec une plénitude inconnue jusqu’à ce jour.

— Votre foi dans le film parlant vous entraîne peut-être à certaines exagérations… Et, d’abord, c’est la condamnation du théâtre que vous prononcez là…
J’aime passionnément le théâtre. Je ne le condamne pas. Je regarde en avant et j’aperçois son inéluctable transformation. Je pense que d’ici quelque temps, entre deux séances de télécinévision, nous goûterons encore de belles joies chez nous, au coin du feu, en relisant d’admirables œuvres dramatiques qu’on ne représentera plus guère. Quelques chefs-d’œuvre resteront évidemment au répertoire du Musée. Mais il faudra pour les y maintenir, que les générations d’acteurs qui viendront gardent le goût de ces ouvrages et reçoivent une éducation qui les rende aptes à les interpréter. En voyant les tendances actuelles du théâtre à succès, on a, sur ce point, le droit d’être sceptique. Cependant, il ne faut pas désespérer. Que demain surgisse un Lucien Guitry ou une Sarah Bernhardt, combien d’œuvres enfermées dans l’ombre de la bibliothèque en sortiront, rajeunies, pour s’élancer à nouveau sur la scène avec des ailes d’or… Seulement Guitry, Sarah !… ceux-là avaient l’Amour du Théâtre. Et l’Amour semble à présent un peu passé de mode. N’est-il pas presque aussi désuet que les poètes romantiques, avec leurs opulentes chevelures ?… Que voulez-vous, je le déplore, mais il paraît qu’aujourd’hui on n’a plus de temps à perdre !

Raymond Bernard

Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse

Pour en savoir plus :

Une notice biographique sur Raymond Bernard (période muette) sur le site 1895.

Le cinéma oublié de Raymond Bernard” article de Jacques Mandelbaum dans Le Monde (2010).

Le témoignage de Raymond Bernard sur Les Croix de bois sur le site de la Mission Centenaire 14-18.

Extrait d’un entretien de 1973 “Raymond Bernard, un grand cinéaste français” sur le site de l’INA.

La bande-annonce des Croix de bois version restaurée par Pathé.

 

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