L’année 2017 est, pour tout amateur de cinéma français classique, incontestablement l’année Clouzot. En effet, nous fêtons cette année le 110° anniversaire de sa naissance et le 40°anniversaire de sa mort. A cette occasion, est organisée toute une série de manifestation qui cumule cet automne avec une exposition dans la Galerie des Donateurs à La Cinémathèque française (jusqu’en juin 2018) en parallèle avec la rétrospective de son oeuvre (jusqu’au 26 novembre 2017) : Le Mystère Clouzot.
Pour plus de renseignements sur les événements liés à Clouzot, reportez-vous sur le site dédié ici : https://www.clouzot.org.
Signalons que les films ressortent en version restaurée en salles également comme à Paris (cf ici).
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Bien sûr, à notre modeste niveau, nous voulions, nous aussi, rendre hommage à l’un des plus grands réalisateurs français et le faire selon le propos de ce site, c’est-à-dire en reproduisant des articles d’époque liés aux films de Henri-Georges Clouzot.
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Aussi, nous débutons par un long post sur un film emblématique, devenu un classique, de Clouzot qui fit couler beaucoup d’encre : Le Corbeau.
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Le Corbeau sort à Paris le 28 septembre 1943 au Normandie, grande salle de cinéma des Champs-Elysées de 2000 places. Il sera interdit à la Libération de Paris à l’automne 1944 avant de ressortir en septembre 1947…
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Voici la liste des articles que vous pourrez lire ici :
la chronique de Jacques Audiberti dans Comoedia, celle de Didier Daix dans la revue de cinéma collaborationniste Ciné-Mondial, celle de François Vinneuil dans le fameux hebdomadaire collaborationniste Je Suis Partout, celle parue dans le quotidien collaborationniste Les Nouveaux Temps, celle de Roger Charmoy dans une autre revue collaborationniste L’Appel, celle parue dans l’hebdomadaire Panorama, André le Bret dans le quotidien vichyste Paris-Soir, Jean Romeis dans Le Journal, celle dans la revue marseillaise Actu, puis celle de Marc Blanquet parue dans le quotidien Le Matin.
Et nous terminons par la reproduction des deux articles infamants parus dans L’Ecran Français dont “Le Corbeau est déplumé” écrit par le journaliste Georges Adam et le comédien Pierre Blanchar (à lire ici). Or Pierre Blanchar deviendra le président du Comité de libération du cinéma français (CLCF) qui sera en charge d’épurer le cinéma français. C’est le CLCF qui suspendra à vie Clouzot et Chavance !
Clouzot ne pourra remettre les pieds sur un plateau de cinéma que presque trois ans plus tard, en février 1947, pour le tournage du Quai des orfèvres mais ceci est une autre histoire…
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Bonne lecture !
Critique du Corbeau par Audiberti
parue dans Comoedia du 09 octobre 1943
« LE CORBEAU » (Normandie)
A quels mobiles obéit l’auteur de la lettre anonyme ? Il est, en règle générale, méchant, cruel. Il cherche à nuire plutôt qu’à flatter. Volontiers il se sert de la fente postale pour épancher son érotisme. Mais de ce que l’on doit, en principe, ignorer sa personnalité, ou, sinon, plus d’anonymat, comment son effusion, effusion écrite et timbrée, peut-elle le satisfaire, puisque, aux yeux des autres elle ne le met pas en cause, et que son « moi » social reste en dehors du coup. Il n’est pas d’usage que l’homme travaille gratuitement, ou jouisse impersonnellement. La lettre anonyme ne serait donc qu’une formule de vengeance, une arme secrète du combat de la vie, une distraction, une sécrétion ? Certainement pas.
Moins coûteuse sorcellerie jamais n’exista. Celle-ci ne requiert qu’une décision de la volonté. Cette décision acquise, tout va tout seul. La grande machine postale (ministre, ingénieurs, employées, facteurs à cocarde, convoyeur en blouse grise) roule aux ordres de l’anonyme. La conjonction de sa volonté maléfique et de cette docilité officielle le convainc d’une espèce d’adhésion du monde en long et en large. Le parfait et fidèle fonctionnement de la poste aux lettres, y comprit celles qui ne sont pas pincée, peut finir par lui apparaître, dès qu’il a obtenu les premières preuves de l’aboutissement des siennes, comme un témoignage de son droit, en quelque sorte, à prolonger son action. Il n’est de crime, légalement, que ce que l’on ressent comme tel, ou que l’humaine communauté parvient à châtier dans la personne de son auteur démasqué.
Mais comment ledit auteur (et ce mot convient parfaitement dans une matière, en somme, graphique) quand il constate que son crime, l’anonymat postal, ne l’engage à rien, ne le compromet pas, le laisse insoupçonnable, comment n’en arriverait-il pas à conclure qu’un crime auquel participe, pour le prix d’une vignette de quelques sous, tout l’appareil technique et bureaucratique de l’Etat, et qui ne comporte pratiquement aucun indice en faveur d’une enquête répressive, n’en est pas un ?
Si notre anonymographe est vraiment malin, il y a bien peu de chance pour qu’on l’attrape jamais. Si, par-dessus le marché, il choisit, pour le champ de ses exploits, Paris, et pour victimes des gens qu’il ne connaît pas, qu’il pointe dans un annuaire, et qu’il empoisonnera tout de même presque à coup sûr, son ivresse impunie sera celle d’un microbe empereur ; d’un bourreau fluide comme du gaz.
« Le Corbeau », sur un scénario de Louis Chavance, réalisé par Henri-Georges Clouzot, nous présente un de ces purs anonymographes (ce mot m’enchante, qu’on emploie au cours du film). Il nous montre également toute une petite ville en proie à une anonymite carabinée. « Le Corbeau » décrit sous un jour assez sinistre la province française. On y sort à tire larigot les plus gros mots. S’ils résistent à cette publicité, s’ils ne tombent pas dans l’usage académique (quitte à être remplacée par d’autres dans un emploi vulgaire et cru) c’est qu’ils ont vraiment la peau dure. Ceci dit, « Le Corbeau » est un assez formidable chef-d’oeuvre. Il faut bien le reconnaître. C’est jeté !
Film sans amour, il est assez malin pour nous épargner, et pour s’épargner la rituelle imbécillité de l’idylle centrale, que les gens de goût, au cinématographe, considèrent comme, dans un abricot, le noyau, lequel n’est bon qu’à se laisser recracher. Film supérieurement joué, il n’a pas de vedettes. Fresnay, que nous avons admiré dans « L’Escalier sans fin », ce film contre les assistantes sociales, s’y consent le repos subtil d’un rôle terne et ballotté. Larquey, tout comme dans le « Dernier des six » (à moins que ce ne soit dans « L’Assassin habite… ») nous montre qu’il n’est pas un si bon bougre. Il campe avec finesse une silhouette de psychiatre sexuel et sexagénaire. Nous en ornerons la catégorie classique et bien connue des aliénistes aliénés. Ginette Leclerc est épatante dans un rôle de coxalgique par ailleurs bien balancée qui sent la cigarette froide.
Hélène Manson aventure sa cape d’infirmière dans des situations incongrues. La ville conspue cette cape bleu-marine qu’on voit voleter, comme les ailes d’un corbeau, dans les venelles. Le dévouement des assistantes et des infirmières est assurément utile, admirable. Mais elles n’existent qu’en raison du mal qu’elles doivent combattre. Plus de guerre, plus d’infirmières ! plus de maladie, plus d’infirmières ! C’est pourquoi une infirmière exhibant la coquetterie austère de son voile peut taper sur les nerfs des gens. C’est pourquoi Pierre Fresnay ne cessait, dans « L’Escalier sans fin » d’engueuler Madeleine Renaud, laquelle allait se faire rabrouer dans les logements tuberculeux avec son feutre militaire et ses adresses de préventorium. Notons qu’un médecin, à aucun degré, n’éveille une mauvaise humeur analogue. On lui sait gré du sérieux de sa science. On respecte le caractère abstrait de celle-ci. Mais les infirmières, les assistantes et les chauffeuses de camion sanitaire naissent directement du drame, de la tumeur et de la catastrophe. Elles en sont les fleurs diligentes.
« Le Corbeau », mis en scène et rédigé par des garçons très intelligents, n’est pas café de Flore pour un sou. A peine pourrait-on imputer au compte d’un symbolisme « littéraire » la silhouette en voiles de deuil de Sylvie, mère de Roger Blin. Elle vient d’occire l’anonymographe, lequel, par une lettre bien sentie, avait pousse ledit Roger Blin à se suicider d’un coup de rasoir dans son lit d’hôpital. Sa silhouette de crêpe noir s’en va bizarrement dans la rue blanche de soleil.
L’action est menée avec une habileté presque douloureuse à supporter. Pas un détail n’est perdu. Tous ils concourent à confirmer l’atmosphère à justifier les caractères. Aucun des personnages n’est oublié. On les laisse. On les reprend. Ainsi le vannier, brin à brin, tresse sa corbeille. A part l’inutile charge d’un sous-préfet à képi, les individus qu’on nous présente sont plausibles dans la vie en même temps que stylisés pour leur présentation publique. Décidément, c’est parfait.
L’action monte et se tend dans une fatalité mathématique. C’est parfait.
Il y a même des « primes » offerte, par la maison. Celle-ci, par exemple.
On voit s’esquisser un type d’enquêteur (le jeune substitut). Il rassemble tous les suspects. Va-t-on vers un roman policier ? Pas du tout. L’affaire tourne court. On respire. Le plaisir que l’on a de n’être pas enfermé dans une énigme soluble est très grand. Certes, on sait qu’au dernier moment Clouzot et Chavance nous dénonceront l’auteur des lettres anonymes — le « corbeau » —mais on les sent intelligents au point de se réserver la possibilité de nous laisser quand même dans un doute, car la vie n’est pas si simple, et les forces qui agissent sur un criminel ne manquent pas d’effleurer et de marquer, plus ou moins, au passages tous ceux qui vivent près de lui.
Les femmes se disputent le docteur Fresnay. L’épouse du docteur Larquey et la petite employée des postes à peine nubile sont sur la piste. Il se défend. Il ouvre un œil rond. Une première lettre anonyme surgit. Elles vont pleuvoir — pleuvoir d’en bas.
A la fin Sylvie (cet œil vert de la dominicaine des « Anges du péché ») tue le coupable, Larquey. Mais est-ce bien le coupable ? Du sang coule sur un buvard. Toute l’histoire, noire avec une humoristique virtuosité, baigne dans une odeur de gynécologie louche, qui confine au documentaire. C’est aussi affreux qu’Hedda Gabler jouée par l’impitoyable Marguerite Jamois.
Il semble que les auteurs du « Corbeau » aient voulu prouver que si la guerre est dure la paix n’est pas toujours paisible. En tout cas, il est certain que tous les spectateurs du « Corbeau » vont se mettre à envoyer des lettres anonymes. L’homme est le diable.
Jacques Audiberti
Dans le numéro du 23 octobre, Comoedia revient sur la controverse sur Le Corbeau dans la rubrique non signée “Projections et projets”.
La controverse autour du « Corbeau »
paru dans Comoedia du 23 octobre 1943
LE CORBEAU est certainement le film qui fait actuellement couler le plus d’encre et qui allume les controverses les plus passionnées.
Nous avons reçu plusieurs lettres, les unes pour, les autres contre ; de leur flot nous voulons simplement faire état de l’une des plus intelligentes et des plus objectives. Elle est signée d’un professeur assistant en Sorbonne qui écrit notamment :
« Je ne me crois pas particulièrement puritain ni alarmiste. Ce film a peut-être, sûrement même, été préparé dans des intentions anodines et il est, à n’en pas douter, du strict point de vue littéraire et cinématographique, excellent. Je ne dis pas, notez bien, qu’il est immoral, mais je crains qu’il ne soit, d’une certaine manière, subtilement malsain et de nature à troubler les consciences. Je me demande ce qui m’y a paru tel : c’est une impression d’ensemble soutenue par une multitude de petits détails. »
Notre lecteur énumère ici les principaux personnages du film, souligne leurs caractères et conclut que « tout cela fait un ensemble trouble ». Puis il ajoute :
« En France le point de vue de la morale a souvent tort et risque le ridicule qu’on y craint davantage. Tant pis ! Dans un pays qui veut retrouver sa santé morale, ce film n’est pas bon et le moins que l’on puisse faire est de l’interdire au-dessous d’un certain âge comme on l’a vu faire pour des images plus scabreuses peut-être, mais moins dangereuses. Au rebours de la pensée de Pascal sur l’esprit boiteux qui irrite quand un boiteux ne nous irrite pas, il semble qu’on se choque plus facilement d’une image excessive que d’une idée malfaisante ! »
un film qui n’est pas pour les enfants
Cette lettre mesurée, courtoise pour les auteurs, ouvre en somme le grand débat entre le subversif et l’immoral. Le subversif moral est-il plus redoutable que l’immoralité ? On ne saurait ici, dans cette courte rubrique, traiter à fond le problème. Les deux théories opposées peuvent se soutenir : celle de notre correspondant et celle qui consiste à prétendre, comme l’a écrit un critique, que si l’on discute de « l’opportunité » d’un tel sujet, on peut dire que « les véritables œuvres d’art, quels que soient leur degré, leurs tendances, leur voltage, sont toujours opportunes ». Et que « ce qui ne l’est jamais, ce sont les faux chefs-d’œuvre, les misérables petites bêtises mal tournées avec lesquelles on prétend amuser ou émouvoir un public que l’on croit médiocre. »
Enfin que « Le Corbeau » constitue une « intervention à chaud » et qu’« il n’est pas certain que ce soit justement dans les périodes de crise aiguë qu’il faille éviter au peuple un choc violent. »
Le point sur lequel tout le monde par contre est d’accord est qu’il faut interdire le film à la jeunesse.
Critique du Corbeau par Didier Daix
parue dans Ciné-Mondial du 15 octobre 1943
Film immoral ? Il faudrait s’entendre. Si c’est être immoral, pour un ouvrage quel qu’il soit, que d’étudier certaines tares de l’âme humaine, certes, Le Corbeau est un film immoral. Mais tel n’est pas mon avis. Qu’importe, d’ailleurs !
Le Corbeau est un grand film. Il est riche de talent, animé d’une sève vigoureuse et d’une pensée puissante. Mais c’est un grand film raté.
Le scénario de Louis Chavance contient un point de départ intéressant. La mise en scène de Henri-Georges Clouzot est souvent remarquable en dépit de certaines faiblesses et le dialogue, dû à la collaboration du scénariste et du metteur en scène, est d’une intelligence et d’une intensité rarement égalées, Mais le scénario est mal construit.
Les différentes scènes du film n’apportent pas leur eau à l’action comme autant de rivières qui viendraient grossir le cours d’un fleuve immuable et puissant. On a plutôt l’impression d’autant de mares distinctes s’agglomérant pour former un vaste marécage — ceci étant dit sans aucune intention péjorative — marécage immobile et qui ne mène nulle part. On y circule à tâtons, rien n’y est clair ni franc.
Les intentions restent obscures, les actions n‘ont pas toutes des justifications apparentes et les sentiments ne sont pas toujours compris. Le dénouement lui-même ne parvient pas à faire la pleine lumière sur tous ces événements.
Il s’agit de découvrir l’auteur de lettres anonymes signées « le Corbeau » qui mettent sens dessus dessous une petite ville de province.
Mais puisque la découverte du coupable n‘offre pas l’élément de surprise que nécessite le genre, il me semble que les auteurs ont eu tort de donner à leur film une forme policière qui le diminue. Si le coupable était connu dès le début et si on le voyait à l‘oeuvre, quel film admirable nous aurions eu avec toutes ces qualités dépensées en pure perte. Il n’en est pas moins vrai que dans chaque image de ce Corbeau on sent la poigne solide d’un chef au talent solide, quoique peut-être un peu trop volontairement morbide, et qui sait secouer un public.
La distribution du film est remarquable.
Pierre Larquey, qui n’a pas souvent des rôles de cette envergure, est exceptionnellement bien, et Pierre Fresnay est égal à lui-même, c‘est-à-dire excellent. Citons encore parmi les meilleurs : Sylvie, Héléna Manson, Balpêtré et une étonnante petite fille, Liliane Maigné. N’oublions pas Lucienne Bogaert, Seigner, Bernard Lancret, Micheline Francey, Jean Brochard, Pierre Berlin, Roger Blin, Roquevert. Quant à Ginette Leclerc, elle a joué en grande comédienne son rôle troublant de jolie boiteuse, amoureuse, jalouse, inquiète.
Critique du Corbeau par François Vinneuil
paru dans Je Suis Partout du 8 octobre 1943
Lettres anonymes – Normandie – Le Corbeau
Henri-Georges Clouzot est un des huit ou dix jeunes auteurs d’indéniable talent qui se sont révélés depuis l’armistice dans le cinéma français. Après ses premiers succès de scénariste et de dialoguiste dans L’Assassin habite au 21, il vient de signer lui-même la réalisation du Corbeau, sur une histoire de Louis Chavance, qu’il a adaptée et dont il a écrit le texte parlé. Voilà au moins un film dont on n’a pas besoin de rechercher laborieusement le vrai père !
Le sujet du Corbeau, les lettres anonymes, est assez neuf pour le cinéma, qui le découvre un peu tard. Le mystère, l’attrait scandaleux de ce sujet se sont passablement émoussés depuis ces dernières saisons, où les délations, les injures et menaces de mort épistolaires, jamais signées, comptent parmi les occupations quotidiennes et essentielles de notre gracieux pays, de Calais jusqu’à Port-Vendres. Un journaliste est particulièrement blasé sur ce genre littéraire et lorsqu’il voit un médecin trouver dans son courrier une épître portant en majuscules d’imprimerie: « Vieille canaille, tu es un avorteur, tu es le maquereau de la putain X… — Signé : le Corbeau », la première réaction de ce journaliste est de se dire : « Bah ! il n’y a pas de quoi en faire un plat. »
Mais l’histoire du Corbeau force rapidement notre attention. Bien entendu, elle est située dans une petite ville de province, seul lieu où de semblables aventures, aggravées par les commérages, les jalousies, le coudoiement journalier de tous, puissent prendre un caractère réellement obsédant et dramatique. Clouzot, d’autre part, a très habilement gradué ses effets.
Si les premières missives semblent l’ouvrage méprisable de quelque grossier maniaque, l’affaire s’amplifie peu à peu. L’honneur professionnel du médecin, la première victime, est mis en jeu. Certains traits de sa carrière, de son humeur prêtent de la vraisemblance à la calomnie. Le caprice féminin intervient pour embrouiller et envenimer les choses. Il y a bientôt mort d’homme, un pauvre malade à qui le Corbeau a révélé qu’il était incurable et qui se coupe la gorge d’un coup de rasoir. Les pouvoirs officiels s’émeuvent, la ville s’indigne, croit avoir démasqué la coupable, une infirmière de l’hôpital qui doit s’enfuir sous les huées. Après quelques jours de répit, les lettres pleuvent, se multiplient, deviennent un vrai fléau.
On aimera l’ingéniosité avec laquelle l’auteur a su concrétiser cette prolifération de l’anonymographie. Les incidents inattendus surgissent, fort adroitement calculés, à la minute même où l’intérêt menaçait de faiblir : la lettre s’échappant du corbillard, la lettre tombant des voûtes de l’église. Les circonstances de ces incidents sont toutes frappantes ou cocasses. Le cortège de l’enterrement s’ouvre en deux, s’écarte avec dégoût devant l’abject papier, étalé sur le pavé, et qui ne respecte même pas la mort. Dix autres épisodes sont nés d’une imagination non moins alerte et piquante.
C’est la terrible dictée infligée durant des heures à dix-huit coupables présumés, dans une des classes de l’école, l’instituteur manchot, la mercière bigote, la gamine trop précoce, le chirurgien de l’hôpital, le receveur de l’enregistrement, etc., alignant indéfiniment, en caractères d’imprimerie, les obscénités, les basses insultes des huit cent cinquante billets du « Corbeau », et fournissant la matière d’un gigantesque examen graphologique. C’est la petite écolière de cinq ans, mise au piquet, qui en profite pour subtiliser malignement l’une des plus redoutables lettres, qu’un coup de vent avait fait tomber dans la cour.
Ce sont les conséquences postales de l’affaire que l’on n’a pas oubliées. Les facteurs sont administrativement contraints d’acheminer l’énorme production du Corbeau, si aisément reconnaissable à ses enveloppes. C’est encore l’autre petite écolière qui a voulu se noyer parce qu’une des lettres anonymes a cruellement séparé son père et sa mère. Ou encore le petit apologue de la lampe, d’un symbolisme si adroit, où l’image se fond si bien avec le texte.
L’épilogue nous tient parfaitement en haleine, avec la contagion classique dans ces cas-là, la découverte du « faux Corbeau » qui recule jusqu’aux dernières secondes la solution de l’énigme.
On aime beaucoup aussi la façon qu’à Clouzot de frôler un poncif pour l’éviter d’un désuet et sûr coup de volant. M. Pierre Fresnay, héros principal, rencontre dès les premières scènes Mlle Ginette Leclerc, qui feint d’être malade, tous charmes dehors dans un galant déshabillé, pour « tomber » ce peu sociable médecin. Bon, voilà le thème traditionnel de la jolie bête à mâles, le lien commun par excellence de la « vamp ». Mais nous n’allons pas tarder à apprendre que Mlle Ginette Leclerc, cette fois, n’est pas seulement une croupe, qu’elle a un coeur, capable de sincères émotions. Et voilà encore un élément de surprise.
De même, Clouzot s’est refusé, et même presque un peu trop, à dépeindre les retentissements conjugaux de l’histoire, qui paraissaient obligatoires au spectateur d’avance résigné. Et il s’est gardé encore de verser dans la spécialité policière. Son sujet ne tourne pas à l’enquête. Clouzot ne s’est pas contenté de substituer la lettre au cadavre, pour retomber ensuite dans la routine.
La fuite de l’infirmière, après l’enterrement, est un petit morceau de bravoure, assez facile. Ce n’est point sur ces quelques images que l’on jugera l’instinct proprement cinématographique d’un auteur. Le metteur en scène Clouzot a besoin de se familiariser avec l’emploi des « passages ». Le rythme de son récit demeure un peu saccadé. Mais il ne s’alourdit jamais, il est constamment nourri d’inventions nouvelles. Clouzot, devant la camera, sait pendre tout souvenir des planches pour lesquelles il a cependant déjà travaillé. Rien de théâtral dans son Corbeau. L’action est située de manière très plausible et vivante, sans descriptions superflues d’atmosphère.
On connaît déjà le dialogue de Clouzot, son mordant, son brillant, sa souplesse, son étroite appropriation aux nécessités du cinéma. Le jeune écrivain s’abandonne moins au plaisir de faire des mots, un peu trop visible dans ses premiers scénarios policiers. Il a le sens le plus exact du public, de ses facultés d’attention, de la mobilité et de la rapidité qu’il réclame à l’écran. Ce sens évite à Clouzot tout péché par littérature.
Voilà, en somme, beaucoup de mérites pour un spectacle que l’on suit en effet avec un intérêt constant, et qui est très intelligemment conduit : une heure et demie de film où l’on ne s’ennuie pas une minute. Mais nous devinons déjà que ce film ne laissera pas dans notre mémoire un souvenir bien durable, et nous le regrettons. Clouzot n’a pas esquivé son sujet, mais nous aurions voulu qu’il y pénétrât plus profondément. C’est sans doute le seul vrai reproche qu’on puisse lui adresser.
Clouzot possède une grande facilité, qui deviendra rapidement de la virtuosité. Il se fie un peu trop à elle. La lettre anonyme, quand elle prend un tel caractère d’acharnement et de perfidie, est un ressort de tragédie. Clouzot, cependant, comme le journaliste devant les premières scènes, n’arrive pas à la prendre très au sérieux. Il corse son canevas, pour appâter le spectateur, mais il n’y croit qu’à moitié. Il reste dans les limites d’un divertissement, où un humour latent, d’un excellent « rendement » d’ailleurs dans une salle, tient la place la plus importante. On avait déjà noté ce penchant dans L’Assassin habite au 21, fort amusant, mais presque entièrement dépourvu du pathétique, au moins à fleur de peau, que semblait commander une intrigue policière où trépassent une demi-douzaine de nos semblables, cependant que le héros n’échappe que par miracle à la mort.
Le Corbeau demeure un peu trop un « soufflé » boulevardier, préparé par une main habile, selon des recettes agréablement pimentées. On le constate en resongeant après coup à certains épisodes, destinés à exciter sur le moment notre curiosité, et dont on s’aperçoit à la fin qu’ils n’ont eu ni suite ni justification.
Avec Le Corbeau, Clouzot possédait un grand sujet, qui valait la peine d’être traité avec ampleur, dont on aurait voulu voir l’analyse poussée beaucoup plus loin.
Sauf le médecin incarné par M. Pierre Fresnay — et encore n’est-ce que relatif — la psychologie des principaux personnages est superficielle. Le début sentimental et sensuel entre le docteur, Denise et Laura est dans l’action un élément d’ordre presque mathématique, dont l’auteur néglige de nous donner une explication humaine. De même, si le secret de l’authentique « Corbeau » est inviolable jusqu’à la dernière scène, c’est que les mobiles du criminel ne transparaissaient point, parce qu’ils restent pratiquement incompréhensibles et qu’on ne nous offre aucune lumière sur ce point. Les victimes sont vengées, les innocents réhabilités, le coupable découvert. L’équation est résolue dans toutes les règles. Mais les hommes et les femmes dont on s’est servi pendant cette opération finissent par apparaître comme des signes presque aussi abstraits qu’une lettre algébrique, comme des figures presque aussi anonymes — à leur tour ! — que des pièces d’échec. Les brillants dons de Clouzot nous rendent désormais plus exigeants à son endroit. On attend de lui des ouvrages plus denses, plus substantiels. Il peut nous les donner.
Pierre Fresnay, incarnant une troisième fois le personnage principal dans une histoire de Clouzot, n’est pas seulement pour lui un interprète, mais le collaborateur le plus précieux, au point d’apparaître irremplaçable. On est à bout d’épithètes pour louer encore sa sobriété, son acuité, son ton si juste. Larquey montre beaucoup de finesse dans une composition qui tranche sur ses emplois ordinaires de bon bougre simple. Ginette Leclerc montre aussi qu’elle peut échapper à ses obligations habituelles de femme fatale sans paraître désorientée pour autant. Les nombreux rôles de second plan sont tenus avec une remarquable vérité, notamment par Héléna Manson, Balpêtré, Roquevert, Pierre Bertin, Brochard, Blin, Mme Sylvie, la magnifique supérieure des Anges du péché. J’aurais aimé savoir le nom de l’écolière qui joue si intelligemment et naturellement la petite sournoise à lunettes.
François Vinneuil
Critique du Corbeau
paru dans Les Nouveaux Temps du 28 septembre 1943
« LE CORBEAU » Un grand film français de la « Continental-Films »
La lettre anonyme, arme des lâches, a toujours suscité les plus effroyables drames, plus vile que la calomnie verbale, plus basse que la délation elle-même, elle surgit de l’ombre et sème trop souvent hélas ! la douleur, les larmes et le deuil. De tout temps elle a sévi dans les petites villes tranquilles, bouleversant les familles les plus honorables, faisant planer une atmosphère étouffante de crainte et de méfiance.
C’est dans cette atmosphère trouble que se place l’action du dernier film de H.-C Clouzot « Le Corbeau », ce « corbeau » c’est le pseudonyme mystérieux que les habitants d’une petite sous-préfecture trouvent inscrit au bas de lettres injurieuses et révélatrices des secrets les plut intimes.
Le scénario de ce film, d’allure balzacienne est dû à M. Louis Chavance ; il est a la fois mystérieux et passionnant.
Pierre Fresnay a trouvé là, une fois de plus, l’occasion de déployer toutes les ressources de son talent dans le rôle d’un médecin de province victime de la calomnie et de la jalousie, Pierre Larquey a, lui aussi, composé avec quelle habileté un personnage intéressant.
Ginette Leclerc, Micheline Francey et Héléna Manson ont de leur côté fait de très belles créations.
Ajoutons que « Le Corbeau » a été réalisé par la « Continental Films » qui a doté jusqu’ici notre écran des plus nombreuses et des meilleures productions françaises.
Non Signé
Critique du Corbeau par Roger Charmoy
paru dans L’Appel du 14 octobre 1943
Les adversaires de ce film auront beau jeu. Il est sombre, morbide même, il n’est pas consolant pour ceux qui ont l’illusion tenace d’une humanité parfaite. Et puis ? Qu’au nom de la Révolution nationale s’élèvent quelques minus choqués dans leur égoïste orgueil, contre cette bande, c’était fatal. On aurait aimé qu’ils ne s’abritent pas derrière elle, c’est tout.
Car la Révolution nationale n’est pas, mais pas du tout, une entreprise de bondieuserie (ou plutôt ne doit pas être !). La propreté que l’on veut donner aux institutions et aux hommes de ce pays ne doit pas cacher les tares existantes. Je crois que les contempteurs du Corbeau lui reprochent surtout de montrer les hommes tels qu’ils sont et, partant, tels que sont ces contempteurs eux-mêmes. Pas beaux !
Tartufes luisant de graisse marché noir, généraux gâteux, benoîts bénisseurs, vous n’êtes pas plus la France que la Révolution.
La France, les Français, ce sont les personnages du Corbeau. C’est terrible, c’est triste, c’est ainsi.
Ce n’est pas en jouant les autruches que l’on supprimera le fait ; cette haine collective pour le prochain ; cette manie de la lettre anonyme, de dénonciations ; cette sournoise attitude confite et veloutée née dans les sacristies ; et les loges maçonniques, deux mêmes lieux de perdition de l’âme vivante !
On ne fait pas de littérature avec de bons sentiments, disait André Gide. Pour cette phrase, il sera beaucoup pardonné à cette vieille dame ridée. On ne fait pas non plus de beau cinéma avec de bons sentiments. Qu’on se le dise à Vichy et au C. O. I. C. !
Bien sûr, il est recommandé de ne point mener les enfants au Normandie. Leur fait-on lire Céline ? Et Céline n’en est-il pas moins pour ça à prohiber? Le public qui vient voir Le Corbeau est saisi. Choqué peut-être, heurté sûrement. Il sort en disant : « Tout de même, ce que les gens sont dégueulasses ! » Ne serait-ce que pour cette réflexion (qui en amène d’autres et le font se tâter pour savoir jusqu’à quel point lui-même…) que Le Corbeau serait, par choc en retour, un film sain !
Reste enfin autre chose, et puisque, après tout, cette chronique est de cinéma, ce cinéma compte. Le Corbeau est un film magnifique, un chef-d’œuvre technique. On le doit donc juger sur ces deux plans.
Voici : Le sujet en est banal, si l’on peut dire. C’est une petite ville de France, comme toutes les petites villes, avec son maire stupide, son préfet ganache, ses gendarmes gendarmes, ses médecins plus ou moins marrons, ses habitants médisants et vicieux… Une ville, quoi ! Une épidémie de lettres anonymes éclot. De cette encre dépensée à flot naîtra un flot de sang. Le coupable sera enfin découvert, mais, ainsi qu’il se doit, vingt autres auraient pu l’être et c’est là une intrigue quasi policière qui ajoute du mystère au film.
M. Henri-Georges Clouzot a gagné, au cinéma, nous dirions ses galons si l’on était sur que le mot ne le choque pas. Car tout ce qui rappelle le conformisme militaire doit faire bondir un homme comme lui. Oui, M. Clouzot a fait un beau film, illustrant cette macabre et noire histoire d’images saisissantes et frappantes. On pourrait citer cette lampe électrique baladeuse servant à expliquer les noirs et les blancs, les ombres et les clartés de la vie ; ou encore l’enterrement dans les rues pavoisées ; ou ces gosses dont la pureté est, elle aussi prise dans l’engrenage pourrisseur et cache leurs petits secrets d’enfants… On devrait tout citer.
Parce que l’auteur est son propre metteur en scène et son dialoguiste, tout est huilé, tout marche de pair dans cette bande. Et l’interprétation excellente est, elle aussi, unie. Les moindres rôles sont étudiés tout autant que les premiers. C’est le travail d’équipe, semble-t-il, et c’est rare dans le cinéma français, toujours prêt à attirer les mouches publiques avec une vedette bien sucrée. Ici, rien de tel. On dira, par exemple, que Mme Sylvie, que l’on aperçoit trois minutes, est et fait autant pour le film que M. Pierre Fresnay. Avec lui, il faut citer Larquey, prodigieusement déroutant dans un rôle inhabituel et admirable, et Ginette Leclerc.
Encore que celle-ci — et c’est là, peut-être, le seul point discutable de tout le film — n’ait pas le physique de l’emploi dans la seconde partie du film. Mais quelle vie secrète dans ce beau visage de bête à plaisir, au début ! Quelle classe !
C’est pourquoi Le Corbeau est un grand film. Parce qu’il est humain et sincère. Parce qu’il est anticonformiste. Parce qu’il est vrai !
Roger Charmoy
Critique du Corbeau
paru dans Panorama du 14 octobre 1943
Cette œuvre propose au chroniqueur la solution d’un problème délicat. Il est partagé entre le désir d’en dire du bien et la nécessité d’en dire du mal.
Somme toute, il peut faire l’un et l’autre. Par ses grandes qualités, par l’influence qu’il ne peut manquer d’exercer sur certaines catégories de spectateurs, par les prolongements qu’il aura peut-être. Le Corbeau doit être jugé sur deux plans bien distincts : cinématographique et moral.
Du point de vue cinématographique, c’est un très bon film, un film de classe. On y trouve d’abord ce qui manquait au Val d’enfer, la fermeté de la conception, le fini et le poli des scènes qui s’enchaînent rigoureusement les unes les autres, la concision du dialogue, une remarquable habileté dans le développement de l’intrigue qui tient le spectateur en haleine et le fait personnellement participer aux angoisses des personnages, enfin l’utilisation d’un langage proprement cinématographique et une interprétation hors de pair, dans laquelle, bien que Pierre Fresnay joue le rôle central autour duquel se déchaînent les passions, nul acteur n’est sacrifié à la tradition détestable de la vedette.
Certaines scènes — celles entre autres de l’enterrement et de l’épreuve de la dictée — par leur ironique et féroce âpreté — sont dignes d’admiration.
Ceci dit, et devant un film d’une incontestable importance, on ne peut se désintéresser du point de vue moral. Nous voici transportés aux années d’avant-guerre, où un Marcel Carné et un Jean Renoir faisaient des chefs-d’œuvre d’un Quai des brumes et d’une Bête humaine, et devenaient les poètes visuels d’une époque trouble, alimentant des plus sordides complications pathologiques le goût d’un public blasé. Nous croyions cette époque révolue, et que nous ne verrions plus de manifestations aussi éclatantes d’un état d’esprit condamnable. Le Corbeau se charge bien de nous détromper, et la faveur que la foule témoigne à ce film nous inflige un cinglant démenti.
Le drame, nous dit-on, se déroule dans une petite ville de France, « Ici… ou ailleurs » — ou nulle part ! — La vie paisible des bons bourgeois es soudain troublée par une avalanche de lettres anonymes signées Le corbeau. Toutes les turpitudes des notables de la ville y passent, réelles ou imaginaires, et c’est une succession assez écœurant d’adultères, de viols, de vols, toute une cascade de vices étalés au grand jour, de vengeances, de passions, de jalousies et de haines dont la révélation sème l’épouvante, attise les colères. La principal victime de l’anonyme maniaque est le docteur Germain, installé depuis peu dans la ville et de qui on ne sait rien, sinon qu’il vit en sauvage et semble hanté par un douloureux passé.
Autour de lui, évoluent le vieux docteur Vorzet, sa trop jeune femme Laure qu’une amitié très pure lie à Germain, l’instituteur Saillens, sa sœur Denise, qui s’offre sans pudeur à Germain, le directeur de l’hôpital Bertrand, Marie, belle-sœur de Laure, vieille fille haineuse, la petite Rolande, une gamine de quatorze ans qu’on croirait sortie des archives d’un Freud… toute une humanité en apparence irréprochable et dont les tares nous sont décrites avec une minutieuse complaisance. Haletants et dégoûtés, nous allons ainsi de vices en crimes jusqu’au dénouement et nous apprenons enfin que le coupable, selon une technique éprouvée de roman policier, est celui que l’on soupçonnait le moins, le vieux Vorzet, morphinomane et probablement fou, qui, avant d’être exécuté par la mère d’une de ses victimes, réussit à expédier sa jeune femme dans un asile d’aliénés.
Ouf !…
Pendant ce temps, Louis Daquin achève, à trois mille mètres, Premier de Cordée. Prions le ciel qu’il en fasse un chef-d’œuvre et nous prouve que le courage, l’audace, la santé physique et morale peuvent aussi intéresser les foules, et qu’il est plus utile, à une époque comme la nôtre, d’exalter le vertus d’un peuple que d’exhiber ses tares.
Non Signé
Critique du Corbeau par André le Bret
paru dans Paris Soir du 6 octobre 1943
Ne cherchons pas à moraliser, mais constatons pourtant sans hésiter qu’à une époque aussi sombre, aussi cruelle que la nôtre, il n’est peut-être pas opportun de traiter à l’écran des sujets aussi pénibles que celui-ci. Si l’on peut tout dire, tout exprimer dans un roman — l’écrivain, pour peu qu’il soit un analyste subtil, faisant oeuvre de libération quand il fouille au scalpel dans la fruste humanité — le dramaturge n’a déjà plus la même liberté et le cinéaste en a encore moins, car il reste soumis à la stricte technique du raccourci qui lui interdit le jeu des nuances et, d’autre part, touche une trop vaste audience pour ne point refréner ses imprudences ou ses audaces.
Il s’agit ici d’une histoire de lettres anonymes qui, avec des variantes, semble s’inspirer d’une affaire célèbre dont toute une ville de province fut le théâtre il y a quelques années et où l’on nous montre les ravages de l’envie, de la jalousie, de la bassesse, de la lâcheté au sein d’une population jusque-là tranquille.
Qui est le « Corbeau » le mystérieux expéditeur de ces billets venimeux adressés aux uns et aux autres ?
Est-ce l’infirmière vindicative, aux comportements inquiétants ? Est-ce la toute jeune postière — encore une enfant — dont la précocité paraît redoutable ? Est-ce la belle boiteuse au regard provocant ? Naturellement, selon les règles traditionnelles, ce ne sont pas les personnages le plus lourdement marqués, ceux que l’on nous désigne avec insistance, qui fourniront le coupable : on nous le découvrira par un procédé dont la gratuité est trop évidente parmi ceux que pour diverses raisons, nous nous refusions à soupçonner.
Certaines outrances, un parti pris de violence font sourire, alors que l’on n’en a pas envie, mais les erreurs décelées çà et là ne sauraient nous empêcher d’admirer trois ou quatre scènes d’une âpre vérité, conduites avec une singulière maîtrise et où l’on retrouve soudain les qualités foncières d’un Chavance et d’un Clouzot. En outre, la mise en scène de celui-ci échappe souvent au commun : elle a un accent personnel, un style, et l’interprétation est de premier ordre avec Pierre Fresnay — jeune docteur que la campagne anonyme désigne à la vindicte publique — Ginette Leclerc et Larquey dans les principaux rôles.
André LE BRET
Critique du Corbeau par Jean Romeis
paru dans Le Journal du 14 octobre 1943
LE CORBEAU, c’est le croquis dont un mystérieux auteur de lettres anonymes signe ses produits épistolaires. Des produits de jour en jour plus répandus dans la petite ville type de province où se situe le film dont Henry-Georges Clouzot (adaptateur et dialoguiste avec Louis Chavance), est le réalisateur.
Le Corbeau, est un film très consciencieusement et très habilement fait, qui comporte des moments passionnants. Le soupçon est, à l’intention du spectateur, réparti avec astuce sur un très grand nombre de personnages. Il se trouve même qu’à la fin l’action rebondisse alors qu’on ne s’y attendait plus, à la manière de ces pierres que les enfants jettent dans l’eau par ricochets.
On aurait pu souhaiter la création d’une ambiance provinciale plus près de la réalité, ce qui aurait permis d’éviter quelques situations ou images sans vraisemblance (le discours du sous-préfet, sa démission, le cortège funèbre s’écartant de la feuille anonyme, le prêche du missionnaire à l’église, etc.).
Mais ces imperfections sont compensées par la qualité de l’interprétation, en tête de laquelle brille le grand artiste Pierre Fresnay, et qui compte encore Larquey, Roquevert, Bernard Lancret, Balpêtré, Bertin, Seigner (ces trois-ci de la Comédie-Française), Brochard, Palau pour les hommes ; Ginette Leclerc, Micheline Francey, Héléna Manson, Jeanne Fusier-Gir et Sylvie pour les femmes.
Héléna Manson, très remarquée dernièrement à côté de Jules Berry dans Marie-Martine, a ici un rôle plus étendu, enfin digne de son talent.
J. R.
Qui donc signe Le Corbeau ?
paru dans Actu du 23 septembre 1943
Combien de fois les chroniques des journaux de province nous ont-elles relaté quelque affaire de lettres anonymes ! Soudain, telle petite ville était submergée d’écrits calomnieux ou révélateurs, presque toujours d’une grossièreté morbide. Le soir, on entendait à travers les volets les éclats des scènes de jalousie. On chuchotait au cercle, à la sacristie, chez la notairesse ou dans la mercerie du coin. Des gens devaient quitter le pays. Souvent, quelque jeune fille, harcelée, se jetait à l’eau, quelque mari se pendait. La crainte et la méfiance régnaient. On soupçonnait un tel, une telle… Et puis, un beau jour, le ou la coupable était démasqué. Lui ! Elle ! Jamais on ne l’eût cru.
C’est dans cette atmosphère balzacienne, favorable à la brutale déclaration de sentiments intimes et de secrets, que le film Le Corbeau place un drame qui trouverait sa place dans les « Scènes de la Vie de Province ». Le Corbeau, c’est la signature que les habitants d’une sous-préfecture trouvent au bas de missives pleines de fiel et d’habileté.
Inutile d’épiloguer sur l’aspect mystérieux du scénario de Louis Chavance, réalisé par H.-G. Clouzot pour la Continental-Films. Mais on peut souligner que, pour mettre au premier plan des médecins, dont un psychiatre, l’œuvre renforce l’intérêt psychologique de l’intrigue. Pierre Fresnay, Pierre Larquey trouvent là des compositions qui correspondent à la finesse et à la solidité de leur jeu. Côté femmes — car on pense qu’il y a un côté femmes ! — on trouve l’âme tortueuse de la vieille fille (Héléna Manson), l’esprit bouleversé et refoulé de la jeune épouse d’un vieux mari (Micheline Francey), le tempérament ardent et provocant d’une « vamp » locale (la brûlante Ginette Leclerc). Toutes obsédées par Pierre Fresnay. Haine, amour pur, qui voudrait ne pas tant l’être, jalousie, désir : que de mobiles possibles ! Mais aussi, rivalité masculine, peut-être basse envie ? Tous les ressorts des âmes. Et, jusqu’à la fin, sur lequel mettre le doigt pour trouver la vérité ? Quel sujet plus passionnant et où le côté « policier » affirme autant ses droits…
Non Signé (vraisemblablement Jean Dorvanne qui a déjà écrit un article sur Le Corbeau dans cette revue la semaine passée).
Critique du Corbeau par Marc Blanquet
paru dans Le Matin du 13 octobre 1943
Si les nombreux rebondissements de cette sombre histoire tiennent en haleine le spectateur jusqu’à la fin d’icelle, on ne saurait affirmer qu’il y prend véritablement plaisir. C’est peut-être qu’à aucun moment Henri-Georges Clouzot ne s’est soucié de le détendre par quelque gag salutaire.
C’est, à coup sûr, parce que de tous ces personnages qui s’agitent dans une ombre parfois assez artificielle, aucun ne lui est — et si peu que ce soit — sympathique. Il lui faut attendre, en effet, un dénouement aussi tardif qu’imprévu, reconnaissons-le pour se découvrir avec la plupart d’entre eux, ces affinités qui lui font croire si souvent à l’humanité des pires fantoches.
C’est trop tard.
Le Corbeau, grâce à son étincelante distribution, en tête de laquelle brillent Pierre Fresnay, le plus grand peut-être de nos jeunes comédiens de la scène et de l’écran ; Larquey, dans un emploi nouveau pour lui, et qui ne manquera pas de surprendre ses innombrables admirateurs, et Ginette Leclerc, que sa création élève encore d’un degré dans mon estime, le Corbeau n’en fera pas moins, j’en suis sûr, une longue et profitable carrière.
Marc Blanquet
Sur la même page, nous trouvons cet encart célébrant le succès que remporte le film en exclusivité au Normandie.
Pour finir, il nous paraissait important de vous retranscrire cet article paru dans le tout premier numéro (clandestin) de la grande revue d’après-guerre l’Ecran Français (issu de la Résistance) dans lequel Le Corbeau est défini comme le “film nazi pur” !
Comme quoi le film fût vraiment incompris par certains des deux bords…
La Cinquième Colonne continue
paru dans L’Ecran Français n°1 daté de décembre 1943
[…] Il s’agit encore uniquement de la France dans “Le Corbeau“. “Une petite ville ici ou ailleurs” lit-on , mais en tout cas en France. Cette petite ville renferme uniquement des Français ignobles, y compris le personnage central ; le collaborateur FRESNAY. Comme il n’y a pas de censure à la CONTINENTAL — et la suppression de la censure valorise un film mieux que des millions — il règne dans Le Corbeau une facilité d’expression qui fait croire à la liberté de pensée, grossier piège bien nazi aussi.
Au milieu d’une accumulation de saletés bien gratuites d’ailleurs car il n’y a même pas de thèse, la justification étant fournie par la folie du principal responsable, l’obsession sacrilège revient sans cesse ; le film débute par la cimetière, l’église est le lieu de rendez-vous, on y bénit un suicidé, on y lance une lettre anonyme , une autre tombe du corbillard, l’enterrement défile au milieu des décors d’une foire ; les milieux médicaux sont traînés dans la boue, le thème de l’avortement monté en leitmotiv ; tout y est laid, grinçant ; jusqu’à la petite-fille écoutant aux portes et prenant paru à la corruption étalée dans la ville.
Une apologie de la lettre anonyme qui va jusqu’à nous montrer comment elle se confectionne sans danger : recette qui peut, qui doit servir à la Gestapo.
Mais ce qui amplifie encore le danger c’est que le film est techniquement très bien fait. Mr Clouzot, metteur en scène, homme à toutes mains, et son co-équipier Chavance, pseudo révolutionnaire qui ne veut pas, dit-il , mettre sac au dos pour les alliés, mais consent à vendre sa plume à l’ennemi — c’est plus facile — ont bien travaillé pour Mr Goebbels.
En somme, un film qui n’a pas su montrer une seule image autre que grimaçante — la figure normale de Ginette Leclerc — n’est pas un film humain : c’est la définition du film nazi pur.
Et sur le dos de la France !
Non Signé
**
Mais L’Ecran Français ne s’arrêtera pas là et ira plus loin dans cet article célèbre et scandaleux qui parait dans le n°14 des Lettres Françaises daté de mars 1944 : “Le Corbeau est déplumé” signé (malheureusement) par le journaliste Georges Adam et le comédien Pierre Blanchar. Ils opposent alors Le Corbeau au Ciel est à vous de Jean Grémillon…
Heureusement que l’histoire leur a donné tort.
“Le Corbeau est déplumé”
paru dans Les Lettres Françaises daté de mars 1944
Il est évidemment impossible aux oeuvres cinématographiques, réalisées dans un pays occupé par les nazis, de témoigner ouvertement d’un esprit de résistance aux impératifs de ce régime. Admirable moyen de propagande, le cinéma ne peut adopter une position de combat qu’au sein d’une société fondée sur la liberté d’expression où, d’ailleurs, ses contingences propres, si l’on ne fait pas bonne garde, risquent souvent de l’asservir aux puissances malfaisantes de l’argent. Cependant, tout est loin d’être perdu, même lorsque le seul travail possible ne peut s’accomplir que parmi les barbelés des censures.
Le cinéma est un langage : avant d’en arriver à prononcer le « oui » qui le soumet à l’abjecte idéologie de l’occupant — et c’est alors la trahison caractérisée, mais peut-être la moins lâche — bien des choix restent ouverts. Tout au moins, peut-on, doit-on lui demander de soutenir, sans faiblesse, le seul langage que lui autorisent ces circonstances qui sont les conditions et limites de son existence actuelle : le langage de la dignité, de la grandeur intérieure. Ainsi, et seulement ainsi, sauve-t-il son honneur.
Que l’on ne vienne pas se plaindre de la sévérité de nos exigences : deux films, en cette maussade saison de guerre, nous démontrent, l’un que l’on peut, malgré les apparences de bonne foi prodiguées au public, trahir par l’esprit ; et l’autre, au contraire, qu’il n’est pas impossible de parvenir, par lui, à se racheter du préjugé défavorable que constitue une permission accordée par la censure de l’occupant.
Certes, M. H.-G. Clouzot, le réalisateur du Corbeau, aurait fort bien pu refuser d’exercer son métier de cinéaste français dans une maison de production purement allemande : la Continental-Films, et sous les ordres de son chef nazi, M. Greven. Il n’a pas jugé bon de le faire ; bien plus, il a sciemment consommé sa trahison, de complicité avec M. Chavance, l’auteur du scénario.
Car l’opinion traditionnelle des nazis sur notre peuple est un article de foi pour ces Messieurs : les habitants de nos petites villes ne sont plus que des dégénérés, mûrs pour l’esclavage, et nos qualités ancestrales, souvenirs historiques tout juste bons pour les manuels d’un âge défunt. Voilà l’image de nous-mêmes qu’il importe de montrer au plus vite afin de bien nous convaincre de notre indignité et de l’urgence qu’il y a à nous plier au bon plaisir et aux règles morales du vertueux nazi.
On sait que MM. Clouzot et Chavance s’y sont admirablement employés dans Le Corbeau. Et les indéniables qualités techniques de leur travail, justement, n’en rendent que plus éclatante la bassesse de leur propos. Les Allemands peuvent se frotter les mains : après avoir commis beaucoup d’erreurs sur la valeur professionnelle de leurs valets français, ils en ont enfin déniché deux qui, sous le couvert d’une marchandise impeccable et parfois même séduisante, seront d’excellents thuriféraires de l’idéologie sournoise de l’ennemi. L’entreprise d’avilissement d’abord, d’assujettissement ensuite, a mis tous les atouts dans son jeu.
C’est pourquoi il faut, tout de suite, opposer, à l’œuvre de M. Clouzot, celle qui triomphe en ce moment, et à si juste titre cette fois, sur les écran parisiens. Avec Le Ciel est à vous, le cinéma français qui a accepté de s’exprimer en dépit de la présence nazie, ce cinéma a peut-être sauvé son honneur. Nous disons même qu’il a réussi à faite entendre un cri dont la résonance ne s’éteindra pas. Tant pis pour M. Raoul Ploquin, le producteur, si la portée de l’œuvre dépasse ses intentions véritables.
Car aux estropiés, aux amoraux, aux corrompus qui déshonorent, dans Le Corbeau, une de nos villes de province, Le Ciel est à vous oppose des personnages pleins de sève française, de courage authentique, de santé morale, où nous retrouvons une vérité nationale qui ne veut pas et ne peut pas mourir.
Aux sales petites filles nées vicieuses et fourbes, que l’imagination asservie de M. Clouzot a fabriquées, comme sur un ordre nazi, il a répondu : « Non ! Vous êtes des faux ! Les vrais petits Français, c’est moi qui vous les montre. »
Au pied-bot et à la putasserie de l’héroïne, il réplique par une jeune mère de France, modeste et forte, qui accomplit sans grandiloquence tous ses devoirs et dont le cœur est assez vaste pour concevoir, par surcroît, un rêve héroïque. Au médecin hypocrite et criminel, il oppose Gauthier-Vanel, solide et bon comme un vrai poilu de 1914. Il remplace les lettres anonymes et leurs hideux ravages par des avions qui dessinent des arabesques de gloire dans le ciel ; les relents de freudisme, par des cœurs ardents et simples ; et la crotte, par l’azur.
Voici donc deux films dont l’un, produit et encouragé par des boches camouflés, alimente la propagande antifrançaise et dont l’autre s’élève contre cette propagande, en affirmant ce qu’elle voudrait détruire, c’est-à-dire notre confiance en nous-mêmes.
L’un, comme un esclave complaisant, s’efforce d’illustrer l’ignoble parole de Hitler : « Je pourrirai… etc. », et l’autre en dressant un exemple des traditions françaises d’audace, d’énergie et de générosité, affirme implicitement que ces traditions-là, Hitler ne pourra jamais les pourrir.
Nous avions besoin de cette mise au point. Trop de nos nazis — Vinneuil en tête, comme de juste — avaient salué, à son apparition, ce super-film Continental : Le Corbeau bien nommé. C’était, disaient-ils, un film « très bien fait », « audacieux » ; c’était « une étude de mœurs » qui reposait sur un fait divers véritable : l’affaire des lettres anonymes de Tulle, paraît-il. Alors, n’est-ce pas, il n’y avait rien à dire, c’était très bien, c’était parfait !
Le Ciel est à vous a cependant quelque chose à dire ; et il le dit. Au lieu d’exhumer d’obscures annales judiciaires, un procès immonde qui, à son époque, souleva de dégoût le pays unanime, il saisit, lui, un exemple, en somme récent, et il le présente avec une conviction, une sobriété et un art tels, que les vrais Français — et il y en a, en France, beaucoup plus, énormément plus que de boches vrais ou faux — y reconnaissent leur sang, leur vérité et applaudissent avec des larmes.
Voilà l’image de nous-mêmes, et non plus celle grimaçante et caricaturale du Corbeau, qui, sous les yeux de l’ennemi, s’impose avec une vérité aveuglante pour affirmer, à ceux de Vichy qui osent encore le nier, que notre courage et notre dignité sont intacts. Cette leçon-là, il faut remercier le film de Grémillon de la faire sonner haut et clair lorsqu’il montre que les couples Gauthier, finalement, triomphent toujours.
Non signé (Georges Adam et Pierre Blanchar)
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Pour en savoir plus :
Le (très complet) site officiel sur Henri-Georges Clouzot.
La page facebook officiel sur H-G Clouzot.
Le Mystère Clouzot sur le site de la Cinémathèque française.
“Le Corbeau : histoire d’un chef-d’œuvre mal aimé du cinéma français” un article de Pierre Billard sur le site de la Cinémathèque française.
La page sur Le Corbeau sur le site officiel sur Henri-Georges Clouzot.
Retrouvez sur le site de Gallica un recueil d’articles de presse sur Le Corbeau dont nous avons reproduit les plus significatifs ainsi que certaines des photographies sur cette page.
La bande-annonce de la ressortie en salles des films de Clouzot en version restaurée (2017).
La bande-annonce du Corbeau (1943).