Il y a quasi un mois nous avions posté une série de conférences, du journaliste et scénariste Pierre Laroche, qui furent diffusées sur Radio-Paris en 1938 : Du cinéma muet au cinéma parlant.
La même année furent également diffusées quatre autres “causeries” du critique et futur réalisateur : Roger Leenhardt.
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Comme ces “causeries” n’ont pas été publié dans son livre Chroniques de cinéma, nous avons donc décidés de les poster pour leur donner une nouvelle vie.
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A cette époque, Roger Leenhardt collabore déjà à la revue Esprits.
Après guerre, il sera un collaborateur de L’Écran Français et deviendra l’un des pères spirituels de la Nouvelle Vague.
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En 1946, Roger Leenhardt réalisera un documentaire remarquable, Naissance du cinéma, devenu en anglais “Biography of the Motion Picture Camera“.
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Les quatre conférences retranscrites ci-dessous ont été enregistrées les 14 et 23 juin 1938.
Voici la notice biographique à propos de Roger Leenhardt que l’on retrouve dans Les Cahiers de Radio-Paris :
Roger LEENHARDT, journaliste et cinéaste.
Auteur des films documentaires : En Crète sans les Dieux, L’Orient qui vient, R. N. 193 7, Rezzoc, etc.
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Cliquez sur les titres pour y accéder directement :
Le cinéma, art du rythme
Petite stylistique cinématographique
Photographie et cinématographie
Conquêtes du cinéma
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Bonne lecture !
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L’ART DE L’ECRAN — Quatre causeries par Roger LEENHARDT
paru dans Les Cahiers de Radio-Paris du 15 août 1938
Le cinéma, art du rythme
C’est une querelle un peu vaine que celle de disputer pour savoir si le cinéma est un art. Serait-ce que le champ du débat est une salle obscure ? On se bat dans le noir ; et les coups destinés aux adversaires tombent souvent sur les alliés. En effet, surtout depuis l’avènement du cinéma parlant, chacun des deux camps est lui-même divisé.
Parmi les détracteurs de l’écran, les plus catégoriques sont les opposants de principe. Pour eux, un art qui « copie » la nature ne saurait être un art. L’instrument du cinéaste, cet appareillage purement mécanique, leur paraît par essence impropre à la création artistique. La marge d’interprétation et de transposition nécessaire à l’artiste, est, à leurs yeux, incompatible avec la reproduction toujours plus complète et fidèle de la réalité qui semble le but du cinéma.
Or, cette fidélité de reproduction est ce qui touche les fervents du cinéma. Sans faire d’esthétique, le public aime précisément dans le cinéma un réalisme, total, une vigueur concrète, une vérité souvent absente des autres formes d’art.
Il est vrai que si l’enthousiasme naïf du public témoigne ainsi d’un sens très direct de l’écran, son goût commet les plus regrettables erreurs. La banalité et la médiocrité des scénarios actuels, dits « publics », en fait foi. Et nous retombons ici dans le camp des adversaires du cinéma, avec ceux qui lui reprochent d’être un succédané du théâtre, et de délayer pour la distraction des foules enclines à la facilité, l’art dramatique traditionnel.
Mais ce point de vue se retrouve aussi chez certains champions du Septième art, les tenants du « cinéma pur ». Leur fameuse métaphysique de l’Image, avec un grand I, s’accommodait avec dilection du cinéma muet et de ses recherches purement visuelles, où entrait, il faut l’avouer, une pointe d’esthétisme. L’écran parlant les trouble, les gêne. Et les voici déçus par les progrès même de l’art qu’ils louangent !
On voit dans quels méandres, à travers quels paradoxes se déroule la discussion.
Mon intention n’est pas d’entrer dans ce débat confus et stérile. Aussi bien personne au fond ne nie aujourd’hui que le cinéma soit devenu un des moyens d’expression les plus puissants et les plus originaux et qu’à ce titre, il relève légitimement du jugement esthétique. Le cinéma est bien un art.
Si, malgré tout, l’opinion reste incertaine, parmi les intellectuels comme dans le public populaire, sur la valeur artistique d’un film et du film en général, c’est qu’il s’agit d’un art jeune, neuf, dont les traditions et les lois n’ont pas l’évidence et le rayonnement qu’elles possèdent dans d’autres disciplines artistiques. Pour comprendre la beauté d’un film, il ne suffit pas toujours, en effet, d’être intelligent et sensible. Il est utile d’avoir acquis une certaine formation positive où entrent l’étude des classiques de l’écran, certaines analyses techniques, des confrontations… Bref tout ce qui, pour un art donné, constitue à proprement parler la culture.
Dans le domaine littéraire, tout honnête homme possède plus ou moins cette culture. Elle lui permet de lire un roman, par exemple, en se dégageant du simple intérêt de l’intrigue, en goûtant, en dehors même du contenu intellectuel et psychologique du livre, ses qualités propres de composition ou de style. Le lecteur juge l’ouvrage en se référant instinctivement aux canons de la beauté littéraire qui lui ont été inculqués sur les bancs du lycée ou qu’il a découverts lui-même dans la fréquentation des maîtres.
Au contraire, le spectateur de cinéma — même s’il est homme de goût et cultivé en d’autres domaines — possède rarement tous les éléments nécessaires pour apprécier la valeur spécifiquement cinématographique d’un film. La critique, astreinte à suivre l’actualité, plus impérieuse pour le cinéma que pour tout autre art, ne lui aura guère fourni que des éléments d’information et non la substance d’une véritable formation. Aura-t-il pu au moins dans le fatras des deux cents films annuels, distinguer les dix ou douze films nécessaires à l’acquisition d’une culture personnelle ?
Dans le royaume des lettres, chacun sait comment trouver, à côté des volumes à gros tirages, ces dix ou douze ouvrages de qualité dont il faut chaque année meubler sa bibliothèque et son esprit. Mais il est extrêmement difficile de découvrir et de voir, en dehors des super-productions annoncées à grand renfort de publicité, les quelques bandes moins tapageuses qui méritent de former le fond d’une cinémathèque.
Reconnaissons que, dans ces conditions, il faut au spectateur un effort méritoire pour acquérir l’appareil critique nécessaire au jugement. Aussi un minimum de connaissances cinématographiques manque-t-il souvent au public pour bien voir un film. Dans le jargon des studios, on ne dit pas « voir » un film, mais le « visionner ». Ce barbarisme marque assez bien la différence entre l’attitude passive, purement réceptrice, du Monsieur qui va passer de temps en temps une soirée au cinéma et le travail mental incessant du spectateur averti pendant une projection.
Certes, je ne prétends pas que, pour aller au cinéma, chacun doive devenir spécialiste ou technicien. L’essentiel d’une œuvre, à l’écran comme ailleurs, reste son contenu, le message qu’elle apporte. Sa réussite est d’autant plus grande que ce message est plus accessible et que la technique en est moins apparente. Ainsi dans un roman l’écriture est secondaire. Et un roman traduit, par exemple, garde son importance humaine. Il perd cependant avec la traduction une certaine qualité littéraire, une valeur formelle qui, pour être appréciée, exige la connaissance de la langue originale. De même on peut être touché par un grand film sans connaître la syntaxe de ce langage spécial qu’est le cinéma. Mais une beauté spécifique vous échappe alors. Celui qui voit se dérouler une bande sans sentir intérieurement « passer les plans » ne goûte le film que comme une traduction de langue étrangère.
En m’étendant au début de ces entretiens consacrés au style propre du cinéma sur la nécessité d’une culture spéciale pour l’appréciation d’un film, j’ai voulu indiquer dans quel esprit je comptais aborder ce sujet.
Chercher à esquisser une sorte de « stylistique » cinématographique n’est pas se livrer à un simple jeu de l’esprit, entreprendre une étude théorique qui n’intéresserait que les seuls esthéticiens. C’est au contraire, analyser des notions concrètes pratiques, notions que chaque spectateur utilise confusément en jugeant un film, mais qu’il a avantage à préciser et à ordonner pour pouvoir, en quelque sorte, si je reprends ma comparaison de tout à l’heure, saisir le film « dans le texte ».
Parmi ces notions, il est une notion première qui intervient dès le début de chaque film, lorsque se pressent sur l’écran les images liées entre elles par le fameux « rythme » cinématographique. Ce rythme dont on fait à juste titre l’essence du cinéma, en quoi consiste-t-il exactement ?
Poudovkine, le grand cinéaste russe, fit un jour une expérience qui contient en puissance tout l’art de l’écran. Il filma une tête d’homme souriant à demi, en l’espèce la tête de Mosjoukine. D’un autre côté, il filma séparément un cercueil, un enfant jouant nu dans la neige, et une nature morte, une table servie par exemple.
Il projeta ensuite successivement sur un écran, la même tête d’homme précédée chaque fois de l’une des trois autres vues. Et le même sourire, venant après chaque sujet, parut successivement : douloureux à la suite du cercueil, amusé en succédant à l’enfant qui joue et indifférent placé derrière la nature morte. Nous avons là la preuve éclatante que le cinéma ne consiste pas dans la simple reproduction en images animées de la réalité, ce qui n’aurait aucune espèce d’intérêt esthétique. Mais que le rôle du cinéaste est de composer une succession d’éléments divers et choisis de cette réalité dont le rapprochement ordonné crée une réalité nouvelle. A vrai dire, pour que l’expérience soit parfaite, il faudrait faire intervenir non seulement la succession des éléments mais aussi le temps que dure leur projection. Par exemple, pour paraître amusé, le sourire doit n’être qu’une apparition fugitive ; le sourire indifférent doit avoir une durée normale ; le sourire douloureux se prolonger.
Ainsi complétée, l’expérience de Poudovkine est une définition exemplaire du rythme. Le rythme des images, c’est un ordre de vues — ou de « plans » pour employer le terme technique — tel, et pour chacune de ces vues une durée telle que l’ensemble produise l’impression cherchée avec le maximum d’effet.
Ce rythme, comment le spectateur le perçoit-il ?
Lorsqu’on veut goûter la beauté littéraire d’une phrase, on la murmure intérieurement. De même, en voyant un film, on doit s’essayer à deviner l’instant où une image ayant donné son plein, elle va, elle doit finir et être remplacée par la suivante. On apprend ainsi à connaître la sorte de malaise que produit une vue trop longue qui freine le rythme ; ou au contraire, l’acquiescement intime qu’entraîne un plan qui « passe » exactement. On atteint à la contemplation active, à la communion avec l’artiste par la récréation intérieure qui doit être l’attitude constante du spectateur devant l’œuvre d’art, quelle que soit la discipline esthétique. On participe alors entièrement au rythme.
Si nous passons maintenant de la perception du rythme à sa création, c’est-à-dire de l’écran à la table de montage, nous pouvons donner une définition plus précise : le rythme c’est le fait qu’une bande de film se compose d’une série de bouts de pellicule collés à la suite dont chacun a l’exacte longueur convenant à la fois à son expression propre et à sa réaction sur les autres.
On voit là comment, au sens précis, il y a bien une métrique cinématographique, métrique dont les lois sont aussi subtiles que celles de la cadence poétique ou de la musicalité de la prose.
En décomposant cette notion de rythme, ainsi définie, nous verrons une autre fois qu’on peut même y trouver les éléments d’une véritable syntaxe qui est celle du langage filmé.
Roger Leenhardt
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Petite stylistique cinématographique
Peut-on trouver dans le Cinéma les éléments d’un véritable « style » qui serait propre à cet art du rythme ? A cette question, on ne manquera pas de nous opposer aussitôt une autre.
De quel cinéma s’agit-il : du cinéma muet ou du cinéma parlant ?
On laisse entendre par là que si le cinéma muet avait en effet acquis un style original dont la succession des images, leur cadence, leur rythme formait l’essentiel, le cinéma sonore en introduisant à l’écran la parole, a complètement bouleversé le genre du nouvel art. Pour certains cette introduction aurait même porté un coup mortel au vrai cinéma, au cinéma pur en le faisant glisser vers le théâtre filmé. En tout cas, on considère l’introduction de la parole dans le film comme un apport de nature intellectuelle et s’opposant au caractère purement plastique et sensible de
l’image.
Ce point de vue me paraît constituer un véritable contre-sens et méconnaître l’originalité profonde du cinéma parlant. Cette originalité ne consiste pas dans la simple reproduction mécanique du son et de la parole. Qu’une phrase soit émise au moyen d’une cellule photo-électrique au lieu d’être prononcée directement par un acteur, n’apporte évidemment aucune nouveauté artistique.
La nouveauté est le fait qu’au cinéma, alors que c’est impossible au théâtre, des paroles et des dialogues peuvent être sélectionnés, ordonnés et montés, c’est-à-dire soumis à un rythme, aussi facilement que cela a lieu avec l’image pour les expressions et les gestes.
Prenons un exemple emprunte, si j’ai bonne mémoire, à un des premiers films parlant « Broadway Melody ». On nous montre deux acteurs en scène vus du haut des galeries et on les entend déclamer à pleine voix. Puis, dans la vue suivante, où on les voit de tout près, on perçoit un mot qu’ils échangent entre eux sur un timbre de chuchotement. Cet effet qu’on appelle un gros plan sonore par analogie avec le « gros plan » visuel que constitue un objet ou un visage montré de tout près, est impossible à rendre au théâtre ; il appartient spécifiquement au cinéma parlant. Le son, la parole sont traités ici dans le même style que l’image.
Une petite incursion au studio, dans une salle de montage, va rendre encore plus sensible ce parallélisme. Dans le langage professionnel on ne dit pas un film mais une « bande ». En rappelant la forme matérielle d’un ruban de pellicule sous laquelle se présente un film, ce terme exprime parfaitement l’importance capitale du déroulement, de la succession, dans l’art du cinéma.
Et le rythme, c’est-à-dire l’ordre et la cadence avec lesquels les vues diverses se suivent sur l’écran, correspond très exactement à l’assemblage, au montage de bouts de pellicules différents collés à la suite pour former la « bande ».
Eh bien, le cinéma parlant a seulement consisté à introduire à côté de la bande des images une deuxième bande, la bande du son. Mais ces deux bandes sont semblables ; le monteur les manipule
exactement de la même façon, y coupant ou y ajoutant pour créer l’équilibre convenable.
Cette similitude matérielle des deux bandes illustre le parallélisme fondamental entre le rôle du son et celui de l’image dans l’expression cinématographique, fait toucher du doigt, pourrait-on dire, leur identité fonctionnelle. Le cinéma parlant n’a donc fait qu’élargir le champ du cinéma muet sans en altérer la nature essentielle : ordonner des éléments bruts et réalistes — qu’ils soient sonores ou visuels, saisis par l’objectif ou captés par le micro — suivant une intention ou un rythme.
De ce rythme marquons, au passage, un important caractère : il est miraculeusement précis : je veux dire qu’il fait intervenir des temps de réactions extrêmement rapides. La suppression de trois images (quelques centimètres de pellicule sur la bande correspondant à un dixième de seconde sur l’écran) est sensible pour un oeil exercé dans l’équilibre d’une vue. Cette rapidité explique le caractère concentré, presque fulgurant, du langage cinématographique.
Prenons un exemple : au début du film intitulé « Les trois lanciers du Bengale », on a voulu, avant d’entrer dans l’action créer l’atmosphère de l’Inde. Un romancier, pour obtenir ce résultat, aurait dû composer un vaste chapitre d’ouverture. Dans le film il suffit de sept plans, sept vues caractéristiquement hindoues, c’est-à-dire de 30 secondes à peu près, pour que l’ambiance soit complètement et parfaitement établie. De telles possibilités de raccourcis laissent entrevoir un renouvellement des modes du récit qui dépasse le cadre strict du cinéma et intéresse l’esprit dans sa totalité.
Nous venons de mettre en parallèle les moyens du cinéma avec ceux du théâtre et du roman. De façon plus générale en quoi ces modes d’expression diffèrent-ils ? La réponse à cette question va nous permettre de préciser le style original du cinéma.
C’est par la construction qu’un film se distingue essentiellement d’une pièce ou d’un roman ; car, à la différence de la construction dramatique ou de la composition romanesque, la construction cinématographique est rythmique. Le rythme, en effet, s’applique de la même façon au mouvement général du film qu’à sa cadence locale ; il régit le balancement et la progression des scènes tout autant que l’agencement et l’équilibre des vues détaillées ; il est de la base du « découpage » aussi bien que du montage.
Quand un auteur de théâtre multiplie dans un spectacle le nombre des tableaux — je pense à certaines pièces montées par M. Baty — il ne se rapproche nullement comme on pourrait le croire, du style cinématographique. Car il morcelle l’action alors que le découpeur, malgré l’étymologie, relie. En anglais d’ailleurs, découpage se dit : continuity. Une séquence de film s’établit toujours en fonction de la suivante ; de là l’importance capitale que prennent dans le style cinématographique les liaisons, les transitions, ce qu’on pourrait appeler la ponctuation.
Il existe au cinéma divers procédés techniques de liaison.
Tantôt l’image s’assombrit progressivement jusqu’au noir pour marquer un point, un arrêt, une légère pose. Tantôt nous assistons à la transformation insensible d’une image en une autre qu’on appelle l’enchaîné. Ou enfin, avec le volet, l’image est balayée brusquement par l’image suivante. Mais quel que soit le procédé, il exprime à la fois un saut et une continuité dans l’action ; il laisse un vide et jette un pont, il est le symbole de cette figure de rhétorique que constitue le passage d’un terme à un autre terme en sautant l’intermédiaire ; figure qui est à la base du rythme (elle existe déjà dans le simple accolement des deux vues différentes) au centre de la syntaxe cinématographique et qui a pour nom l’ellipse.
Ce caractère essentiellement elliptique du langage cinématographique explique pourquoi le découpage d’un film diffère de la construction d’un roman.
Un romancier, pour faire une œuvre d’art, transpose. Un dialogue, une scène de roman, sont créés, se suffisent à eux-mêmes, et la construction romanesque — secondaire chez certains auteur — ne fera que grouper des éléments élaborés, stylisés, et déjà gros d’un message.
Au contraire les éléments, les fragments d’un film, sont de la matière brute, des tranches de vie, au sens naturaliste.
Non que la mise en scène au cinéma se réduise à un simple enregistrement. Mais le rôle du « réalisateur », tout différent de celui de l’auteur ou découpeur du scénario, est précisément de donner l’impression que le film n’a pas été mis en scène. Il dirige le jeu des acteurs pour que ceux-ci paraissent ne pas jouer. Il choisit des décors, non pour leur beauté, mais pour leur vérité. Son travail est un effort de « rendu » plus qu’une volonté de signification. A cause de ce réalisme primordial du matériau cinématographique, la véritable création artistique se trouve, seulement dans l’assemblage et le rapprochement de ces matériaux ; d’où le rôle capital joué par l’ellipse dans la construction cinématographique.
Nous achèverons de préciser la différence qu’il y a entre le récit filmé et le récit littéraire, en prenant un troisième terme de comparaison : le reportage.
Dans le reportage, le « fait » interdit la transposition ; le caractère historique de la relation donne à chaque élément du récit la même puissance de vérité que celle qui émane de l’écran — et on peut en effet dans les deux cas parler de témoignage oculaire — le journaliste se trouve dans la même situation que le cinéaste. C’est pourquoi il use également de l’ellipse. Aussi bien, voyez combien dans le reportage — à la différence du roman — la coupe du récit rappelle le film.
Un jour peut-être le romancier utilisera à son tour ce procédé. Nous avons bien déjà l’exemple classique d’un grand romancier qui procédait par simple arrangement de faits, sans aucun commentaire : Stendhal. Ce point de vue a été admirablement exprimé par André Malraux dans une préface au livre d’une journaliste, Madame Andrée Viollis, où il définissait une esthétique littéraire nouvelle qui serait celle de l’ellipse, par opposition à l’art ancien de la métaphore. Cette esthétique est celle du cinéma. Elle correspond à un stade de précision atteint par l’information dont la photographie n’est qu’une des formes. Elle répond à un goût pour le positif, le document, qui est celui des temps modernes et notamment de l’esprit anglo-saxon — ce qui, soit dit par parenthèse, explique le sens du cinéma dont témoigne le peuple américain —. Elle exprime, en définitive, une méthode vraiment neuve dans l’expression et l’interprétation du monde.
R. L.
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Photographie et cinématographie
Dans le générique d’un film, c’est-à-dire dans cette sorte de palmarès énumérant au début de chaque bande tous ceux qui ont participé à son élaboration, l’opérateur de prises de vues n’arrive qu’en quatrième rang.
Il y a d’abord le metteur en scène dont pourtant, en dehors de la direction du jeu des acteurs qui lui appartient en propre, il est souvent difficile de mesurer l’apport personnel. Mais, ayant la responsabilité générale du film, il est le premier artisan du succès, et l’auteur principal à la manière dont Joffre était le vainqueur de la bataille de la Marne : « Je ne sais si je l’ai gagnée, disait le
Maréchal, mais je sais bien que c’est moi qui l’aurait perdue ! .».
Vient ensuite l’auteur du scénario à qui l’on doit le sujet, l’histoire. Puis l’adaptateur dont le nom mériterait d’être inscrit en lettres capitales, car, en découpant le sujet, en mettant l’histoire dans sa forme cinématographique, il est le véritable créateur du style.
Enfin notre opérateur de prises de vues, le photographe, a qui est confiée la mission de traduire sur pellicule, en blanc, gris et noir, les images inventées par les scénaristes et auxquelles le metteur en scène, le réalisateur, a déjà donné au moyen d’acteurs et de décors une première forme matérielle.
Cette hiérarchie définit assez bien l’importance et le rôle qu’il faut attribuer à la photographie dans l’art du cinéma : importance secondaire, rôle de matériau.
Mais dans l’économie d’une œuvre, la perfection des facteurs de second plan est une condition de la réussite totale. C’est seulement en imprimant une forme à la matière que l’artiste traduit son inspiration : mais cette matière est elle-même un élément de beauté, qu’il s’agisse du grain du marbre sous le ciseau d’un sculpteur, de la transparence d’un ton sous le pinceau du peintre, ou comme ici de la luminosité d’un gris et de la finesse d’un dégradé.
Écartons d’abord un malentendu. En faisant de la photographie au cinéma un simple matériau, je ne nie pas que la photographie soit un art. Je laisse seulement entendre que c’est un art autre que le cinéma. Et nous allons même voir que dans la mesure où l’on est sensible à la beauté photographique on redoute davantage à l’écran ce qu’on appelle communément la belle photo.
Certes, la photographie envisagée en elle-même n’a nullement le caractère brut et informe d’un matériau. Les grands photographes — je pense à des hommes comme Man Ray ou Tabar (Maurice Tabard. ndlr) —luttent déjà contre une matière qu’ils dominent et stylisent : la lumière. Bien qu’ils passent par le truchement mécanique de l’objectif, leur vision du réel est une vision interprétée. Et on sait comment en jouant avec un contre-jour, en utilisant un flou, en poussant un contraste, ils arrivent à donner à une photo la richesse et la densité d’un tableau.
Mais à l’écran, la photographie artistique, celle qui précisément « fait tableau », est un véritable contre-sens. Tout au moins les « effets » photographiques doivent-ils être maniés avec la plus grande prudence. Légitimes pour marquer une échappée lyrique, un final par exemple, ils détonnent s’ils sont employés au cours même du récit filmé. Et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’ils tournent facilement au poncif. On a fait par exemple un tel abus des champs de blés se découpant sur un ciel noir que leur apparition à l’écran en arrive aujourd’hui à frôler le mauvais goût d’une carte postale animée.
La bonne photo de cinéma — c’est à dessein que j’emploie ce qualificatif au lieu de dire belle — répond à de toutes autres qualités. En apparence un peu neutre, elle est la servante discrète mais savante de l’esprit du film.
L’évolution du style photographique à l’écran depuis quelques années est à cet égard très significative. Elle est d’ailleurs parallèle à l’évolution de l’esthétique générale du cinéma muet vers le cinéma parlant.
On se souvient de l’ancienne photo, celle des films allemands de la grande époque, de l’Opéra de quatre sous par exemple. Dure, contrastée, tout en blanc et noir avec comme un air de gravure. Aujourd’hui, la photo-type est au contraire la photo américaine : claire, à la fois grise et brillante. Il n’y a pas là un simple changement de mode mais une nouvelle orientation technique correspondant à une meilleure compréhension du rôle de la photo au cinéma.
Avec ses oppositions violentes, ses clairs obscurs, la photo allemande, expressionniste, cherchait à être belle. Avec ses gris fouillés, ses fines nuances, la photo américaine, réaliste, vise d’abord à la fidélité. C’est une photo très « exposée » ; et les amateurs photographes qui m’écoutent savent que l’augmentation du temps de pose, en diminuant les beaux contrastes, fait ressortir les détails. C’est aussi une photo éclairée, où la lumière est disposée dans tous les sens comme en plein jour sans aucun effet d’éclairage. Par tous ces caractères, elle répond à son but : une transcription complète de la réalité avec le minimum d’interprétation, cette dernière étant réservée au rythme.
Je forcerai la vérité en présentant cette évolution comme un changement volontaire et conscient des cinéastes dans la façon de traiter la photographie. Tous ceux qui manipulent plus ou moins un appareil photographique ne manqueraient pas de me rappeler qu’elle a pour origine un fait technique : le progrès des émulsions, c’est-à-dire de la couche sensible à la lumière qui recouvre la pellicule. Ce point de vue ne fait que confirmer ce que nous venons de dire. L’amélioration a consisté dans la découverte d’émulsions photographiques très sensibles et qui respectent les valeurs, autrement dit qui « rendent » plus fidèlement en blanc et noir les différentes couleurs.
Avec la pellicule panchromatique, par exemple, le rouge vient en clair ainsi que notre œil le perçoit dans la nature et non en noir comme avec l’ancienne pellicule. On voit par là que le savant a travaillé, lui aussi, dans le sens de ce réalisme qui nous paraît la caractéristique de la nouvelle photo de cinéma.
Et si l’on nous permet une parenthèse, ajoutons ici que cette photo nouvelle n’a pas un simple mérite de probité : sa blondeur, ses demi-teintes délicates procurent un pur plaisir des yeux, un charme tout sensible, aussi vif et plus subtil que le grand jeu d’ombre et de lumière de la photo classique.
Le photographe pour s’exprimer ne joue pas seulement avec la lumière mais aussi avec l’angle de prise de vues. Je citais tout à l’heure les noms de Man Ray et de Tabar. Celui de Germaine
Kruhl (Krull. ndlr) ou de Zuber (René Zuber. ndlr) est représentatif de toute une école de photographes qui en découvrant de nouveaux angles, en utilisant les déformations de perspectives, ont véritablement rénové notre vision du réel.
Ici encore les possibilités de la photographie, art indépendant, ne peuvent s’appliquer qu’avec la plus grande discrétion au cinéma.
Un bec de gaz pris de bas en haut donne un monstre architectural qui ne manque pas d’intérêt plastique. Dans un film, des réverbères photographiés à la « renverse » deviennent d’un insupportable esthétisme.
Par contre, le cinéma, s’il doit habituellement s’interdire l’usage fréquent d’angles anormaux, a l’immense avantage de pouvoir faire varier les angles. Il suffit, tout en filmant, de déplacer l’appareil de façon à changer l’incidence sous lequel est vu l’objet, en faisant le tour de celui-ci ou simplement en s’en approchant. Il suffit encore, au lieu de déplacer l’appareil de façon continue, de prendre de l’objet des vues successives, sous des angles ou à des distances différentes, mais qui se raccorderont à la projection. On peut ainsi en quelque sorte exprimer l’espace.
En effet, dans la perception visuelle de la réalité à trois dimensions, notre œil ou notre esprit fait un travail automatique et constant d’approche et d’éloignement, afin de situer entre eux les divers plans. Pour restituer à l’écran, qui est plat, cette profondeur à la fois psychologique et sensible, il faut traduire ce va-et-vient visuel en projetant plusieurs vues d’échelles différentes du même objet.
Mais en dehors de ce montage — et bien entendu sans parler des procédés que la technique met au point pour permettre la véritable perception physiologique du relief — il est un autre élément photographique qui contribue et contribuera de plus en plus à donner l’impression de profondeur. Son introduction à l’écran a d’ailleurs une portée sur laquelle on a émis les jugements les plus divers. Je veux parler de la couleur.
Les premiers essais tentés, il y a quelques années, pour sortir du blanc et du noir et pour colorer notre vision cinématographique soulevèrent, on s’en souvient, notamment parmi les artistes, des réactions opposées; ces réactions contradictoires procédaient néanmoins d’une même façon d’envisager le caractère et le rôle de la couleur.
Les uns effrayés par les tons crus ou faux de ses premiers essais forcément imparfaits, s’épouvantaient à l’avance des futurs chromos que nous promettaient ces eaux trop bleues, ces feuillages trop verts. Les autres saluaient au contraire la possibilité — par le choix des couleurs, leur stylisation et leur harmonisation autour d’une dominante — de sortir de la simple copie de la nature et de donner une sorte d’interprétation colorée semblable à l’expression picturale.
Ce pessimisme et cet optimisme était également erronés à la base. Et l’indifférence relative avec laquelle le grand public accueille les nouveaux films en couleur, s’intéressant seulement à la question de savoir si les couleurs sont « vraies », témoigne d’une compréhension instinctive beaucoup plus grande du problème. De même les cinéastes américains — avec ce sens pratique inné qu’ils ont du cinéma — se sont préoccupés seulement d’obtenir de véritables couleurs naturelles.
Aujourd’hui que, techniquement, le résultat est à peu près atteint, on peut mesurer le rôle exact, appréciable mais limité de la couleur à l’écran. Elle n’entraîne pas en bien ou en mal, un bouleversement artistique ; elle constitue seulement une nouvelle amélioration photographique. Alors que dans les premiers films en couleurs on cherchait tous les sujets se prêtant à des effets colorés — et on ne nous a épargné ni les masques de cire, ni les incendies, ni les uniformes — on s’efforce aujourd’hui de tourner des films où la couleur est invisible, je veux dire par là qu’elle ne retient pas l’attention du spectateur.
Ramenée à cette fonction modeste qui est de donner à la photographie une nouvelle forme de fidélité : la fidélité chromatique, la couleur prend légitimement place parmi toutes les composantes qui font du cinéma un art du réel.
R. L.
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Conquêtes du cinéma
Il y a aujourd’hui environ quarante ans que le cinéma existe.
D’abord simple curiosité scientifique, il en est arrivé à être la deuxième industrie du globe, immédiatement après celle de l’acier.
Il a conquis tous les publics, public populaire en premier lieu, et, après bien des réticences, les élites intellectuelles elles-mêmes. Ses progrès ont dépassé le simple plan technique ; en même temps qu’il s’est adjoint le son, puis la couleur, bientôt peut-être le relief, il s’est peu à peu constitué une esthétique originale ; et on peut parler d’un « style » particulier au cinéma.
Mais de cet art arrivé à maturité en moins d’un demi-siècle et prenant place, tête haute, à côté d’arts millénaires, qu’est-il sorti en définitive ? Si le cinéma est un langage spécial, quel message original a-t-il délivré ? Ce nouveau mode d’expression qu’a-t-il dit de neuf ?
Le petit bilan que je voudrais esquisser ne consistera nullement à repérer ce qu’on appelle les sommets de l’art cinématographique.
Certains films peuvent avoir une grande classe intellectuelle, développer des thèmes d’une profondeur ou d’une élévation certaine ; ils ne nous intéressent pas si ce thème a été ou aurait pu être traité pareillement par un autre art ; le roman ou le théâtre, par exemple.
Au contraire, certaines bandes de portée limitée, souvent de ton anonyme et d’apparence banale, expriment une réalité qui, si mince soit-elle, ne pouvait être rendue que par le cinéma. Il ne s’agit pas de rechercher les quartiers de noblesse spirituelle du cinéma, qu’on lui refuse souvent avec mépris ou malice ; mais de tenter de dégager l’apport du film, modeste peut-être, mais unique, dans l’interprétation du monde et de l’homme qui est le but dernier de tout art.
Interprétation du monde ? Il semblerait que le monde extérieur soit, par excellence, le domaine du cinéma. Les moyens techniques de celui-ci lui donnent, en effet, une double prise sur l’univers, par l’espace et par le temps. Art plastique et art successif, art de la description et art du récit, unissant donc les possibilités de la peinture et de la littérature, le cinéma était particulièrement destiné, pensera-t-on, à renouveler notre vision du monde réel, et à découvrir pour nous des nuances inconnues sur le visage sensible de l’univers.
Aussi incroyable que cela soit, nous touchons là un des points sur lequel l’apport spécifique du cinéma est le plus modeste.
Prenons un exemple très simple : l’art du paysage. La camera s’est promenée d’un bout à l’autre de la terre. Parmi tous les ensembles complexes, formés de la courbe des horizons, de la qualité de la lumière et du style de la végétation qui constituent des « types » de paysages, lesquels ont-ils été fixés d’une manière neuve par la pellicule ? On peut les compter sur les doigts : les grandes steppes à céréales de l’Europe Centrale (rappelez-vous les blés frémissants du Village du Péché) ; l’Eldorado végétal des îles du Pacifique ; les paysages polaires ; la haute montagne ; la mer, peut-être les dunes des déserts africains ; et c’est tout. Comme on le voit, les types de paysages les plus inhumains, tout d’un bloc, ceux dont la beauté se réduit à celle d’un élément, eau, glace, roc ou sable.
Mais devant les paysages plus nuancés, où l’homme se mêle à la nature, l’objectif est jusqu’ici resté singulièrement aveugle. Quel film a rendu le style d’un bocage français ? Tous les documentaires de la Chine nous disent moins sur son visage contourné et précieux qu’une simple estampe. Et le spectateur moyen, qui a trouvé dans mille films américains une image grandiose de la civilisation yankee, reste ignorant de l’air de terroir de la campagne américaine.
Et il est remarquable que sur les cinquante meilleurs metteurs en scène du monde. on trouve seulement deux grands cinéastes de plein air : Van Dyck (W. S. Van Dyke, ndlr), l’auteur de Nanouk, révélation du pôle (Leenhardt se trompe bien sûr c’est Flaherty qui a réalisé Nanouk. Par contre Van Dyke a bien réalisé avec Flaherty Ombres Blanches. ndlr) ; et Flaherty, auteur de Moana et de l’Ile d’Aran, peintre de l’Atlantique et du Pacifique. Le cinéma attend, peut-être, son paysagiste de génie.
On aurait également pu croire que l’écran donnerait une orientation originale à l’art du portrait. Des films comme la Jeanne d’Arc, de Dreyer, traités presque entièrement en gros plans de tête, paraissaient inaugurer une prospection originale du visage humain. Là encore les résultats sont limités. Cette beauté de la démesure, que l’échelle de l’écran donne aux figures, est déjà désuète. Nous sommes loin de la grande tradition picturale du portrait.
Une seule province du royaume des formes a été conquise par le cinéma. Mais la victoire est éclatante : je pense à la beauté de la machine. Ici la peinture est écrasée ; combien paraissent schématiques ou pesants les efforts des cubistes, ceux d’un Fernand Léger, par exemple, pour exprimer la beauté d’un engrenage, à côté de l’aisance d’un montage rapide de cinéma. Inutile de citer les classiques de l’écran sur ce sujet, comme La Roue, d’Abel Gance ; dans le film le plus banal, l’éclat d’un acier, l’arabesque d’une mécanique trouve une interprétation sans rivale. Je parlais tout à l’heure des paysages filmés. Nous avons tous dans les yeux des paysager industriels et urbains — cheminées d’usines des films russes ou architectures des bandes américaines — dont la densité et l’éclat feraient pâlir une toile d’Utrillo.
Tout cela dira-t-on, est secondaire. C’est le monde intérieur qui par delà l’univers sensible est la fin suprême de l’art. L’homme reste le grand modèle de l’artiste. Or, dans le domaine de l’esprit, qu’a apporté le cinéma ?
Je crois qu’il faut avoir le courage de ne pas porter à l’actif du cinéma les valeurs dramatiques ou poétiques qui, certes, ne sont pas absentes de bien des films de qualité. Le lyrisme et le pathétique de certains chefs-d’œuvre de l’écran peuvent être parfaitement valables, sans que cette valeur soit liée au mode d’expression. Reconnaissons que sur ce point le film n’a ni dépassé ni renouvelé les deux grands arts traditionnels, le poème et la tragédie.
Et nous tomberons je crois, également d’accord, si j’ajoute qu’en ce qui concerne la psychologie en général, l’étoffe d’aucun film ne peut se comparer à la substance d’un grand roman.
C’est seulement sur des terrains précis, quelquefois dans des genres mineurs que le cinéma a dégagé une réalité authentiquement nouvelle; mais il s’est alors révélé un instrument incomparable de précision et de force, et a fait entendre des notes littéralement « inouïes ».
Et tout d’abord, l’enfance. Si les enfants aiment le cinéma, celui-ci le leur a bien rendu. Màdchen in uniform, Emile et les détectives, la Maternelle, Dead-end, cent films, cent chefs-d’œuvre nous ont ouvert les portes de l’univers enfantin, et il ne s’agit pas comme on pourrait le croire d’un phénomène anglo-saxon (on sait que la tradition romanesque anglaise fait à l’enfant une place privilégiée) : les films cités en tête de notre liste sont allemands ou français. En France même, le mouvement actuel de l’opinion publique pour la suppression des bagnes enfantins et la création d’un statut de l’enfance, est certainement dû à l’influence du cinéma qui a révélé aux grandes personnes la dignité de « personne humaine » due aux petits des hommes.
L’enfant est le plus admirable acteur de cinéma. Il en va de même de son frère cadet, l’animal. Dans le paradis cinématographique les bêtes voisinent avec les enfants. Essayez de faire rapidement une liste d’écrivains qui nous parlent des bêtes : Colette, London… Il faut chercher pour continuer. Tandis qu’au cinéma, du cheval de Tom Mix aux créatures de Disney, la part de l’animal est immense. Ici le cinéaste prend légitimement la suite des grands artistes animaliers.
On dit qu’une fois en foule, les hommes sont de grands enfants ou encore qu’ils se conduisent comme des bêtes. Nous ne nous étonnerons donc pas de trouver dans le « collectif » une catégorie essentiellement cinématographique. Ici aussi dans les deux sens le cinéma est l’art des foules. Il est significatif que le chef-d’œuvre de King Vidor, qui est peut être le plus grand artiste de l’écran, s’appelle précisément « La Foule ». Personne n’a oublié les images du Cuirassé Potemkine et des films russes de la grande époque. Mais des exemples sont inutiles tant ils se présentent nombreux à l’esprit. Sur ce point, le cinéma exprime toute une civilisation et une époque ; il traduit le grand renouveau communautaire du XXe siècle, comme le roman, cet art de l’individuel, correspondait au libertaire XIXe siècle.
Enfin, le domaine spécifique du cinéma, celui où il a effectué ses plus étonnantes découvertes : le comique. Il semblait pourtant qu’il fût là en état d’infériorité sur le théâtre. La « vis comica » exige, croirait-on une présence réelle, la communication directe de l’acteur en chair et en os et du spectateur. Pourtant le rire, qui souvent passe difficilement la rampe, est comme une émanation naturelle de l’écran.
La vulgarité de certains films dits « drôles » ne doit pas en effet nous cacher l’admirable richesse dont a témoigné à l’écran le génie comique. Et je ne pense pas seulement en disant cela à la personnalité un peu écrasante de Charlie Chaplin. Depuis ses premières bandes, dont la veine était celle des Mack Sennett, ces délicieux primitifs du cinéma, sa fantaisie s’est alourdie d’une philosophie parfois laborieuse. J’ai surtout en vue la lignée des grands « burlesques » américains, des « International Folies » de W.-C. Fields aux derniers Marx Brothers. Nous nous trouvons là devant une forme d’art entièrement originale qui, tout en participant du cirque de l’opérette, du music-hall et du conte, les dépasse pour former un genre neuf. Genre qui certes doit beaucoup à l’humour anglo-saxon ; mais qui néanmoins a une signification internationale. Les Joyeux Garçons y répondent en Russie ; en France la fantaisie d’un René Clair, qui à travers le vaudeville de nos pères, par delà la comédie de nos aïeux rejoint la farce de nos ancêtres.
On ne saurait trop marquer l’importance spirituelle de toutes ces sagaces soties, de toutes ces « no sens story » pleines de sens.
Car, depuis le cinéma parlant, la preuve est faite que le comique de l’écran n’est pas un simple renouvellement de la pantomime. La parole s’intègre sans peine au « gag », sans cependant le faire reculer vers le « mot ». Au comique avili de gestes, de mots, ou de situation, le film a substitué un comique pur.
Enfance, foule, rires, ce sont trois jalons bien frêles. Ils permettent cependant de dessiner une ligne, d’esquisser une direction qui, malgré bien des détours et des déviations, est la vraie route du cinéma. Les valeurs qui gravitent autour de cet axe, valeurs d’optimisme, de communion et d’instinct, sont bien celles, qu’à la pointe du siècle, les peuples jeunes cherchent à substituer à la sécheresse et au pessimisme des générations précédentes. Et les genres renouvelés par le film, l’épique, le picaresque, l’idylle, le burlesque, qui ont traduit avant l’art intellectualiste moderne la vitalité des premiers âges de l’humanité, expriment aujourd’hui encore, à l’écran, l’éternelle jeunesse du monde.
R. L.
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Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
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Pour en savoir plus :
La critique sur le blog Shangols du premier film de Roger Leenhardt, Les Dernières Vacances (1948).
Le documentaire Biography of the Motion Picture Camera (Naissance du Cinéma) de Roger Leenhardt (1946).
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Le second documentaire de Roger Leenhardt avec René Zuber (1934).
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Roger Leenhardt joue le philosophe dans Une femme mariée de Jean-Luc Godard (1964).
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Rediffusion de l’émission “Tribune de Paris : Les hommes, les événements, les idées à l’ordre du jour” avec un débat en 1946 sur le thème : “Le cinéma, instrument de culture populaire”. Avec la participation de André Bazin, Georges Sadoul, Pierre Kast et Roger Leenhardt.
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