Hommage à Jacques Feyder (Ciné-Club 1948)


Ce 24 mai 2018 est le 70°anniversaire de la mort du grand réalisateur, d’origine belge, Jacques Feyder.

Il était donc hors de question de passer à côté de cet anniversaire vu sa contribution exceptionnelle au cinéma français.

Que l’on songe à ces Muets majeurs que sont L’AtlantideCrainquebille et Visages d’enfants pour ne citer que ceux là. Ils ont été d’ailleurs récemment regroupés dans un beau coffret chez Lobster.

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70 ans après sa mort, il semble que l’oeuvre de Jacques Feyder ne subsiste que dans l’esprit de certains cinéphiles.

En dehors du coffret Lobster dont j’ai déjà parlé, l’actualité de Feyder est faible depuis plusieurs années maintenant, la preuve ? rien n’est prévu pour cet anniversaire.

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Et pourtant, il n’existe toujours aucune version DVD des Gens du voyage (et son côté réalisme poétique), aucun DVD non plus des Nouveaux Messieurs (pourtant restauré et diffusé chez ARTE en 2012 ! alors qu’il est sorti aux USA en 2013 chez Flicker Alley) et même son film le plus connu, La Kermesse héroïque, n’a toujours pas été restauré comme il se doit (la version DVD de LCJ date de 2007). Ce ne sont que quelques exemples pour vous montrer qu’il y a beaucoup à faire pour la sauvegarde du patrimoine cinématographique français…

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Nous avons donc choisi de publier l’intégralité du numéro spécial de la revue Ciné-Club paru en novembre 1948, quelques mois après la mort de Jacques Feyder. Vous y trouverez des contributions du scénariste Charles Spaak, le romancier Alexandre Arnoux, le critique Roger Régent et le futur réalisateur Jean Laviron.

Signalons qu’on y trouvait la reproduction d’un entretien de Marcel Carné avec son mentor (publié en 1934 dans Cinémonde) que nous n’avons pas publié puisqu’il se trouve dans le premier tome de notre livre regroupant les articles écrits par le réalisateur des Enfants du Paradis lorsque celui-ci était journaliste : Marcel Carné, ciné-reporter (1929-1934) paru aux éditions La Tour Verte.

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Nous avions déjà publié plusieurs articles sur Jacques Feyder dont celui-ci :

Souvenirs sur Jacques Feyder (La Revue du Cinéma 1930)

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Bonne lecture !

Hommage à Jacques Feyder

Numéro spécial de la revue Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

“En équipe avec FEYDER” par Alexandre ARNOUX

paru dans Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

J’ai vécu deux mois, en janvier et février 1939 à Gambais, le village illustré par Landru, en bordure de la forêt de Rambouillet. Je travaillais avec Feyder au traitement, au découpage et aux dialogues de la « Loi du Nord ».

Quel plaisir de faire équipe avec Jacques Feyder ! C’est un homme, un artiste, un ouvrier. Son outil, l’écran, le possède autant que lui-même maîtrise son métier. Rien ne sort de sa main qui n’ait un caractère purement cinématographique. Il ne s’agit pas de s’égarer, de se fier un moment aux chimères de la littérature. Il vous a vite rappelé à l’ordre. D’une phrase, d’un sourire, d’un mot, d’un rien, on comprend soudain qu’on déraille ; on retrouve, les nuées passagères dissipées, le rectangle d’argent que frappera la projection. Mais ce champ, solidement borné, offre un espace, une profondeur Infinis, à condition, naturellement, d’avoir le génie spécifique de Jacques Feyder, de travailler avec lui, maintenu et soulevé par sa bonhomie taciturne, sa lucidité bourrue, sa puissance délicate et un peu lourde, lente à s’émouvoir et de soudaine détente. Une sorte de fauve nonchalant, aux coups de patte ou de mâchoire imprévus, toujours décisifs…

Beaux souvenirs de travail en commun ! Nous trimions tout le jour. Il faisait un froid de canard. Le matin, avant le chantier, je partais souvent en forêt avec Françoise Rosay. Sentiers neigeux, prairies givrées ; nous abattions du chemin. Nous rentrions, fouettés. Feyder m’attendait. Il avait allumé un grand feu de bois dans la bibliothèque. Où en étions-nous ? A la grotte des Montagnes Rocheuses, à la scène de Noël des solitudes du Grand Nord… Nous enchaînions, tout se composait. Lutte fraternelle, bataille d’amitié, rivalité d’union.

Presque trois mois de cette « Loi du Nord » où nous nous retranchions du monde, où nous vivions exclusivement pour la bande, n’ayant pour distraction que les longues parties de billard japonais au bistrot du carrefour, à journée close, et le souci d’un petit hérisson échappé du nid, frappé de pneumonie et qui mourut un soir près du radiateur, pleuré des enfants, de la cuisinière et de nous-mêmes, au moment où nous écrivions le plus tragique passage du film et le trépas de notre personnage central, Michèle Morgan, dans les neiges de l’Amérique. Comme un meurtre sur notre conscience. Nous avions tué le hérisson par analogie. Je vois encore sa courte respiration soulever douloureusement ses épines noires.

  • Texte enregistré par M. Alexandre Arnoux, à la Radiodiffusion Française –

“Jacques Feyder scénariste” par Charles Spaak

paru dans Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

On construisait un important décor du Grand Jeu et je me promenais avec Feyder dans la rue africaine qu’élevaient en hâte maçons, charpentiers, staffeurs, peintres et manœuvres de toutes espèces. Comme je m’amusais de cette activité occupant tout à coup dix corps de métiers au service d’une idée qui nous avait traversés dans la tranquillité d’un cabinet de travail, Feyder me dit en Souriant :

C’est le moment difficile où le scénario conçu dans la rêverie et le silence passe du plan intellectuel sur le plan matériel. Mettre en scène, c’est défendre contre tous ceux qui s’affairent autour de nous, et contre les interprètes qui vont s’installer dans le décor achevé, le sens du film, et ramener sur le plan intellectuel ce qui tend brusquement à m’échapper dans tant d’allées et venues, dans ce nuage de plâtre et ce concert de marteaux. Quel combat pour obtenir, au service d’une idée, les moyens matériels qu’elle exige !… Et quel nouveau combat pour n’en pas demeurer finalement le prisonnier !… »

Dans cette lutte sans répit contre les objets qui résistent de tout leur poids contre les individus qui s’insurgent toujours ou dans la mesure de leur talent ou dans celle de leur sottise, les grands metteurs en scène triomphent par des moyens très différents. La plupart, à coups de trique ; quelques-uns par le prestige que leur confère une intelligence exceptionnelle ; Feyder s’imposait par son charme personnel, fait de mesure, de goût. Je ne l’ai jamais vu hurler sur le plateau ou se rouler par terre comme il est de mode aujourd’hui.

Entre ce qu’il souhaitait et ce que ses collaborateurs pouvaient lui apporter, il établissait une moyenne, obtenue sans violence, si bien que chacun, à coté de lui, était lui-même au mieux de sa forme, puisque augmenté de ce que Feyder obtenait de lui sans le forcer. Il fut ainsi un admirable chef d’équipe, donnant par là à son œuvre ce caractère achevé, durable, où tous les compartiments sont équilibrés. Elle n’en porte pas moins la marque authentique de l’homme qu’il fut.

Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

J’ai eu la chance immense de rencontrer Jacques Feyder dans un moment capital de sa carrière : il était alors un metteur en scène parfait et il allait devenir un grand auteur de films.

Mettre en scène, dans le vrai sens du mot, c’est servir une œuvre déjà écrite, pour en dégager le sens et le mettre en valeur. À cet exercice difficile, Feyder excellait. N’a-t-il pas, dans la même année, porté à l’écran un chef-d’œuvre sombre comme Thérèse Raquin et une comédie rose comme Les nouveaux Messieurs ?

Devant l’œuvre qu’il transposait, Feyder s’effaçait, s’oubliait. Et dix ans de sa vie, il servit de la sorte Anatole France, Emile Zola, Jules Romains, Prosper Mérimée. Ainsi jusqu’au jour où le besoin lui vint de s’exprimer soi-même, de mettre en scène sa propre vision de l’univers. Dans une intimité quotidienne, qui dura des années, j’ai connu Jacques Feyder scénariste.

Ce grand- rêveur ne croyait pas à grand chose et ce grand désabusé se plut à peindre les destins manqués. Autour de tous les personnages qu’il a créés flotte un brouillard de rêves, plein du regret d’un paradis perdu.

Souvenez-vous, dans Le Grand Jeu de ce couple singulier venu s’installer en plein bled, à l’enseigne du « Normandy’s Hôtel » : Françoise Rosay écoutait d’une oreille distraite les confidences des légionnaires en se tirant les cartes ; qu’attendait-elle de l’avenir, elle qui n’espérait plus rien..? Son époux s’abîmait dans une affreuse torpeur en buvant de l’absinthe et louchant vers la bonne… Pierre-Richard Wilm, à qui le soleil d’Afrique avait tapé sur la tête, s’obstinait à chérir, une femme perdue auprès d’une idiote qui lui ressemblait vaguement… Georges Pitoeff, exilé d’une Russie impériale n’avait conservé d’une époque fabuleuse, que la photographie d’un cheval… Tous, ils avaient aimé jadis et, de ce temps-béni, ils conservaient un souvenir ébloui…

Feyder avait du goût pour les épaves humaines.

Une merveilleuse idée d’auteur traversait tout ce film. Deux rôles de femmes, l’une blonde et brillante, l’autre brune et stupide, étaient joués par la même actrice, mais avec deux voix différentes. Florence avait la voix légère, Irma la voix cassée. Un grand trouble en naissait, que Feyder avait créé en se servant habilement du doublage. Cette idée, c’est lui qui l’avait eue. Il l’avait même ramener d’Amérique où il l’avait en vain proposée aux producteurs d’Hollywood ; ceux-ci n’en avaient point voulu, pour une fois que le doublage ne servait pas des intérêts sordides.

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Il y avait dans Le Grand Jeu un pittoresque un peu facile, à quoi Feyder tint à renoncer quand nous entreprîmes d’écrire Pension Mimosas. Situer toute l’action d’un film dans un petit hôtel de la Côte d’Azur, exclusivement habité par les clients d’un casino, acharnés à gagner leur vie à la roulette, c’était une entreprise beaucoup plus difficile. Que de rêves encore autour des personnages ayant bien du mal à régler leur note de semaine, ils aspiraient tous les jours à faire sauter la banque !

Françoise Rosay souffrait cette fois d’une passion déçue : l’amour maternel… Pour les héros de Feyder, tous les grands sentiments sont difficiles à entretenir. La vie quotidienne, les évènements conspirent à les diminuer, à les corroder. Jacques Feyder, qui ne manquait point d’humour ni d’ironie, fut un auteur amer.

Et La Kermesse héroïque, cette farce énorme est par certains côtés, à quoi personne ne songe, beaucoup moins gaie qu’il n’y paraît.

Elle fut conçue dans une époque où les pays alliés retentissaient encore de leur victoire de 1918. Il n’était question partout ; que d’héroïsme militaire ! Feyder n’avait point l’esprit conformiste. Par réaction, il situa, dans les années les plus tragiques de l’histoire de son pays, une farce où ces fameux Espagnols, éleveurs de bûchers et tortionnaires se montraient les plus galants hommes du monde quand les Belges, dont César a bien voulu dire qu’ils étaient les plus valeureux guerriers du monde, se cachaient dans leur lit à l’approche de l’ennemi… Feyder, qui ne croyait pas les individus capables de grands sentiments durables ne pensait pas non plus que toute une nation put être héroïque tous les jours de son histoire. Honnêtement, précisons que les Belges ne sont mêlés à tout ça que pour des raisons décoratives. L’histoire eût été tout aussi valable en France pendant la guerre de Cent ans, en Allemagne sous Napoléon, en Angleterre, lors des grandes invasions.

Feyder, auteur, ne croyait à rien. Ni à Dieu, ni à l’homme, A la femme, encore moins !… Il n’a cru qu’à une chose : la noblesse de son métier ; le plus simplement du monde, il lui a consacré toute sa vie.

Ce sont les sceptiques de son genre, les désabusés de son espèce qui, pour un cause qu’ils ont élue, brûlent de vraie passion et savent tout lui sacrifier.

Charles Spaak

Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

“Jacques Feyder ou l’estime du public” par Roger Régent

paru dans Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

Dire en quelques mots – un article de trois où quatre pages c’est à peine quelques mots — ce que fut le style de Jacques Feyder et ce que représente son oeuvre dans l’histoire du cinématographe, il ne peut en être question. Ne tentons pas l’impossible ! Mais ce qui peut être essayé d’être dit, dans ces limites, c’est l’influence considérable exercée par l’œuvre de Feyder sur le cinéma, entre les deux-guerres.

Parmi tout ce qui a été dit et écrit au moment de sa mort, ce qui m’a le plus frappé, ce sont ces quelques lignes de René Clair :

« Entre 1920 et 1928, le cinéma français se divisait selon deux tendances : d’un coté l’esthétisme, l’avant-garde, la recherche de moyens d’expression nouveaux ; de l’autre, le film dit « commercial » qui — comme aujourd’hui à Hollywood — ne tendait qu’à faire des recettes en se tenant aux formules établies.

« Les dangers de la seconde tendance n’étaient que trop évidents, mais la première avait le tort d’éloigner le cinéma de la masse du public populaire sans lequel il ne peut pas vivre. Le mérite de Jacques Feyder, à cette époque, est d’avoir, sans se laisser influencer par les uns ou par les autres, fait des films qui s’adressaient à toutes les classes, du public et qui étaient des films de qualité. »

Ce qui est le plus caractéristique en effet dans la formation et la carrière de Feyder, c’est qu’il n’est jamais passé par ce filtre de l’avant-garde où se sont clarifiés tant de talents, pour ne pas dire tous les talents qui ont illustré le cinéma français dans les vingt années qui suivirent la première -guerre mondiale !… Il faut noter qu’entre 1918 et 19281 l’avant-garde n’avait aucun rapport avec ce que l’on peut observer aujourd’hui autour de nous, dans une jeunesse qui s’intéresse au cinéma et lui consacre ses efforts.

Rares sont actuellement les jeunes metteurs en scène qui débutent par une « œuvre de jeunesse », par un Entr’acte, un En Rade, un Tour au Large.

Parmi les réalisateurs qui devraient constituer plus tard le carré de noblesse du cinéma français, on compte sur les doigts d’une main ceux qui ne traversèrent pas leur crise d’esthétique : Epstein, Louis Delluc, Germaine Dulac, Gance, L’Herbier, Cavalcanti, René Clair, lui-même, et beaucoup d’autres encore s’adonnèrent aux exercices tentants du cinéma pur.

Jacques Feyder (comme Duvivier, d’ailleurs) n’a jamais exploré ce que l’on considère aujourd’hui comme les déserts techniques du cinéma. Et cependant, comme le dit René Clair, les films de Feyder étaient des films de qualité.

Voilà sans doute l’un des grands traits de caractère de l’auteur du Grand Jeu ! Dans un art où, en effet, il fallait à une certaine époque pour signaler sa qualité verser parfois dans l’esthétisme, Feyder a su s’affirmer comme un artiste authentique tout en restant près du public populaire, intelligible à tous, sensible et humain sans vulgarité. Une seule fois il s’est accordé à lui-même les joies de la virtuosité technique, mais il ne le fit pas gratuitement ni arbitrairement ; c’est dans Crainquebille, quand pour montrer la disproportion écrasante qu’il y a entre les juges et avocats d’une part et l’accusé d’autre part, il a recours au ralenti et aux phénomènes des lois de la perspective.

A ces quelques images près, l’œuvre entière de Jacques Feyder est d’une clarté, d’une pureté de ligne exceptionnelles.

Déjà dans L’Atlantide, qui n’était pas un scénario idéal, il avait su préserver son film de l’orientalisme de bazar qui risque toujours d’entacher ces sortes d’histoire. Pour la première fois au cinéma, nous avons eu la sensation du désert et de la soif comme, trois ans plus tard, en 1923, il nous sembla voir pour la première fois des enfants sur l’écran avec Visages d’Enfants.

On a dit plusieurs fois que Jacques Feyder avait été l’auteur de films les plus représentatifs de l’école réaliste française !

Je n’ai nullement l’intention de rouvrir ici ce grand débat du réalisme cinématographique ! les conversations sur ce sujet sont assez animées comme cela !… Je voudrais toutefois faire une remarque sur la question et éviter aux jeunes qui ne connaissent pas les films tournés par Feyder, entre 1920 et 1930, de commettre une lourde erreur, erreur dont ils seraient d’ailleurs innocents comme en seraient innocents — à un degré moindre pourtant — ceux qui parlent de Feyder, chef de l’école réaliste française.

Au temps de L’image et de Thérèse Raquin, le réalisme cinématographique n’avait ni la meme valeur ni la même signification qu’aujourd’hui.

Depuis quelques années, disons depuis 1939, de quoi s’agit-il ? D’abord de lutter contre une forme absolument conventionnelle et sans le moindre rapport avec la réalité du récit et des personnages cinématographiques. C’est surtout Hollywood qui a tracé sur l’écran un dessin faux de la vie. Pour les auteurs qui, depuis dix ans travaillent à ramener le cinéma dans les voies du réel, il s’agissait donc de lutter contre un certain style d’histoires inventées à l’usage de vedettes telles que Joan Crawford, Bette Davis, Barbara Stanwyck ou Irene Dunne.

Or, entre 1918 et 1928, quel était le problème pour un homme comme Jacques Feyder, décidé lui aussi à maintenir le cinéma en contact avec la vie et conforme à une certaine vérité sociale et humaine ? Très différent, on peut en être sûr, du problème devant lequel se trouvent les cinéastes depuis 1940 !

Il y a 25 ans, les positions étaient tenues par les Diamant-Berger, Feuillade, Le Somptier, Pouctal, Donatien, qui faisaient des films résolument « commerciaux » et, de l’autre côté de la barricade, par les Marcel L’Herbier, Delluc, Gance et par la troupe russe de Volkof et Mosjoukine qui tournait Kean et Le Brasier Ardent. Qu’il. s’agisse de La Sultane de l’Amour ou de L’Homme du Large, on était d’une manière comme de l’autre, en plein monde de chimères !

C’est entre ces deux hautes montagnes que Feyder a su, profondément, creuser son lit. Sentimentalement, il était, bien entendu, beaucoup plus près du groupe d’avant-garde que de l’autre. Mais il n’a jamais voulu méconnaître, ni même mésestimer l’aspect commercial du cinéma. Au cours de l’une des dernières conversations que j’ai eues avec lui, dans le courant de 1947, il me disait encore combien il était important pour l’auteur de film, de penser à son public. Il ne faut pas penser à lui comme, à un tyran ou à un esclave, ce que font ceux qui consentent pour le satisfaire à toutes les bassesses, ou ceux qui, sûrs de dominer, croient permises toutes les extravagances ; il faut penser à lui et c’était le sentiment de Feyder, comme à un être fraternel que l’on cherche à amuser et à émouvoir, à conduire aussi, car son éducation artistique reste souvent à faire.

Et je pense que c’est là ce que l’on peut dire de plus vrai sur Feyder et son oeuvre, quand on n’a pas la place d’étudier profondément son style et ses films. De son premier à son dernier tour de manivelle, il a pensé à ceux pour qui il travaillait. Qu’il s’agisse de Visages d’Enfants, des Nouveaux Messieurs, de la Kermesse Héroïque ou de La Loi du Nord, il y a toujours, dans chaque image, l’estime de soi-même et du spectateur. Il respecte le public mais n’a jamais pour lui le « sourire commercial ».

C’est l’une des raisons, entre d’autres, pour lesquelles Feyder fut un grand Monsieur et un artiste d’une probité exemplaire.

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Dans un style impeccable par Jean Laviron

paru dans Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

Ciné-Club n°2 daté de novembre 1948

Il était bon de travailler avec Jacques Feyder. J’entends par là que c’était, à la fois, agréable et profitable.

Je ne l’ai connu que sur la fin de sa vie. En 1946, pouf l’adaptation de La Beauté sur la Terre, d’après un roman de Rambuz. En 1947, je travaillais avec lui à La Dame de Pique, d’après la célèbre nouvelle de Pouchkine. Ces deux films n’ont malheureusement jamais été réalisés.

Ils restent cependant parmi mes souvenirs les meilleurs, grâce à la connaissance qu’ils m’ont permis d’avoir du réalisateur de Crainquebille. Depuis si longtemps, je caressais l’espoir d’être un de ses collaborateurs.

Il s’exprimait en regardant son interlocuteur droit dans les yeux, guettant ses réactions, sur son visage. Parfois, il jetait d’un ton sec en vous fixant et vous interrogeant : « Hein ? quoi ? » puis reprenait son exposé. Mais on ne tardait pas à s’apercevoir que sa gentillesse était extrême. La discussion gardait toujours une allure amicale. Et bien, qu’il sût d’une façon précise ce qu’il voulait, bien qu’il eût, sur chaque chose, une idée bien arrêtée, il ne refusait pas d’écouter un avis contradictoire, il le sollicitait même.

Avec cette minutie qu’il apportait à l’accomplissement de toutes choses, il pesait l’opinion de son collaborateur. Il lui arrivait même de lui donner raison. C’est une vertu bien rare chez les grands réalisateurs (chez les autres aussi). Le trait est assez peu banal pour qu’il mérite d’être signalé.

II faut encore souligner, son désir d’atteindre à la perfection dans les moindres détails. Il savait combien cette perfection est difficile à obtenir au studio, où les soucis financiers des producteurs empiètent trop souvent sur la qualité de la réalisation. Aussi prenait-il ses précautions dès la rédaction de l’adaptation. Tous les détails du décor étaient soigneusement consignés sur le pré-découpage. Chaque phrasé, même, avait son importance.

Ainsi, dans La Dame de Pique, j’avais écrit à peu près ceci : « Narumov ayant raccompagné Hermann, fouette ses chevaux sur le chemin du retour ». Feyder me déclara n’être pas d’accord. Il me demanda d’écrire sous sa dictée (la phrase m’est restée intacte dans la mémoire) : « Narumov enlève ses chevaux dans un style impeccable ». Je m’étonnais beaucoup de cette formule qui me semblait exprimer la même chose que la mienne.

« Supposez, me dit Feyder, que je sois obligé de tourner cette scène une dizaine de fois. Le producteur ne manquera pas de me reprocher la perte de temps et de pellicule. Je m’abriterai alors derrière le scénario qui porte : « dans un style impeccable ». Tant que je ne serai pas arrivé à rendre ce « style impeccable », je trahirai l’auteur, ce à quoi je ne peux consentir. Vous comprenez ? » Et il sourit ironiquement, ravi de son idée.

Il avait un remarquable sens de la progression nécessaire des scènes. Lorsqu’une séquence n’avait pas son agrément, il traçait, sur une feuille de papier, quelques bâtonnets verticaux, sur lesquels il inscrivait une courbe : « Le point culminant de votre scène vient à peu près à cette hauteur. Il faudrait atteindre ce point-là ». L’évolution de la scène était figurée par une courbe de température. Il n’admettait pas l’hypothermie.

Je voudrais terminer par une autre caractéristique du grand disparu : son respect pour ses collaborateurs. Si la construction d’une scène ayant été envisagée, Jacques Feyder, en y réfléchissant, avait une idée différente, il prenait la peine d’en avertir l’adaptateur, lui évitant ainsi de faire un travail qui ne serait pas utilisé. Un pneu arrivait, dans le genre de celui que nous reproduisons ici :

Mon Cher Laviron,

Réflexion faite :

Solution que simplifie tout le début et nous permet d’employer au mieux notre « enchaîné » des lanternes :

On joue aux cartes chez Tonisky (et non chez Naroumov), officier aux gardes.

7 invités — dont Naroumov qui a amené et présenté son ami d’enfance Herman, etc., etc…

Pour le reste rien de changé. Je crois que vous trouverez cette solution bonne et très ample.

Dimitri m’a dit qu’il vous avait convoqué.

Bon travail et à bientôt au téléphone.

Amicalement.

Jacques Feyder

Respect de Soi-même, respect de ses collaborateurs, respect du spectateur…

Dans un style impeccable…

Jean Laviron
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Source : Collection personnelle Philippe Morisson
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Pour en savoir plus :

La notice biographique sur Jacques Feyder sur le site de l’Encinémathèque.

PORTRAIT DE JACQUES FEYDER À TRAVERS SES FILMS” sur le site de DVDClassik.

La page sur Jacques Feyder sur le blog Ciné-Tom avec une belle iconographie.

Reportage radiophonique de la RTS (Radio Télévision Suisse) “Jacques Feyder sur le tournage du film Une femme disparaît” en 1941.

Extrait de La Kermesse Héroique sur le site de TCM.

Jacques Feyder (le prince) dans son premier rôle au cinéma en 1912 dans Cendrillon ou la Pantoufle mystérieuse de Georges Méliès.

Extrait de Gribiche (1925) de Jacques Feyder avec le petit Jean Forrest.

Extrait de Crainquebille (1923) de Jacques Feyder.

Raymond Chirat présente “La Kermesse héroïque” de Jacques Feyder à l’Institut Lumière en 2012.

Greta Garbo dans Le Baiser (The Kiss) 1929 de Jacques Feyder.

 

 

 

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